L’appel de la race/Le choc sauveur

(Pseudo : Alonié de Lestres)
L’Action française (p. 73-110).


Le choc sauveur

C’était vers la fin de novembre, vers cinq heures de l’après-midi, à la sortie des bureaux. Un vent froid qui soufflait en rafales, balayait devant lui la première neige. L’air était plein de la chute infinie des petits flocons, charriés, emportés pêle-mêle. La neige s’en allait devant elle, très vite, comme un immense essaim d’abeilles blanches ; puis, sous le vent, elle déviait soudain, tournait sur elle-même en tourbillons, comme un large ruban de tulle léger que la rafale eût tordu. Elle était molle et trempée d’eau. Des enfants dans la rue la saluaient avec joie. Quelques-uns couraient, la bouche ouverte, pour happer la manne humide ; d’autres la ramassaient par terre, la tapotaient, la moulaient dans leurs mains en forme de grenades ; et les blancs projectiles volaient d’un trottoir à l’autre.

Cependant les travailleurs des bureaux, surpris par la tempête, se hâtaient vers leur tramway, frileusement renfrognés dans le col de leur paletot, une toison blanche dans le dos. Au coin des rues Elgin et Sparks, un grand rassemblement s’était fait devant un placard de journal. Pressés les uns contre les autres, les passants lisaient la grande nouvelle du jour. Les petits vendeurs de journaux agitaient à la main le Citizen, The journal, le Droit. À tue-tête, ils criaient la large manchette que les feuilles de la capitale iraient, ce soir ou demain, afficher par tout le pays : Grave incident dans la question scolaire. Démission du Sénateur Landry de la présidence du Sénat.

Lantagnac dont l’étude se trouvait à deux portes, s’arrêta, lui aussi, devant le placard. La commotion qu’il en reçut retentit jusqu’au plus profond de son être.

— Déjà ! se dit-il.

Il réfléchit un instant et il ajouta :

— Si Landry s’est résolu à cette détermination suprême, c’est donc que des événements graves se préparent.

L’on allait vivre, en effet, un nouvel épisode dramatique de la bataille engagée dans Ontario, depuis l’édiction du fameux Règlement XVII. Chacun se rappelle au Canada les principales prescriptions de ce Règlement. Le but suprême de la loi, but hypocritement caché derrière les considérants préliminaires, c’était, en propres termes, l’élimination graduelle de l’enseignement du français dans les écoles bilingues de la province ontarienne. Le français n’y devenait la langue de l’enseignement que de façon transitoire : le temps de permettre aux petits Canadiens français de s’initier à la langue anglaise. Quant à l’enseignement du français lui-même, la loi le limitait à une heure par jour, non pour chaque classe d’écoliers, mais pour chaque école. Encore l’usage de ce maigre privilège demeurait-il subordonné à la condescendance d’un inspecteur protestant ; et, prescription plus grave, ne serait autorisé que dans les seules écoles bilingues fondées avant l’édiction du Règlement XVII.

Ce soir-là, au lieu de sauter dans le tramway, Lantagnac prit le chemin du pont interprovincial, pour se rendre à Hull chez le Père Fabien. Un frisson mêlé de honte et de fierté secouait tous ses nerfs. L’acte héroïque du sénateur le faisait rougir de ses tiédeurs et de ses lâchetés.

— En voici un, réfléchissait-il, qui n’a pas dû trouver que des approbations autour de lui, parmi les membres de sa famille, parmi ses amis politiques. Mais voilà ! il n’a pris conseil que de sa conscience et des intérêts de sa cause.

Quand il songeait à ce vieillard de soixante-dix ans jetant ainsi à la face de ses chefs, le titre honorifique par lequel ils espéraient le tenir, se délestant des honneurs pour rester fidèle à l’honneur, Lantagnac cédait franchement à une jouissance d’orgueil :

— Quel coup cinglant à la face des politiciens ! Quel réconfort pour ceux qui luttent ! monologuait toujours l’avocat. Et comme il y a longtemps que notre scène politique n’a vu pareil geste.

Mais déjà, devant lui, se dressait la résidence en pierre grise des Oblats. Par bonheur le Père Fabien se trouvait chez lui. Il dit même à son visiteur :

— Je vous attendais.

Le religieux disait vrai. La veille, au moment de rendre publique sa démission, le sénateur était passé chez le Père :

— Nous avons besoin d’hommes, avait-il dit en appuyant fortement. Il nous faut Lantagnac. Si vous avez quelque influence sur lui, Père Fabien, c’est le temps d’en user. Moi, je l’ai vu ; j’ai fait ce que j’ai pu ; il hésite.

— Je l’attends ces jours-ci, avait répondu le Père ; il y a même plutôt longtemps qu’il n’est venu. S’il a quelque grave décision à prendre, il viendra.

Quand donc ils furent assis l’un en face de l’autre, que le Père eut taquiné quelque peu l’avocat devenu avare de visites, que Lantagnac se fut défendu sur ses occupations plus nombreuses, sur la guigne qui lui était tombée dessus, invariablement, chaque fois qu’il avait projeté une course à Hull :

— Eh bien, dit le Père, vous avez lu la grande nouvelle et c’est elle qui vous amène ?

— C’est, comme vous dites parfois, répondit Lantagnac : l’occasion, non pas la cause.

— N’est-ce pas que le geste de Landry est beau ? Disons mieux : est superbe ? reprit le Père Fabien dont le buste se redressa, pour humer, semblait-il, un peu d’air héroïque.

— Superbe ! dit l’avocat, sans emphase, avec une nette simplicité.

Puis interrogeant à son tour :

— Mais que se passe-t-il donc ? Le sénateur est trop franc, trop noble, pour faire du théâtre. S’il a recours à ce grand moyen, serait-ce donc que les grands moyens s’imposent ?

— En effet, c’est l’heure des grands moyens, lit le religieux. Et il ouvrit gravement l’un de ses tiroirs et tendit à Lantagnac un document marqué au coin : strictement secret ; puis il continua :

— Vous pouvez lire.

