Chapitre Quatrième

L’ÉPOPÉE DE L’UNGAVA


Au début du mois de janvier, en route pour Montréal, je rencontrai trois spécialistes des mines qui faisaient des préparatifs pour une aventure requérant du courage, de l’endurance et de la volonté. Ils étaient sur le point de quitter Roberval en avion, pour le pays nu et désolé de l’Ungava[1] — six cents milles au nord, où ils voulaient jalonner mille concessions minières (quarante mille acres) en plein hiver ! (Et c’est ça, l’ère du confort !)

Leurs noms : Ross Toms, « Joe Chibougamau » et Ole Bones.

Toms le chef de l’expédition, était natif de Terreneuve ; c’était l’un des meilleurs prospecteurs que l’on ait connu au Canada.

« Joe Chibougamau » (de descendance autrichienne et italienne ; son nom légal est Joseph Mann) est, lui aussi, un prospecteur expérimenté, un coureur des bois de premier ordre et un pittoresque aventurier du Nord.

Bones, né en Norvège, prospecteur de haut mérite, acquit une telle réputation, qu’on a donné son nom à un lac du Labrador.

Ce trio semblait avoir été coulé dans le même moule moral : nantis de muscles d’une endurance formidable, ils n’élevaient jamais la voix plus qu’il ne fallait, se montraient courtois sans vantardise : de vrais soldats romains d’avant la décadence.

Ils avaient assemblé, à la base d’aviation du Mont-Laurier, des vivres et de l’équipement pour un séjour de six mois dans l’Arctique et n’attendaient qu’une bonne visibilité pour décoller. Dick Lee, excellent pilote de ces terres désolées, devait conduire le groupe jusque dans l’Ungava et remiser un avion à Fort Chino. (L’on me dit que les frais relatifs à l’envolée, s’élèveraient à 20,000 $).

Comme le savent tous ceux qui lisent les journaux, les entreprises Hollinger exploitent, dans le nouveau-Québec, des vastes gisements de minerai de fer. Un chemin de fer, courant de la rive nord du Saint-Laurent jusqu’au cœur de ce royaume minéral, et qui se terminera à quelques centaines de milles de la baie d’Ungava, sera bientôt terminé, au coût de 300 millions de dollars.[2]

L’expédition Ross Toms allait jalonner des claims à proximité de la baie d’Ungava. Cette dernière est navigable (les Américains y ont établi une base navale lors de la dernière guerre). Si l’on découvrait, à l’analyse, du minerai de fer de valeur profitable, on pourrait l’expédier à bon marché par bateaux, jusqu’aux fonderies sur la côte de l’Atlantique.

Le risque en valait la peine. Toms n’éprouva aucune difficulté à recevoir l’appui financier de quelques Américains audacieux et prévoyants.

Le fer constitue l’un des principaux éléments du progrès économique d’un pays. L’histoire prouve que les peuples prospères — c’est-à-dire les conquérants — sont les plus grands consommateurs d’acier. L’hémisphère occidental recherche frénétiquement le minerai de fer — ainsi, d’ailleurs, que la Russie — car sans lui, comment l’homme civilisé pourrait-il détruire ses frères à coups de bombes ?

Un groupe de courtiers et de prospecteurs avaient cherché à stimuler l’intérêt public à propos des richesses du Chibougamau. La campagne de publicité avait duré tout l’hiver. Un expert montréalais en relations publiques se fit le champion de la cause et écrivit des articles à propos des couvre-chefs bizarres que portent les Indiens du Lac Mistassini ; à propos aussi d’une école d’Art dirigée dans la brousse par un ingénieur minier, et d’autres écrits d’un intérêt quelconque. Il faut admettre que c’est une rude tâche pour un rédacteur, et je doute que ces histoires, qui coûtèrent un joli prix, aient amené l’argent des spéculateurs dans la région.

Au cours de mes randonnées au Chibougamau, j’avais entendu des bribes d’histoires où il était question de cannibalisme. Un trafiquant en fourrures, m’avait-on dit, avait dévoré un guide, voilà bien des années. Je finis par connaître les faits, lorsque je rencontrai Gladstone McKenzie, un prospecteur qui avait vraiment vu le cadavre partiellement mangé.

Gladstone McKenzie est le fils de feu Peter McKenzie, le premier homme qui découvrit du métal de quelque valeur au Chibougamau. Gladstone a passé presque toute sa vie dans la brousse. Après m’avoir narré l’histoire de cannibalisme, il continua la conversation avec le récit de ses expériences dans les « pays d’en haut ». Je cite ici ce qu’il me dit en substance, car cela éclaire d’un jour révélateur l’existence au Chibougamau il y a un demi-siècle.

Durant l’hiver de 1903-04, me dit-il, « mon père établit un poste de traite au lac Ashuapmouchuan,[3] à 80 milles environ de Saint-Félicien. »

« Il me confia le poste, avec Joseph Kurtness, un pur Indien montagnais, chef de la tribu qui habitait la réserve de Pointe Bleue, proche de Roberval, Joseph avait une assez bonne éducation : outre sa langue maternelle, il parlait couramment le français et l’anglais. Il était expert dans l’achat des pelleteries brutes. Il m’apprit rapidement l’Art d’évaluer les peaux. Joseph et moi posâmes une série de pièges et capturâmes de nombreux renards, lynx, martes, visons et rats musqués. Nous acquîmes aussi beaucoup de fourrures des Indiens, de sorte que notre première année de traite fut excellente.

« Mon père se joignit à nous au printemps de 1904 et annonça qu’il partirait après le dégel pour se rendre au Chibougamau.

« Il avait exploré cette région l’année précédente et en avait rapporté d’intéressants échantillons minéraux. Voilà près de cinquante ans, il a prédit le développement qui se fait aujourd’hui.

« Nos guides indiens fabriquèrent deux canots d’écorce, longs de 18 pieds et le 2 mai, nous partîmes pour Chibougamau. Nous arrivâmes à la pointe du Cuivre le 29 mai. Aucune route n’existait alors. Il fallait remonter des rapides et traverser la forêt. C’était pénible et épuisant. Joe Kurtness et moi quittâmes nos compagnons au Chibougamau et continuâmes encore plus au nord, sur une distance de 70 milles, jusqu’au lac Mistassini, où nous obtînmes une bonne quantité de fourrures, en échange de merceries et de colifichets.

« Les Indiens de Mistassini étaient totalement différents de ceux du lac Saint-Jean. Leur peau était moins sombre et la plupart parlaient anglais, quoiqu’ils n’eussent jamais quitté leur région et qu’ils ignorassent tout du monde extérieur. Ils apprirent cette langue des traitants de la Compagnie de la Baie d’Hudson.

