L’appel de la terre/Chapitre XXI

Imprimerie de "L’Événement" (p. 161--).

XXI


Quand les longues pluies larmoient intarissablement aux carreaux, les soirs d’automne, et que l’on entend le vent geindre dans les chambres transies aux fenêtres obliques, on se rappelle plus aisément les heures sereines vécues en famille.

C’était un de ces vilains soirs de novembre ; un vent d’hiver s’était levé faisant courir un frisson, une impression inusitée de froid sur toute la grande ville. Paul Duval, les deux coudes appuyés sur sa petite table de travail et la tête dans les mains, lisait une lettre… la lettre de la mère écrite là-bas, cette après-midi de la Toussaint, par Jeanne Thérien… Pauvre petite lettre venue de si loin, comme elle torturait le cœur de l’expatrié. Quand il en eut terminé une première lecture, il faisait sombre dans la chambrette. Paul alluma sa lampe et relut de nouveau la lettre, puis une troisième fois, toujours de plus en plus ému, la baisant, chaque fois, à l’endroit de la signature. Il sentit à la fin son cœur se briser ; des sanglots soulevèrent sa poitrine et toute son émotion, tout son ennui, toute sa désespérance se fondirent dans des larmes…

Dehors, le vent qui siffle toujours ressemble aux plaintes d’un mourant ; une pluie aigüe fouette les vitres laissant par intervalle, un silence de tombe au dehors et dans la chambre. Et Paul Duval continue de pleurer.

Le lendemain, Paul n’eut pas de cœur au travail et, comme il avait fait pendant tant de journées, depuis qu’il était à Montréal, il s’en alla flâner de par la ville. L’idée lui prit de renouveler dans la Montagne la promenade qu’il avait faite, un des premiers jours qu’il était en ville.

C’était une journée radieuse d’arrière-automne ; l’air était sec, vivifiant et sonore. Les rayons d’un pâle soleil s’efforçaient tant qu’ils pouvaient, mais en vain, de réchauffer l’atmosphère. Plus encore qu’aux jours de la canicule, les promeneurs affluaient dans la Montagne. On profitait du dernier beau jour peut-être de cet automne pour arpenter les claires allées semées de feuilles mortes.

Paul Duval voulut refaire son premier pèlerinage. Après avoir marché longtemps dans les avenues, sous les arbres dénudés qui laissaient voir toute la splendeur du ciel, il s’en alla s’asseoir sur le banc rustique où, deux mois auparavant, il avait eu la première et terrifiante vision de la ville où déjà il avait tant souffert depuis, où il avait passé par tant de multiples phases.

Excepté autour de lui où la clarté crue de l’automne avait succédé à l’ombre encore touffue des débuts de septembre, rien, en bas, ne semblait avoir changé. Le bleu du ciel, purifié par de récentes bourrasques, se nuançait d’un blanc vaporeux sous un soleil échappé avec peine des brumes, et les faces et les dômes hâlés des maisons empruntaient encore un air de dignité à la lumière dont les raies traversaient au loin les boulevards ; et, à part les places des parcs qui étaient plus claires, rien, en vérité, n’avait changé. Les maisons continuaient de se resserrer en masses sinueuses, par endroits, disséminées en archipels que les groupes de bâtisses reliaient à des empâtements plus denses.

Le jeune homme, comme rasséréné par les sensations exquises et fraîches du paysage, respirait largement l’air lumineux. Près de lui, des couples passaient avec une belle insouciance de sa curiosité et des curiosités environnantes. Il surprenait, au passage, des sourires, des mots tendres et, derrière lui, quand ils étaient passés, souvent, des baisers. Partout, autour de lui, l’amour s’attestait seul personnage de mille scènes. Les femmes répandaient à leur suite une sénérité voisine de la joie qui se traduisait sur les visages des hommes par une détente des traits fatigués…

Tout à coup Paul tressaillit. Un groupe montait qu’il distinguait assez clairement dans la lumière crue et, dans ce groupe, il crut distinguer la svelte silhouette de Blanche Davis. Son cœur bondit. Serait-il vrai qu’il allait enfin vivre l’instant de sa vie pour lequel il s’était imposé tant de sacrifices et tant de souffrances ?