Lantagnac lut. Le document révélait l’intervention de hauts personnages dans le problème scolaire ontarien. Dans la minute rédigée par eux de leur réunion historique du 15 août 1910, — pièce que Lantagnac lisait en ce moment — ces personnages se disaient d’abord « alarmés » pour l’avenir du système scolaire catholique, en Ontario, « à cause de l’agitation dont le point culminant a été le congrès des Canadiens français tenu à Ottawa en janvier 1910 » ; puis, de cette erreur de faits inexplicable pour le moins, ils passaient à une décision qui est restée depuis lors un douloureux étonnement : ils décrétaient l’envoi de l’un d’entre eux auprès de sir James Whitney, premier ministre de l’Ontario, pour lui faire part « de leur entière opposition » aux vœux des congressistes canadiens-français d’Ottawa en matière d’éducation.

Lantagnac tendit le document au Père :

— Je comprends, dit-il simplement.

L’avocat était de ceux qui, dans les débuts, avaient cru quelque peu surfaite l’image de la persécution ontarienne. Le document lui révélait, d’une façon décisive, l’existence d’une hostilité qui doublait les périls pour ses compatriotes. Le Père Fabien reprit la parole :

— Cette hostilité, mon ami, il y a longtemps que nous la devinions, que nous la redoutions, sans pourtant être en mesure de la prouver. Ce document qu’une main sûre nous a remis, nous apporte enfin la preuve authentique, irrécusable. Comprenez-vous maintenant que la situation soit grave ? Contre nous ne s’aligne pas seulement l’élément orangiste, mais ces autres qui ont signé cette minute.

Et le religieux eut un haussement d’épaules qui disait sa grande tristesse.

— Ainsi engagée, reprit-il, la lutte devient terrible, dangereuse et douloureuse. Nous avons besoin de chefs à poigne ferme mais prudente. Coûte que coûte, il nous faut sauver l’école française et catholique de l’Ontario ; et coûte que coûte il nous faut sauver aussi le respect d’une grande autorité. Mais alors, mon ami, voyez-vous, pour les bons fils de l’Église que sont nos compatriotes, le caractère tragique que prend la bataille ?

— Je le vois, dit Lantagnac, et je comprends pourquoi le sénateur s’y donne jusqu’au bout.

— Il y a bien aussi les persécutés à soutenir, continuait le religieux. Et je sais que le sénateur a songé à eux. La bataille dure déjà depuis six ans ; elle a été rude pour ce peuple qui dormait. Pour qu’il garde son courage, il lui faut des exemples de courage. Il y a aussi l’opinion publique qu’il faut tenir en éveil ; il y aura peut-être, d’ici quelque temps, de grands sacrifices, je vous en préviens, Lantagnac, de grands sacrifices que devront consentir quelques-uns des nôtres, ceux qui sont des chefs ou peuvent l’être. Si Landry se sacrifie, c’est, je suppose, qu’il veut avoir le droit de demander le sacrifice.

Ici le Père Fabien, l’homme des décisions promptes, carrées, prit son ton nerveux, expéditif :

— Lantagnac, vous me rendrez cette justice : je ne m’occupe point de politique, cette misère ; mais je me mêle volontiers d’action française, surtout lorsque la question française est une question religieuse. Je vais donc droit au but : vous avez vu Landry ? Que vous inspire cet homme et puis-je savoir ce que vous avez décidé ?

— J’ai vu le sénateur, commença Lantagnac, de son ton mesuré et calme ; c’est l’homme comme je l’aime : un homme qui a une droiture dans le regard et dans l’esprit. Point de pose, point de phrases. Par-dessus tout, une belle intelligence, fine, débrouillée, élevée, au sommet d’un grand caractère. Bref, un homme qui inspire la sécurité et comme nous avions perdu l’habitude d’en voir.

Alors, courant droit à la question du Père Fabien qu’il voyait venir, il ajouta :

— Le sénateur m’a fait une proposition plutôt grave. Une élection partielle sera tenue prochainement dans le comté de Russell ; il veut que je pose ma candidature. Le prochain acte de la question scolaire pourrait fort bien, paraît-il, se jouer au parlement fédéral. Le sénateur m’a fait l’honneur de me demander mes services.

— Et vous avez accepté ? interrogea le Père.

— Pas encore, dit Lantagnac, du même ton toujours calme ; c’est peut-être pusillanimité de ma part. Mais j’ai peur des conséquences d’un tel acte, peur du retentissement qu’il peut avoir à mon foyer. Vous me comprenez, je pense ?

— Lantagnac, reprit le Père quelque peu solennel, nous ne vous demandons qu’une chose : l’accomplissement de votre devoir. Mettez d’accord avec vos convictions récentes, votre conduite, comme vous y presse, plus que ma parole, je le sais, votre loyauté de gentilhomme.

Puis l’homme d’action qui n’abdiquait jamais chez l’oblat, qu’une volonté impatiente, impérieuse poussait toujours vers les réalisations immédiates, entreprit de tracer à l’avocat, un programme de vie publique. Pour l’oblat, l’acceptation de Lantagnac ne faisait point de doute, non plus que son élection. Les obstacles ? Le Père paraissait, de son geste, les écarter d’avance. En une large synthèse, il résuma, pour le bénéfice de son auditeur, les luttes de race depuis la conquête ; il s’attarda surtout sur les conflits scolaires depuis 1890. Il écarta tous les nuages, toutes les équivoques ; il fonça droit sur ce qu’il appelait « la pensée de fond des persécuteurs » ; il la mit à nu, la disséqua de son impitoyable bistouri, et conclut sur le ton véhément :

— Reste aveugle qui voudra. Mais la vérité, Lantagnac, la vérité sensible, visible, tangible, la vérité que l’évidence nous jette crûment à l’esprit, c’est que, dans ce pays, il y a une volonté implacable de nous éliminer comme nationalité. Qu’importe que la guerre se fasse par escarmouches, si les escarmouches atteignent les fins d’une grande bataille ? Je vous le dis : nous éliminer comme peuple, c’est le but. À quoi tendent les entraves sans nombre à l’enseignement du français, dans toutes les provinces où nous sommes la minorité ? Elles tendent à ce but où elles ne tendent à rien. Où nous mènent les lésineries du gouvernement fédéral à l’égard de la langue française ? Pourquoi tous ces accrocs faits sans relâche à l’article 133 de la constitution qui proclame pourtant l’égalité juridique et politique des deux langues ? À qui en veut-on, je le répète ? Quelle fin ambitionnent d’atteindre les légistes francophobes, si ce n’est, par des abdications successives, notre démission totale et finale ? Car enfin si un peuple se permettait sur les frontières de son voisin, de ces raids incessants, que dirait-on de sa tactique ? On dirait, et à bon droit, qu’il veut la guerre puis la conquête. Au nom de quelle logique, quand il s’agit de nous, veut-on que la conclusion soit autre ?

