L’archéologie à l’Université de Paris

Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 193-198).

L’ARCHÉOLOGIE À L’UNIVERSITÉ DE PARIS


La Revue internationale de l’Enseignement a institué une intéressante enquête sur les divers ordres d’enseignements professés dans les Universités. Pour répondre à l’appel qui m’est adressé, je voudrais indiquer comment est organisé, à la Sorbonne, l’enseignement de l’archéologie, et quelles méthodes y sont suivies.

Il faut s’entendre, tout d’abord, sur la portée qu’il convient de donner au mot, un peu trop général, d’archéologie. Dans les Universités étrangères, les chaires similaires portent le nom de chaires d’archéologie classique, et c’est bien en effet, cet ordre d’études qui a reçu droit de cité à la Sorbonne quand la chaire a été créée en 1835. Depuis cette époque, la multiplicité des découvertes, la précision toujours plus exigeante des méthodes de recherches, ont comme imposé la nécessité de tracer des limites dans le champ si vaste de l’antiquité classique. En réalité, c’est l’histoire de l’art grec qu’on enseigne dans la chaire de la Sorbonne ; on voudra bien se rappeler qu’en Allemagne, elle est parfois représentée, dans la même Université, par deux ou trois cours.

I. Les leçons publiques s’adressent aux étudiants et aux auditeurs libres. Le professeur y traite d’habitude des sujets étendus, exigeant parfois plusieurs années de cours, comme l’histoire de la sculpture en Grèce, l’étude des grandes fouilles, Olympie, Pergame, l’histoire de l’art industriel, l’étude des monuments funéraires dans leur rapport avec les croyances antiques. Des projections mettent sous les yeux des auditeurs les monuments figurés qui : sont les documents de la leçon. Quiconque sait comment se fait la science archéologique comprendra quelle est la principale tâche du professeur. Les études d’archéologie et d’histoire de l’art sont soumises à un perpétuel renouvellement. Telle question qui paraissait épuisée ou insoluble, s’éclaire par une découverte imprévue ; des fouilles heureuses modifient du jour au lendemain nos idées sur tel maître grec, sur telle grande école dont on soupçonnait à peine le caractère. On peut comparer ce que nous savions de l’ancien art attique avant les fouilles de l’Acropole, et ce que nous savons aujourd’hui ; on peut évaluer tout ce que les fouilles de Delphes nous ont révélé d’œuvres nouvelles, qui se répartissent sur presque toutes les périodes et réclament leur place dans les séries déjà formées. En même temps l’érudition poursuit son enquête sur tant d’œuvres mal connues que contiennent nos musées, et l’apport scientifique s’accroît sans cesse, sous la forme de travaux souvent très dispersés, épars dans de nombreuses revues françaises ou étrangères. C’est précisément l’objet du cours public d’exposer l’état d’une question, de classer les faits nouveaux dans un ensemble, de dégager du conflit des théories contradictoires les hypothèses les plus plausibles, de faire reparaître, avec les retouches qu’elles comportent, les grandes lignes d’un sujet. Ces leçons sont pour ainsi dire des leçons de mise au point, où le professeur refait, d’après les documents, le travail de synthèse qui est proprement la science, et expose sa propre doctrine.

II. Quelle que soit l’utilité pédagogique des cours publics, on comprend fort bien qu’ils ne sauraient répondre à tous les besoins de l’enseignement. Les Universités ont pour fonction de répandre la science ; elles doivent aussi former des savants ; or l’enseignement donné du haut de la chaire n’est ni assez intime, ni assez technique pour initier complètement les étudiants à la pratique de l’archéologie. Le futur archéologue doit être familiarisé avec le maniement des livres qui sont les instruments de travail ; il doit savoir s’orienter dans une bibliographie chaque jour plus abondante ; il doit s’exercer à l’analyse des monuments, à la critique de théories souvent aventureuses, affermir son jugement, développer son goût personnel ; enfin il doit apprendre à observer et à regarder. Ces connaissances, ces habitudes d’esprit, il ne peut guère les acquérir que par un enseignement auquel il collabore lui-même : c’est l’enseignement du cours fermé, réservé aux étudiants. Une heure est consacrée aux leçons du professeur, une heure aux travaux des étudiants inscrits. Ici, le professeur a plus de liberté pour traiter un sujet limité, avec les méthodes d’investigation qui sont celles de la recherche scientifique. Qu’il ait pris pour sujet, par exemple, une question touchant à l’histoire de la sculpture monumentale à Athènes, il peut, devant un auditoire plus restreint, s’arrêter à des analyses plus minutieuses, commenter des textes ou des inscriptions, multiplier les rapprochements que suggère l’étude d’un monument, Des photographies, des ouvrages à planches, peuvent être étudiés de plus près, retenir plus longtemps l’attention que les projections du cours public. En résumé, le principe appliqué dans ces leçons, c’est moins de passer en revue un programme étendu, que de montrer comment on étudie une question, et d’initier à la pratique de la science des étudiants dont quelques-uns sont appelés à devenir membres de l’École française d’Athènes, et à faire en Grèce œuvre d’archéologues militants.