Le groupe, composé de jeunes gens et de jeunes filles, s’avançait, joyeux et bruyant. Paul Duval n’eut plus de doutes ; Blanche Davis était presque en face de lui. Sans plus réfléchir, il prit une résolution subite, hardie et téméraire dans les circonstances ; son amour ne souffrant pas de ces dernières, qu’elles fussent de lieu ou de convenance, il saisissait l’occasion qui se présentait miraculeusement à lui dans sa désespérance ; il parlerait à la jeune fille.

Le naïf Paul Duval ignorait le danger des déclarations sincères, son amour l’éloignait de toute réticence calculée et il trouvait dans la franchise précisément l’une des joies de l’amour ; il adorait cette liberté de communiquer à l’aimée les plus secrets sentiments toujours trop heurtés par la grossière mêlée de la vie.

Précieuse et redoutable avec sa puissance consternante, la vérité apparaît rarement dans les actes et dans les propos humains ; elle est timide, fuyante, et se dérobe sous l’esprit des convenances ; mais l’amour, qui soulève dans l’âme les premières énergies, a vite raison de ces scrupules, des usages et des réserves factices. Quand il s’est emparé d’un cœur naïf et neuf aux choses de la passion, il ne peut user de défiance ou de subterfuges à l’égard de l’être aimé ; il rejette les prudentes roueries et les habiletés mesquines.

L’amour de Paul Duval, que nulle arrière-pensée ne refrénait, portait de plus maintenant l’empreinte de la détresse qu’il venait de subir et il ne pouvait que devenir plus spontané en face de son objet. Dans l’anomalie de l’isolement, son cerveau s’était empli d’absurdes idées, de fausses images qui maintenant s’animaient avec la soudaine apparition de la rayonnante beauté de Blanche Davis qui lui rappelait, vivace, sa précaire tendresse………………………………………

Ah ! qui pourra jamais sonder le mystère des tendresses féminines ?

Paul Duval descend la Montagne comme un fou ; il titube ainsi qu’un homme ivre ; il ne voit personne et se heurte aux passants qu’il rencontre et qui pestent contre lui. Un homme qu’il avait fait rouler en bas des trottoirs, le bouscule à son tour jusqu’au milieu de la rue en le traitant d’imbécile et d’ivrogne. Paul Duval ne s’émeut pas davantage de l’aventure ; il continue de descendre sans souci de la cohue des rues qui grossit à mesure qu’il se rapproche de la ville, sans souci des dangers auxquels l’exposait sa dangereuse inattention… Il traversa la ville sans plus se convaincre de ce qu’il faisait ; puis, il se trouva bientôt dans sa chambre d’hôtel, affalé sur son lit, en proie au plus violent désespoir. Il resta là, longtemps, sans même pouvoir penser, tant les impressions se brouillaient, se heurtaient, se confondaient dans son cerveau.

Puis, peu à peu, quand les ombres eurent envahi complètement la chambre, le calme commença à se faire. Il put repasser un à un, dans sa mémoire, les détails de l’incident de la Montagne…

Quand Blanche Davis, joyeuse et folâtre, passa près de lui, il se rappelle qu’il s’était levé et que, sur le bord de l’avenue, il avait crié :

« Blanche !… »

Il y eut alors comme un moment de stupeur dans le groupe ; on se regarda surpris ; une grande pâleur couvrit le visage de la jeune fille. Timide maintenant, gauche, effrayé de l’effet produit parmi les citadins par son indiscrète exclamation, Paul Duval réalisa combien il devait être ridicule à ce moment. Il n’osait plus ni dire un mot ni faire un geste ; au reste, un grand éclat de rire parti du groupe le cloua davantage sur place. Les jeunes gens partirent ; Blanche Davis, traînant un peu, et à dessein, de l’arrière, s’était approchée de lui et, sans presque s’arrêter, lui avait jeté en passant :

« Vous êtes un imprudent et vous avez failli me compromettre ; je vous avais recommandé de ne jamais plus chercher à me rencontrer ; je me marie dans deux jours avec Gaston Vandry, entendez-vous ? Votre intervention serait ridicule… Adieu !… »

Et la jeune fille partit en courant rejoindre ses compagnons. Après, il ne se souvenait plus de rien ; il ne se rappelait plus qu’il était resté longtemps à la même place, exposé à la risée de tous ceux qui passaient et qui s’amusaient de son hébétude ; qu’il était descendu de la Montagne en risquant cent fois de se faire arrêter, écorcher ou écraser et qu’il avait traversé presque toute la ville dans cet état de surexcitation voisin de la démence.

