L’arriviste/Comment s’assombrit l’atmosphère

Imprimerie "Le Soleil" (p. 157-171).

XI

COMMENT S’ASSOMBRIT L’ATMOSPHÈRE


Les Canadiens-français, depuis la conquête de leur pays par les armes britanniques, il y a plus d’un siècle et demi, ont été fidèles à leur allégeance nouvelle, et y tiennent encore plus qu’à toute autre. C’est un fait historiquement prouvé en 1775 comme en 1812, au pied du rocher de Québec comme à Châteauguay. Pendant que des sujets d’ancienne foi anglosaxonne levaient l’étendard de la révolte contre la mère-patrie ou s’en allaient se mettre à l’écart à l’île d’Orléans, les Chabot, les Dambourgès, les De Salaberry défendaient ici victorieusement le drapeau d’Albion. Les politiques, les parlementaires, les légistes du Conseil privé, les gens instruits et sérieux de la vieille Angleterre s’accommodent assez bien de ces données historiques et reconnaissent même qu’à certains moments, n’eût été la loyauté des Canadiens-français, la belle colonie du Canada ne serait plus aujourd’hui britannique. Ceux-là ne s’étonneront guère des droits particuliers, des privilèges si l’on veut qui sont restés à cette race forte et loyale, consacrés même par la loi et les traités.

Mais il y a chez nous une population nouvelle, espèce d’alluvion humaine apportée par l’immigration, qui de plus en plus cherche à s’en scandaliser, en y opposant son ignorance de notre histoire et son envie.

Il y a chez nous des fanatiques soi-disant religieux dont le zèle, à l’encontre de celui du prophète, cherche surtout à dévorer les autres.

Il y a chez nous des trouble-fête, des survenants qui affectent de s’inquiéter du sort de leur race sur cette partie du nouveau continent, à seule fin peut-être de spolier celle des pionniers et des premiers occupants civilisés.

Il y a chez nous des exotiques, rats de villes anglaises aux pavés gluants, qui ne sauraient jouir en repos de l’hospitalité canadienne, et parce que leurs aïeux ont vécu dans des caves plus ou moins immondes, ou péri dans quelques ratières, lèvent dédaigneusement le nez sur la généalogie de nos familles, qui remonte aux tout premiers jours de la colonie.

Le 25 novembre 1885, on écrivait dans la Mail de Toronto :

« Comme anglais, nous croyons que la conquête devra être faite de nouveau ; et les habitants du Bas-Canada peuvent être convaincus qu’il n’y aura pas, cette fois, de traité de 1763. »

Le « St. Thomas Journal, » l’un des principaux organes conservateurs de l’ouest, disait le 2 décembre 1893 :

« Y a-t-il un seul sujet britannique, ayant sa tête à lui, qui ne comprenne qu’il faut à tout prix faire disparaître l’élément français de la nation ? Ceux qui parlent de la loyauté des Canadiens-français sont d’une ignorance crasse ou de fieffés menteurs. »

Dans le même journal encore, le 8 mars 1894, on écrivait :

« Les droits des protestants du Canada doivent être maintenus, pacifiquement si possible, par la force si c’est nécessaire. Il ne peut y avoir de paix véritable et durable tant que les écoles séparées n’auront pas été abolies, tant que l’usage exclusif de la langue anglaise dans le parlement n’aura pas été décrété. »

Nous étions donc bien avertis : pour maintenir les droits des protestants, pacifiquement si possible, par la force, si nécessaire, il fallait nous enlever les nôtres ; argumentation rabique qu’un loup ordinaire n’aurait jamais voulu faire à l’agneau. Mais le loup n’est qu’une bête trop souvent méchante, tandis que ces gens-là ont en plus l’ignorance prétentieuse.

La victoire des Anglais protestants sur les Français catholiques, en 1760, au Canada, ne fut pas complète. On s’empara du territoire, mais on ne se rendit pas maître de la nation. Par le traité de 1763, cédés mais non conquis, comme l’affirment certains Canadiens-français d’un patriotisme assez platonique, nous sommes devenus sujets anglais, en restant français et catholiques, en gardant nos institutions, notre langue et nos lois.

Pour le vainqueur, ce n’était qu’une demi-victoire, mais c’était beau, alors que les chances avaient été si partagées sur les champs de batailles. Et l’on accepta de s’en contenter, en attendant sans doute le complément des circonstances et du temps. Il entrait donc dans les calculs du vainqueur de compléter cette victoire-là. Et ceux qui ont étudié un peu l’histoire politique des nations, ne sont pas étonnés d’apprendre que les maîtres nouveaux du Canada aient eu pour objet d’y fonder une grande puissance par l’unification du peuple.