Les cours fermés ont pour complément les exercices pratiques, auxquels les étudiants prennent part, en faisant eux-mêmes le commentaire d’un texte ou d’un monument, en exposant une question indiquée par le professeur. Pendant le semestre d’été, les exercices pratiques ont lieu au musée du Louvre, où le professeur étudie une série de monuments originaux, sculptures, vases peints ou terres cuites,

Il faut remarquer que l’archéologie ne figure, à titre obligatoire, dans aucun des examens universitaires, La réforme de la licence, l’institution du diplôme d’études supérieures, l’y ont introduite seulement à titre d’épreuve facultative. Les étudiants peuvent présenter des travaux écrits, ou désigner l’archéologie comme une des matières de l’examen oral. Ces réformes sont nouvelles, et il n’est pas hors de propos d’indiquer ici quel genre de travail écrit on est en droit de réclamer des candidats. À des degrés différents, suivant l’examen, ces travaux peuvent être ou bien l’étude d’une question d’ensemble, par exemple : les caractères généraux de l’art alexandrin, ou bien l’examen approfondi d’une question particulière, par exemple : étude des stèles funéraires de Thessalie. Les sujets généraux, acceptables à la rigueur pour la licence, ont l’inconvénient de prêter trop facilement au travail de seconde main. Un sujet limité, l’étude d’une courte série de monuments, le commentaire d’un monument inédit, permet beaucoup mieux de faire preuve de méthode, et oblige l’auteur à des recherches personnelles qui l’initient plus directement au travail scientifique. Il est d’ailleurs à souhaiter qu’en dehors de toute préoccupation d’examen, les étudiants s’exercent, par des mémoires écrits à la pratique de l’archéologie. J’ai plaisir à rappeler que cet exemple a été donné et suivi plus d’une fois, et que des recueils spéciaux, la Revue archéologique, les Mélanges de l’École de Rome, ont accueilli des articles préparés, à titre d’exercices pratiques, dans les cours fermés dont il est question.

III. Pour que l’activité personnelle des étudiants puisse utilement s’exercer, il est indispensable de mettre à leur portée les ouvrages qui sont les instruments de travail de première nécessité. Un véritable progrès a été réalisé quand on a pu installer à la Sorbonne une Salle d’archéologie, dans la partie réservée aux Instituts spéciaux. Cette salle, ouverte aux étudiants, renferme ce qu’on peut appeler l’apparatus du cours, des ouvrages à planches, des photographies et une bibliothèque encore trop restreinte[1]. Les étudiants y trouvent aussi une collection de petits moulages et une modeste série de monuments originaux. Quelques-uns proviennent de donations. Le ministère de l’Instruction publique nous a donné un lot de terres cuites de Myrina ; récemment, M. P. Gaudin nous a envoyé de Smyrne une collection de fragments de terre cuite recueillis dans la région. Assurément, on ne saurait avoir la prétention de constituer à la Sorbonne un musée d’antiquités, au vrai sens du mot. Mais on comprend de quel secours sont pour l’enseignement des documents originaux, même de faible valeur, pour donner aux reproductions graphiques un vivant commentaire. Plusieurs Universités étrangères possèdent ainsi des collections provenant de donations ; on peut espérer que celle de la Sorbonne s’augmentera de la même manière.

L’idée qu’une galerie de moulages est le complément nécessaire des chaires où l’on enseigne l’histoire de l’art antique est acceptée partout. Elle n’a pas besoin d’être justifiée par une démonstration qui n’est plus à faire. Il y a fort longtemps que ce principe a trouvé son application dans les Universités d’Allemagne ; il a été mis en pratique dans nos grandes Universités provinciales. Lyon, Bordeaux, Lille, Montpellier possèdent des musées universitaires ; quelques-uns sont déjà fort riches et peuvent rivaliser avec ceux de l’étranger. J’ai pu m’en assurer par moi-même, en visitant récemment celui de l’Université de Lyon. On peut louer sans réserves l’aménagement des salles, larges et spacieuses, le choix judicieux et le classement méthodique des moulages. C’est là une œuvre considérable, réalisée dans d’excellentes conditions ; elle fait honneur à M. Holleaux qui l’a accomplie en grande partie, et à M. Lechat qui en a poursuivi l’achèvement. Il eût été étrange que, seule, l’Université de Paris fût privée de cet instrument essentiel de l’enseignement archéologique. Un musée de moulages a été prévu dans les plans de la nouvelle Sorbonne, et il est actuellement en cours d’exécution. Il occupera un emplacement d’étroites dimensions, pris sur une cour intérieure ; c’est tout ce qu’a pu trouver la bonne volonté de l’administration académique, dans les bâtiments déjà si remplis, où tant de services divers revendiquent leur place. La question est de savoir si le futur musée sera digne de l’Université de Paris, et pourra répondre aux besoins de l’enseignement. Ce n’est pas ici le lieu de l’examiner. Cette note n’a pour objet que d’exposer l’état actuel de notre organisation, et je me propose de revenir, avec les développements qu’il comporte, sur un sujet de cette importance. On me permettra tout au moins d’indiquer ici l’essentiel.

