L’appel de la race/Le coin s’introduit

(Pseudo : Alonié de Lestres)
L’Action française (p. 9-36).

L’APPEL DE LA RACE


Le coin s’introduit



Le Père Fabien relisait pour la troisième ou quatrième fois ce billet qui l’intriguait au plus haut point :


Mon cher Père,

Réservez-moi une bonne heure. J’ai besoin de vous voir longuement. J’ai une double confession à vous faire. Il se passe quelque chose de grave dans ma vie. Je serai chez vous, demain, à cinq heures et demie.

C’était signé : Jules de Lantagnac.
Saint-Michel de Vaudreuil,
30 juin 1915.


Le Père Fabien jeta le billet sur sa table et se remit à marcher dans sa chambre. « Pour cette fois, serait-ce donc la conversion ? » se demandait-il. « Ah ! tout de même, si Dieu voulait, quel chef pourrait devenir ce grand avocat ! »

Le religieux s’y connaissait en hommes. Lui-même quel beau type d’humanité que ce Père Fabien, oblat de Marie ! Grand, buste cambré, stature robuste et harmonieuse, le religieux en toute sa personne reflétait de l’élégance, mais surtout de l’énergie. Du col de la soutane une belle tête se dégageait, encadrée d’une haute chevelure noire, tête puissante et carrée l’esprit se mouvait à l’aise, où les yeux forts et doux, prenaient vite, quand ils s’arrêtaient sous leur grande arcade, une fixité métallique, froide et gênante. Les lèvres, fermes, mais facilement frémissantes, laissaient passer le sourire fin et le rire clair. Le Père Fabien respirait avant tout la santé spirituelle, le tempérament fortement discipliné. Esprit cultivé, homme de doctrine mais plus encore de prière, chez lui, on le savait, le long crucifix de cuivre passé à la ceinture était mieux qu’un détail du costume ; c’était le sceau d’un caractère et d’une vie. Aussi, les plus hautes personnalités de la capitale canadienne allaient-elles frapper à la cellule de cet admirable directeur d’hommes. Du reste, il suivait de très près le mouvement des idées et la politique de son pays. De la fenêtre de son couvent de Hull, n’avait-il pas, là-bas, sur l’autre rive de l’Outaouais, comme horizon persistant et figé, la colline parlementaire ? Ajoutons qu’en ces derniers temps, les circonstances avaient mêlé l’oblat, de façon très active, au conflit scolaire ontarien. Ancien professeur à l’Université d’Ottawa, il avait laissé son cœur sur la terre voisine, parmi ses compatriotes opprimés. Sans cesse il cherchait à leur susciter des défenseurs, des chefs. Et c’est bien aussi ce mot de « chef » que spontanément, lui avait soufflé tout à l’heure son grand optimisme, à la lecture du billet de Lantagnac.

L’oblat revint s’asseoir à sa table de travail.

— Cinq heures, dit-il ; dans une demi-heure Jules de Lantagnac sera ici.

Et il laissa repasser dans sa mémoire l’histoire de ses relations avec celui qui bientôt serait là dans son fauteuil. Il y avait deux ans que Jules de Lantagnac fréquentait l’oblat. Il y était venu une première fois pour une confession de Pâques. À dater de ce jour une intimité franche et complète s’était développée entre les deux hommes. Très ouvert, l’avocat ne cachait rien de sa vie à son confesseur. Et depuis quelques mois, celui-ci pouvait suivre, en l’âme de son pénitent, la courbe d’une passionnante évolution.

Jules de Lantagnac descendait d’une ancienne famille noble canadienne tombée en roture. L’ancêtre, Gaspard-Adhémar de Lantagnac, le premier et le seul de ce nom venu au Canada, appartenait à la petite noblesse militaire. Promu à la majorité des troupes de Montréal en 1748, puis fait chevalier de Saint-Louis, il devint, en la même ville, lieutenant du roi. De son mariage célébré à Québec avec Mademoiselle de Lino, Gaspard-Adhémar de Lantagnac avait eu treize enfants. L’un de ses fils, Pierre-Gaspard-Antoine, l’aïeul de Jules, parvint au poste d’enseigne dans les troupes de la Louisiane. À ce moment, la parenté de Pierre-Gaspard avec le Gouverneur de la Nouvelle-France lui permit d’obtenir, sous forme d’un fief de second rang, une concession de terre dans la seigneurie de Vaudreuil. Trop pauvre pour emmener sa famille en Louisiane, l’enseigne l’établit sur ses terres de Vaudreuil. Là, il fallut bientôt concéder, puis vendre une bonne partie du mince domaine, pour traverser les dernières années de la guerre de conquête. Puis, un jour le mystère plana sur l’enseigne louisianais. Déjà, en 1746, fait prisonnier par les Chérakis des environs de Mobile, il était resté neuf ans sans donner de ses nouvelles. À partir de 1765, ce fut, sur lui, malgré toutes les recherches, le silence absolu. Restée seule avec six enfants, sa veuve lutta vainement contre une pauvreté déjà lourde. En peu de temps les descendants de Pierre-Gaspard-Antoine établis au bord de la baie de Saint-Michel de Vaudreuil, se fondirent dans la foule paysanne. La particule nobiliaire se perdit. À la deuxième génération on ne s’appelait déjà plus que Lantagnac tout court. Puis, avec les années, et nous ne savons par quel mystère de morphologie populaire, Lantagnac se mua en Lamontagne. Dès le commencement du dix-neuvième siècle, il n’y avait plus guère, pour le bon peuple de Saint-Michel, que des Lamontagne sur la deuxième terre du rang des Chenaux.

