L’art de la teinture du coton en rouge/Chapitre 10

Chapitre X

CHAPITRE X.

Théorie de l’opération de la Teinture du Coton en rouge.

Comme quelques phénomènes que présente la teinture du coton, ne peuvent être éclairés que par une connoissance préalable de la nature du principe colorant de la garance ; j’ai cru devoir présenter ici, non une analyse complète de la garance, mais la manière dont elle se comporte avec quelques réactifs.

La partie ligneuse et l’écorce de la racine de la garance, ont le même principe colorant ; mais il est plus vif et moins chargé d’extractif dans le bois que dans l’écorce ; et c’est pour cela qu’on le préfère pour obtenir des couleurs vives.

1°. L’eau froide qu’on met à digérer sur la garance en poudre, s’y colore en un jaune-orange-rougeâtre. Ce fluide dissout le principe colorant avec la plus grande facilité ; mais il ne peut pas en tenir une grande quantité en dissolution, de manière qu’on peut colorer une grande masse d’eau par une petite quantité de garance ; de telle sorte que l’eau la plus chargée du principe colorant, ne peut donner au coton préparé pour la teinture qu’une foible teinte d’un jaune-sale. Si le coton se nourrit de couleur, dans un bain où l’on a mis une suffisante quantité de garance, c’est qu’il prend la couleur à mesure que l’eau la dissout, et que celle-ci, du moment qu’elle en est dépouillée, en extrait une nouvelle quantité pour la déposer de nouveau sur le coton : cette opération se renouvelle jusqu’à ce que le mordant soit saturé. L’eau n’est donc, à proprement parler, que le véhicule du principe colorant.

C’est cette difficulté de tenir à-la-fois en dissolution une grande quantité du principe colorant de la garance, qui rendra très-difficile la solution du problème le plus important que présente l’art de l’imprimeur sur toile, celui d’épaissir le principe colorant de la garance, et de le porter, par impression, sur l’étoffe.

La première eau qu’on passe sur la garance, dissout abondamment du principe extractif, qui entraîne avec lui beaucoup de principe colorant jaune : ce qui reste, après les premiers lavages, contient un principe colorant où le rouge domine.

L’infusion de garance dans l’eau froide, devient d’un rouge violet par l’ammoniaque, les alkalis fixes et la chaux.

La couleur rouge disparoît lorsqu’on sature l’alkali par un acide, et la liqueur reprend sa première teinte jaunâtre.

L’infusion et la décoction de garance donnent des marques d’acidité avec les papiers réactifs.

La dissolution de fer y forme un précipité noir ; celle de cuivre y produit un léger dépôt verdâtre, et l’acétate de plomb y occasionne un précipité abondant et d’un blanc-grisâtre.

L’acétate d’alumine préparé avec une dissolution d’alun et un quart de sel de saturne, ne précipite pas à froid l’infusion de garance, mais la chaleur la rend trouble, et il se forme un léger dépôt couleur de rose.

L’infusion de garance abandonnée à l’air, laisse d’abord précipiter quelques atomes de poudre rouge ; puis elle se couvre de moisissure, et se décolore en prenant une teinte d’un gris sale.

L’eau bouillante versée sur le résidu, qui ne peut plus colorer l’eau froide, y prend une teinte jaune-orange-rougeâtre. La couleur acquiert un peu plus d’intensité lorsqu’on fait bouillir l’eau sur le résidu. L’écume que produit l’ébullition devient d’un beau violet par le contact de l’air. La couleur filtrée colore le filtre en violet.

J’ai observé constamment que la couleur de garance est violette toutes les fois qu’elle est fortement concentrée ; on la ramène au rouge en la délayant. Il paroît aussi que le contact de l’air et l’absorption de l’oxigène peuvent produire la couleur violette ; c’est ce qui semble résulter des faits ci-dessus et de beaucoup d’autres.

L’eau de savon versée sur l’infusion ou la décoction, forme un précipité couleur de chair.

2°. De l’eau aiguisée avec la potasse pure, filtrée sur la garance en poudre, prend la couleur d’une forte décoction de campêche ; il suffit d’environ soixante fois son poids d’alkali pour décolorer complètement la garance. Alors la potasse bouillie avec le résidu de la garance ou filtrée à travers, n’y prend qu’une légère teinte rougeâtre. Le filtre prend une couleur de violet foncé.