Le Père Fabien s’arrêta un moment, en une pose de défi, comme s’il eût eu à parer un adversaire. Puis, d’une voix encore plus tranchante :

— Eh bien ! ici, en l’Ontario, on nous oblige à jouer une partie suprême. C’est la plus grave de nos questions scolaires. Ni dans le Manitoba, ni dans l’Ouest elle ne revêtit pareille importance. Il y va ici du sort d’un quart de million de Canadiens français. L’Ontario est le premier contrefort du Québec ; il l’est par la géographie et par la puissance de son groupe. Si nous, des marches ontariennes, perdons cet engagement, je vous le dis, Lantagnac, je ne vois plus que nous puissions gagner la grande bataille. Eh bien ! voyez-vous maintenant, où est, à l’heure où je vous parle, le poste des hommes de cœur ? Le voyez-vous ? Promettez-moi seulement d’y bien réfléchir.

— C’est déjà commencé, dit l’avocat qui avait suivi le discours du Père Fabien, visiblement soucieux, en proie à une vive agitation intérieure. Il se leva pour prendre congé :

— Croyez bien, mon Père, voulut-il ajouter d’une voix qui tremblait un peu, croyez-bien, que je ne reculerai devant aucun sacrifice légitime pour accomplir mon devoir.

Depuis le soir de son entretien avec Virginia, depuis cet autre surtout où Maud lui a dit, au milieu d’une crise de larmes : « Il y a que notre bonheur est fini », Lantagnac a vécu bien peu de jours de vrai repos. Il n’ignorait point le caractère absolu de Maud, facilement porté aux décisions extrêmes. Il savait quels conseils elle recueillerait dans son milieu mondain et anglais, au foyer même des Fletcher. À partir de ce moment, il s’était promis d’être prudent. Sur le coup, il avait projeté de s’expliquer franchement avec sa femme. Puis, il avait eu peur de provoquer entre elle et lui des paroles irréparables ; il avait ajourné, remis indéfiniment. Et voilà que, de jour en jour, il s’était senti intimidé, retenu par une sorte de pudeur puritaine dont s’enveloppent trop souvent les choses de la grande intimité, dans les ménages anglo-saxons. Tout de même, il sentait que cette situation ne pouvait durer. Ajourner une difficulté n’est pas la résoudre. Et, ce soir de novembre, pendant qu’il se hâtait vers la rue Wilbrod, Jules de Lantagnac retournait dans son esprit, le même problème obsédant.

— C’est demain, se disait-il, demain que j’ai promis de donner ma réponse à Landry. Il faudra donc que je m’en ouvre à Maud, que je lui fasse accepter mes raisons. Et si elle les rejette ? Si elle me défend la candidature ? Si elle profère des menaces ?

Il rentra chez lui à l’heure même du souper. Un des beaux-frères de Maud, William Duffin, avocat au barreau d’Ottawa, se trouvait, ce soir-là, à la maison. Il prit place à table, aux côtés de sa belle-sœur, en face de Lantagnac. Duffin qui aimait à causer et qui causait beaucoup, et que Lantagnac taquinait parfois sans pitié, préférait, comme il disait, voir venir les coups par la ligne droite, plutôt que par la ligne oblique.

William Duffin atteignait alors la cinquantaine. Fils d’un émigré irlandais venu au Canada à l’époque du typhus, Duffin était né à Saint-Michel de Bellechasse où son père, forgeron de son métier, avait résidé longtemps. Le curé s’était vivement intéressé au jeune William qui faisait voir une vive intelligence. Il l’avait envoyé au collège de Sainte-Anne-Lapocatière. Devenu avocat, le jeune Irlandais se créa rapidement à Montréal, une large clientèle. Très mêlé, dès lors, à la société anglaise, il y courtisa une sœur de Maud non convertie. Son mariage le fit émigrer vers Ottawa. Dans sa nouvelle famille et son nouveau milieu, Duffin, de caractère fort plastique et très arriviste, fit bientôt bon marché du reste de ses sympathies françaises. Ses enfants, qui étaient baptisés, fréquentaient néanmoins l’école publique ; lui-même, ne gardait plus qu’une ombre de sa foi. Le malheureux Irlandais souffrait au plus haut point de l’état d’âme du vaincu qui l’avait jeté, dès les premiers contacts, dans le servage de l’Anglo-saxon, le dominateur séculaire de sa race. Autant Lantagnac avait éprouvé autrefois de la sympathie pour son beau-frère, dans le temps où lui-même communiait à la mystique anglo-saxonne, autant, depuis la chute de son illusion, prenait-il en pitié le pauvre assimilé.

La conversation s’engagea tout d’abord sur les banalités du jour. On parla naturellement de la première neige, de sa venue inopinée. Virginia raconta que la poudrerie l’avait surprise en ville, sans fourrures, sans claques.

— Hélas ! mon enfant, la neige, moi, je l’attends toujours ; elle tombe l’été comme l’hiver sur ma tête, gémit Duffin, agitant avec une mélancolie comique, sa haute chevelure blanche.

— L’étonnant, mon cher beau-frère, observa Lantagnac, attaquant une côtelette, c’est qu’elle reste, cette neige, sur une tête effervescente comme la vôtre.

— Mon Dieu, il pousse au moins quelque chose sur ce cratère, riposta l’Irlandais, visant la calvitie envahissante du maître de la table.