« C’étaient des gens gais, sympathiques et hospitaliers. Durant la saison des réjouissances, ils se visitaient mutuellement durant des semaines. Ils dansaient tous les soirs, à l’accompagnement d’un violon et d’un accordéon. Je vous assure qu’ils s’amusaient plus qu’on ne le fait dans les boîtes de nuit de Montréal et de New-York.

« Il y avait environ cinquante familles d’Indiens dans cette région du Mistassini et, quelque temps avant mon départ, ils donnèrent un grand souper (« Injun banquet ») en mon honneur. Le facteur de la compagnie de la Baie d’Hudson et moi étions assis à une table équarrie à la hache, tandis que toute la population était assise en rond, sur le sol à nos pieds.

« Cinq ou six squaws, gracieusement vêtues de costumes garnis de perles, s’approchèrent de notre table, portant de grands paniers d’écorce de bouleau chargés de viandes fumées : chair d’ours, d’orignal, de renne et de poisson. Du pain plat et rond cuit avec de la farine, du levain et de l’eau, fut servi accompagné de graisse d’ours tenant lieu de beurre. On plaça devant moi trois livres de viandes et de poisson. Je regardai d’un air inquiet, cette montagne de victuailles, mais le facteur me souffla à l’oreille que je n’insulterais pas mes hôtes en ne dévorant point tout cela, car ici, la coutume était que l’invité apportât chez lui les reliefs du festin.

« Il n’y avait que deux assiettes dans toute la région, et nous eûmes l’honneur de manger dedans. La viande fumée nous était servie en lanières de dix-huit pouces : et comme les fourchettes étaient inconnues, et les couteaux inusités dans ces agapes primitives, les bons usages voulaient qu’on la mangeât à la manière des avaleurs de sabres. Cette viande était dure, mais très savoureuse, rappelant le goût du pemmican (chair desséchée) de bison.

« À cette époque vivait, dans le Mistassini, un monstre singulier. C’était un petit garçon de sept ans, à moitié humain et à moitié ours ! Toute la partie gauche de son corps était couverte de longs poils noirs ; sa main et son pied gauches portaient des griffes d’ours. La moitié de sa face, de son nez et de ses oreilles étaient garnis de ces poils noirs et sa peau avait la consistance du caoutchouc. Je rencontrai cet être bizarre vingt ans plus tard, lorsqu’il fut devenu pleinement adulte : il était grand, de musculature puissante et je remarquai qu’il portait toujours une mitaine sur sa main gauche. Son intelligence était celle d’un Indien normal et ses congénères le traitaient avec beaucoup de crainte et de respect.

« Un jour, on me demanda de soigner un Indien dont la jambe avait été dangereusement mutilée par un ours. Elle était noire jusqu’au genou, et en voie de putréfaction ; l’odeur qu’elle dégageait était atroce. Le cas me parut désespéré. Je donnai au patient des tablettes de morphine, que je transportais dans ma petite pharmacie, puis je me mis à tailler, au moyen d’un rasoir que j’avais stérilisé tant bien que mal, de longues bandes de chair pourrie.

« J’avais une bonne provision d’acide carbolique, de teinture d’iode et d’onguents, avec lesquels je traitai mon homme durant plusieurs semaines ; si bien qu’il guérit parfaitement ! Le printemps suivant, il me présenta une magnifique peau de loutre, symbole de sa reconnaissance.

« Nous quittâmes le Mistassini, pour nous rendre à Saint-Félicien, franchissant les deux cents milles en six jours, ce qui était un record pour cette époque sans moteurs. Les courants étaient favorables, les vents constamment dans la bonne direction, et nous avions utilisé des voiles sur tous les cours d’eau. Quelques semaines plus tard, mon père, mon frère Herbert et moi retournâmes au Chibougamau avec M. Obalski, le géologue du gouvernement qui voulait examiner de près nos découvertes minéralogiques de l’année précédente.

« Le voyage, de Saint-Félicien jusqu’au bras Sud-Est du lac Chibougamau, prit trois semaines. La température était si clémente, que nous décidâmes de pousser jusqu’au milieu du lac, à la pointe du Cuivre, sur l’île au Portage, une distance de 14 milles. C’est une aventure que nous risquions rarement, car les tempêtes y étaient dangereuses et j’en ai vu se lever en moins de cinq minutes. Cependant, nous atteignîmes très bien notre destination, après trois heures d’un dur travail sur les avirons.

« Un peu avant d’atteindre notre campement, M. Obalski remarqua un gros bloc de quartz sur la rive et débarqua pour l’examiner. Ce roc pesant une tonne environ, était strié d’or vierge ; ses angles rugueux indiquaient qu’il n’avait pas été transporté très loin du filon principal.

« Le lendemain matin, nous nous mîmes à la recherche de ce filon, duquel le bloc s’était détaché il y a des millions d’années, et le trouvâmes sur le mont Paint. Il y avait une veine de quartz — 40 pieds de largeur sur une longueur de 150 pieds — farcie d’or. Je revins à notre campement avec un échantillon de cinq livres rempli de métal précieux. Mon père en fut si content qu’il déboucha séance tenante une bouteille de whisky et nous bûmes au succès de notre entreprise. Il fallait un événement comme celui-là pour me faire boire, car je touche rarement à ce vil liquide.

« Mon frère et moi décidâmes alors de nous livrer à un peu de prospection et nous découvrîmes, près du lac Bourbeau, une autre veine de quartz à haute teneur d’or ; cette propriété appartient maintenant à Norbeau Mines Ltd., une subsidiaire de Noranda Mining Corporation. Quelque jour, une grande mine sortira peut-être de cette concession.

« Revenant au Chibougamau par traîneau à chiens, durant l’hiver 1905-06, nous atteignîmes notre ancien poste de traite au lac Ashuapmouchuan et, en pénétrant dans la cabane, aperçûmes les restes d’un homme qui avait été partiellement dévoré par son compagnon.

« Le mort avait été un guide au lac Saint-Jean et le supposé cannibale était un français, arrivé récemment de son pays pour faire le commerce des fourrures. Nous trouvâmes une note, écrite de la main de la victime, disant : « Pour l’amour de Dieu, secourez-nous, car nous mourons de faim. Nous partons pour essayer d’atteindre le lac Saint-Jean par la rivière principale. »

« Apparemment, les deux hommes s’étaient battus après la rédaction de cette note. Du sang, répandu sur les murs de bois rond, ainsi que des chaises et des assiettes brisées, étaient les témoins silencieux d’un combat sans pitié. Après un repas de côtelettes humaines, le français partit et personne ne sut jamais au juste ce qu’il est devenu. Des Indiens prétendirent qu’il s’était noyé dans un lac, à trente milles de notre poste, mais on ne retrouva pas son corps. Plus tard, la police provinciale vint exhumer le cadavre mutilé du guide (nous l’avions enterré à proximité de la cabane) et tint une enquête du coroner dans le district du Lac Saint-Jean, mais le mystère demeura sans solution. »

Il ne se passait guère de jour, au Chibougamau, que je ne rencontrasse un Indien, souvent avec sa famille. C’étaient des nomades incorrigibles, installant constamment de nouveaux campements, pour les détruire ensuite. Comme je n’avais jamais vécu en contact étroit avec eux, il m’était difficile de les bien décrire : heureusement, je fis la rencontre d’un vieux prospecteur qui, durant plusieurs années, avait habité avec des familles indiennes, dans l’intimité de leurs tentes sans cesse déplacées.