Pour rendre tous les services qu’on peut en attendre, un musée de moulages doit offrir une série de monuments méthodiquement classée dans l’ordre chronologique, comprenant les types les plus caractéristiques, ouverte aux accroissements que rendent nécessaires les découvertes nouvelles. Il faut qu’une visite attentive de cette collection soit à elle seule un enseignement, et que le visiteur en emporte une idée très nette du développement historique de l’art. On peut étendre ou restreindre le nombre des moulages ; mais le chiffre moyen qu’atteint une collection dans les musées universitaires d’Allemagne est de 700 à 800 pièces. Tel musée compte à son catalogue jusqu’à 1800 numéros.

Nous avons le regret d’avouer qu’en l’état actuel, Paris n’offre réunies nulle part, ni à l’Université, ni au dehors, les ressources d’études que trouve si facilement à sa portée un étudiant de Cambridge, de Halle ou de Lyon. Assurément, les moyens de travail ne manquent pas. Nos étudiants connaissent le chemin du Louvre ; ils fréquenteront la salle de moulages récemment constituée par les soins de M. Ch. Ravaisson[2] ; ils n’ignorent pas que l’école de Beaux-Arts possède une belle galerie, et la courtoisie de M. le Directeur de l’École leur y a plus d’une fois donné accès. Mais ces collections, fort intéressantes pour ceux qui savent, ne sont pas organisées en vue de l’enseignement tel qu’on le donne dans une Université ; elles présentent d’inévitables lacunes, et ne sont pas soumises à un classement méthodique. Est-il besoin d’ajouter que la galerie de l’école des Beaux-Arts, réservée aux élèves de l’école, n’est pas quotidiennement ouverte au public, et qu’elle ne l’est à nos étudiants qu’à titre gracieux ? Quand le dernier échafaudage aura disparu de la nouvelle Sorbonne, l’Université ne pourra donc offrir aux étudiants français ou étrangers qu’un musée exigu, insuffisant, se complétant à grand peine avec les ressources disséminées au dehors, et insuffisantes elles-mêmes. Elle ne possédera un musée normal que le jour où elle trouvera, hors des murs trop étroits de la Sorbonne, un emplacement assez vaste pour y loger la collection dont nous avons indiqué la nature. Mais ce jour viendra-t-il ?

Un des collaborateurs de la Revue analysait, il y a quelque temps, le rapport annuel des trustees de Columbia University, à Chicago. On y lit, en guise de conclusion, la phrase suivante : « Pour faciliter notre nouvelle installation, nous avons grand besoin du don de 250.000 dollars pour l’Institut de physique, de 250.000 dollars pour l’école des Ingénieurs, etc. » Columbia University recevra certainement ces dons, comme elle a reçu plus de deux millions pour son Institut de chimie ; et si elle réclamait un nouveau don pour un musée de moulages, elle l’obtiendrait sans doute d’un donateur jaloux d’attacher son nom à une importante fondation. Nos Universités ne connaissent pas encore le bienfait d’aussi larges libéralités ; mais est-il interdit d’espérer qu’elles le connaîtront quelque jour, quand le régime nouveau, qui a fait d’elles des personnes civiles, aura porté tous ses fruits ? Imaginer qu’un ami éclairé des arts et de la science dote l’Université de Paris d’un musée de moulages, répondant à toutes les exigences de l’enseignement et de la recherche, largement ouvert à l’étude, et ne laissant rien à envier aux plus florissants musées universitaires de l’étranger, est-ce là un rêve chimérique ? L’avenir le dira, mais la question vaut sans doute la peine qu’on la formule.

Max Collignon,
de l’Institut.
  1. La bibliothèque du cours a reçu des dons, notamment de M. le Directeur de l’école d’Athènes, et de M. le directeur des Beaux-Arts qui a bien voulu l’enrichir d’une belle série d’aquarelles, exécutées par M. P. Gusman, d’après des peintures de Pompéi.
  2. Voyez la Revue du 15 aoùt 1897, p. 97.