L’arriviste/Le vertige

Imprimerie "Le Soleil" (p. 202-216).

XIV

LE VERTIGE


Le ministre canadien-français Félix Larive, quoique « monté sur le faite », n’aspirait pas encore à descendre. Cette abnégation n’entrait pas naturellement dans la composition de son caractère, nous savons cela, et rien jusqu’à présent ne lui avait sérieusement fait songer que pour sa propre sauvegarde, pour son bien tout personnel, il dût mettre fin déjà à sa marche ascensionnelle. Mais le jour où il allait céder au vertige n’était plus éloigné maintenant.

La plus grande faute que commet aujourd’hui notre arriviste, au point de vue de son arrivisme, s’entend bien, c’est, au milieu des honneurs, de l’orgueil du commandement, des vanités de la haute société, de ne pas vouloir s’apercevoir qu’il a perdu quelque chose de son ascendant, qu’il n’en impose plus — ne disons pas au respect, — mais à la badauderie même de la foule par ses prestigieux succès.

Quand, dans le public, un homme qui en a courtisé la faveur pour s’élever aux postes éminents, ne commande plus au respect, il est prudent pour lui de consulter l’atmosphère, s’il n’est pas d’ores et déjà à l’abri des intempéries et des bourrasques. Depuis sa dernière élection, depuis le procès qu’il n’aurait pas dû faire à son ancien ami, monsieur le ministre remarque bien que les sifflets ne se sont pas tus, au contraire, et ce petit « courant d’air pur », ce petit bruit strident et narquois qui lui perce les oreilles, qu’il ne peut arrêter, au lieu de l’assagir, l’affolera de plus en plus.

Tenir bon, ne pas avoir le trac sous les sifflets est chose aussi difficile sur la scène politique que sur toute autre scène. En effet, Larive fut pris du trac. La forme sous laquelle se manifesta chez lui cette étrange maladie fut l’anglomanie. Il perdit peu à peu la tête sous les bordées de sifflets. Plus on le conspua, plus le capitulard national affecta de vivre à l’anglaise. Résidant maintenant en permanence à la capitale avec sa famille, fréquentant chez l’élite des politiques, politiqueurs et politiciens, n’allait-il pas jusqu’à rougir franchement des « libres et intelligents électeurs » de Bellechasse qui poussaient l’ingénuité jusqu’à s’en aller le relancer de leurs intérêts et de leurs doléances au milieu de ce Capharnaum, Avec cela que cette langue française dont on lui faisait si grand état, il oubliera souvent, trop souvent de la parler, quand, à la Chambre, par exemple, il aura à répondre comme ministre à quelque interpellation même faite en français. Élevé au milieu d’une ville, il avait dès son jeune âge étudié la langue anglaise, qu’il parlait très-bien du reste comme tant d’autres Canadiens français, et au lieu de bénéficier de son bilinguisme, il allait trouver le moyen, dans son snobisme, de s’en faire une tare. Sans vouloir critiquer sa vie privée, ajoutons seulement que l’on parlait anglais chez lui, autour de la table de famille comme au salon, et la langue française, pauvre Cendrillon, était reléguée à la cuisine.

Monsieur le ministre Félix Larive, représentant dans le cabinet fédéral le district français de Québec, était pourtant le défenseur naturel et constitutionnel de la langue française au Canada. Pauvre langue française ! Car les deux autres ministres bouche-trous dont nous ne parlerons guère, censés représenter la province de Québec, s’étaient très-facilement laissé déborder par l’encombrant Larive, et n’étaient pas là d’ailleurs pour faire du chauvinisme français à sa place ni pour entraver aucun de ses reniements.

L’esprit de monsieur le ministre commence toutefois à se peupler de papillons noirs. Sous le fait de ses occupations, de ses inquiétudes, enfin de tous ces brillants ennuis, qui tendent parfois à excuser la morgue d’un ministre sans déconcerter presque jamais les aspirations d’un ministrable, les déplaisirs de l’honorable Larive se trahissent de plus en plus devant la nombreuse clientèle de fonctionnaires, de bureaucrates, de brasseurs d’affaires et de postulants qui encombrent tous les matins son appartement officiel, et tout particulièrement quand il lui faut subir la présence de ses chers électeurs.

Ah ! de grâce, ne lui parlez pas des postulants ! gens qui ne sont jamais contents de leur sort et qui aspirent sans cesse à autre chose !

Que ne fait-on comme lui !

C’est sur ces entrefaites que s’ouvrit la session au cours de laquelle monsieur le ministre du district de Québec sera appelé, parmi tous nos autres intérêts locaux et nationaux, à défendre le droit constitutionnel de notre langue au parlement du pays.

Il était prêt.