Voici ce qu’il me dit, au sujet des Indiens du Chibougamau : « Sur les mille milles carrés du Chibougamau, vivent environ trois mille Indiens pur sang. Ils descendent d’innombrables générations d’errants et parcourent à leur guise la vaste forêt, habitant sous la toile hiver comme été et méprisant les « campes » de bois rond de l’homme blanc.

« La peau des Indiens du Chibougamau est, à leur naissance, aussi blanche que celle d’un bébé de race aryenne. Plus tard dans le cours de leur vie, à cause peut-être de l’exposition au soleil et de la carence de savon, la peau devient plus sombre et parfois presque noire.

« Dès qu’un bébé indien peut marcher, on lui donne des raquettes : à l’âge de quatre ans, il sait déjà pagayer un canot d’écorce. Alors que le petit blanc commence à étudier l’alphabet, l’enfant indien est déjà expert dans l’art de capturer du poisson au filet, de tendre des collets pour le lièvre et de tirer du lance-pierres (« sling-shot ») de façon si précise, qu’il manque rarement d’abattre les perdrix ou autres oiseaux qu’il pourchasse.

« Les adolescents indiens (garçons et filles) se marient d’ordinaire entre les âges de seize et dix-huit ans. Ils ne choisissent pas leur conjoint ; cette importante décision est laissée aux parents. C’est peut-être pourquoi les divorces ou les séparations sont inconnues.

« La procédure nuptiale se poursuit d’ordinaire de la façon suivante : le père de Tommy Long-cèdre demande au père de Betty Peau-de-renard s’il en a assez de voir cette enfant encombrer sa tente. Si tel est le cas, que dirait-il si l’on se séparait de deux naissances d’un seul coup, en les mariant ? Si le père de Betty tombe d’accord, les noces se décident sur l’heure, sans s’occuper de détails ridicules comme anneau nuptial, présents pour la mariée, larmes maternelles et gâteau de noces indigeste.

« Chaque tribu s’honore d’un homme-médecin, ou théologien. C’est lui qui manipule les chaînes spirituelles et unit le jeune couple dans les liens matrimoniaux.

« Les Indiens du Chibougamau et du Mistassini sont presque tous de foi presbytérienne et le couple est à nouveau marié lorsqu’un ministre, évangile en main, visite la région, ce qui se fait environ une fois tous les cinq ans. Le révérend s’informe auprès des époux s’ils sont heureux et s’ils désirent rester unis jusqu’à la mort. La réponse est d’ordinaire affirmative — ils peuvent difficilement dire non, avec trois ou quatre marmots remplissant la tente de leurs jeux et de leurs pleurs. — Alors, l’homme blanc les bénit et leur fait don, assez souvent, d’une ou de deux tablettes de chocolat.

« Contrairement aux blancs, l’Indien du Chibougamau est scrupuleux dans sa vie amoureuse et il traite les femmes avec courtoisie et respect. Et, contrairement aussi aux habitudes du blanc, il ne cherche jamais à faire la cour à l’épouse du voisin. La coutume « civilisée » de se battre à coups de rouleau à pâte et de vaisselle est inconnue. Chez les sauvages personne ne peut se vanter d’en avoir vu un seul frapper sa femme, lorsqu’il est ivre, l’Indien devient presqu’aussi stupide que le poivrot à la face pâle… mais tout de même pas autant.

« Les femmes indiennes sont extrêmement pudiques. Elles ne portent que des robes descendant jusqu’à la cheville, des blouses nouées au cou et considèrent les corsets et les soutiens-gorge comme une autre manifestation de l’imbécilité des femmes blanches. Durant les mois d’été, tous les membres d’une famille peau-rouge portent des bottes non lacées ; et en hiver — cela va de soi — la chaussure traditionnelle est le mocassin en peau d’orignal. Pour confectionner leurs mocassins, les Indiens commencent par enlever le poil d’une peau d’orignal, au moyen d’un racloir d’os, de fabrication domestique ; ensuite, ils lavent longtemps la peau, en la frottant à l’eau et au savon. La troisième opération, c’est de la tendre sur un châssis de branches ; enfin, le cuir est tenu dans la fumée d’un feu de bouleau mort (le bois mort est meilleur pour fumer quelque chose, que lorsqu’il est simplement sec, ou vert.)

« Les Indiens ne dorment jamais dans un lit ; ils étendent quelques rameaux de sapin et se couchent dessus, à même le sol, recouverts d’une couverture ou deux. Ils ne se dévêtent jamais et dorment aussi à leur aise dans des hardes mouillées que sèches. En été, ils font cuire les aliments sur un feu en plein air ; dès que la neige commence à tomber, ils font la cuisine sous la tente, et se servent d’une boîte carrée en fer-blanc, à peu près à la manière des prospecteurs.

« Fours et fourneaux étant inconnus, l’Indien ne manque jamais de pain, tartes, gâteaux et rôtis. Lorsqu’ils ont de la farine, ils préparent du « bannock » ; c’est une espèce de biscuits contenant de la farine, du levain et de l’eau. La pâte en est cuite sur un feu ouvert, dans une poêle ; les blancs ne trouvent aucune saveur à ce mélange.

« Comme chez les Arabes, ce sont les femmes qui, dans les campements indiens, fendent le bois et transportent l’eau, tandis que les hommes les regardent faire, impassibles. (Les Indiennes semblent aimer ce travail). Les Peaux-rouges ne possèdent ni montres, ni horloges. Ils mangent quand ils ont faim, avalant goulûment tous les aliments à leur portée.

« La principale source de revenu des Indiens est le piégeage, et la meilleure saison pour capturer les animaux à fourrure se situe d’octobre à la fin de décembre, car c’est durant cette période que leur poil est le plus abondant et le plus beau. Après le jour de l’an, le piégeage et la chasse deviennent plus difficiles, car la neige est épaisse et le froid intense. Les Indiens vendent leurs prises aux divers postes de traite du Nord et, à l’exemple des « gars de chantiers », dépensent en folies tout l’argent qu’ils ont péniblement gagné. Quand ils ne possèdent plus un sou, ils retournent sur leurs terrains de chasse.