— Quelque chose ? rétorqua celui-ci ; oui, une fumée légère !…

— Mais avez-vous aperçu, reprenait Virginia, ces attroupements autour du placard, au coin des rues Elgin et Sparks ? Ou je me trompe fort ou cette démission du sénateur Landry va faire causer beaucoup, ce soir, dans Ottawa.

— Un incident malheureux, tout à fait malheureux ! déclara sur-le-champ Duffin, subitement mis en mauvaise humeur. Si le sénateur n’était un si digne homme, ajouta-t-il, je dirais : encore un coup de tête !

Madame de Lantagnac leva les yeux vers son mari ; leurs regards se rencontrèrent, gênés, et s’évitèrent aussitôt. Lantagnac regarda son beau-frère. Celui-ci, les yeux bien au fond de son assiette, s’occupait de manger tout en poussant volontiers le débat. Virginia, seule, pour le moment, lui tenait tête.

— Vous avez une singulière façon, mon oncle, reprenait-elle, d’apprécier le courage. Moi, je crois à la sincérité qui se prouve par des sacrifices.

— Oh ! il y a aussi la galerie, mon enfant, répondit un peu durement Duffin ; il y a la galerie et les applaudissements que les bons acteurs connaissent bien, et dont ils se grisent. C’est un sport comme un autre, vois-tu. On démissionne aussi pour se faire applaudir.

Lantagnac pâlit un peu.

— Pardonnez, mon oncle, reprenait encore Virginia, c’est un sport moins couru que le golf et auquel ne s’adonnent d’habitude que les hommes de cœur.

Amateur passionné du golf, Duffin se sentit vivement piqué. Son naturel esprit de disputeur le poussa-t-il, ce soir-là, à foncer tout droit dans le débat, pour le plaisir d’exciter Lantagnac ? Ou bien, connaissant les nouvelles convictions de son beau-frère, voulut-il en sonder la solidité, forcer le néophyte à arborer ses couleurs ? Ou bien encore le rusé Irlandais joua-t-il la première manche d’une partie qu’il se réservait de gagner plus tard ? Quoi qu’il en soit, Duffin fronça profondément les sourcils, se rejeta les épaules en arrière, d’un mouvement brusque, décidé à l’attaque, et repartit, à demi violent, s’adressant toujours à Virginia, mais parlant en réalité à son beau-frère :

— Voulez-vous que je vous dise, ma fille ? Il y en a beaucoup à Ottawa, et je suis de ceux-là, qui en ont assez de cette agitation scolaire. Depuis quelques semaines nous ne comptons plus les héros. On nous en façonne à la douzaine, à la cinquantaine ; on nous en fait avec des bambins et des bambines de huit et de dix ans.

— Eh ! qui donc ici oblige les enfants à l’héroïsme ? sursauta la jeune fille.

Duffin feignit de ne pas entendre. Il continua :

— Parce que dans une petite école d’une concession de Renfrew ou de Prescott, il prend fantaisie à une institutrice quelconque, poussée, du reste, par quelques meneurs, de vider ses classes à l’arrivée de l’inspecteur du gouvernement, et que les bambins défilent en chantant l’hymne national, ou, au besoin, pour faire la grève de l’école, sautent par les fenêtres, c’est entendu : le lendemain, les gazettes s’emplissent de ces hauts faits ; et elles nous proclament la naissance de quarante ou de cinquante héros nouveaux. N’est-ce pas ridicule à la fin ?

— Parfaitement. Très agaçant, et très ridicule, s’écria Virginia qui s’échauffait à son tour. Seulement, le serait-ce autant, mon cher oncle, si ces petits héros, au lieu d’être des petits Canadiens français d’Ontario, étaient tout bonnement des petits Anglais de la province de Québec, en guerre, eux aussi, contre un Règlement XVII prescripteur de la langue anglaise ? Ou encore, si vous le préférez, que dirait l’oncle William, si au lieu d’être les enfants des pauvres habitants de Prescott ou de Renfrew, ces petits grévistes étaient ceux du grand avocat William Duffin, défendant la langue de leur père ?

L’argument surprit un peu l’Irlandais. Il n’osa l’aborder de front. Il se contenta de répliquer :

— S’il s’agissait des enfants de William Duffin, William Duffin commencerait par leur apprendre le respect des lois de leur province. Pour le moment nous sommes en Ontario. Ontario est un pays anglais. Que cette marmaille n’apprend-elle la langue du pays ?

Cette riposte plut visiblement à madame de Lantagnac et à Nellie. Ni l’une ni l’autre ne prenaient part à la discussion. Mais il ne put échapper à Lantagnac que sa femme et sa fille aînée, à chacune des charges de Duffin, réprimaient difficilement une vive satisfaction. Lui, il s’était contenu jusqu’ici. À tout prix, il voulait éviter un éclat qui froisserait inutilement sa femme. Pourtant, à mesure que le débat s’avançait, il sentait l’impossibilité de ne pas intervenir, de ne pas se porter au secours de Virginia. Il se serait reproché surtout de ne pas confesser ses convictions, devant son enfant qui y allait avec tant de vaillance. Comme Duffin en revenait encore à la violation de la loi, à l’éducation révolutionnaire que recevaient ainsi les petits Ontariens, Lantagnac n’y tint plus. Avec une parfaite possession de soi-même, qui faisait le plus absolu contraste avec l’emportement de son beau-frère, il commença donc :

— La loi ! la loi ! Fort bien, mon cher confrère. Mais si nous établissions tout d’abord de quel côté sont vraiment les violateurs de la loi ?

L’intervention subite de Lantagnac n’eut pas l’air de surprendre Duffin. Habitués qu’ils étaient tous deux à croiser le fer, Duffin attendait cette entrée en scène. L’Irlandais se mit seulement sur une défensive plus prudente. Et c’est d’un ton fort radouci qu’il demanda :

— Mais les violateurs, seraient-ce donc les autorités, les défenseurs de la loi ?