C’est là qu’était né, en l’année 1871, Jules Lamontagne qui ne rétablirait l’orthographe de son nom que beaucoup plus tard. Longtemps les Lamontagne restèrent pauvres. Jules fut le premier dans la famille que l’on osa mettre au collège. Il avait dix ans lorsqu’il prit la route du Séminaire de X… D’intelligence précoce mais solide, l’enfant y fit de bonnes études. Une seule chose lui manqua affreusement : l’éducation du patriotisme. Ainsi le voulait, hélas ! l’atmosphère alors régnante dans la province française du Québec.

Se peut-il mystère plus troublant pour l’historien de l’avenir, que la période de léthargie vécue par la race canadienne-française, pendant les trente dernières années du dix-neuvième siècle ? Rien n’illustre mieux l’influence rapide et fatale d’une doctrine sur un peuple, cette doctrine eut-elle à dissoudre, pour régner, les instincts ataviques les plus vigoureux. Comment, en effet, la vigilance combative du petit peuple de Québec, développée par deux siècles de luttes, avait-elle pu soudainement se muer en un goût morbide du repos ? Quelques discours, quelques palabres de politiques y avaient suffi. Pour faire aboutir leur projet de fédération, les hommes de 1867 avaient présenté le pacte fédératif, comme la panacée des malaises politiques. Hommes de parti et pour emporter coûte que coûte ce qui était le projet d’un parti, ils usèrent et abusèrent de l’argument. La fausse sécurité développée, propagée par ces discours imprudents produisit en peu de temps une génération de pacifistes. Un état d’âme étrange se manifesta tout de suite. Ce fut l’énervement subit de tous les ressorts de l’âme nationale, de tous les muscles de la conscience : la détente du chevalier qui a trop longtemps porté le heaume et la cuirasse et qui, l’armure délacée, s’abandonne au sommeil. Moins d’un quart de siècle de fédéralisme accepté avec une bonne foi superstitieuse amena le Québec français à la plus déprimante langueur. Du reste, les politiciens étaient devenus les guides souverains ; les nécessités des alliances de parti, l’ambition de se concilier la majorité anglaise les poussaient à la surenchère du loyalisme. Pour le coup le vieux patriotisme français du Québec s’évanouit, sans que pût croître à sa place le patriotisme canadien. Les hommes de 1867 avaient manié, modelé de l’argile ; ils avaient tâché de rapprocher les uns des autres les membres d’un vaste corps, laissant à leurs successeurs de les articuler dans une vraie vie organique. Par malheur, l’effort dépassait le pouvoir de ces fondateurs d’État à qui manquait le souffle créateur d’où s’exhale une âme.

Ce fut bien pis, lorsqu’avec la décadence des mœurs parlementaires, ce qui n’était d’abord que verbiage officieux devint peu à peu sentiment, puis doctrine. Vers 1885, avec l’affaire Riel, vers 1890 avec la question des écoles du Manitoba, des orages grondèrent. Mais les mêmes narcotiques opéraient toujours. Et comment espérer un ressaut de la conscience populaire, là où le sommeil s’érigeait en nécessité politique ?

Voilà bien l’atmosphère empoisonnée où avait grandi la génération du jeune Lamontagne. Un jour le Père Fabien lui avait dit en gémissant :

— Quel mystère tout de même, mon ami, que ces aberrations de l’instinct patriotique chez les jeunes gens de votre temps !

Ce jour-là, Lantagnac avait répondu un peu piqué :

— Mon Père, vous oubliez une chose : que je suis sorti de collège, moi, aux environs de 1890. Qu’ai-je entendu, jeune collégien, puis étudiant, aux jours des fêtes de Saint-Jean-Baptiste ? Interrogez là-dessus les jeunes gens de ma génération. Demandez-leur quels sentiments, quelles idées patriotiques gonflaient nos harangues sonores ? La beauté, l’amour du Canada ? La noblesse de notre race, la fierté de notre histoire, la gloire politique et militaire des ancêtres, pensez-vous ? Non pas ; mais bien plutôt les bienfaits de la constitution britannique, la libéralité anglo-saxonne, la fidélité de nos pères à la couronne d’Angleterre. Ah ! celle-là surtout, voilà bien quelle était notre plus haute, notre première vertu nationale. Quant au patriotisme rationnel, objectif, fondé sur la terre et sur l’histoire, conviction lumineuse, énergie vivante, chose inconnue ! avait continué l’avocat… La patrie ! un thème verbal, une fusée de la gorge que nous lancions dans l’air, ces soirs-là, et qui prenait le même chemin que les autres… Ah ! que l’on nous soit indulgent ! avait enfin supplié Lantagnac. On n’a pas le droit d’oublier quels tristes temps notre jeunesse a traversés. Sait-on assez quelle période nous avons vécue ? Sait-on que l’état d’âme, l’attitude du vaincu nous étaient prêchés comme un devoir ? qu’oser rêver d’indépendance pour le Canada, qu’oser seulement parler de l’union des Canadiens français pour la défense politique ou économique, nous étaient représentés comme autant de choses immorales ? Le sait-on, mon Père ?