« La majorité des Indiens du Chibougamau meurent avant d’avoir atteint la quarantaine, car la tuberculose fauche ces gens plus qu’elle ne le fait nulle part ailleurs au monde. Lorsqu’un Indien passe de vie à trépas, il y a beaucoup de pleurs et de lamentations. Tout le monde assiste aux funérailles, auxquelles préside l’homme-médecin. Le défunt est ensuite enterré dans un cimetière isolé. Au-dessus de sa fosse, on ne répand pas de fleurs, mais du tabac, des pipes, des cigarettes et des allumettes. Tout comme l’homme blanc revient annuellement porter des fleurs sur la tombe de ceux qu’il a aimés, ainsi l’Indien revient, d’année en année, déposer du tabac sur la tombe des êtres chers ».

Le dégel, en 1951, eut lieu très tôt au Chibougamau. Dès le 8 mai, tous les cours d’eau étaient libres de glace et, de nouveau, géologues, ingénieurs miniers et prospecteurs affluèrent dans la région. Quelques années plus tôt, n’importe qui pouvait jalonner des centaines de claims très prometteurs ; mais à la mi-été 1951, aucune concession de quelque valeur ne pouvait plus s’obtenir. Le district tout entier était farci de jalons. Les « fins finauds » qui s’étaient moqué du « mirage de Chibougamau » rappliquaient maintenant et plus d’un me demanda : « Lorsque vous entendrez parler d’une bonne concession, laissez-le moi savoir » (ce que je ne fis jamais).

Cet intérêt soudain dans le Chibougamau était dû, en grande partie, au beau travail, accompli sur place, par le docteur Bruce Graham, du ministère des Mines du Québec, ainsi que par le docteur Paul Imbault, géologue du gouvernement, et par plusieurs autres personnages attachés à ce ministère.

Une partie de l’activité minière, durant cette période, se concentrait au sud de la route de Chibougamau, à vingt milles du site de la ville.

Ernie Ayrhart, prospecteur et promoteur, très connu à cause de sa personnalité qui sortait de l’ordinaire, fut le premier à faire transporter, par voie des airs, des équipes, des foreuses et du matériel sur la propriété appartenant à Chibougamau Explorers Ltd., dans le canton de Rohault. Alors que l’été tirait à sa fin, une trentaine de trous avaient été forés, ramenant à la surface des carottes à haute teneur d’or et de cuivre. Un géologue réputé me déclara : « Il est possible que la première mine qui entrera en production dans le Chibougamau soit située au sud de la route nationale ».

J’amerris devant Rainbow Lodge tôt en mai. J’étais venu par avion du Bras du Sud-Ouest, accompagné de Phil Larivière, gérant de Borel Airways, entreprise des bases à Saint-Félicien et à Chibougamau. (Certains blagueurs appelaient la compagnie « Burial Airways »… « Voies aériennes pour enterrements »), Larivière, excellent et audacieux pilote, l’un des meilleurs des « pays d’en haut », posa son gros appareil dans la baie Bateman aussi légèrement qu’un cygne arrivant sur un étang.

Quoique Rainbow Lodge fut restée inoccupée durant les longs mois d’hiver, rien n’avait été touché, tout était en place. La loi non écrite de la forêt dicte ceci : quiconque est en détresse et manque de nourriture a le droit de pénétrer par effraction dans une habitation déserte. Il est très rare qu’on abuse de cette permission. Et en réalité, personne n’eut été justifié d’entrer dans ma maison, car j’avais une autre cabane à proximité, dont la porte n’avait même pas de cadenas. À l’intérieur, il y avait des couchettes, un fourneau et des fanaux. C’était un poste de secours vraiment confortable pour un prospecteur surpris par la tempête.

On était très affairé à l’extrémité est du lac Chibougamau. C’était au début de l’été et, de nouveau, les voyageurs passaient par le portage à Rainbow Lodge. Ils se dirigeaient vers la baie de l’Ours, la pointe Magnétite, la baie Nepton, la baie McKenzie… explorant — cherchant… cherchant… explorant. Presque toujours, lorsque mes visiteurs m’adressaient quelques phrases, revenaient les mots : « cuivre, zinc, plomb, or, uranium ou tungstène ». Le tungstène… Ah ! tout le monde en parlait respectueusement, car le gouvernement des États-Unis avait récemment garanti un prix de base de 65 $. la tonne pour ce rare métal stratégique, sans s’occuper du prix courant qu’on offrait sur le marché.

L’un des premiers prospecteurs à venir me visiter me demanda si je serais intéressé à certaines concessions qu’il possédait dans le canton de Dauversière, au sud de la route et tout près de récentes découvertes minérales d’importance.

— Y a-t-il de l’or sur votre propriété ? demandai-je.

— Il doit y en avoir, dit-il en riant, car je n’en ai pas ramassé.

Un autre prospecteur vint me confier ses ennuis domestiques. « Ce qui me met en fureur, dit-il, c’est que mon mariage m’a coûté beaucoup d’argent. J’avais acheté des parts de nickel à 4,50 $ et les avais revendues à 13,00 $ pour monter mon ménage ; mais lorsque je vois que la cote en est rendu à 40, $, la tête me tourne et je sens que je vais m’évanouir. Quand je songe que je serais riche si je n’avais pas épousé cette… cette… Mais, mon épouse ne me reverra jamais plus, car j’ai décidé de passer le reste de mes jours dans la brousse, malgré les misères qu’on y endure. »

Ce que voulait dire le prospecteur était assez clair, mais Shakespeare l’avait exprimé beaucoup mieux, en deux lignes les plus terribles de la littérature anglaise :

« La guerre n’est même pas un conflit
En comparaison du foyer sombre et de l’épouse détestée. »

En substituant les mots « la vie dans la brousse » à « guerre », nous comprenons pourquoi notre homme préférait la prospection à l’existence avec une chipie.

« L’attitude du prospecteur envers son épouse me remémore la réflexion de J. B. « Mike » Lynch, gradué de Princeton et Président très connu de Siscoe Gold Mines Ltd. Nous dînions ensemble à Montréal, en compagnie d’une très jolie femme, lorsque tout à coup, elle entonna un hymne de haine. Son mari était comme ci, il était comme ça. Ses tirades étaient si vitrioliques, que nos meilleurs plats en furent ruinés. Lorsqu’elle nous eut quittés pour quelques instants, Mike murmura : « Nous avons, hélas ! Entendu son histoire. Je voudrais maintenant entendre la version de l’époux… puis la véritable histoire. »

En 1951, on voyait presque autant d’avions au Chibougamau que de canots, de fret. L’année précédente, il n’y avait que deux compagnies d’aviation desservant la région : on en comptait maintenant six. De plus, un certain nombre d’appareils privés étaient stationnés régulièrement non loin du site de la « ville ». Tous ces avions transportaient de l’essence pour les moteurs des foreuses, des portes et châssis pour les cabanes de bois rond, des madriers pour servir de planchers dans les tentes, ainsi que mille autres objets nécessaires à un campement minier. Lorsqu’ils revenaient vers la « civilisation », les avions ramenaient parfois des hommes ayant besoin de soins médicaux et d’innombrables sacs remplis de précieuses carottes que les foreuses avaient remontées à la surface et qu’il fallait faire analyser. Il n’existait aucun bureau des postes au Chibougamau. C’était la compagnie d’aviation de Mont-Laurier qui transportait de Roberval, gratuitement, la correspondance. La base d’avions de cette compagnie, au Lac Caché, servait de centre de distribution pour des tonnes de lettres et de paquets arrivant chaque semaine.