— Et pourquoi pas ? dit Lantagnac. La première loi, si je ne m’abuse, c’est la loi naturelle. Et n’est-ce pas violer la loi naturelle, contre laquelle rien ne prévaut, que d’empêcher un peuple d’apprendre sa langue ? Oh ! je vous entendais tout à l’heure : « Ontario est un pays anglais ; qu’ils apprennent la langue de leur pays ». Mais pourquoi ces équivoques ? Qui donc, parmi les miens, refuse d’apprendre la langue anglaise ?

N’est-elle pas enseignée partout dans nos écoles et très efficacement, si j’en crois le témoignage de vos propres inspecteurs ? Pourquoi alors cette guerre à mes compatriotes, lorsqu’ils demandent, qu’outre la langue anglaise, on leur laisse apprendre le français, leur langue maternelle et langue officielle de tout le Canada, au même titre que l’autre ? Car voilà bien un autre de vos oublis, mon cher confrère, continua Lantagnac qui s’animait peu à peu : la langue française n’est nulle part étrangère en ce pays. Si je m’en rapporte à l’histoire et au droit, nous sommes ici dans un pays bilingue, bilingue par sa composition ethnique, bilingue par sa charte fédérative. Et il serait temps qu’on s’avisât, une bonne fois, dans votre camp, qu’en 1867 quelque chose s’est passé en ce pays et que les Canadiens français n’ont pas à demander tous les dix ans la permission de respirer.

— Oh ! vous simplifiez étrangement le débat, mon cher beau-frère, reprit l’Irlandais, railleur. C’est une de vos habitudes de grand avocat. D’où vient, si le problème est si simple, d’où vient que vous avez contre vous, non seulement les fanatiques, les orangistes, mais encore tout l’élément catholique irlandais ? D’où vient ?

— D’où vient ? dit Lantagnac. D’abord je retiens que cette unanimité des vôtres contre nous, c’est vous qui l’affirmez, Duffin. Moi, j’aime mieux compter avec gratitude ceux de vos chefs qui noblement sont accourus à la rescousse des opprimés. Si après cela l’alliance dont vous parlez existe, eh bien, il reste qu’elle est une énigme et une honte contre un peuple de frères.

— Ah ! oui, reprit Duffin qui s’enflamma de nouveau, ah, oui, je vous vois venir. Mais, allez-y donc. Le typhus ! la Grosse-Île, n’est-ce pas ? Nos prêtres, nos religieuses martyrs pour secourir les pauvres émigrés, nos habitants recueillant partout les orphelins de l’Irlande ! Allez-y donc, mon cher. Il y a si longtemps qu’on ne l’a pas entendue cette litanie !

— Pardon, interrompit Lantagnac qui cessa de manger, stupéfait et triste, pardon ; je ne me proposais nullement, mon ami, de vous rappeler ces souvenirs. C’est un argument, du reste, dont mes compatriotes, quoi que vous en disiez, n’ont pas l’habitude d’abuser. « Peuple de frères », Duffin, voulait seulement dire dans ma bouche : peuple catholique. Car enfin nous avons la même foi. Et si vos chefs avaient à se plaindre de nous, avaient à se plaindre de nos écoles, pourquoi ne pas traiter avec nos chefs à nous ? Pourquoi ces machinations dans les ténèbres ? Pourquoi cette alliance avec les pires ennemis du catholicisme pour écraser une minorité de Français catholiques ? Ou je me trompe fort, ou ce sera demain le grand scandale de l’histoire.

Duffin ne répondit point. Lantagnac continua, visiblement ému, d’une voix qui, malgré lui, s’était élevée peu à peu jusqu’à l’ampleur oratoire :

— Vous raillez nos héros ? Vous avez tort. Je dis, moi, comme Virginia : ces enfants qui font la grève devant l’inspecteur pour défendre la langue de leurs mères, ne sont pas moins admirables que les petits Irlandais de la vieille Irlande, Duffin, qui bravent toutes les punitions pour apprendre le gaélique ; pas moins admirables que les petits Celtes du pays de Galles qui se laissent frapper plutôt que de cesser de parler le Gallois. Et pourquoi donc ce qui s’appelle de l’autre côté des mers, héroïsme, s’appellerait-il ici comédie ? »

Duffin branla la tête, dédaigneusement sceptique.

— Ne prenez pas de ces airs, dit Lantagnac sévèrement. Quand un jour s’écrira l’histoire de la persécution ontarienne, ces petits enfants dont vous parlez avec mépris, ces enfants des concessions de Renfrew et de Prescott et ceux de Green Valley, et ceux d’Ottawa, et ceux de Windsor, et ceux de Ford City et ceux du Nouvel-Ontario apparaîtront aussi nobles, aussi grands que les petits Polonais du duché de Posen et vos inspecteurs et vos ministres de l’éducation aussi méprisables que des Prussiens.

— Mais enfin, où voulez-vous en venir ? demanda l’Irlandais qui évitait toujours de répondre directement. À quoi prétendent aboutir ces luttes stériles et ces vaines paroles ?

— À quoi ? s’écria Lantagnac ; à la victoire complète de mes compatriotes, à moins que ce ne soit à l’écroulement de la confédération canadienne.

— Oh ! si peu que cela, railla Duffin.

— Mais si, continua Lantagnac. Et c’est où les persécuteurs ontariens manquent étrangement de la plus élémentaire clairvoyance. Qu’ils le sachent : on ne joue pas impunément avec les luttes de races dans un pays. Toute justice blessée prend sa revanche qui souvent est formidable. On ne fait pas impunément des victimes. Vous, fils de l’Irlande, devriez le savoir mieux que personne. Il vient un temps où les esprits droits, les hommes justes, fatigués d’entendre parler d’oppression, plus fatigués d’en voir le spectacle, se soulèvent unanimement, créent ce qu’on appelle l’opinion publique et obligent les persécuteurs à rentrer sous terre. Ou bien la persécution croit triompher. Mais elle triomphe en se ruinant elle-même. L’injustice une fois entrée dans les mœurs et devenue la loi des esprits, c’est la ruine de l’autorité, par le mépris : autant dire des premières assises de l’État. Prenez-en ma parole, Duffin ; nous l’emporterons dans Ontario, ou les persécuteurs ruineront la confédération.

