Éditions Édouard Garand (16p. 17-19).

CHAPITRE V

LE SOLEIL QUI LUIT


Étienne Normand au Docteur Louis Durand.

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Bien cher ami : —

Oui, mon vieux, en dépit de ta recommandation expresse, c’est à l’ami et à l’ami seul que j’écris. Tant pis alors si le médecin lit ma lettre en contrebande et y découvre certaines épithètes qui ne seraient pas de nature à lui plaire.

Je suis au milieu des miens depuis vingt quatre heures à peine et je sens déjà la bienfaisante influence de la vie familiale, le malaise dont je souffrais est à moitié dissipé ; encore une dizaine de jours de cette cure merveilleuse et je serai complètement guéri, je te reviendrai frais et dispos, bien en forme, comme on dit, en terme de sport, pour de futurs combats. N’en déplaise à cet imbécile de Docteur Durand — et surtout, que mon ami Louis Durand ne se froisse pas si je malmène un peu trop son autre personnalité —, la vie est belle et bonne quand elle est remplie de bataille, de combats et de coups. Dans le domaine intellectuel comme dans celui de la force brutale, le sang de l’adversaire vaincu et terrassé sent toujours bon…

Il était juste dix heures et douze minutes quand le convoi portant ton très humble serviteur arriva en gare de Saint-Hyacinthe.

Le trajet de Montréal à Maska n’est certes pas très palpitant. On a beau l’avoir fait à mainte reprise, en quittant la gare Bonaventure, on est toujours tenté de mettre le nez à la portière ; mais le spectacle infecte qui s’offre à nos yeux a bien vite fait de nous dégoûter. Alors, grognon, on s’enfonce dans son siège, on prend un journal ou un livre, on lit et, si l’on a eu la précaution de monter dans un fumoir, on grille une, deux et autant de cigarettes que dure le trajet.

C’est ce que je fis, non sans avoir auparavant jeté un coup d’œil sur mes compagnons de route. Pas très intéressant, ces malheureux… Il y avait d’abord, me faisant face, trois habitants de Saint-Bruno, fumant un infecte tabac canadien et discutant vaches, cochons et chevaux ; sur l’autre banquette, deux villageois de Saint-Basile se disputaient sur une question de chemin et mettaient tant de feu à leur discussion, criaient si fort, que l’on se serait un moment cru en période électorale ; à mes côtés, se prélassait un freluquet dont je n’ai pas pu deviner la destination, mais ayant l’air sottement fat, fumant avec des airs d’extase un mauvais cigare de cinq sous. Enfin, sur la dernière banquette, un curé quelconque essayait de convaincre son voisin de la merveilleuse qualité de pondeuse qu’aurait la poule « chanteclerc ».

Heureusement, j’avais apporté avec moi le dernier volume de Larose, tu sais, cet éphèbe que, comme maints imbéciles de son acabit, ce crétin de Docteur Durand prise si fort. Voici un volume dont les criticailleurs de chez nous diront beaucoup de bien, cela sent le tabac canadien que fument mes compagnons, le parfum de fumier que dégagent leurs bottes, un vrai chef-d’œuvre du terroir ! Il est vrai que je me promets bien, dans ma prochaine critique, de le tomber de magistrale façon…

J’étais plongé dans ce purin « véreux » quand le contrôleur du train vint nous beugler : « St Hyacinthe, next station ! » Tu croiras peut-être que cet employé est un descendant direct des anciens Angles et Saxons qui dans les temps presque préhistoriques envahirent la vieille Bretagne ? Non, mon vieux, ce contrôleur qui, dans un train du gouvernement canadien, au milieu d’une population exclusivement française, claironne des mots anglais, c’est un de mes pays, un fils de canadien comme moi et si je ne me trompe pas, nous avons usé nos culottes ensemble sur les bancs de l’école…

Où en était-je ? Oui, nous entrions en gare. À Saint-Hyacinthe comme partout ailleurs, l’abord de la ville par chemin de fer ne rend pas justice. Ici quand le convoi franchit les limites de la ville, le voyageur n’a plus pour perspective que l’arrière des maisons, des hangars, quelques usines plutôt sales, l’arrière des constructions de l’Hôpital.

Ayant fait si souvent le trajet de Montréal à ma ville natale, j’étais bien au courant de ce fait, pourquoi cependant, me suis-je senti si désagréablement impressionné ? À ma descente du train, nouvel ennui. Je me vois assailli par les sollicitations des cochers de place — on a encore le vieux système de cocher, à Saint-Hyacinthe — De tout côté j’entends : « Une voiture, Monsieur » ? « Un charretier, Monsieur ? », « Hôtel du Canada ! ». « Hôtel Ottawa ! ».

Tant bien que mal, je me fraie un passage à travers la foule de curieux qui, dix fois par jours, se rend à la gare pour assister à l’arrivée et au départ des trains, je prends la rue Laframboise.