Ç’a été notre gloire à nous, Canadiens-français, d’avoir résisté à l’unification, à l’absorption, et quand il nous arrive quelque velléité de poser en héros aux yeux de l’histoire et des autres nations — ce qui arrive assez souvent — nous ne manquons pas de rappeler que, séparés, abandonnés, oubliés, méprisés de la France depuis 1760, nous sommes pourtant restés français, français de la vraie France, français du grand siècle français.

Nous avons eu à lutter, à réagir contre plusieurs régimes politiques plus ou moins bien imaginés pour nous faire perdre ces franchises accordées par le vainqueur, dans un moment d’épuisement où la victoire était encore pour ainsi dire incertaine, ou lorsque le pernicieux exemple d’autres sujets révoltés pouvait irrémédiablement compromettre cette victoire. Nous avons déjoué bien des calculs ; mais la lutte n’est pas finie.

On aurait pu croire, aux jours des Cartier, que la confédération canadienne, une fois les supercheries des centralisateurs découvertes, dénoncées et prévenues, serait le dernier effort que nous eussions à repousser ; mais il faut reconnaître aujourd’hui que la confédération canadienne n’est qu’une base d’opérations, et que nous n’en avons pas fini de lutter contre la plénitude du pouvoir que nous sommes allés confier au gouvernement central devenu par là-même absorbant pour tous les pouvoirs confédérés.

Or, dans cette confédération, c’est bien la province de Québec, avec sa race française, sa religion catholique, sa langue et ses usages étrangers, qui devait le plus se méfier ?

S’est-elle assez méfiée ?

N’avons-nous pas eu chez nous et en tout temps trop de ces gens appelés, réduits aujourd’hui avant de mourir, non à fermer, comme les autres, mais à ouvrir les yeux ? à suspecter un pacte d’infamie dans une constitution et un organisme politique qu’ils ont pourtant soutenus toute leur vie ?

Les centralisateurs ne nous cachent plus que ce qui nous a conservé jusqu’à présent notre autonomie nationale, au milieu des races étrangères et des institutions nouvelles, ce sont nos lois, notre langue, notre clergé, tout notre système paroissial enfin, que les Anglais de la Mail disent être du Moyen-Age. Quand la Mail nous apprend que la province de Québec est de deux cents ans retardataire sur la voie du progrès moderne, de ce progrès qu’elle réclame ici pour le peuple canadien, spécialement pour les Canadiens-français, race inférieure, il est assez rare qu’elle ne donne pas comme obstacle à notre régénération dans l’élément anglo-saxon, qu’elle ne dénonce pas comme autant d’entraves à ce perfectionnement, le clergé catholique, nos écoles, la dîme, nos répartitions pour la construction des églises, la paroisse, l’habitant. Quand on a dit l’habitant, on a l’idée d’avoir dit tout cela, et quelque chose encore de méprisable aux yeux de la classe anglaise qu’on appelle tout exprès pour cela la classe supérieure.

Et voilà la question posée.

Si avec tout cela nous leur paraissons être restés en retard de deux siècles, c’est parce que nous sommes surtout restés réfractaires à la mentalité anglo-saxonne protestante.

Mais qu’avons-nous renié de nos engagements, de notre fidélité à l’Angleterre durant la paix comme durant la guerre ? Est-ce nous ou des gens d’Ontario qui, en 1849, par exemple, accusaient la plus forte tendance à l’annexion américaine ?

Qui parle chez nous sérieusement de manquer de foi à l’Angleterre, de renoncer à son drapeau ?

Qui voudrait croire, sans sourire, à la supériorité intellectuelle, professionnelle ou morale des soi-disant britishers de race pure, sur les nôtres, dans nos assemblées publiques, nos corps dirigeants et nos parlements ?

Quels sont les droits, les privilèges, si vous voulez, que nous avons accaparés au détriment de nos maîtres d’Angleterre ou de nos associés du Canada ?

Hélas ! n’avons-nous pas plutôt cédé sur trop de points importants ? Notre autonomie politique, par exemple, à Québec, ne valait pas cher en certain temps, puisque, quand le gouvernement d’Ottawa l’a voulu, il s’est permis chez nous une immixtion qu’il n’aurait pas osé risquer dans aucune province anglo-saxonne du Canada.

Quand le gouvernement d’Ottawa l’a voulu, il s’est moqué ouvertement de la province de Québec, pour lui enlever ses millions, livrer son sentiment national à l’orangisme, l’abreuver d’injustice, l’abuser de promesses quand elle devait voter.

Il a tout fait parce qu’il a trouvé ici des Larive qui l’ont secondé en tout !

Voilà pour notre autonomie politique. La race soi-disant supérieure s’en est emparée avec l’aide des nôtres. Mais elle ne s’en contentera pas, puisque ce n’est pas encore cela qui lui fera atteindre son but ; l’absorption des Canadiens-français dans le Dominion.