L’infusion de garance dans une eau de potasse légère, quoique très-foncée en couleur, ne donne au coton préparé qu’une teinte d’un rouge maigre.

L’infusion alkaline de garance mêlée avec l’acétate d’alumine, laisse précipiter quelques flocons qui troublent à peine la transparence : le mélange perd sa couleur foncée de campêche, et devient rouge. On peut en précipiter une belle lacque violette par le carbonate de potasse.

L’acide sulfurique décolore l’infusion alkaline de garance, et en précipite le principe colorant en rouge-orangé. On peut obtenir 7 grains (3,98362 décigrammes) de ce précipité, en décomposant 2 livres (un kilogramme) d’infusion alkaline par l’acide sulfurique très-foible. Ce précipité se dissout à froid et promptement dans l’eau de potasse, qui le colore en rouge-violet. Il donne à l’alcool une couleur jaune et brillante, et l’eau froide n’y prend qu’une teinte d’un jaune tirant au rouge. L’alcool et l’eau, aidés de la chaleur, se colorent aisément sur ce précipité sans le dissoudre en entier. Il paroît que, dans ce précipité, le principe colorant de la garance y est presqu’entièrement dégagé du principe jaune.

L’eau pure bouillie sur le résidu de garance, qui ne fournit plus de couleur à l’eau de potasse, prend elle-même une teinte d’un assez beau rouge-clair ; mais elle cesse bientôt de s’y colorer. L’alcool n’y prend qu’une nuance de brun-rouge, sans aucune trace de jaune.

3°. L’alcool infusé sur la garance en poudre, se colore en jaune, et l’infusion prend une couleur aussi foncée que celle du safran.

On peut teindre le coton préparé pour le rouge, dans l’infusion par l’alcool, en une couleur écorce-jaune-sale : le papier s’y colore de même.

L’acétate d’alumine forme, dans l’infusion par l’alcool, un précipité qui paroît abondant, mais qui ne laisse sur le filtre qu’une poudre rose de peu de volume. Ce mélange d’acétate d’alumine et d’infusion d’alcool sur la garance, devient trouble par l’action de la chaleur, et dépose une lacque d’un rouge brun, difficile à sécher.

L’eau bouillante se colore en rouge obscur sur le résidu de garance, qui est insoluble dans l’alcool. Le filtre devient violet. L’eau de potasse s’y colore en rouge.

J’ai épuisé, par du coton préparé pour la teinture, le principe colorant de 400 grains (21,867 grammes) de garance, le résidu a pesé 151 grains (8 grammes). Il y a donc eu deux cent quarante-neuf parties de principe extractif ou de principe colorant, sur quatre cents de racine de garance.

4°. Le réactif qui m’a paru le plus propre à donner quelque connoissance du principe colorant de la garance, considéré dans ses rapports avec la teinture, c’est l’acétate d’alumine préparé par la méthode que nous avons déjà indiquée.

La dissolution d’acétate d’alumine filtrée sur 400 grains (21,867 grammes) de garance, se colore en rouge ; la liqueur devient trouble par la chaleur, et forme un dépôt d’une belle couleur orangée ; la lacque ramassée par le filtre, et séchée, a pesé 2 grains (1,06230 décigramme).

Cette infusion est colorée d’un rouge-clair très-brillant, et on peut en précipiter une belle lacque par le carbonate de potasse : il est à observer que, si on emploie le carbonate en excès, la lacque prend une couleur vineuse, qu’on ne peut faire disparoître qu’en y ajoutant une nouvelle quantité de dissolution de garance par l’acétate.

Pour obtenir une belle couleur écarlate, il faut affoiblir la dissolution d’acétate, et la faire bouillir sur la garance jusqu’à ce qu’elle ait pris une belle couleur. On décante alors ; il se sépare, par le seul refroidissement, quelques flocons rouges, qui ne sont que de la couleur portée sur un peu d’alumine. Mais, en versant, dessus la liqueur, du carbonate de potasse en dissolution, il se fait un beau précipité écarlate, qui, vers la fin, devient vineux et un peu violet si on sature complètement par l’alkali. Il faut donc, pour obtenir une belle couleur, ne pas saturer d’alkali, et laisser toujours un peu d’acétate à décomposer. Lorsqu’on a tourné la couleur par l’addition d’un peu trop d’alkali, on la rétablit en ajoutant une nouvelle quantité du bain de garance et d’acétate, jusqu’à faire prédominer ce dernier sur l’alkali.