Lantagnac avait raison. À sa sortie du collège, le hasard, le besoin de gagner l’avaient conduit vers l’étude du célèbre avocat anglais George Blackwell. Ce hasard lui valut d’aller faire ses études de droit à l’Université McGill. Dans ce milieu le jeune homme acheva de perdre le peu qui lui restait de son patriotisme français. En peu de temps il se convainquit que la supériorité résidait du côté de la richesse et du nombre ; il oublia l’idéal latin, la culture française ; il se donna l’arrogance de l’anglicisé. Le mépris de ses compatriotes n’était pas entré dans son cœur ; mais la pitié y était, une pitié hautaine pour le pauvre qui ne veut pas guérir de sa pauvreté. Devenu avocat, se sentant mal à l’aise parmi les siens, il prit la route d’Ottawa. Sa belle intelligence, son ardeur au travail, son don de parole lui créèrent rapidement une opulente clientèle. Lantagnac — il ne s’appelait plus maintenant que M.  de Lantagnac — devint l’avocat le plus achalandé de la capitale, le conseiller de plusieurs puissantes compagnies et maisons d’affaires anglaises, entre autres de la célèbre « firme » de construction Aitkens Brothers. Dans l’intervalle, il avait épousé une jeune Anglaise convertie. Quatre enfants lui étaient venus de ce mariage : deux garçons et deux filles. Les garçons avaient fait leurs études au Loyola College de Montréal ; le cadet s’y trouvait encore ; les filles allaient à Loretta Abbey.

Tout alla bien pour l’anglicisé jusqu’au jour où le désir de jouer un rôle s’alluma en lui. Il atteignait alors sa quarante-troisième année. La richesse, la notoriété du barreau ne suffisaient plus à son ambition ni à ses aspirations d’honnête homme. Il souhaitait se donner à quelque chose de plus vaste, élargir son esprit et sa vie. D’une nature trop élevée pour aborder la politique sans préparation, il se remit donc à l’étude. Convaincu que, dans la politique canadienne, la supériorité n’appartient qu’au maître des deux langues officielles, il voulut réapprendre sa langue maternelle. Il choisit donc, parmi les auteurs français, ses maîtres en économie politique. Il lut Frédéric Le Play, l’abbé de Tourville, la Tour du Pin, Charles Périn, Charles Gide, Charles Antoine, le Comte Albert de Mun, et quelques autres. Là l’attendait la première secousse. La lecture de ces ouvrages lui apporta une sorte d’éblouissement. Il reprenait contact avec un ordre, une clarté, une distinction spirituelle qui l’enchantait. À ce moment un homme entra dans sa vie qui devait y exercer une action profonde. C’est alors que Lantagnac se mit à fréquenter le Père Fabien. Depuis quelques temps, du reste, l’avocat ne savait trop quel vague malaise, quelle nostalgie d’un passé qu’il croyait éteint, l’agitait jusqu’au fond de l’âme. Serait-il le jouet d’une simple illusion ? Il sent qu’avec l’amour de sa race envolé, un coin de son cœur lui est froid comme s’il était mort. Il lui paraît que tout son esprit est désaxé, que sa mystique anglo-saxonne se dissout comme une creuse idéologie. En même temps, le voici qui se découvre effroyablement pénétré par les infiltrations protestantes. Ce catholique d’intègre conscience sent tous les jours les plus sacrés de ses principes ébranlés par de sourdes attaques intérieures. Que serait-ce donc que ces troubles nouveaux ? Une sorte de libre examen, lui semble-t-il, le pousse à se faire soi-même ses règles de conduite. Et ce démantèlement de son être moral l’inquiète et le dégoûte profondément.

Le Père Fabien eut vite fait de diagnostiquer l’état d’esprit de son nouveau pénitent. « Encore le coin de fer ! » se disait-il, « encore le coin de fer ». Le religieux en acquit la conviction, dès ses premières entrevues avec le grand avocat : une qualité de fond sauverait Lantagnac, s’il pouvait l’être ; et cette qualité, c’était sa droiture d’esprit, droiture foncière qui prenait chez lui le caractère d’une vertu hautaine, absolue. En son reniement d’autrefois le jeune étudiant avait mis une entière sincérité. De bonne foi, il s’était persuadé que pour le type français comme pour tout autre, enrichissement et anglicisation s’imposaient comme des termes synonymes.

— Derrière ce mirage, faisons poindre la vérité, se disait le Père Fabien, et l’illusion s’évanouira.