Lantagnac avait prononcé ces dernières paroles avec énergie et solennité. Il se demandait quelle serait enfin la réponse de son beau-frère. À vrai dire, il croyait l’avoir singulièrement troublé dans ses convictions. À bout de répliques, l’Irlandais ne trouvait plus qu’à railler ou à gambader. Mais l’illusion de Lantagnac fut de courte durée. Tout à coup il vit la figure de Duffin s’empourprer ; ses yeux s’enflammèrent et sa voix, voix sourde que l’accent d’une haine à peine cachée rendait tragique, proféra lentement cette menace :

— Eh bien, non ! il ne sera pas dit que les Franchies de l’Ontario ou du Québec mèneront tout à leur guise en ce pays. Qu’ils y prennent garde ! S’ils continuent, moi qui vous parle, je vous en avertis : je me jetterai dans la lutte et je ne serai pas seul.

Devant cette riposte imprévue Lantagnac sentit tout son sang lui monter à la face. Son cœur battit plus fort. Une résolution subite raidit sa volonté. Relevant le défi, il jeta ces courtes phrases à l’Irlandais :

— À votre aise, Monsieur ; si vous y allez, dans la lutte, vous m’y trouverez. On attend un candidat dans Russell ; ce candidat, j’ai bien l’honneur de vous l’annoncer : ce sera Jules de Lantagnac.

Lantagnac avait parlé, les yeux rivés sur ceux de Duffin. Quand il eut fini, et qu’il regarda autour de la table, il s’aperçut que Maud avait pâli, au point de se trouver presque mal. Nellie, pâle, elle aussi, roulait fiévreusement sa serviette. Virginia triomphait intérieurement, mais par égard pour sa mère et sa sœur dont le changement de figure ne lui avait pas échappé, gardait le silence. Quant à Duffin, il semblait que la honte l’eût pris de ce mouvement de violence qu’il n’avait pas su réprimer. Sur le ton tout à fait désarmé, d’une voix presque négligée, il répondit à son beau-frère :

— Grand bien vous fasse, mon cher ; vous ferez assurément un beau député.

— J’en accepte l’augure, lui avait répliqué Lantagnac, déjà calme et froid.

Puis, se levant de table, il avait ajouté avec une grâce parfaite :

— En attendant la guerre, mon cher William, usons bien de la paix. Vous êtes venu pour votre partie d’échecs ? Maud va jouer avec vous ; vous ne perdrez rien à l’échange. Quant à moi, j’ai un vaste dossier à parcourir d’ici quelques heures, quelques lettres aussi, très urgentes, qu’il me faut expédier. Vous me pardonnez ?…

— Mais, sans doute, sans doute, ricana aimablement Duffin ; qui ne connaît les soucis d’un candidat ?

Et l’on entra au salon.

C’était une vaste pièce où s’étalait, sous les riches luminaires, l’opulence un peu lourde d’une élégance hâtivement apprise. Lantagnac qui avait toujours laissé à Maud l’arrangement de sa maison, s’en flattait de moins en moins. Depuis que tout le ramenait vers l’ordonnance française, il regardait, avec un déplaisir croissant, l’entassement de ces meubles et de ces bibelots dépareillés où des consoles, des fauteuils de vieux style s’appariaient plutôt péniblement à des poufs, à des bergères modernes et d’un goût fort douteux, le tout entre des tentures et des laques de couleurs trop sombres.

Quelques instants plus tard, chacun se trouvait à son poste. Au centre, les deux joueurs penchés silencieusement sur leur échiquier se laissaient absorber par leurs combinaisons. Duffin qui ne pensait plus guère au débat de tout à l’heure, les mains appuyées au bord de la table, le buste penché, suivait fébrilement les manœuvres de Maud. Celle-ci, encore pâle, jouait serré, pour dériver vers cet effort, la tension aigüe de ses nerfs. Nellie, son tricot à la main, suivait distraitement le jeu de sa mère. Lantagnac, installé dans un coin du salon, près d’un petit cabinet, écrivait. C’est là que, depuis quelque temps, il aimait à expédier ses travaux urgents, à demi mêlé à la vie de sa famille. Virginia était venue s’asseoir près de lui et lisait, sous la lampe de son père, La Barrière de René Bazin.

Lantagnac rédigea d’abord une lettre très courte, qu’il relut soigneusement. D’une main ferme il la signa, la fit voir un instant à Virginia qui sourit en jetant sur son père un regard de rayonnante fierté. Puis, de sa haute et droite écriture, il adressa le document : À l’honorable sénateur Joseph Landry, le Sénat, Ottawa, et sonna un domestique :

— Tenez, appuya-t-il, par messager spécial, et n’oubliez pas.

Alors, adossé à son fauteuil, un énorme dossier à la main, lentement il en déroula les pages. pendant que sa pensée errait parfois bien loin de son étude. C’était ce même soir, à dix heures précises, que 3e sénateur attendait sa réponse. Sa décision maintenant prise, sa lettre d’acceptation écrite et envoyée, Lantagnac se sentait singulièrement soulagé.

— Le Père Fabien et le sénateur seront contents de moi, se disait-il.

Pourtant les suites de son acte ne pouvaient laisser de l’inquiéter quelque peu. Malgré lui, ses yeux se reportaient souvent vers celle qui, là, en face de lui, jouait aux échecs, dans un silence où se révélait fortement un grand trouble intérieur. Maud lui offrait sous la lampe du centre, les lignes nettes de son profil ; elle lui apparaissait, sous sa chevelure blonde, dans sa beauté sobre et toujours jeune. Si la ligne trop droite du front, les lèvres trop tirées et trop minces mettaient à cette figure un dur accent d’opiniâtreté, en revanche les cils trop baissés et trop mobiles trahissaient promptement la moindre tristesse. Lantagnac considéra Maud dans son émoi trop visible. Homme de cœur, il comprit à ce moment, comme il se mettrait à l’aimer et d’un amour plus fort, si elle devenait vraiment malheureuse. Mais, ce soir-là, une énigme retenait fortement son esprit et c’était l’explosion violente et si étrange de Duffin pendant le souper. Quelle matière inflammable avait donc échauffé l’âme de l’Irlandais ? Comment expliquer cette saillie impétueuse de la part d’un homme qui d’habitude se possédait si merveilleusement, qui avait plutôt la souplesse du félin ? Et Lantagnac observait de nouveau son beau-frère, toujours penché sur l’échiquier, n’articulant que de rares paroles. Le profil de Duffin où il y avait du grand oiseau de proie, se détachait également en lignes nettes, sous son panache blanc. Lantagnac connaissait, pour l’avoir rencontré souvent, dans son monde, ce type d’irlandais anglicisé.