Il fait une chaleur accablante, le soleil plombe ses rayons ; mais je me sens en humeur de marcher, de me donner du mouvement après cette heure et demie passée assis, à me faire plus ou moins désagréablement cahoter. D’ailleurs, la rue est bordée de beaux et grands arbres, l’ombre y est engageante. Rue Girouard — les mascoutains disent avec emphase « le Boulevard Girouard » — l’ombre continue, douce et bienfaisante.

Et puis, elle est si délicieusement jolie, la rue Girouard ! Imagine-toi, mon vieux, un immense dôme de verdure, si haut, au feuillage si dense, qu’on n’aperçoit que par intervalles, le bleu du ciel. De chaque côté du chemin, des villas, coquettes et pimpantes, avec parterres parsemés de fleurs aux innombrables coloris viennent ajouter leur note de jeunesse et de grâce à la vie du tableau.

J’arrive chez moi où je suis accueilli avec des transports d’allégresse par maman et ma petite Ghislaine que je m’étais bien gardé de faire prévenir. À midi, papa rentre de l’usine et, nouveaux transports. Nous prenons le dîner en famille, ce qui nous procure l’occasion d’une bonne causerie intime au cours de laquelle mon brave homme de père se révèle à mes yeux sous un jour que je ne lui connaissais pas encore. J’avais toujours cru que papa était et n’était qu’un homme d’affaires ; mais il est autrement grand et élevé ; si tu l’avais entendu parler de son usine, l’œuvre de sa vie, toi qui es un traditionaliste en théorie, tu aurais abondé en son sens. Malheureusement, moi, tout en respectant les convictions de mon père, tout en les admirant profondément, je ne puis les partager. Sais-tu quel a été le rêve qu’il a caressé autrefois ? Tu vas rire, car en somme, tu es un homme d’esprit ; mais il se pourrait bien que cet imbécile de Docteur qui est ta seconde personnalité, partageât les vues de mon père. Imagine-toi, mon vieux, que papa avait jadis rêvé de me voir un jour à la tête de son moulin ! Me vois-tu meunier ? Meunier comme son père, dirait la chanson.

Après dîner, papa et Ghislaine sont partis pour l’usine et j’ai prolongé ma causerie avec maman. Ici, nouvel obstacle et problème bien délicat. Maman est pour moi l’être idéal, la perfection ultime, l’âme de prédilection au contact de laquelle je me suis toujours complu et de même, cette chère maman a toujours eu pour moi une certaine préférence qu’elle s’est efforcée en vain de dissimuler. Ghislaine et moi, nous aimons bien tendrement papa et maman ; mais quand nous sentons le besoin d’ouvrir nos cœurs, c’est vers ma mère que je me réfugie et c’est sur la robuste poitrine de notre père que Ghislaine vient s’appuyer.

Or, elle ne me l’a pas avoué, mais je l’ai bien deviné, cette admirable mère a décidé de me marier… Oui, mon vieux, me marier, moi monstre d’égoïsme, comme disait ce sot de Docteur, et avec — elle ne me l’a pas dit bien clairement non plus, mais cela aussi je l’ai deviné — oui avec une délicieuse jeune fille, un trésor de bonté, de candeur, d’innocence, une perle quoi !

Après m’avoir, durant près d’une heure, chapitré sur la nécessité pour un homme de mon âge de se choisir une compagne, nous avons dû interrompre notre jasette, une Dame et sa jeune fille s’étant fait annoncer. Si tu avais vu le désir qui brillait dans les yeux de maman de me voir l’accompagner auprès de ces Dames… Mais au nom des visiteuses, mes doutes d’abord assez vagues prirent corps, je me souvins des allusions discrètes qu’elle avait faites autrefois à cette jeune personne, je savais maintenant à quoi m’en tenir c’était là l’infante qu’on me destinait.

Je prétextai un besoin de délassement et en dépit de l’insistance discrète de maman, je me dérobai.

Je me dirigeai vers la rivière où se trouve le garage du yacht et de mon canot. Cinq minutes plus tard, j’étais au milieu de l’Yamaska, faisant glisser lentement mon frêle esquif sur la surface chatoyante des eaux. C’est de ce moment que le charme a commencé à opérer.

Si je n’avais pas peur de te voir me rire au nez, vieux copain, je te décrirais au long cette promenade solitaire sur les eaux si paisible de ma vieille rivière, promenade bien banale en somme, mais toutefois, si fertile en émotions de toutes sortes.