Il aiguilla donc son dirigé vers la culture française, et même vers la grande littérature classique. C’est René Johannet qui a écrit : « Les classiques français sont ainsi faits qu’il ne convient jamais de désespérer d’un homme de culture, pas plus qu’il ne convient de désespérer du salut de la culture française ». Dans le cas de Lantagnac le tonique intellectuel agit vigoureusement. Chaque quinzaine en dépliant sa serviette pour remettre au Père Fabien les volumes empruntés, l’avocat parlait avec enthousiasme de ses lectures, de l’effet prodigieux qu’elles produisaient sur lui. Un jour paraissant plus ému que d’habitude, il dit au religieux :

— C’est étrange, depuis que je me refrancise, je sens en tout mon être une vibration harmonieuse ; je ressemble à l’instrument de musique que l’on vient d’accorder. Mais à d’autres moments, vous le dirai-je ? je ne sais quelle nostalgie, quelle inexprimable tristesse m’envahit. À quoi bon vous le cacher ? Un être demi-mort se remue en moi et demande à revivre. J’ai la nostalgie de mon village, de la maison paternelle que je croyais avoir oubliés, que je n’ai pas revus depuis vingt ans.

— Il faudra les revoir, tout simplement, lui avait proposé le Père Fabien.

Lantagnac hésitait quelque peu à entreprendre ce voyage. Là-bas qui trouverait-il pour l’accueillir ? Son père et sa mère décédés pendant ses études universitaires à Montréal, il ne lui restait plus, à la maison paternelle, que des frères et des sœurs. Le changement de son nom, son mariage avec une anglaise, l’éducation toute anglaise donnée à ses enfants, sa fortune rapide et considérable, sa pitié pour ceux de sa race, tout l’avait séparé de sa famille.

— Quelle réception là-bas me fera-t-on ? se demandait-il, non sans inquiétude. Il éprouvait une gêne bien naturelle à reparaître au milieu des siens, après une absence si longue qu’elle ressemblait à un oubli. Un jour pourtant, n’en pouvant plus de son malaise, il se résolut à prendre le train et, un soir de juin 1915, une voiture le déposait à la maison blanche de la deuxième terre des Chenaux, à Saint-Michel de Vaudreuil. C’est de là qu’il avait écrit son billet au Père Fabien. Et le Père avait hâte de revoir le pèlerin de la petite patrie, d’entendre le récit de son voyage, et, qui sait ? d’apprendre peut-être où il en était de son évolution spirituelle.

À cinq heures et demie quelqu’un frappa à la cellule du religieux. M.  Jules de Lantagnac entra. Grand, avec une tête fine, sculpturale, une tenue impeccable d’où émanait une élégance naturelle, l’homme n’était pas loin de la distinction parfaite. Rien de la raideur, des mouvements anguleux du fils de terrien ne subsistait en lui. Il semblait qu’après plus d’un siècle et demi, le grand ancêtre, le beau lieutenant du roi du temps de la Nouvelle-France, se fût réincarné tout d’une pièce dans son lointain descendant. Une calvitie commençante élargissait le front déjà vaste. La figure gardait bien quelques lignes trop dures, trop glaciales, rançon de l’âme d’emprunt que l’homme s’était donnée ; mais les yeux, la voix corrigeaient cette froideur trop raide : les premiers, par leur bleu profond, par un éclair, un air impressionnant de loyauté ; l’autre, par un timbre grave et doux, timbre de voix d’orateur, qui fusait, sous la moustache en brosse, entre les lèvres fines, chargée de vibrations sympathiques.

L’avocat paraissait joyeux, en verve, avait le front illuminé.

— Et donc ! on revient de la petite patrie ? lui dit le Père Fabien, quand ils se furent assis, après l’échange du premier bonjour.

— Oui, d’un pèlerinage de huit jours, commença Lantagnac. Et quelle huitaine, mon Père ! quelle huitaine ! Moi qui me croyais oublié là-bas. Ah ! bien oui ! Savez-vous que l’on m’a suivi presque jour par jour depuis vingt ans ? que ces pauvres parents n’ignorent rien de ma petite renommée ? Puis, tenez, si vous aviez vu avec quelle aisance, quelle joie franche, la vieille maison s’est prêtée à m’accueillir ! Rien du tout de la réception de l’enfant prodigue. On s’est ingénié à me faire oublier que j’avais pu être coupable.

— Soyez francs, leur disais-je ; vous ne m’attendiez plus ?

— Mais non, on attend toujours tant qu’on n’est pas venu, me répondait-on.

— Ne vous l’avais-je pas dit, Lantagnac ? interrompit le religieux. Nulle urbanité ne vaut la délicatesse paysanne, vraie fille de la charité chrétienne. Mais alors, cher grand seigneur, ajouta-t-il demi-taquin, qu’est devenue votre pitié pour le pauvre « habitant » ?

— Ma pitié ! dit l’avocat, franchement contrit, si nous parlions d’autre chose. Croiriez-vous que j’ai eu grand peine à reconnaître la ferme ? que chez les Lamontagne on a des fils qui sont passés par l’Institut Agricole d’Oka, que l’on ne compte plus, dans la paroisse, les familles qui ont de jeunes agriculteurs diplômés ?… Ah ! je crois bien que je laisserai à d’autres désormais le cliché du Québec arriéré et routinier.

— Et vous avez revu vos paysages d’enfance ? interrogea le Père qui toujours avait hâte d’aboutir.

Les yeux de Lantagnac se voilèrent d’émotion pieuse :

— Oui, j’ai revu Saint-Michel, les Chenaux, la terre des de Lantagnac depuis cinq générations. Et j’en rapporte, je le confesse tout de suite, une sorte d’enivrement. Que me servirait de m’en défendre ? Mon « climat moral », comme on dit aujourd’hui, est bien de ce côté-là. Vous allez me trouver fort romantique, mon cher Père ; mais enfin, il y a maintenant là-bas, au bord de la baie de Saint-Michel, une maison blanche au pignon ombragé de lilas, dont l’image, je le sens, ne pourra plus me revenir sans une nostalgie. Vous connaissez le paysage, mon Père ?

