L’appel de la terre/Chapitre VII

Imprimerie de "L’Événement" (p. 47-56).

VII


John Harold Davis était le fils d’un ancien commerçant immigré d’Écosse au Canada. Il était né à Montréal où il avait toujours demeuré. Il avait hérité du commerce de son père après la mort de celui-ci. Depuis plusieurs années, grâce à son énergie, à son travail et au sens des affaires qu’il possédait comme tous les hommes de sa race, il se trouvait à la tête de l’une des plus importantes maisons de soieries du Canada.

Un moment, comme tant d’autres en notre pays, il avait hasardé sa barque sur la mer houleuse de la politique ; les vents lui furent contraires. Il prévint le naufrage et retourna au rivage où la fortune continua de lui accorder ses faveurs, peut-être pour le récompenser de son énergie à repousser les tentations de l’enjôleuse déesse de la politique. Enfin, le mariage qu’il avait contracté avec la fille d’un riche industriel d’Ottawa ne fut pas de nature à tarir le Pactole qui coulait si favorablement de son côté.

Un seul enfant leur était né ; c’était la pétulante Blanche, aujourd’hui heureuse de ses vingt-et-un printemps, toute entière à ses rêves dorés de jeune fille riche, fière de l’éclat d’une beauté qui rayonnait dans tout Montréal. Blanche Davis, en effet, à cause de sa beauté, à cause de la fortune de son père, donnait le ton à toute la société de l’Ouest de la Métropole ; aussi, les prétendants à sa main d’héritière affluaient-ils. Elle était l’adoration de ses parents.

C’était pour Blanche que M. Davis venait d’acheter cette villa des B…, à Tadoussac. En vieux commerçant endurci et toujours resté un peu ladre, il avait d’abord hésité devant cette dépense inutile, mais, comme il s’agissait de donner un jouet à leur fille, madame Davis avait fermement tenu tête aux objections de son mari, et elle avait triomphé. Le jour où l’acquisition fut faite, Blanche fut heureuse et elle embrassa tendrement son père et sa mère. On lui avait donné un jouet et elle était contente.

Le printemps suivant, on s’embarquait à bord de l’un des somptueux palais flottants de la Richelieu & Ontario, pour la première villégiature à Tadoussac.

« J’ai bien hâte d’entendre, » disait Blanche, « l’effet que produit la musique de Mozart dans les montagnes des Laurentides… »

Pour cet été, on amena Gaston Vandry, le jeune homme au binocle. Il était le fils d’un grand importateur de vins français de Montréal, et héritier, lui aussi, d’une belle fortune. Gaston Vandry était, dans toute l’acception de l’expression, « un fils à papa », et il en était encore à apprendre la signification du mot travail. Depuis les quelque quatre années qu’il avait terminé dans un collège anglais, des études parfaitement médiocres, son temps s’était exclusivement partagé entre le sport et les voyages. Dans les deux familles Davis et Vandry, on avait formé des projets très bien à l’endroit des deux jeunes gens et le jour était même proche où l’on célébrerait les fiançailles.

Bien plus, ces fiançailles, dans l’esprit de monsieur et de madame Davis, devaient certainement se conclure à leur retour de Tadoussac ; en emmenant Gaston, on « mousserait » l’affaire plus vite et plus facilement.

Le projet de M. Davis était de la bonne diplomatie, car à vrai dire, Blanche ne s’était jamais prêtée bien volontiers aux avances de Gaston Vandry et aux projets dorés de ses parents. Parents proposent et enfants disposent, souvent. Et puis, on n’avait pas une tête de linotte pour rien, quoi ! Pourvu que l’on ait des oiseaux, des fleurs, un grand chien roux ; pourvu que l’on galoppe en costume d’amazone dans la montagne, ou que l’on passe les après-midis à parcourir les étages des grands magasins à rayons… qu’est-ce que cela peut bien faire, le mariage ?…

La famille Davis était à Tadoussac depuis près de deux semaines et Blanche était restée sous l’impression du délicieux étonnement que lui avait causé la vue du jeune maître d’école. Elle aurait bien proposé que son père fit une nouvelle visite à la maison d’école, mais elle n’osait pas le faire…


Maintenant s’étaient dissipées les joies de l’installation comme s’était évanoui le bonheur du désir ardent de la vie à la campagne. Ces joies du désir l’emportent souvent sur les plaisirs de la réalité… Quoi ! tout ce qui s’annonçait sous de si riantes promesses se serait-il déjà si tôt évanoui ? Blanche Davis ne peut-elle donc pas attendre que les fleurs aient semé leurs pétales sous les premières pluies et le premier souffle automnal avant de s’abandonner au lancinant ennui du départ ?…

Ce matin, le soleil donne sur le jardin de la villa ; l’air est traversé de cris d’oiseaux. Dans le bleu du ciel, que l’on aperçoit à travers les cimes touffues des arbres, des gazouillements plus prolongés, plus longuement modulés, se croisent comme s’il pleuvait des sons. Sur les feuilles et sur les gazons du jardin, des disques de clarté tremblent et des rosiers qui montent et s’épanouissent reçoivent toute la chaleur et toute la clarté dans les coroles de leurs fleurs.