Le vrombissement d’un avion approchant me faisait toujours battre le cœur. J’écoutais, immobile. Se jetterait-il dans la baie Bateman ou passerait-il tout droit ? Ses passagers étaient-ils des amis ou des gens hostiles ? (Car j’avais des ennemis moi aussi ; mais, à quoi bon entretenir le lecteur de mes ennuis ?) Recevrais-je de bonnes ou mauvaises nouvelles ? Ma réaction la plus agréable, c’était de me rendre compte que l’avion continuait son chemin sans se poser !

Vers la mi-mai, un petit hydravion vint s’amarrer à notre quai. Ceux qui en descendirent étaient Hugues Dupuis, de la Dupuis Mining Exploration Company, de Val d’Or et son pilote Léo Gagnon. Dupuis me dit qu’il était à la recherche de propriétés minières valant la peine d’être exploitées.

— Je survole toute la région, me dit-il, me déposant et examinant un peu partout ; la plupart du temps, nous gaspillons en vain notre carburant, car les trouvailles ne sont pas très fréquentes. Voici quelques jours, un prospecteur me confia qu’il avait découvert une veine de cinquante pieds de largeur au lac… Nous avons été voir ça dans l’avion ; la veine est large de trois pouces et d’une longueur négligeable. Elle n’a aucune valeur commerciale. Je vous assure que dans ce métier, il faut être tolérant et patient !

Dans un autre avion arrivèrent le docteur Bruce Graham, géologue des Mines du Québec, Herbert Corbett et Cari Goddard, directeurs de Jaculet Mining Co. On m’avait dit que le docteur Graham était parmi les meilleurs de sa profession et qu’il faisait autorité en ce qui concernait le Chibougamau. C’est un homme mince, de haute stature, dans la trentaine ; il travaille constamment. Jamais on ne le voit inoccupé. Ses cartes et ses rapports sur la région, qui sont dans les classeurs du ministère des Mines, sont la preuve évidente (S’il en fallait une !) de sa formidable activité.

M. Graham établit son campement dans l’ancien poste de la compagnie de la Baie d’Hudson, sur les rives du lac Chibougamau, à deux milles de mes concessions. C’est là qu’il vivait durant les mois d’été, avec sa femme, ses deux jeunes enfants et ses assistants. L’installation était constituée de plusieurs habitations équarries à la hache (elles avaient une vingtaine d’années) et assemblées sans qu’on ait utilisé un seul clou : chaque tronc d’arbre avait été taillé de façon à s’ajuster étroitement à ses voisins ; ils formaient des murs hermétiquement étanches au vent et à la pluie. Lorsque, des années auparavant, les employés de la compagnie de la Baie d’Hudson avaient occupé ce poste de traite, ils s’étaient débarrassés des arbres trop denses et avaient semé de l’herbe. Maintenant, au cours de la belle saison, les bleuets et les framboises y poussent à profusion, sur un tapis toujours changeant de fleurs sauvages.

Accompagné d’étudiants en géologie et de ses aides, Graham se rendait en canot dans toutes les sections des lacs Chibougamau et aux Dorés, examinant les récentes découvertes, donnant des conseils aux prospecteurs et dressant des relevés. Il trouvait aussi le temps d’enregistrer tous les échantillons que ma foreuse mettait à jour. Un soir que nous sirotions ensemble un verre de Scutee Waboo (c’est ainsi que les indigènes appellent l’alcool), Graham me déclara que ce qui l’intéressait avant tout dans le Chibougamau, c’était sa richesse en minerai de fer. « Un jour, ajouta-t-il, on découvrira sur ce territoire un gisement ferrugineux d’une telle importance, que le cuivre et l’or de toute la région seront de la petite bière à côté du fer ».

Mon visiteur suivant fut Harry Demorest, de la Demorest Drilling Co., de Noranda. M. Demorest pratiquait son métier depuis trente ans et il avait été témoin de bien des changements de technique et d’équipement. « En 1920, dit-il, nous étions contents lorsque nous pouvions forer 1,200 pieds par mois. Aujourd’hui, nos machines peuvent creuser, dans le même laps de temps 2,400 pieds ».

Durant la deuxième guerre mondiale, Demorest avait fait partie d’une équipe de foreurs à Gibraltar et il avait mérité un O. B. E. (Order of the British Empire) pour ses services distingués.

Un jour, vers la fin de l’été, je dînais avec Demorest au camp O’Connell, lorsqu’un jeune ouvrier de la nouvelle route que je connaissais vint s’asseoir à notre table, commanda son repas et se mit à écouter attentivement notre conversation. (Nous discutions le problème des ouvriers qui risquaient tout leur salaire sur des titres miniers bon marché, perdant ainsi, presque toujours, leur argent.

Demorest et moi parlions justement des méthodes malhonnêtes de certains promoteurs, qui haussaient artificiellement la cote des actions, revendaient ce qu’ils possédaient, puis « retiraient le bouchon », faisant ainsi dégringoler le prix des titres. Acheter des titres de ces oiseaux-là, déclara Demorest, c’est comme de jouer sur les chevaux.

Là-dessus, le jeune ouvrier bondit sur ses pieds et s’écria avec indignation : « non, c’est pas la même chose. Les chevaux, au moins, sont de nobles animaux ! »

Un autre personnage qui me rendit visite fut Harry Gray, ingénieur routier du ministère des Mines du Québec. Il était l’un des hommes qu’il faut féliciter pour le parachèvement de l’excellente route, longue de 150 milles, reliant Saint-Félicien au Chibougamau. Il revenait d’inspecter à nouveau le chemin, et n’avait relevé de dommage, causé par la glace, qu’en un seul endroit. À quelques places, il fallait aussi mieux aménager certaines pentes et étendre du gravier de nouveau ; mais, dans l’ensemble, la route était de premier ordre. (Quelques New-Yorkais prétentieux qui avaient passé par Rainbow Lodge, avaient rouspété à propos de la route de gravier, mais ces imbéciles auraient également hurlé s’ils avaient aperçu une indentation d’un quart de pouce dans la Cinquième Avenue). Gray captura quatre gros brochets, en pêchant du quai, et nous quitta tout joyeux.