— Oh ! je l’ai entrevu une fois, presque en courant, un automne que je passais là pour une courte mission, répondit le Père Fabien. Le curé, un brave homme qui raffolait naturellement de sa paroisse, comme ils font tous, m’avait pris en voiture ; il m’avait conduit sur les hauteurs de ce que vous appelez, je crois, la Petite-Côte. Là, me montrant la plaine en bas, il m’avait dit : « Voyez quel beau pays ! » En effet, c’était beau. De loin, du haut de ces terrassements que le mont de Rigaud prolonge jusqu’aux Cascades de Quinchien, j’enveloppai d’un coup d’œil cette plaine qui pousse de larges antennes au milieu de son beau lac et qui s’encadre doucement dans la ligne bleue des Deux-Montagnes. J’aperçus des champs superbes, panachés de grands ormes, les vrais rois, vous savez, des terres franches et riches. « D’éclatantes génisses », eut dit Lamartine, émaillaient le vaste damier aux carreaux verts et jaunes. Puis, au bout de chaque terre, s’élevait la maison, tantôt blanche, tantôt grise ou rouge, mais toujours large et trapue, comme il convient à une ruche d’enfants. À quelques pas des maisons, les granges, vastes aussi, se donnaient un petit air féodal avec les hautes tours de leurs silos. Que vous dirai-je encore, mon cher pèlerin ? Dans le bain vivifiant de ses grandes eaux et dans son pittoresque discret, ce pays me parut la patrie naturelle d’une race robuste et fine, bien équilibrée, laborieuse… Voyons, est-ce cela ?

— Oui, c’est le cadre et joliment brossé, acquiesça Lantagnac. Souffrez pourtant que je vous ramène à mon petit coin, à celui de mon pèlerinage, ma vraie petite patrie. Car, il faut que vous le sachiez, Père Fabien : dans Saint-Michel le beau pays, il y a aussi le plus beau coin du monde : le rang des Chenaux.

Puis, sur le ton de la plaisanterie :

— Mettons que tout de suite après, je place votre rang de Saint-Charles, au pays de Saint-Hermas.

— J’attendais cette concession ! fit le Père, souriant.

— Excusez du peu, reprit l’avocat : vous n’avez encore que la plus modeste explosion de mon chauvinisme. Comment vous dire, ce que m’ont fait au cœur ces paysages revus après si longtemps ! À la baie de Saint-Michel ovale et calme en son clos d’îles, « d’îlons et d’îlettes » — j’emprunte ces jolis vieux mots à nos contrats de famille — j’ai pourtant préféré, vous le confierai-je, les rives du lac. Là ! voyez-vous, sont les Chenaux, les vrais, où se prolonge toujours le domaine des Lantagnac. Puis là aussi, sur les bords du grand bassin, s’égrène une petite géographie locale dont il faut que je vous révèle la saveur. Supposez donc un instant, Père Fabien, que je vous prends en canot, et voilà que nous partons ensemble vagabonder et recueillir mes souvenirs le long de la rive aimée. Cette rive est celle où j’ai posé partout mes pieds d’enfant, les jours où nous y venions, parmi les aulnaies, ramasser le bois de grève, cueillir les framboises et les catherinettes — surtout les catherinettes, ma passion de ce temps-là — ; elle est celle où, à travers le petit sentier sous bois, nous courions, par les matins d’été, trempés de rosée jusqu’aux aisselles, à la poursuite du troupeau de moutons parti en déserteur vers les plages du détroit. Et me voyez-vous qui souris à ces vieilles choses retrouvées où je me retrouve moi-même comme en un visage qui me ressemble ? Je me nomme, avec le cœur autant qu’avec les lèvres, ces lieux qui portent encore une vieille résonance historique et française : la baie des Ormes, la Grande-Pointe, le Fer-à-cheval, le Grand-Rigolet, le Petit-Rigolet. Puis voici les îles dont les anneaux verts se déploient le long des rives, l’île Cadieux et l’île aux tourtes, pareilles à deux môles qui s’avanceraient vers l’eau profonde ; et voici entre elles, l’île-du-large, vrai phare avec sa touffe d’arbres plantés comme des signaux sur ses hautes roches, et, plus près de la rive, l’île-aux-pins, plus basse et plus poétique, où le bruissement des roseaux accompagne le long murmure des grands arbres ; et voici enfin la dernière, d’un bois épais et noir et dûment nommée l’île-à-Thomas, parce qu’autrefois, — goûtez ce joli détail, je vous prie, — un vieux Thomas Dubreuil y venait fagoter avec la permission des seigneurs, mes ancêtres.

