L’appel de la terre/Chapitre XXIII

Imprimerie de "L’Événement" (p. 181-186).

XXIII


« Woh !… Woh !… Arriédon !… » et le bruit saccadé des grelots s’arrêta juste devant la porte. «  Jésus… faites qu’il revienne !… » murmurait Jeanne Thérien, pendant que crépitait encore la flamme de la bûche incendiée.

On frappa subitement à la porte…   « Quoi ! la messe est finie, déjà ? » Ah ! le rosaire a été dit à temps… « Entrez !… »

Un homme entra emmitouflé dans un ample manteau couvert de neige. L’étranger, d’abord, sembla ébloui par la clarté que projetait dans la pièce la grosse lampe des cérémonies que Jeanne avait pensé d’allumer. Cette dernière, comme pétrifiée, n’avait pas fait un mouvement à la vue de l’homme qui, avec des gestes brusques, secoua la neige qui le couvrait ; puis, il enleva son bonnet de fourrure. Alors il y eut deux cris ;

« Paul !… »

« Jeanne !… »

Et les deux jeunes gens se jetèrent dans les bras l’un de l’autre. Ah ! le bonheur de se revoir à cette heure où tout devait être si triste, après la si longue et si cruelle séparation dont l’un et l’autre, sous des formes un peu différentes, avaient tant souffert ; ah ! la minute exquise de ce baiser du retour !… la belle nuit de Noël où renaissaient deux amours !… « Faites qu’il revienne ! » venait de murmurer Jeanne en terminant son rosaire, et il revenait ; elle était exaucée et comme elle était belle, la récompense de son ardente et jeune foi ; inoubliable instant entrevu tant de fois dans des rêves sur les débris desquels la réalité du lendemain, ironique et moqueuse, venait tinter son glas funèbre ; réalité, enfin, toujours espérée mais qui apparaissait si lointaine qu’il semblait que la vie ne serait pas assez longue pour en savourer la joie…

Mais là, n’ont-ils donc rien à se dire, Paul Duval et Jeanne Thérien, qui sont là à se regarder sans avoir pu dire encore plus de mots que leur nom ?… Les grandes joies comme les grandes douleurs sont muettes. Il y eut ainsi plusieurs minutes de silence que prosaïquement vint rompre le cocher qui avait amené Paul aux Bergeronnes :

« Vous savez, » mams’elle, dit-il, « qu’on vient de faire un rude voyage ; tels que vous nous voyez, nous sommes partis de Tadoussac ce matin et la tempête nous a pris en route. Ah ! ç’a été rude ; vingt fois j’ai pensé à dételer à la prochaine maison ; il n’y avait pas un chrétien pour s’arracher dans des chemins semblables. Mais M. Duval voulait absolument arriver pour ce soir aux Bergeronnes. Dam ! c’est Fane qui a le plus souffert, pauvre bête !… de la neige jusqu’au poitrail, elle aura sans doute bien mérité la portion d’avoine que je m’en vais lui donner, si vous permettez, mam’selle, que j’aille dételer… »

La jeune fille donna avec empressement au loquace et brave homme toutes les instructions nécessaires pour que Fane n’eût pas à se plaindre davantage de lui avoir amené son fiancé par un temps pareil ; et le cocher sortit.

Les deux jeunes gens restèrent de nouveau seuls. Les premiers instants de l’émotion de ce retour si brusque passés, la conversation s’engagea, joyeuse, aimable ; ce fut un flot de questions de la part de Jeanne. Elle trouvait que Paul n’avait pas changé ; c’était bien lui encore, mais un peu plus grave, comme un tantinet triste ; elle revoyait son bon sourire, son regard franc et hardi, son beau visage olivâtre…

« Oh ! comme cette Montréalaise avait dû l’aimer…

Mais ce ne fut qu’une pensée qui traversa, rapide, l’esprit de la jeune fille ; elle la chassa vite. Non, il ne fallait plus penser à cela ; c’était fini, sans doute, bien fini. Il était revenu et il resterait, toujours…

« Comme tu es belle, ma petite Jeanne…

Jeanne rougit un peu. Le tic-tac de la grande horloge battait fort et joyeux dans la pièce et les bûches crépitaient dans le poèle comme un grand feu d’artifice.