Je recevais tellement d’hôtes à Rainbow Lodge, que j’étais obligé d’y conserver de fortes réserves de vivres. Mais je ne pouvais pas y garder de viande fraîche, car je ne possédais aucune réfrigération. Je réglai le problème en construisant un réservoir dans le ruisseau, d’une largeur de trois pieds, séparant notre île de la terre ferme. Je le tenais toujours rempli de brochets, dorés et truites capturés au pied des rapides. Un invité n’avait qu’à indiquer la pièce de son choix et cinq minutes plus tard elle mijotait dans le poêlon.

Cependant, un certain matin, un visiteur qui n’avait reçu aucune invitation, se servit un énorme brochet sans en demander la permission. Je l’aperçus au moment il finissait de manger le poisson et je lui fis peur. C’était un magnifique vison. Nous dûmes placer un treillis métallique au-dessus du réservoir pour mettre fin à ces larcins.

Tous les visiteurs n’étaient d’ailleurs pas bienvenus à Rainbow Lodge. Il y en a même que j’aurais assassinés sans scrupule. Nous étions visités, entre autre, par la reine des fléaux, la mouche noire. D’après mon « journal de bord », dix milliards de ces terribles insectes convergèrent vers mon quai dans la dernière semaine de mai. J’avoue que j’exagère peut-être un peu…

La température était chaude, humide et lourde. Comme j’allais arroser ma nudité avec des seaux de l’eau glacée du lac, le majordome du clan des mouches noires me perfora la peau à un endroit des plus sensible. Il en télégraphia probablement la nouvelle à ses acolytes, car en quelques secondes, l’avant-garde de leur armée attaqua en rangs serrés ma corpulence. Avant d’avoir réussi à fuir dans la maison, mes avant-bras étaient déjà couverts de sang. La mouche noire semble considérer les avant-bras comme un hors-d’œuvre. Quand elle y a bien goûté, elle se dirige sur le cou et les oreilles. C’est un insecte arrogant, vicieux et qui ne respecte personne. Je le trouve méprisable, mais il se fiche de mon mépris. Une des façons de s’en débarrasser quelque peu, c’est de s’enduire d’une substance qui lui répugne.

Un vieux coureur de forêts m’a déjà affirmé que la poudre de riz, dont les femmes s’enduisent le visage, chasse les mouches noires. « Une dame corpulente et d’âge canonique, me raconta-t-il, séjourna dans un campement éloigné, où ces maudits insectes tourmentaient jusqu’aux Indiens, qui ont pourtant la peau comme du cuir ; mais la voyageuse ne reçut pas la moindre morsure, parce qu’elle s’enduisait constamment la face, la nuque et les bras de poudre de riz. C’est peut-être la solution à ce problême… à moins que les mouches noires ne soient tout simplement allergiques aux dames grasses et mûres. »

Après les mouches noires vinrent les maringouins, puis les mouches à chevreuil, les mouches à cheval, les mouches à éléphant (en tout cas, elles étaient assez grosses pour l’être !) : les guêpes, les taons, les bourdons et 163 autres variétés de petits bourreaux que les entomologistes ne connaissent même pas !

Puis arriva notre vieille amie, la mouche domestique. Ça, c’est un mystère à approfondir : comment la « musca domestica » a-t-elle bien pu se rendre au Chibougamau, à des centaines de milles de la civilisation ? J’en suis venu à la conclusion qu’un de mes ennemis, faisant semblant d’être de mes amis a dû en apporter plein ses poches et les lâcher à l’intérieur de Rainbow Lodge tandis que je regardais ailleurs !

Je me souviens d’un beau matin ensoleillé. Il y avait un bataillon entier de ces envahisseuses dans ma cuisine. Je me mis nu jusqu’à la ceinture, m’emparai fermement d’un tue-mouches et livrai combat. En quelques minutes, de nombreuses mortes ou blessées jonchaient le champ de bataille. Je me rapprochai d’une qui, posée sur un récent exemplaire du « New York Herald Tribune », se frottait les pattes de contentement. D’un magistral coup de revers, je l’écrasai sur le papier.

Comme je m’apprêtais à déplacer les restes de cette ennemie, je m’aperçus qu’elle était morte sur un article traitant des mouches domestiques. Peut-être lisait-elle des renseignements sur son espèce ? Mes yeux tombèrent sur une phrase de l’article : « … une seule paire de mouches peut, en l’espace d’une saison, produire 325.923.200.000 descendants. » Après cette révélation, je lâchai mon arme, convaincu qu’il n’y a aucun avenir à tuer des mouches.

Se servir de poison insecticide ? Les récentes expériences scientifiques ont crevé l’illusion de son efficacité. La plupart des variétés de mouches s’y habituent et leur système s’immunise. Un demi-verre de ce poison peut tuer un homme, tandis que les petites pestes le sucent en sécurité.

Au début de juin, une brume bleuâtre flottait au-dessus de la région du Chibougamau. Un météorologiste posté à la baie des Cèdres m’annonça que des feux de forêt avaient éclaté près des lacs Mistassini et Obatagamau. On y expédia par avion des escouades de gardes-feu, car c’était la période dangereuse de l’année pour ce fléau : les faîtes des arbres étaient aussi secs que de l’amadou et resteraient ainsi tant que leurs nouvelles feuilles n’auraient pas poussé ou qu’une longue pluie n’aurait pas saturé le district. La civilisation accompagnait les combattants de l’incendie, car ils étaient munis d’horloges enregistreuses et devaient poinçonner l’heure de leur arrivée à des postes éloignés les uns des autres de plusieurs milles, dans les bois épais. C’était, en somme, la même méthode que celle d’un gardien de nuit faisant ses rondes périodiques dans une usine.

À la mi-juin, les pêcheurs étaient aussi nombreux que les prospecteurs. La pêche commercialisée n’existant pas au Chibougamau, les amateurs avaient les lacs et les rivières entièrement à leur disposition. Deux New-yorkais se sont même plaints qu’il y avait trop de poissons dans le lac Chibougamau ! Ils avaient installé leurs tentes près de la baie des Ours et paraissaient attristés quand je les croisai sur le portage.

— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandai-je : pas de poisson ?

— Il y en a trop, répondit tristement l’un d’eux. Hier, nous en avons pris vingt gros, mais nous les avons rejetés à l’eau. Nous ne pouvons pas manger cent livres de poisson tous les jours et nous ne pouvons pas les emporter, puisque nous n’avons pas de glace. Nous partons demain pour essayer un lac près de Saint-Félicien, où l’on nous a dit qu’il avait été vidé de poissons !

Quelques jours plus tard, quatre pêcheurs du New Hampshire manquèrent de très peu un rendez-vous avec la mort. Ils avaient franchi le portage et s’apprêtaient à traverser le lac Chibougamau, lorsque leur moteur hors-bord fit défaut. Ils pagayèrent jusqu’à Rainbow Lodge et s’installèrent sur la véranda tandis que nous démontions les pièces de la machine.