… Songez, après cela, chantait toujours le pèlerin, moitié riant, moitié solennel, songez, cher Père, que, parti maintenant à travers champs, je revois cette nature, à la fin de juin, l’époque incomparable en nos campagnes québecquoises. C’est l’heure, le point de recoupement entre les grandes poussées végétales et les maturités commençantes. Les arbres étalent abondamment leur chevelure d’un vert dru, vigoureux, gonflé de sève. Pas une herbe n’a encore été fauchée. Les pièces de mil et de trèfle sont pleines de senteurs embaumantes ; les cerisiers, le long des clôtures, cachent partout des nids d’oiseaux sonores. Des bords des fossés monte un parfum de fraises champêtres. Un air enivrant vous gonfle les narines ; et je ne sais quel fluide de jeunesse et de printemps vous pénètre, vous redresse la poitrine, vous rend les jambes plus élastiques, pendant que nu-tête vous foncez dans le vent chaud et que vos pieds, vos pauvres pieds fatigués des durs pavés des villes, dansent presque sur la douceur de l’herbe.

Terrien lui-même, le Père Fabien écoutait ce discours, visiblement pris par une évocation qui lui ramenait toute son enfance paysanne. Il se garda bien pourtant d’oublier son impatiente préoccupation. Et tout de suite :

— Mais, mon cher poète, ces paysages ne vous ont-ils confié que des souvenirs ?

Lantagnac parut hésiter. Son front devint subitement soucieux ; et le pèlerin eut l’air de rassembler de loin ses idées. Il reprit :

— Père, vous êtes un fils de la terre comme moi. Donc vous avez dû goûter, une fois ou l’autre, aux bonnes rêveries du soir, au bout du champ, vous savez, quand le serein redonne du ton à l’odeur du foin coupé, que la chanson ardente des moulins s’apaise et que la campagne se recueille pour entendre l’angelus… C’est l’heure et le lieu des fécondes méditations, vous en souvient-il ? Moi, presque chaque jour, quand venait six heures, je partais ; j’allais m’asseoir, comme au temps de mon enfance, sur la clôture du trait-carré, au bout du dernier cintre. Là, sans jamais m’en fatiguer, je contemplais les longues étendues de labour et de verdure. Qui donc l’a dit ? « La forêt, comme la mer, est éducatrice d’énergie ». Ce que j’avais là devant moi, c’était le champ de bataille de mes ancêtres, les vieux défricheurs, les vainqueurs des forêts vierges. Je voyais le reliquaire de leurs sueurs et de leur dure peine. Ce sol, pensais-je, a été conquis, pied par pied, pouce par pouce sur la forêt millénaire. Effort obstiné, violent, qui absorba la vie de cinq générations. Et pourtant, par quelle merveille, ce peuple d’une vie si rude est-il resté de visage si serein, d’âme si joyeuse ? Car, chaque fois que mes yeux revenaient aux longues terres, toutes, je le voyais, aboutissaient à une maison où flottait à ce moment, mêlé comme autrefois à la petite fumée bleue, la respiration du bonheur. Ici donc et depuis toujours, me disais-je, le cœur s’est tenu plus haut que la besogne. Ah ! quel tableau, et quelle philosophie m’en est venue !…

— Et de là, M.  le philosophe, continua plus ému le religieux, de là, pour chercher la clé du mystère, vos yeux s’en sont allés d’eux-mêmes, n’est-ce pas, vers l’église prochaine, vers son clocher d’argent qui hausse, dans le feuillage, sa croix, franche et claire celle-là, sans croisement de lance, de flèche, ou de girouette, pour la camoufler, signe loyal d’une latinité authentique, signe d’une terre où le travail n’est jamais triste, emblème d’une race où l’esprit est toujours le plus haut ? Voyons, me trompé-je, mon ami ?

— Non, j’ai regardé vers le clocher, ce vrai pôle des âmes chez nous. Et puisqu’il vous tarde de l’apprendre, voici bien le bouquet spirituel de mon pèlerinage. De la petite patrie, Père Fabien, j’ai du bonheur à vous le dire, je rapporte un renversement de valeurs dans mon esprit. Une vérité lumineuse m’a saisi.

Et il se mit à parler avec lyrisme :

— Non, ce n’était pas le reflet de mon âme sur les choses. Cette vérité, je l’ai vue partout. Je l’ai vue dans le rire clair des femmes et des filles ; je l’ai lue dans les chansons que les enfants chantaient le soir derrière leurs vaches, dans le bonjour que les paysans me disaient le long de la route, dans le regard que, le dimanche, ils rapportaient de la messe. Je l’ai reconnue dans la voix de la terre qui chantait le fier équilibre des âmes, et, tenez, pardessus tout, dans le son des cloches qui ne devenait en cette harmonie qu’une note à peine transcendante.

Le pèlerin s’arrêta sur ces mots, les yeux baignés d’émotion. Puis sa figure exprimant par tous ses traits une conviction joyeuse et souveraine, il conclut :

— Partout, je vous le dis, Père Fabien, j’ai retrouvé l’âme d’une race plus fine, plus sentimentale que l’autre, d’une essence plus ordonnée, plus aimantée par en haut.

Le Père Fabien applaudit, triomphant :

— J’étais sûr, quant à moi, Lantagnac, que vous concluriez ainsi… Non, voyez-vous, ils auront beau dire, nos muscadins littéraires, notre âme française n’est pas comme l’autre.

Puis, repoussant de la main quelques livres sur sa table, pour réprimer, semble-t-il, une protestation qu’il sentait lui venir, le Père continua :

— Ah ! si seulement on savait lire nos mœurs et nos paysages ! Mais, voilà, on ne sait pas les lire où on ne les lit qu’avec des yeux distraits ou rapportés de l’étranger.