En prenant contact avec ma ville natale, je n’avais pas senti, comme disait certain orateur de husting, les écluses du passé s’ouvrir en mon âme. La partie de la ville que j’avais traversée a subi depuis mon départ, des modifications considérables : les rues boueuses d’autrefois sont maintenant asphaltées, les maisons ont été enjolivées, celles qui étaient vieilles — ici on ne peut souffrir le vieux, on a la rage du neuf, du clair, du coquet — ont été démolies ou profondément changées, la demeure de mes parents même, achetée depuis trois ans à peine, n’évoquait aucun souvenir chez moi, je m’y sentais en quelque sorte un étranger ; mais ma vieille rivière, elle, était bien restée la même ; c’était bien toujours le même miroir argentin reflétant le bleu du ciel et la verdure des arbres et des prés, c’était la même chanson de ses eaux frappant la digue, c’était la… non, je m’arrête, il me semble t’entendre rire…

Vers cinq heures, je pénétrais par la porte d’arrière, dans l’usine de mon père. Immédiatement, mes regards rencontrèrent toute une série de figures connues, des mains se tendirent vers moi, cordiales, affectueuses, confiantes ; mais non sans un brin de respect. Pour tous, j’étais non pas tant le gamin qui avait joué avec eux autrefois que le fils du patron, de ce patron que l’on vénère à l’égal d’un père. Et je me sentis tout fier d’être le fils d’un tel homme, de faire en quelque sorte partie de cette grande famille de travailleurs qu’il avait groupée autour de lui…

Je voulus m’initier au fonctionnement de la machinerie, je posai maintes questions auxquelles je sentais mes interlocuteurs heureux de répondre. C’est ainsi que je me fis expliquer le fonctionnement des cylindres de la moulange, des blutoirs, des pétrins mécaniques, des fours cylindriques par lesquels passent les pâtes pour la cuisson. J’étais arrivé à la chambre de l’empaquetage et de l’expédition où travaillent presqu’exclusivement des femmes. Le sexe faible me fit un accueil pour le moins aussi aimable que le fort et en moins de cinq minutes, je me vis littéralement entouré, c’est à qui me fournirait les explications même avant que je ne les demande.

Soudain, j’entends : « Monsieur désire ? »

Je me retourne et je vois une jeune fille ; mais mon vieux quelle jeune fille ! Toi qui es imbu de poésie canadienne, qui as obscurci ton esprit, ton sens esthétique à la lecture d’hymnes à la beauté de la femme écrits par certains collégiens à l’esprit encore saturé des fadeurs de leurs nourrices, tu ne saurais avoir la compréhension du charme infini se dégageant de la délicieuse apparition que j’avais devant moi. Elle était… Non, tu vas encore me rire au nez. Pour te punir, je ne te la décrirai pas, d’ailleurs mes mots seraient impuissants à lui rendre pleine justice et avec ton intelligence déformée, tu en ferais un monstre. Sache seulement que devant ses yeux… Oh ! ces yeux ! ces yeux perçants et profonds ! Ces beaux yeux veloutés où l’on sent une âme bonne et affectueuse, une intelligence d’élite et une douce énergie… Devant ses yeux, dis-je, moi, le sceptique, l’ironiste, le sarcastique, je me suis senti tressaillir, je suis resté interloqué…

À regret, j’ai détaché mes regards de la gracieuse apparition et inclinant la tête, j’ai répondu bêtement, comme un enfant que l’on prend en défaut : « Rien, Mademoiselle ».

Autour de moi, on avait fait un silence de mort, on aurait dit qu’il venait de se commettre une profanation. J’aurais bien pu faire connaître mon identité, confondre la belle enfant qui venait ainsi troubler ma petite enquête ; mais devant ses yeux si doux, si limpides, si pleins de candeur et cependant si remplis de force et de fermeté, j’ai préféré me taire. D’ailleurs, je venais de lever la tête et de nombreuses pancartes défendant aux étrangers de pénétrer dans l’usine durant les heures de travail, me firent comprendre mon indiscrétion.

Il parait que mon père a imposé une consigne très sévère et que tout étranger est relégué à la porte durant les heures de travail.

Bref, mon vieux, je fus prestement, cavalièrement et avec tout les adverbes en ment éconduit de l’usine de mon père et ce sans oser protester.

Et maintenant, les femmes iront se plaindre de leur faiblesse !

De retour à la maison, j’ai questionné discrètement Ghislaine sur l’identité de mon gendarme en jupons. Il parait que c’est une orpheline du nom de Dumont, la sœur de la secrétaire de papa. S’il m’en faut croire ma petite sœur, c’est un ange qui se serait égaré sur terre.

Demain, nous allons à Saint-Judes, passer la soirée et la journée du dimanche sur notre ferme. Ainsi en a décidé Ghislaine.

Pour mardi prochain, je prévois des complications. Maman reçoit à souper la douce infante qu’elle me destine pour moitié. Je ne voudrais pas affliger cette chère maman et cependant, je ne me sens aucun désir de rencontrer son oie blanche… surtout après l’apparition de cet après-midi.

Allons, bonsoir, vieux copain, je m’en vais me mettre au lit et je te le dis bien confidentiellement, rêver à la si jolie contremaîtresse de mon père.

Dis à cet imbécile de Docteur que son patient est en bonne voie de guérison.

Ton ami.
ÉTIENNE.