— Ils ont bien tous, se disait-il, ces intempérances de néophytes. En quoi, du reste, ils ne font qu’un avec nos Canadiens de même sorte.

Lantagnac s’était vu lui-même, à certains jours, trop près de cette disposition d’esprit, pour que la laideur lui en eût échappé. Souvent, depuis sa conversion, il avait médité sur la psychologie des « assimilés ».

— Quelle douloureuse déchéance humaine ! se disait-il.

Soit désir de se faire pardonner leur très fraîche adhésion aux doctrines des assimilateurs, soit haine naturelle contre ceux de leur race dont la fidélité leur est un insupportable reproche, tous ces malheureux, il l’avait observé, se reconnaissent à un trait commun qui est leur zèle amer et farouche pour la cause de leurs nouveaux maîtres. Lantagnac en est même à se demander si le destin suprême des grandes races impériales n’est pas de traîner à leurs chars ces cohortes d’asservis volontaires, ces passionnés de leurs chaînes. Juste en face de lui, sur le mur du salon, une longue gravure vers laquelle il vient de lever les yeux, lui offre, en ce moment même, son attristant symbole. L’avocat embrasse d’un coup d’oeil ce basrelief romain où se déploie l’ascension d’un imperator au Capitole. Tableau familier mais qui, ce soir, lui livre un sens nouveau. Rêveur, il suit donc mélancoliquement ces longues files de musiciens mercenaires, vaincus d’hier marchant au pas rythmé, et qui soufflent dans les longues trompettes, l’hosanna du triomphateur.

Lantagnac, nous l’avons dit, n’était jamais allé jusqu’au mépris de sa race. Son esprit trop noble avait ignoré le prosélytisme à base de haine. Si même il remontait à la genèse de sa conversion patriotique, il ne pouvait se le cacher : ses premiers dégoûts lui étaient venus des discours humiliés et des attitudes trop serves de quelques Irlandais et de quelques Canadiens anglicisés.

Pourtant si la psychologie de l’assimilé donnait raison des propos violents de Duffin, elle n’expliquait point la menace de l’Irlandais de se jeter en pleine lutte. Lantagnac voyait malaisément son beau-frère, orateur à voix de fausset, qu’un courant d’air rendait aphone, se livrant aux combats de la vie publique, se prodiguant dans les assemblées. Mais alors quelle sorte de lutte voudrait-il faire ? se demandait toujours Lantagnac. Au fait, réfléchit-il, la bataille scolaire ne se livre guère au grand jour, du côté de nos ennemis. Puis, là-dessus, il se rappela le grand crédit dont jouissait Duffin en certains milieux anglophones de la capitale. Dans les clubs, dans les salons haut panachés, Duffin, grand faiseur de “jokes”, tenait le rôle d’un arbitre du bel esprit. Or Lantagnac le savait : les Canadiens français pouvaient tout appréhender de ce beau monde doré.

— Il faudra donc, conclut-il, avoir les yeux bien ouverts de ce côté.

Pour le moment, il en avait assez des inquiétudes que lui causait l’état d’âme de sa femme. Comment celle-ci voudrait-elle accepter sa candidature, et, après la candidature, sa qualité, son rôle de député ? Du coup les événements allaient porter l’avocat au premier rang parmi les chefs de l’irrédentisme français. N’était-ce pas pour lui l’entraînement définitif vers un monde d’idées et de sentiments auquel Maud paraissait répugner de plus en plus ? Par quelles raisons parvenir à la tranquilliser, à sauver le peu qui leur restait à tous deux de la paix de leur foyer ? Lantagnac le sentait ; il n’avait déjà que trop tardé. Il ne pouvait différer plus longuement de parler à sa femme.

— Je me dois, se disait-il, je me dois de m’expliquer avec Maud. Je devrai le faire au plus tard demain soir. Après-demain c’est le départ pour mon comté d’où je ne reviendrai que l’élection finie.

Cette explication, il n’eut pas à la provoquer. Le lendemain, les journaux de la capitale annonçaient en première page, sur manchettes assez voyantes, la candidature de Jules de Lantagnac dans le comté de Russell. L’entrée en politique du grand avocat créait, cela va de soi, une vive commotion. On ne manquait pas de rattacher cette candidature indépendante à la démission du sénateur Landry ; on y apercevait le dessein de la minorité ontarienne de fortifier son état-major, de frapper peut-être quelque grand coup ; et les commentaires allaient leur train.

Nulle part la stupeur ne fut aussi vive que dans la famille Fletcher. Le père de Maud, comptable-adjoint au ministère des finances, vieux fonctionnaire de carrière, successeur lui-même de son père au même poste, n’en put croire ses yeux, l’après-midi, en ouvrant The Journal. De Lantagnac, son gendre, candidat indépendant, et dans le comté français de Russell ! Pour le coup le brave vieillard se sentit défaillir sur son rond-de-cuir presque centenaire. Ce de Lantagnac, au fond il l’estimait. Pour le vieux Davis Fletcher, c’était presque un grand homme que son gendre. Doué de talent, de fortune, si franchement rallié à la « race supérieure », le mari de Maud pourrait devenir sénateur, peut-être ministre… ! Il n’aurait qu’à choisir. Mais alors quelles grasses sinécures pour les petits fonctionnaires en herbe de la descendance Fletcher ! Et quel beau jour, dans la vie du père Davis, si, dans son vénérable fauteuil de comptable, venait s’asseoir, pour y perpétuer la dynastie familiale, quelqu’un de ses petits-fils ! Rêve vénérable et doux dont le vieillard, par les jours sombres et humides du printemps et de l’automne, aimait à réchauffer son cœur vieillissant et ses rhumatismes goutteux. Dans la famille Fletcher, à la vérité, on trouvait bien un peu étranges, depuis quelque temps, les allures du gendre. L’entrée de William à l’université d’Ottawa avait causé une stupéfaction, presque un scandale. Par bonheur le bon sens de Lantagnac avait vite repris le dessus ; et l’enfant était retourné au Loyola Collège. Mais la dernière chose à laquelle on pût s’atteindre, c’était bien que le grand avocat finît par s’occuper de cette misérable question scolaire, par porter aux Frenchies de l’Ontario l’appui de sa parole et de son prestige.