Pendant que la presse française du Canada faisait rage et protestait contre les intentions annoncées du gouvernement, avec l’aide juste et généreuse d’un groupe imposant d’anglais absolument sympathiques ; pendant que les pétitions et remontrances allaient, aux mains de simples députés, se déposer volumineuses devant la Chambre, il étudiait le moyen de braver l’opinion et de s’élever encore.

La discussion qui se fit à la Chambre des communes, pour ou contre l’usage de la langue française au parlement central, fut ce qu’elle devait être de la part de nos vrais représentants : sérieuse, solidement appuyée sur nos droits organiques, éloquente au point de vue historique, énergique et convaincante à faire reculer peut-être des adversaires plus justes, moins prévenus et moins fanatiques que ceux du côté ministériel, comme à faire rougir des lâcheurs moins résolus que ne l’étaient Larive et ses deux autres collègues de la province de Québec.

Elle dura bien des jours, cette discussion, et les procéduriers parlementaires surent agrafer, au cours de plusieurs séances, amendements et sous-amendements les uns aux autres, tantôt pour faire dire à la néfaste résolution un peu moins qu’elle ne disait, tantôt pour lui faire porter le coup fatal tout aussi bien quoique d’une autre manière, ou pour l’anesthésier totalement, afin qu’elle ne dise plus rien du tout.

Un soir, monsieur le ministre Larive prit la parole.

Comme il désirait, certes, être compris par toute la Chambre, il s’excusa très-délicatement, auprès de ses compatriotes, de parler en anglais. Il en avait bien jugé, car, à ses premiers mots, nos adversaires les plus irréductibles l’applaudirent vivement. Ils le comprenaient très-bien. Avec beaucoup d’habileté, de précautions oratoires, sans compter l’érudition et les peines de son secrétaire, il refit l’historique de toutes les luttes parlementaires et autres, que nos pères ont su mener à bien en nous conservant l’usage de notre belle langue dans nos églises, à nos foyers, dans nos écoles, devant nos tribunaux.

Quelle prérogative, monsieur l’Orateur !

Et quand il eut fini, un anglais d’Ontario, — il s’en trouvait alors, — un de ces hommes à l’esprit droit, comme nous pourrions en signaler encore de notre temps, imbus des vrais principes de la saine politique anglaise et non pas du politico-mercantilisme, se leva pour lui répondre. Il voulut bien faire remarquer qu’il s’agissait présentement d’autre chose que de l’usage de la langue française au tribunal, à l’école, au foyer, à l’église où elle n’était pas encore attaquée, et il eut la générosité de conclure qu’il ne trouvait aucune raison politique, ethnique, économique, ou autre de proscrire la langue française que les compatriotes de Larive avaient le droit constitutionnel de parler, et ne songeaient nullement à trahir, comme lui, au parlement du Canada.

Le premier ministre termina et résuma la discussion. Il félicita le jeune ministre français, qui avait appris à parler aussi parfaitement la langue de la mère-patrie, et le complimenta encore davantage sur sa largeur d’esprit et son courage, qui lui faisaient soutenir la mesure du gouvernement.

Mais n’insistez pas, monsieur le premier ministre, car les sifflets vont vous ôter la parole. Les yeux se courroucent dans les rangs de l’opposition ; on trépigne dans les galeries, et là-haut, dans la tribune des journalistes, il y a cent crayons courant sur le papier, y jetant à la hâte des mots qui voleront sur les lignes télégraphiques pour apprendre au pays tout entier, non-seulement aux électeurs actuels mais aux générations futures, comment, après avoir récompensé Judas, vous auriez encore trouvé bon de le cajoler.

Monsieur le premier ministre fit bien voir ensuite qu’il n’était pas tout à fait maître de ses mouvements. Nous avons déjà laissé entendre que cette politique aussi intempestive que injuste lui avait été imposée par une faction ignorante, mal inspirée contre nous et qui ne désarme pas. Leur grand tort, à lui et ses collègues, avait été de se laisser entraîner, par ce groupe turbulent, en dehors d’une vraie politique nationale, dans des compromissions et des promesses électorales qu’il cherchait à racheter quelque peu avant de demander une dissolution des Chambres. Mais il avait compté sans l’énergie des chefs canadiens français de l’opposition, comme aussi des protestataires qui surent rompre avec lui et sa politique. Il ne savait pas encore, mais il devait l’apprendre bientôt, que les transfuges ne remplacent jamais bien les hommes de caractère. Car « c’est Dieu qui agrandit l’homme ; par lui-même l’homme ne peut que s’arrondir. »

Heureusement pour nous, il y avait des hommes de caractère parmi les députés anglais des Communes et plus encore chez les membres du sénat, à l’abri des élections, dont la justice et la droiture allaient tenir en échec la pusillanimité dangereuse du chef du gouvernement. Celui-ci ne le savait que trop déjà pour sa tranquillité et il cherchait quelque moyen de se dérober dans une demi-mesure. Feu de paille, — lui disait bien l’honorable Félix Larive, quand il le voyait trop alarmé des protestations. Cependant, cette opinion de son nouveau collègue ne le rassurait pas plus que ses menaces ne l’auraient pu effrayer. Le discours inepte qu’il lui avait entendu prononcer et que la presse n’avait pas encore fini de disséquer et de ridiculiser, loin d’affermir sa volonté, le laissait en butte à une recrudescence de reproches. Bref, à la fin de son discours, s’il fit un dernier effort pour sauver le gouvernement des traîtrises du vote, on sentait qu’il était encore possible de lui faire ajourner, sinon abandonner totalement, la proscription de la langue française.