Nous en sommes suffisamment prévenus, n’est-ce pas ?

Ce qu’il lui faut maintenant, ce qu’elle convoite avec plus ou moins d’hypocrisie, ce que l’ignorance et le fanatisme politique des nôtres vont peut-être lui livrer plus tôt qu’on ne le pense, c’est ce que nous appelons notre autonomie nationale. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir ce qu’il y a déjà de fait.

Il faudrait être sourd pour ne pas entendre le cri de ralliement qui prépare ce qu’il reste à faire.


Quand le premier ministre comprit qu’il pouvait compter sur un remaniement de son cabinet, il prêta une oreille plus complaisante avec une figure plus sereine aux francophobes de son parti. On ne prétendait pas en venir à une solution complète et définitive de la question, sans difficulté et sans y mettre le temps ; car, nous le savons, l’autorité impériale ne paraissait pas suffisamment préparée à cette rigueur. Mais on voulait en saisir pratiquement l’opinion, ici, au Canada ; avoir de nos Chambres parlementaires une « expression d’opinion » qui pourrait servir de base à une campagne de presse, autoriser la mesure, justifier apparemment l’injustice. On n’était pas même certain si le projet, avant de s’en aller languir à Londres, rallierait le vote des deux Chambres. Dans ce cas-là, le sénat refusant son concours, le gouvernement retirerait sa proposition et les nouveaux ministres pourraient s’applaudir de ne pas avoir payé trop cher leur promotion. Ils n’auraient qu’à faire entendre aux électeurs de langue française qu’il s’agissait de donner un semblant de satisfaction à un groupe peut-être mal inspiré, il est vrai, mais très important, se faisant impérieux auprès du gouvernement, et que jamais celui-ci n’avait réellement eu l’intention de faire passer cette mesure, qu’il savait condamnée d’avance.

La bombe lancée fera-t-elle long feu ? n’importe, il était temps de lancer la bombe.

« Crise ministérielle à Ottawa ! Les trois ministres canadiens-français démissionnent ! » annoncent les journaux !

Suivent à pleines colonnes de longs commentaires hostiles ou palliateurs, des rumeurs, des suppositions, des possibilités, des informations précises sur les dires et les agissements des ministres retraitants. On loua partout chez nous leur noble geste tout en s’inquiétant très-fort de savoir qui pourrait les remplacer. Chaque journaliste, comme l’enfant qui édifie un château de cartes, forma un cabinet aussi facile à renverser et dont il ne s’occupera pas davantage une fois que la construction officielle sera debout.

Saura-t-on jamais quelles secrètes espérances ont pu hanter des cerveaux de patriotes dont l’indignation antiministérielle aurait même publiquement éclaté !

Disons à sa justification que le député Larive ne voulut pas se compromettre en faisant trop grand état du beau geste patriotique des démissionnaires, ni en refusant au ministère le bénéfice du doute sur la droiture de ses intentions. Monsieur le député de Bellechasse retiendra toute sa valeur dans un juste milieu et sa sagesse bien au-dessus des emportements patriotiques. Il ne redoute qu’un juge dont il se fait une aide ! la presse !

« Quel horrible despotisme que celui des folliculaires ! celui des Barons et des Rois fut-il jamais à comparer ? Ont-ils jamais eu cette horrible puissance de dénigrement et de calomnie continuelle ? La presse vous rend fous et féroces d’abord, pour vous rendre ensuite esclaves et misérables. »

Monsieur Larive s’est d’abord assuré une bonne presse, qu’il saurait subventionner au besoin, et qui fera connaître au public comment ce jeune homme sage, à l’esprit bien pondéré, a su ne pas s’emballer avec les patriotards et attendre le développement des événements avant de prendre un parti. Il faut se méfier, n’est-ce pas, de la démagogie, des mauvaises passions populaires s’attaquant aux gens qui distribuent des portefeuilles de ministres.

Ne vaut-il pas mieux savoir attendre ? Car assez souvent lorsque tout est perdu irrémédiablement pour la nation, les lâcheurs restent en haut crédit. Aussi, quand un arriviste a trouvé sa bonne presse, il peut attendre les événements, s’y dérober ou les provoquer suivant les besoins qui tendent à ses fins personnelles, et lire avec apaisement et satisfaction tous les soirs que lui seul a raison dans l’aberration générale. Il y a des gens prêts à tout faire en politique parce qu’il y en a tant d’autres qui sont prêts à tout approuver.

Voilà pourquoi, tout étant à point, à l’invite du premier ministre, sans hésiter, le député de Bellechasse consent à devenir l’honorable Félix Larive, ministre de la marine !