On fait bouillir une nouvelle quantité de dissolution d’acétate sur le résidu de garance, et on agit de même jusqu’à ce qu’on l’ait épuisée.

Les dernières lessives sont toujours les plus belles, et fournissent la plus belle lacque : les premières contiennent beaucoup plus d’extractif et de principe jaune.

L’ammoniaque précipite en violet.

En général, les garances qui ont servi dans les teintures, ne sont pas entièrement épuisées du principe colorant ; et, lorsqu’on les traite avec l’acétate par le procédé que nous venons de décrire, elles fournissent une superbe lacque[1].

On peut conclure de ce qui précède, 1°. que le principe colorant de la garance est un mélange naturel de jaune et de rouge, qui est fixé dans le végétal sur un principe extractif, plus abondant dans l’écorce que dans le corps ligneux ; 2°. que le principe jaune s’extrait, en plus grande quantité que le rouge, par les premiers lavages ; 3°. que ces deux principes très-solubles dans l’eau, ne peuvent néanmoins y être maintenus en dissolution qu’en très-petite quantité ; 4°. que ces deux principes ont la plus grande affinité avec l’alumine et l’huile.

Si, à présent, nous reportons notre attention sur les opérations du procédé par lequel on fixe la couleur de la garance sur le coton, nous verrons qu’elles sont toutes fondées sur les faits que nous venons d’établir.

On commence par décruer le coton, ou par en ouvrir les pores, pour qu’il puisse se pénétrer plus aisément des apprêts et des mordans.

Ensuite on l’imprègne d’huile, qu’on délaie convenablement par le moyen d’une lessive foible alkaline : on passe le coton, à plusieurs reprises, pour mieux répartir l’huile et la distribuer plus également sur toutes les parties.

Après cela, on engalle : et, ici, l’huile forme déjà une première combinaison avec la noix de galle, comme on peut s’en convaincre en mêlant une solution de savon à une décoction de noix de galle.

Cette première combinaison de l’huile avec la galle, a déjà la plus grande affinité avec le principe colorant de la garance ; mais la couleur est très-noire, très-sale, très-difficile à aviver. C’est pour cela qu’on ajoute à cette première combinaison un troisième principe qui rend le composé plus propre à fixer la couleur et à lui donner de l’éclat ; ce troisième principe, c’est l’alumine de l’alun.

Pour juger des effets de l’alun dans la teinture sur coton, il suffit de mêler une décoction de noix de galle à une dissolution d’alun : le mélange devient trouble dans le moment, et il se forme un précipité grisâtre qui, desséché, est insoluble dans l’eau et presque dans les alkalis.

Voilà donc une combinaison à trois principes, fixée au coton par une affinité très-forte, et très-avide du principe colorant de la garance.

Lorsqu’on a saturé le mordant à trois principes, de toute la couleur qu’il peut prendre, les lavages à l’eau et l’avivage par les lessives alkalines ne font que dépouiller le coton de tout le principe colorant qui n’est pas fixé sur le mordant, et qui adhère plus ou moins au tissu du coton ou à du mordant qui n’est pas fixé.

Le coton ne retient, après ces opérations, que l’huile, la galle et l’alumine fortement combinées et saturées du principe colorant. On peut y prouver, par l’analyse, l’existence de tous ces corps.

La composition acide dans laquelle on passe les cotons sortant de l’avivage, ne produit son effet que sur la couleur qu’elle change et avive.


FIN.

  1. Margraaf avoit parlé de la lacque de garance ; et M. Mérimée, cet artiste très-recommandable par un zèle éclairé pour les progrès des arts, a beaucoup travaillé sur cette lacque ; il a prouvé qu’on pouvoit l’obtenir aussi belle que celle de cochenille, et l’employer avec plus d’avantage.