L’allumeur défectueux du moteur leur sauva probablement la vie, car avec une soudaineté très caractéristique de cette région, le ciel s’obscurcit et un grain, de l’intensité d’un cyclone, frappa la maison. Cette fois, c’était quelque chose ! C’était la pire tempête que de mémoire d’homme on ait éprouvée au Chibougamau. Des lames gigantesques secouèrent la baie au bord de laquelle était Rainbow Lodge, tandis qu’une pluie torrentielle oblitérait le paysage. Puis des grêlons, de la grosseur des billes, tambourinèrent sur notre toit. Une trombe se forma sur le lac, monta en se tordant à une hauteur de plusieurs centaines de pieds et finit par se dissiper en direction du nord-est.

II est plus que probable que si les quatre pêcheurs n’avaient pas eu d’ennui avec leur moteur, ils auraient été au milieu du lac et on ne les aurait pas revus vivants.

Phil Bates, un étudiant en géologie qui habitait l’ancien poste de la Compagnie de la Baie d’Hudson, sur le lac Chibougamau, me dit plus tard que la trombe était passée directement au-dessus de son camp, arrachant des douzaines de pieds de papier goudronné sur le toit. « Si ce cyclone-là avait happé une embarcation sur le lac, dit-il, il n’en serait rien resté que quelques éclats de bois.

Le Chibougamau n’est pas seulement le paradis des pêcheurs, c’est aussi celui des chasseurs de canards. La région est reconnue comme une de celles qui, en Amérique, voient passer le plus grand nombre d’oiseaux migrateurs. Olivier Gignac, chasseur et prospecteur très connu, m’a dit que les canards noirs se déposent sur le lac Rush en multitudes innombrables. « L’automne dernier, me dit-il, j’ai amené sur ce lac, par avion, deux Américains. Nous n’avons pas dormi de la nuit tellement était formidable le bruit au-dessus de nos têtes. Des milliers et des milliers d’oiseaux se déposaient sur les eaux ou en décollaient sans arrêt. Tout ce que nous avions à faire, c’était de pointer nos fusils en l’air et de tirer dans l’obscurité. À l’aube, nous ramassions les canards morts par vingtaines. »

Une des entreprises les plus occupées à Chibougamau, durant 1951, fut la Compagnie d’aviation du Mont Laurier, possédant des bases à Roberval et sur le lac Caché, à proximité de la ville. Leurs appareils petits ou gros, passaient chaque jour, en grondant, au-dessus de nos têtes, en route pour tous les points de cette région minière. Le chef de ces audacieux aviateurs de la brousse était « Terry » Coghlan, gérant de l’organisme et ancien pilote de bombardier, renommé pour sa bravoure durant la guerre.

Si les compagnies d’aviation se fiaient à des gens comme votre serviteur pour leur clientèle, elles feraient vite banqueroute. J’ai le vertige rien qu’à regarder du haut d’une galerie. Quelque mille pieds en l’air et me voilà dans les pommes. Lorsque j’étais dans la trentaine, j’ai possédé, commandé et navigué une goélette de 80 pieds, avec un équipage d’amateurs. J’ai parcouru ainsi 35,000 milles, accomplissant presque la circumnavigation du globe. Dans l’océan Indien et le Pacifique, j’ai bravé des mers démontées sans que j’en fusse, moi, démonté ; de fait, j’adore la lutte entre le vent et les voiles… mais l’altitude ! Non.

Un jour, à la base du lac Caché, je regardais « Skip » Lemorier, un pilote du Mont Laurier, fréter un avion Norseman. Au moment de s’installer dans la carlingue, il me cria : « Sautez dedans, je vais à Roberval et reviendrai cet après-midi. Le temps est magnifique. Vous aimerez la randonnée. »

« Skip » respirait tellement la confiance, que je jetai mon havresac dans l’appareil et montai dans le siège du pilote de relève, en me jurant tout bas que je vaincrais ma crainte irraisonnée des hauteurs. L’avion glissa avec un bruit de tonnerre sur les eaux du lac Caché prit son essor comme une mouette et vira vers le sud-est. Il n’avait pas franchi un mille, que la peur s’empara à nouveau de moi. Abandonnant mon siège, je rampai jusqu’à l’intérieur où je demeurai accroupi, parmi des monceaux de sacs postaux et d’équipement minier.

Soudainement, j’aperçus quelque chose qui bougeait à mes pieds. Mais oui, c’était un esturgeon vivant ! « Skip » me cria qu’un prospecteur avait capturé ce fabricant de caviar une heure ou deux avant le départ de l’avion, et que le frétillant individu s’acheminait, dans une place de première classe, vers une casserole de la ville de Roberval.

On eût dit que l’esturgeon me fixait de ses yeux immobiles ; ses ouïes s’ouvraient et se refermaient avec régularité… Il n’avait nulle envie de mourir ! Le froid regard du poisson m’ennuyait (il me rappelait un courtier à qui j’avais confié jadis, hélas ! ma bourse). Je le poussai du pied afin de l’orienter dans une autre direction ; mais le misérable barbu ne l’entendait pas ainsi. Il se tortilla si bien qu’à nouveau il braqua son regard fixe sur ma malheureuse personne.

J’avais presque envie de reprendre mon siège près du pilote ; j’y songeais, la tête appuyée sur mon havresac, lorsque je sentis un objet cylindrique me presser la base du crâne. Plongeant la main dans mon havresac, j’en retirai une bouteille de whisky. (Comment avait-elle bien pu se fourrer là ?). J’en avalai une grande lampée (pour fins médicinales, ainsi que le disait ce grand boxeur et formidable biberon, John L. Sullivan). Il ne fallut que quelques minutes pour que je me sentisse calme et reposé ; comme résultat, je bus encore deux ou trois gorgées (toujours dans un dessein thérapeutique). Après la quatrième ingurgitation, je me levai et, avec un calme magnifique, me réinstallai sur le siège du pilote de relève. L’alcool avait complètement changé mes sentiments et je pouvais maintenant sans me tourmenter, plonger mon regard vers la terre, à plusieurs milliers de pieds sous l’appareil. Lorsque nous fûmes à proximité du lac Saint-Jean, « Skip » me laissa manier les doubles commandes. Et c’est ainsi que l’homme le plus craintif dans les airs, « Vertigo » Wilson, conduisit lui-même un avion. C’est une façon comme autre de conquérir la phobie de l’altitude.

Dès que je mis pied sur le sol à Roberval, je serrai la main de Joe Sharpe, un prospecteur très connu, qui avait séjourné plusieurs années au Chibougamau. Joe, célèbre pour sa force et son endurance, avait plus d’une fois parcouru en raquettes, durant l’hiver, la distance qui séparait Saint-Félicien de son « campe », soit 150 milles. Cela lui prenait deux jours et deux nuits, marchant sans arrêt, sauf une halte tous les quarante milles pour fumer et pour casser la croûte. Il marchait dans la neige épaisse de la forêt, sans daigner camper pour dormir. Lorsque je lui demandai pourquoi il accomplissait cet effort surhumain, il me répondit : « Je voulais avoir ma correspondance ».