« Je suis heureux, bien heureux, chère petite fiancée, que j’ai un instant oubliée, mais que je retrouve pour toujours ; ah ! oublions, veux-tu, ma petite Jeanne, les jours mauvais qui ont précédé cet instant béni que nous vivons cette nuit… cette belle nuit de Noël, Noël de nos amours. Comme nous allons être heureux, maintenant, Jeanne !… nous sommes au mois de décembre… veux-tu qu’aux Jours Gras, tu deviennes ma femme, ma petite femme chérie ?…

Jeanne leva les yeux sur son fiancée, puis, souriant :

« Je te l’ai promis, mon bien-aimé… tu sais, là-bas, près de l’église….

« Gendron, tu sais, elle n’est pas à vendre, la terre !…

C’est André Duval qui, la bouche pleine, décroche cette malice à Samuel Gendron qui, après la messe, et à la nouvelle, apprise sur la route, que Paul Duval était de retour, était venu lui dire bonjour avec plusieurs autres voisins. La grande cuisine est pleine de rires et d’exclamations joyeuses. La mère Duval, dont le bonheur ne peut s’exprimer, venait de sentir une inquiétude soudaine, l’envahir : le ragoût sera-t-il suffisant pour tout ce monde qui se succède à la table du réveillon ?…

Mais la mère Duval n’a jamais été à bout de ressources, et, pour prévenir la disette de ragoût, d’énormes bouts de boudin se mirent bientôt à griller, à noircir, à se boursouffler et crever dans la poële avec les crépitements de la braise de trois autres grosses bûches de bouleau que le père Duval a, d’une main experte, placées lui-même dans le foyer…

« Ah ! si l’on avait le temps de faire cuire l’oie ! » s’exclame la mère. Mais, non, ce sera pour demain… Le bon vin canadien, fait, à l’automne, avec les bluets du Saguenay, mousse dans les gros verres à facettes qui brillent gaiment sur la nappe blanche, devant les assiettes à fleurs bleues… et l’on boit à la santé du retour de l’instituteur à la terre paternelle….

« Dommage qu’elle ne soit pas à vendre, la terre du père, » fait remarquer Joseph Mercier ; c’est une bonne terre…

— Oui, mais si elle avait été vendue, répond Samuel Gendron, ça aurait été aux propriétaires des moulins. Ça ne nous aurait pas profité guère.

Alors le père Duval prit occasion de la remarque pour annoncer d’un air mystérieux qu’à trois reprises différentes on lui a demandé à acheter sa terre pour les fins des futurs moulins, mais qu’il avait refusé les trois fois. « Ça me disait, » ajouta-t-il, « que Paul reviendrait et que, alors, dans ce cas, la terre ne serait jamais à vendre, à aucun prix… »

— Prends ça pour toi, Gendron, lança Joseph Mercier.

L’on but un verre de vin de bluet « à la santé » de la terre du père Duval.

« Ces moulins-là, ça marchera pas longtemps, » fit remarquer un habitant d’en bas de la rivière qui s’habillait pour partir, « vous verrez… »

— Le fait est qu’y auront pas assez de bois pour tenir longtemps, répondit Mercier.

— N’importe, ça amènera toujours un peu d’argent dans la place, fit remarquer le père Duval. Ça ne nous fera pas tort.

Pendant que l’on parlait des moulins, Paul et Jeanne devisaient joyeusement et, tout en surveillant le service de la table, la mère les regardait, heureuse au-delà de toute expression.

Paul se leva soudainement ; montrant Jeanne rayonnante :

« Un verre à la santé de ma future petite femme, ». lança-t-il, joyeux. Et il ajouta avec un petit air entendu :

« C’est pour les Jours Gras… »

L’enthousiasme fut à son comble. La cruche de vin de bluet y passa, de même qu’avaient passé toute la saucisse et tout le boudin de la mère Duval. Il était tard quand on parla de se séparer. De l’étable déjà, on entendait chanter un coq, un futur « ragoût », un peu trop matinal.

« Allons, nous allons dormir quelques heures, » dit le père Duval ; « ça va faire du bien. Quant à nos futurs mariés, comme ils n’ont pas été à la « minuit », pour leur pénitence, nous les condamnons à se lever pour la messe du jour. »



FIN