Lantagnac était devenu plus songeur et plus grave.

— Y a-t-il encore autre chose, cher pèlerin ? demanda le religieux.

— Oui, il y a autre chose, recommença l’autre, d’une voix contenue. Mon pèlerinage, je l’ai prolongé presqu’au cimetière.

— Allez, je vous suis jusque-là, insista le religieux qui se fit encore plus attentif.

— Le cimetière de Saint-Michel, reprit Lantagnac, vous en souvient-il ? c’est d’abord un vieux, très vieux cimetière ; c’est le premier et le seul de la paroisse. On y retrouve, dans l’herbe, de vieilles tombes de chêne, toutes rongées, déchiquetées par le temps, sans plus une lettre de leur épitaphe. Quelques-unes, détail touchant, sont presque adossées aux murs de l’église. Puis, autre note pittoresque : le long du cimetière de Saint-Michel, coule la Petite-Rivière, ombragée de grands arbres, étrangement romantique avec la survivance de deux manoirs, ceux des miens, qui naguère encore se dressaient sur ses bords. Eh bien, voilà ! c’est dans ce paysage antique, à quelque distance de vieilles ruines féodales, que moi, l’exilé depuis vingt ans, j’ai retrouvé les anciens de ma famille. Quel raccourci d’histoire et quel autre tableau impressionnant ! Mon Père, écoutez-moi bien : là, je puis le dire, s’est achevée l’évolution de ma pensée et de mon sentiment ; j’ai recouvré là le reste de mon âme.

Lantagnac avait prononcé ces dernières paroles avec une solennité émue qui lui coupa la voix. Il reprit d’un ton raffermi :

— Les grands maîtres de la pensée française, grâce à vous, Père Fabien, avaient accordé peu à peu mon être intellectuel ; la campagne de Saint-Michel, les personnes, les choses, l’horizon, les souvenirs de la maison paternelle ont accordé mon être sentimental. Sur la tombe des Lantagnac je me suis accordé à mes ancêtres. Je l’ai éprouvé, je l’ai touché comme une réalité sensible : le Lantagnac que j’étais allait devenir proprement une force anarchique, perdue. Malgré moi, pendant que je me promenais, méditant d’une tombe à l’autre, ces pensées m’assaillirent : Nous ne valons ici-bas, nous ne comptons, en définitive, qu’en fonction d’une tradition et d’une continuité. Les cimetières nous en avertissent : d’une génération à l’autre, on se donne un épaulement moral. Tout ce qui est grand et fort suppose un ordre, des pièces qui se soutiennent et s’articulent. On ne fait point de grande œuvre d’art avec des phrases ou des fragments désarticulés ; on ne fait point, non plus, de grande race, avec des familles qui ne se soudent point. Et c’était, je crois bien, la voix de mes morts qui reprenait à son tour : « Sache-le, ô toi qui passes ici : c’est parce qu’autrefois, sur la deuxième terre du rang des Chenaux de Saint-Michel, Gailhard de Lantagnac succéda à Roland de Lantagnac, que Salaberry de Lantagnac succéda ensuite à Roland de Lantagnac dit Lamontagne, que Guillaume Lamontagne succéda enfin à Paul Lamontagne, c’est par eux tous, par les labeurs additionnés de ces générations, qu’un morceau de la patrie a été défriché, qu’une compétence agricole s’est créée, que des essaims de Lamontagne ont pris possession d’une large partie de la paroisse de Saint-Michel et que, s’est conservée dans leur foyer, une force morale qui t’a ramené toi-même à l’unité. »

…Oui, mon Père, ponctua plus fortement le pèlerin, je le sais : ce que je vous dis là, est élémentaire, mais je le répète : on ne compte, on ne vaut ici-bas que si l’on se gouverne, non selon soi-même, mais selon sa race.

La figure du religieux laissait voir une joie grandissante :

— Vous parlez d’or, mon ami. Peut-être cependant me faudrait-il risquer une légère correction. Le mal, Lantagnac, n’est pas de sortir de la profession de ses pères ; c’est de s’en évader. C’est d’en sortir, non pour une ascension, mais pour une désertion.

— Je veux bien, dit l’avocat ; mais si les miens avaient choisi d’être des nomades, comme j’ai fait ; si au lieu de prolonger pendant un siècle et demi cette lignée de laboureurs, ils avaient changé d’air et de métier à chaque génération, c’est l’évidence même, mon Père : ni à Saint-Michel ni peut-être ailleurs, il n’y aurait de Lantagnac ni de Lamontagne. Comme tant d’autres familles de noblesse canadienne et comme tous les corps désorbités, que serions-nous depuis longtemps ? Une poussière emportée aux quatre vents.

Une conviction toujours plus forte passait dans la parole du pèlerin de la petite patrie. À ce moment de son discours il se leva. Debout, les mains légèrement posées sur les hanches, le buste fier, toute sa personne bien dégagée, attitude familière à l’orateur chaque fois que, sous l’empire d’un sentiment élevé, il laissait jaillir la pleine loyauté de son âme, Jules de Lantagnac dit, les yeux portant haut, fixés sur un but noble et lointain :

— Ce n’est pas tout, Père ; là, dans le cimetière de Saint-Michel, sur les tombes de ma famille, j’ai pris une solennelle résolution. Vous dirai-je laquelle ?