Et maintenant sa mésaventure le navre, le mortifie ; cette entrevue inutile et ridicule où il avait joué un rôle de bouffon présente à ses yeux les proportions d’un événement désastreux. Il maudit sa naïveté qui lui avait fait ignorer les subtilités modernes qui, elles seules, mènent à présent ce que l’on appelle encore l’amour, dans les villes ; il maudit jusqu’à cette ferveur de son amour à lui qui l’avait si subitement et si aveuglement rempli de l’extase obsédante comme l’était sa détresse, après le rêve envolé…

L’obscurité est maintenant profonde, dans la pauvre cellule, et le calme prend plus de place dans l’âme tourmentée du jeune homme.

Il avait cru sincèrement en la sincérité de l’être aimé, mais il avait ignoré et il venait d’apprendre qu’en amour moderne la sincérité est le pire défaut. Et à présent qu’il le savait, il réalisait avec amertune que cette passagère liaison avec Blanche Davis avait été une mortifiante duperie, l’outrage de l’amour simulé ; cette Montréalaise, avec lui comme avec tant d’autres de ses pareils, n’avait fait que coquetter, filer une intrigue pour passer le temps dans une solitude, aiguiser les désirs d’un naïf campagnard, toutes indigentes redites de l’éternelle comédie. Elle avait, un instant, cédé à son amour par caprice romanesque pour avoir, plus tard, à divulguer à des amis intéressés, même au mari amusé, l’aventure toujours intéressante d’un bref roman d’amour fleuri dans des cœurs en jeunesse…

Une horloge lointaine sonna dans le silence les douze coups de minuit, et Paul Duval songeait encore. Mais ses réflexions prirent bientôt un autre tour. Il avait eu pour Blanche Davis, d’abord de la colère, puis, du dédain, enfin, de la pitié. Il l’avait crue sincère et il s’était trompé sur les sentiments de la jeune fille. Il s’efforça de se convaincre qu’il s’était également mépris sur ses propres sentiments ; ce qu’il avait pris pour de l’amour n’en était que le pâle reflet. Il fut heureux de se rappeler qu’il avait exprimé des doutes de cette nature sur ses sentiments et ceux de la jeune fille, un soir que, sur la vérandah de la Villa, à Tadoussac, il donnait à Blanche Davis convalescente, un cours sur les mauvaises herbes ; il se remémora ses gênes, ses réticences, ses scrupules ; il se souvint des visions qu’il avait, soudain, même au plus fort de son idylle avec Blanche Davis, de la pauvre petite abandonnée des Bergeronnes, Jeanne Thérien, des scrupules que les souvenirs de cette dernière lui donnait à l’égard de la Montréalaise. Enfin il finit par se convaincre qu’il n’avait jamais sincèrement aimé Blanche Davis pas plus que cette dernière ne l’avait aimé.

Enfin, à tout prendre, rien ne permettait, dans cette aventure, d’entraîner Paul dans de fatales répercussions. Il avait démasqué la fausse amante ; il en sera donc quitte pour une rupture complète. Il s’éloignera d’elle, peut-être encore un peu désolé, mais guéri ; l’on se quitterait et tout serait dit ; et lui aussi aurait eu l’occasion d’emmagasiner dans son souvenir les belles journées d’amour fleuries dans des cœurs en jeunesse

Et Paul Duval s’endormit en appelant à lui, les bienfaits de l’indifférence, le retour à la santé morale.

Et quand, le lendemain matin, le soleil, déjà haut, le réveilla, caprice d’un esprit plutôt instable, la première pensée de l’ancien instituteur de Tadoussac fut pour celle qu’il s’engageait à prendre pour sa femme, un soir, sous les étoiles, près de l’église des Bergeronnes.

Paul Duval, à partir de là, détesta cordialement la ville, ses cohues effarantes, ses vastes avenues, la majesté de ses édifices, ses squares piaillant de marmots et le fracas de son travail formidable…

Puis, la neige se mit à tomber abondante ; l’hiver venait pour de bon. Paul Duval eut, avec plus d’âpreté, la nostalgie de la terre natale…