Lorsque je rencontrai le prospecteur Wally McQuade, dans un magasin de quincaillerie, j’appris un nouveau truc de mineur. J’aperçus McQuade examinant à la loupe des poêlons de métal. Je lui dis en riant que les œufs auraient le même goût, qu’ils fussent frits dans un poêlon ou dans l’autre. « Je ne le veux pas pour faire la cuisine, murmura MacQuade, mais pour laver l’or à la battée. Une poêle est le meilleur instrument pour ça, à la condition qu’elle n’ait pas la moindre égratignure… C’est pourquoi je la regarde aussi attentivement. »

Les prospecteurs du Chibougamau mettaient certainement de la vie dans les calmes villages du Lac Saint-Jean. Certains émergeaient de la brousse pour acheter du matériel et des vivres ; d’autres simplement pour se distraire. Au Château Roberval, je rencontrai Mike Mitto, le mineur canadien auquel on a fait le plus de publicité. Mike avait appuyé, de son choix et de son opinion, une marque de whisky, voilà quelques années et son portrait avait paru dans des annonces, jusqu’au pays du Siam.

Mike, toujours d’une gaieté exubérante, était un prospecteur et un promoteur doué d’une expérience formidable. Son beau-frère, feu « Russian Kid », était un autre personnage pittoresque. Mike me déclara qu’il avait jalonné des claims au Chibougamau et qu’il s’en allait ailleurs. « Où allez-vous ? » demandai-je. « Au Yukon, fut la réponse ; on m’a dit qu’il y avait encore là-bas des terrains intéressants à exploiter. » Le Yukon ! Distant de cinq mille milles ! Et il y allait juste comme ça !

Alors que nous déjeunions ensemble, j’indiquai à Mike un promoteur que je connaissais vaguement et qui était attablé assez loin de nous. « Que pensez-vous de ce type-là ? » m’informai-je. Mike sourit et murmura : « Si vous lui demandez ne fut-ce que l’heure, vous risquez de manquer votre train ! »

En passant par Saint-Félicien, je fis la connaissance de Joe Kyle, un autre prospecteur de vaste expérience et connu de l’Atlantique au Pacifique. Kyle est un directeur d’O’Leary Malartic Mines Ltd. Il séjourna plusieurs années au Chibougamau où il acquit plusieurs propriétés de haute valeur. Sa réputation est si grande que je fus très content lorsqu’il me demanda si j’accorderais l’option à sa compagnie, de cinq concessions que je possédais dans le canton de Dauversière. Ces concessions situées à un mille environ de celles de Chibougamau Explorers Co., dont les échantillons ont révélé une richesse étonnante ; étaient censées se trouver à proximité du filon. Je consentis l’option, pour une année, aux gens de Kyle, avec le droit de prospection, l’obligation d’exécuter le travail statutaire et si l’on faisait une vente avantageuse pour l’un et l’autre, nous partagions les profits à parts égales.

Saint-Félicien est à 150 milles de la zone minière du Chibougamau. C’est pourquoi Kyle fut très surpris lorsqu’un jour un fermier l’aborde et lui montre des échantillons d’une roche blanchâtre, striée de jaune, qu’il avait trouvée sur sa terre.

« C’est un des plus beaux quartz que j’aie jamais vus, très riche en minéralisation, me dit Joe tout en se grattant le nez qu’il a romain ; et je ne perdis pas de temps à me rendre sur la ferme de ce type, à quelques milles de Saint-Félicien. Je trouvai d’autres échantillons au fond d’une vieille excavation de gravier à côté du chemin. Je n’y comprenais rien, car d’après la structure géologique de la région, aucun quartz de ce genre n’y saurait exister. Autrement, il faudrait brûler tous les livres de géologie qui ont été imprimés !

« Je revins à mon hôtel et passai plusieurs heures à essayer d’élucider ce mystère. Vers la fin de l’après-midi, je sortis de ma chambre assez fatigué et j’allai commander une limonade au restaurant voisin. À la table voisine de la mienne étaient assis deux camionneurs qui riaient à en pleurer.

— Qu’y a-t-il de si drôle ? demandai-je.

— Vous allez voir bientôt une ruée vers l’or formidable, ici même à Saint-Félicien, répondirent-ils ; les cultivateurs vont devenir fous. Avant de partir de Chibougamau, nous avons chargé notre camion d’une tonne de fragments de quartz de belle apparence qui gisaient dans un puits de mine abandonnée. Hier soir, aux approches de Saint-Félicien, nous avons jeté ces roches à droite et à gauche sur les fermes. Et maintenant, surveillez la course !

— Je riais aussi jaune que les filaments dans le quartz, dit Joe ; et lorsque je rentrai à l’hôtel, je vidai une bouteille de bière pour chasser le goût trop sûr de la limonade.

* * *

J’en étais rendu à ce passage de mon manuscrit, et j’en avais plein le dos, car écrire est pour moi la besogne la plus ennuyeuse du monde… un métier de chien. J’étais fatigué de taper sur une machine à écrire « silencieuse », (laquelle faisait le même bruit qu’une locomotive dans une cour de triage) et je m’apprêtais à jeter mon œuvre au panier, lorsque mon regard tomba sur l’entrefilet suivant, dans un journal de Québec :

UN LIVRE SUR CHIBOUGAMAU

CHIBOUGAMAU — (D.N.C.) — Monsieur Larry Wilson, de Chibougamau, écrira bientôt un livre sur l’histoire de ce centre minier, à partir des premières activités des prospecteurs jusqu’à aujourd’hui. Le volume sera publié en anglais, à Toronto. En outre de faire une large publicité à la région de Chibougamau, il contribuera nécessairement à faire apprécier un autre coin de notre région. »

Je me souvins alors que quelques semaines auparavant, le rédacteur d’un hebdomadaire de Roberval était venu me voir. Apercevant ma machine à écrire, il me demanda ce que je faisais. Comme il était correspondant d’un quotidien, il lui envoya la dépêche que je viens de citer. C’est ainsi que je fus « lancé » comme l’historien de Chibougamau. Il ne me restait plus qu’à boucher mes bouteilles et me remettre à la tâche.


  1. « Ungava » est un mot esquimau qui veut dire : « pays lointain ».
  2. Depuis que ces lignes ont paru, le chemin de fer de l’Ungava est terminé
  3. « Ashuapmouchuan » est un terme indien qui signifie : « Là où l’on attrape les orignaux ». (Voir le chapitre suivant pour une explication plus complète.)