Et cependant, Blanche Davis s’ennuie ; elle voit comme un vide dans la sérénité et l’éblouissement de cette journée naissante. Comment expliquer la tristesse d’heures qui devraient engendrer de la joie, de la confiance dans le présent et dans l’avenir et qui, au contraire, pénètrent de la plus pesante mélancolie ?

Accoudée à la petite barrière à claire-voie du jardin, Blanche, depuis près d’une heure, regarde obstinément bien loin devant elle, sur le fleuve, dont l’eau est azurée comme le ciel.

« Mais qui ose donc s’ennuyer ici par ce matin de rêve ? » claironna tout à coup une voix fraîche, derrière la jeune fille.

C’était madame Davis qui, vêtue d’un long peignoir à grandes fleurs bleues, courait de plate-bande en plate-bande, cueillant un bouquet varié à souhait.

« Personne, ici… n’ose s’ennuyer, maman, » répondit la jeune fille en souriant.

— Tiens ! voici un mimosa qui languit : il a eu trop chaud, il faudra l’arroser.

Et, madame Davis, laissant la fleur languissante sur sa tige, courut en cueillir une autre qui rayonnait et qu’elle ajouta à sa gerbe.

« Toutes ces fleurs sont bien capricieuses, » remarqua Blanche.

— Jeune fleur… jeune fille, riposta malicieusement madame Davis en agitant avec grâce vers sa fille une éclatante trémière… Et, à propos, quel va être le caprice de la journée ?

— Une longue, très longue promenade sur la route, dans le village, à l’Anse à l’Eau, dans le parc ou dans la montagne, n’importe où, pourvu que l’on marche et que l’on respire le grand air… Il y a trop d’arbres, ici, et l’air du large ne pénètre pas. On étouffe.

— Mais rien de plus simple, ma chérie, répondit madame Davis ; ton père t’accompagnera, à moins que tu ne préfères M. Vandry.

— Oh ! non, fit vivement la jeune fille. Papa viendra avec moi.

Une heure après, en effet, monsieur Davis et sa fille se dirigeaient vers la montagne, en arrière du village. C’est une superposition de rochers abrupts qui dégringolent jusques dans le Saguenay ; il y a dans les anfractuosités des roches quantité d’herbes et de plantes intéressantes ; et cela intéressait en effet très vivement M. Davis, qui, sous prétexte qu’il avait fait une partie de sa fortune dans le commerce des fleurs artificielles, qu’il avait ajouté à celui des soies, jouait quelquefois à l’herboriste et simulait, à ses heures de bonne humeur, de se perdre dans la contemplation d’une marguerite ou d’un coquelicot.

Comme ils traversaient le village, cédant tout-à-coup à une résolution énergique, Blanche dit à son père :

« Si nous allions dire bonjour au maître d’école ?… Nous lui devons bien cela.

— Je t’approuve, petite, dit M. Davis, peut-être aussi pourrions-nous lui demander de nous accompagner…

— C’est cela, répondit la jeune fille, en rougissant de plaisir.

C’était jeudi, jour de congé, et Paul n’était ni à l’école, ni à l’« épicerie » Thibault.

« Monsieur Paul est sorti depuis une couple d’heures, » déclara la mère Thibault, à qui M. Davis s’était adressé ; « il a pris par là… » ajouta-t-elle, en montrant le parc.

On se dirigea du côté du parc et bientôt, le père et la fille furent à l’extrémité de l’énorme bouquet de sapins et d’épinettes auquel on a donné le nom de Parc de Tadoussac. Au pied d’un arbre dont la maîtresse racine, complètement hors de terre, coupait un petit sentier à l’indienne qui traversait le parc dans toute sa longueur, un jeune homme était assis et lisait :

« C’est M. Duval, » s’écria Blanche en l’apercevant. Et elle entraîna son père vers l’instituteur. Celui-ci, en voyant venir les deux promeneurs, ferma son livre et se leva.

« Bonjour, Monsieur, » fit Blanche avec un gracieux sourire.

Paul s’inclina modestement.

« C’est aussi jour d’école buissonnière pour nous, » dit M. Davis, et il nous a pris, ce matin, des envies folles de courir les bois ; nous avions décidé d’aller dans la montagne…

— Mais il y a assurément mieux ici, que dans la montagne, acheva Blanche avec étourderie.