Au milieu d’un silence impressionnant, tour à tour les députés donnèrent leurs votes qui devaient faire époque dans notre histoire politique et nationale.

Non, ne disons pas que tous votèrent en silence. Car, lorsque monsieur le ministre Larive se leva pour livrer son nom au greffier et à la renommée, ce fut un trépignement dans les galeries, des applaudissements ironiques du côté de l’opposition française, claquements de mains et de couvercles de pupitres, gros mots de mépris, un tolle enfin que « M. Speaker » ne put tout de suite réprimer par ses rappels à l’ordre. Il menaça bien la foule provocatrice de l’expulsion par le glaive flamboyant de monsieur le Sergent d’armes, — imbelle sine ictu telum, — mais la foule irrévérencieuse se moqua de lui. Il comprit qu’il lui serait aussi difficile de réprimer l’indignation populaire que de proscrire la langue française.

Était-ce dégoût seulement au rôle ignoble que jouait le ministre français, ou plutôt l’expression d’un sentiment d’hostilité aussi général contre la mesure ? Il eut été difficile d’en décider. Mais l’on peut supposer que, dans cette capitale, dans cette Chambre surtout, confiants d’ailleurs en l’effectif de la phalange ministérielle, bien des francophobes eux-mêmes s’oublièrent à huer le triste personnage.

La mesure du gouvernement ne l’emporta que par cinq votes de majorité, ce qui veut dire que le vote des ministres en moins, l’expression d’opinion de la Chambre eût été négative. Ce n’était pas un succès pour le cabinet.

Si l’on ajoute encore les dires et les rumeurs défavorables colportés par le télégraphe et les journaux comme échos de la Chambre haute et du parlement impérial, on comprendra pourquoi les ministres se hâteront de mettre à la raison les fauteurs de discorde, et de leur faire entendre que l’on avait tenté pour eux l’impossible, en soumettant cette mesure dont on avait grande chance de garder trop longtemps l’odieux.

Au conseil exécutif, la délibération ne fut pas longue et l’on résolut de ne pas présenter la mesure au sénat.

Au premier rang de ceux qui eurent à se réjouir de cette détermination, nous retrouverons le ministre Félix Larive. Il n’y a pas à se récrier là-contre. Sans doute, il ne jubile pas de la même manière et pour les mêmes raisons que tous ces oppositionnistes de la Chambre et de la presse, qui lui ont fait le diable, qui vont crier victoire ; mais pour des motifs bien à lui, qu’il confiera l’un de ces jours au journaliste sérieux dans un entretien particulier habilement préparé. Le public, ainsi mieux informé, pourra se rendre compte enfin que le véritable homme d’état, le vrai protecteur de sa race est parfois celui qui a la force d’âme de subir la réprobation momentanée, de faire face à l’orage, de rester imperturbable sous les huées, quand il sait, lui, dans les secrets du conseil, discerner le bien du mal, le plausible de l’impossible, et attendre des événements eux-mêmes la solution intelligemment prévue. Ne fallait-il pas éviter avant tout la guerre civile ; au lieu d’opposer trouble au trouble, attendre patiemment de la justice immanente et de la force des choses, ce que l’on pouvait perdre même avec le sang versé ?

Monsieur le ministre aurait eu peut-être grand mal à s’expliquer aussi bien dans une assemblée de ses électeurs de Bellechasse, qui, depuis des mois, lui demandaient à grands cris de remettre son mandat escamoté ; mais à l’oreille placide sinon tout à fait édifiée du journaliste de Toronto, il pouvait, certes, dans le plus pur anglais, dire ce qu’il avait toujours pensé, naguère surtout, du sort de la langue française au Canada.

Si jusqu’à présent, dans toute sa vie, Félix Larive n’a jamais regardé qu’en haut, plus haut que lui dans l’échelle sociale, et jamais pu connaître ainsi le malaise du vertige, voici maintenant qu’il lui faudra regarder en bas, cette foule audacieuse qui s’agite à ses pieds, veut lui imposer des comptes à rendre de sa conduite, et le poursuit de ses invectives.

C’est alors que, du haut de sa superbe, ce regard abaissé sur les manants va devenir pour lui dangereux et fatal, en lui faisant monter à la tête par les nerfs le vertige de l’orgueil.