— Dites ; se hâta de répondre le Père Fabien qui espérait de son dirigé le mot décisif.

— J’ai promis à mes ancêtres de leur ramener, de leur restituer mes enfants.

— Bravo ! dit le Père dont les yeux furent traversés d’un éclair.

— Mes fils et mes filles, continua Lantagnac, ont, par leur mère, du sang anglais dans les veines ; mais par moi, ils ont surtout, le vieux sang des Lantagnac, de ceux du Canada d’abord, puis, de ceux de France, les Lantagnac de Monteil et de Grignan. Soit quarante générations. Je me le suis juré : c’est de ce côté-là qu’ils pencheront.

— Bravo ! répéta le Père Fabien.

— Je ne veux pas manquer de l’ajouter, voulut encore affirmer l’avocat : l’avenir chrétien de mes enfants me préoccupe plus que toute chose. Or, s’il est une vérité que mes études de ces derniers temps m’ont démontrée, ce sont les affinités profondes de la race française et du catholicisme. Je l’ai bien vu, Père Fabien : nulle n’est catholique comme elle. C’est la race de l’universel, Rivarol a écrit de la langue française, qu’elle porte « une probité attachée à son génie ». Moi, j’ajoute que cette probité lui vient de la meilleure substance de la pensée latine et chrétienne. Je l’ai donc décidé : mes enfants seront repris à leur éducation première. S’ils le veulent, je les remettrai dans le rythme de leur race, dans la bienfaisance de la tradition.

Le Père Fabien exultait. Il se leva à son tour ; il prit les mains de son dirigé et les lui pressant affectueusement :

— Ah ! mon ami, Dieu soit béni ! vous y êtes enfin ! Si vous saviez comme il y a longtemps que je vous attends ! Lantagnac, je m’en vais prononcer un grand mot : aujourd’hui, c’est un grand jour pour la minorité française de l’Ontario : un chef lui est né !…

Un instant les deux hommes se regardèrent sans parler, remués jusqu’au plus profond de leur être. Lantagnac rompit le premier le silence.

— Mon Père, dit-il, je vous en prie, épargnez ma faiblesse. Je n’ai pas le droit de l’oublier : je ne suis encore qu’un néophyte.

— Non pas, reprit vivement le Père Fabien, mais un converti, ce qui est bien autre chose.

— Mais le converti persévérera-t-il ? insista Lantagnac avec une humilité sincère. Parviendrai-je à me dégager entièrement ? Si vous saviez comme je me sens faible en rentrant dans mon milieu, avec cette âme nouvelle. Puis, entre mes enfants et moi, il y a quelqu’un… Ah ! je le sais trop : en les reprenant à leur éducation anglaise, c’est à leur mère d’abord que je vais les reprendre. Le pourrai-je sans me préparer une catastrophe ?

Le Père Fabien s’employa à réconforter le converti :

— N’ayez crainte, mon ami, lui dit-il avec sa grave autorité. Un aristocrate comme vous est né diplomate ; vous surmontrez l’obstacle extérieur. Quant à l’autre, n’ayez crainte davantage. Vous avez entendu quelque chose d’irrésistible : l’appel de la race. Il y a plus. Le coin de fer est entré en vous ; il achèvera son œuvre, malgré vous s’il le faut.

Et comme l’avocat paraissait attendre une explication, l’oblat reprit :

— Vous êtes-vous jamais demandé, Lantagnac, le pourquoi de ces conversions, de ces retournements de vie comme le vôtre qui s’accomplissent vers la quarantaine ? Voici ma théorie à moi, que j’appelle : la théorie du coin de fer. Je me dis que la personnalité psychologique, morale, la vraie, ne saurait être composite, faite de morceaux disparates. Sa nature, sa loi, c’est l’unité. Des couches hétérogènes peuvent s’y apposer, s’y adapter pour un temps. Mais un principe intérieur, une force incoercible pousse l’être humain à devenir uniquement soi-même, comme une même loi incline l’érable à n’être que l’érable, l’aigle à n’être que l’aigle. Or, cette loi, qui ne le sait ? agit plus particulièrement quand l’homme s’achemine vers ce que Dante appelle « le milieu du chemin de la vie ». Si l’homme est pétri de bonne argile, si la personnalité foncière est vigoureuse, c’est pour lui l’instant, unique, c’est le moment de la maturité où il se décide à posséder l’intégrité de ses forces, où il cherche à unifier sa pensée et son être moral. Alors, attention ! C’est aussi l’heure du coin de fer. La moindre circonstance, un incident, une parole, un rien l’introduit au point de soudure du tuf humain et des couches d’emprunt. L’effet est rapide, soudain. Les couches, les apports étrangers volent en éclats. La personnalité se libère. Et l’homme véritable, l’homme de l’unité surgit, se dégage comme la statue se délivre de sa gangue.

…Ainsi donc, mon ami, conclut le Père Fabien, allez bravement vers l’avenir. C’est la délivrance qui va s’achever.

— Dites plutôt, répondit Lantagnac : c’est le travail, c’est la lutte qui commence.