— Vous avez raison, mademoiselle, rectifia Paul ; tout est ici à souhait ; en bas, la mer ; sur le plateau, des arbres, des fleurs, des rochers, des oiseaux ; que faut-il de plus pour une salle d’école buissonnière ?

En bas de la falaise, on entendait, en effet, la mer déferler sur la grève ; on ne l’apercevait toutefois qu’à travers les éclaircies des taillis.

« Tiens, » fit tout à coup M. Davis, « ce sentier descend jusqu’au fleuve ; si je tentais une courte excursion en bas, sur la grève, pendant que vous causez tous les deux ?… »

Et M. Davis disparut dans les méandres du raidillon.

Seuls, les deux jeunes gens maintenant étaient embarrassés et leurs regards, durant quelques instants, restèrent fixés sur le petit sentier. Blanche, la première, s’enhardit ; pendant une minute, elle promena lentement ses grands yeux sur le jeune homme. Elle regardait ses cheveux d’un beau châtain qui débordaient sous son chapeau de paille rejeté en arrière, sa fine moustache également brune ; elle admirait son front haut et bombé, l’épaisse ligne de ses sourcils, son mâle visage de fils des campagnes et de la mer. Puis, elle se décida à parler.

« J’ai pensé à vous, depuis quelques jours, monsieur, » murmura-t-elle, d’une voix qui tremblait un peu. « C’est moi qui ai engagé mon père à venir vous donner le bonjour.

— Moi aussi, mademoiselle, j’ai bien pensé à vous, répondit Paul, qui regardait à présent résolument la jeune fille.

Tous deux baissèrent la tête, un instant, sans parler davantage. Sous son corsage, Blanche sentait battre son cœur à coups précipités… Elle n’avait jamais ressenti cette émotion. Comme il était beau, ce rêveur inconnu que les hasards de la vie avaient subitement placé sur sa route. Ce devait être un vaillant, celui-là, un cœur d’élite, à l’amour solide comme les rochers de la falaise…

Mais quoi, ils n’avaient donc vraiment rien à se dire ?…

Naïvement, comme on parle à un enfant, la jeune fille demanda encore :

« Et vous vous appelez ?

— Paul, fit tranquillement l’instituteur.

— C’est un joli nom.

À son tour, Paul regardait avidement Blanche Davis. Il admirait son visage charmant de poupée, sa riche carnation, ses yeux noirs et pétillants, les belles boucles de sa chevelure. Il se sentait troublé.

« Vous avez des parents ? » lui demanda la jeune fille.

— J’ai encore tous les miens, à six lieues d’ici, aux Bergeronnes.

— Et vous aimez Tadoussac, monsieur Paul ?

— Du même amour que mes Bergeronnes. Et vous, mademoiselle, vous l’aimez, notre village ?…

— À la folie !… fit subitement la jeune montréalaise.

Comme sans y songer, Blanche Davis retira ses gants, enleva son chapeau en secouant les lourdes tresses de son opulante chevelure ; puis elle aspira longuement le large souffle qui montait en ce moment de la mer.

« Nous serons, j’espère, deux bons amis, pendant notre court séjour ici ? » demanda Blanche.

— Il n’en tient qu’à vous, mademoiselle ; mon plus ardent désir, c’est de vous voir souvent, de passer près de vous tout cet été qui s’annonce si radieux… Oui, je serai votre ami, votre bon ami de tous les jours, de toute la saison… Nous vous reverrons, n’est-ce pas, mademoiselle, et nous aurions, il me semble tant de choses à nous dire… Aujourd’hui, pardonnez à ma grande timidité… c’est si nouveau, si charmant, ce qui m’arrive ; j’en suis troublé, si délicieusement troublé… Voulez-vous, je serai votre guide aussi à travers nos campagnes et vous verrez comme je vous le ferai aimer mon Tadoussac !

Le maître d’école avait débité toutes ces phrases sans presque y penser et, quand il eut fini, il rougit ayant peur d’en avoir trop dit devant cette étrangère…

Mais l’étrangère alors lui sourit si divinement qu’il allait recommencer peut-être, quand M. Davis déboucha, en soufflant comme un marsouin, du sentier.

« Alors, » réussit-il à dire, « nous continuons notre promenade à travers le parc ? »

Puis, s’adressant à Paul sur le ton de la confidence :

« Je meurs d’envie de trouver, devinez quoi ?… des pieds de « quatre-temps » ; vous savez, ces petits fruits rouges pressés en boules et qui ressemblent au contenu d’une grenade. Je me souviens qu’un de mes amis qui voyage beaucoup dans les campagnes, m’a assuré qu’il s’en trouvait en abondance dans vos forêts… C’est, voyez-vous, que je rêve de faire du « quatre-temps » le modèle de l’aigrette à chapeau de la saison prochaine… »




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