— Ho ! shocking, ho ! very bad ! ne cessait de larmoyer, cet après-midi-là, le vieux Davis Fletcher.

Tout à fait éploré et minable, il allait, montrant à ceux de son bureau les manchettes du journal ; et, pendant qu’il courait de l’un à l’autre, de son pas trotte-menu, son visage de parchemin fané paraissait plus terne et plus gris que jamais.

Sur la sensibilité du vieillard agissaient à la fois, pour exaspérer sa peine et sa colère, les deux passions formidables de l’Anglo-saxon : l’intérêt matériel et l’orgueil de la race. Quand il rentra chez lui, vers les cinq heures, la scène recommença. Maud était là, étant venue prendre conseil. On passa vite contre Lantagnac, aux blâmes violents, aux anathèmes sans rémission. Maud risqua d’abord, contre son propre sentiment, une timide défense de son mari ; puis ne dit plus mot quand la conduite de Jules lui fut représentée comme un défi à la famille Fletcher, à son loyalisme, comme un mépris des sentiments les plus intimes, les plus délicats de sa femme. Le vieux Fletcher ne gardait plus même de mesure ; il en était aux outrages ; et tous les vieux clichés du fanatisme francophobe y passaient :

— Quoi donc ! grommelait-il, hors de lui ; un allié des loyalistes Fletcher portant son appui à la cause de ces Français, descendants de bûcherons, porteurs d’eau, scieurs de bois, à cette race envahissante qui se reproduit comme les lapins…

Le vieux Davis alla plus outre : Maud devait user de toute son influence pour faire retirer la candidature de Russell. Au besoin, elle devrait même recourir aux suprêmes menaces. Qu’était-ce qu’une union conjugale où le mari et la femme se divisaient sur des questions aussi essentielles ?

— Si tu as du cœur, ma fille, avait osé dire le vieux Davis, tu arrêteras, et tu sais comment, ce scandale qui nous ruine tous.

Maud obéirait-elle à cette injonction impérieuse ? Oserait-elle prononcer sitôt le mot décisif ? La pauvre femme se sentait, depuis quelques jours, en proie aux sentiments les plus tumultueux. Au premier abord, elle s’était trouvée désemparée devant ce coup de foudre qui détruisait sans merci, sa sécurité, son insouciance heureuse. D’où venait donc ce vent de malheur qui ne cessait plus de souffler et qui, après Vingt-trois ans, flétrissait le charme inaltéré de sa vie, comme le vent glacé d’automne décolore, en une nuit, la feuille encore verte ? Mais maintenant, après les colères, les objurgations de son père, et, sous l’action de ses propres chagrins trop longtemps nourris, elle sent qu’une âpre passion raidit sa volonté, exalte ses sentiments. Et cette passion, elle ne se méprend pas : c’est bien, par un mouvement de représailles naturel, l’esprit de race qui la ressaisit, qui la dresse en arrêt, pour la défense de ses enfants.

Ce même soir où le vieux Davis avait parlé à Maud, lorsque Virginia et Nellie furent entrées en leurs chambres, Lantagnac s’apprêtait à entamer son explication. Mais Maud l’avait devancé. Il la vit, The Journal à la main, approcher son fauteuil tout près du sien. Elle était pâle, avait les lèvres contractées.

— Jules, commença-t-elle, d’une voix qui chevrotait un peu, est-elle bien authentique et bien définitive cette nouvelle ?

Et elle étala devant lui The Journal.

— Oui, dit-il, s’efforçant d’être calme. J’ai donné ma réponse hier soir ; et je pars demain pour mon comté.

— Mon ami, reprit Maud encore plus attristée, n’aurais-je pu m’attendre d’être consultée sur une si grave affaire ?

— Il n’en a pas tenu à moi, ma pauvre Maud, répondit Jules, que le chagrin de sa femme peinait sincèrement. Mais hier, vous savez, William était ici ; il nous a pris notre soirée. Puis, vous vous rappelez notre discussion à table. Vous me connaissez, Maud ; je crois avoir la générosité susceptible du gentilhomme ; on ne la provoque pas impunément. Je vous confesse loyalement la vérité : hier soir, j’hésitais encore, beaucoup même à poser ma candidature. Mais devant la déclaration de guerre de Duffin à mes compatriotes, j’aurais cru manquer à l’honneur de mon sang, si je n’avais relevé le défi avec éclat.

Ces dernières paroles ramenèrent soudain un peu de rougeur à la figure de Madame. Son mari venait de la ramener à la réalité douloureuse, à ce changement d’état d’âme qui les séparait irrévocablement. La voix de Maud se raffermit ; ses yeux, ses lèvres prirent un air de défi. Et Lantagnac comprit qu’à l’assaut de la tendresse, allait succéder le choc des sentiments de race, la dangereuse passion de ce drame intime qui les jetait un peu plus chaque jour l’un contre l’autre. C’est donc d’une voix sèche que Maud répliqua :

— J’ai connu un temps, Jules, où le souci de vos compatriotes ne vous trouvait pas si chatouilleux.

— Rendez-moi justice, Maud, riposta Lantagnac, avec une vivacité à peine dissimulée ; j’ai eu pitié des miens ; je n’en ai jamais eu le mépris.

— Non, reprit Maud, toujours vexée ; mais vous parliez alors volontiers d’une race supérieure qui n’était pas la vôtre.

— Oh ! pour cela, je vous le concède, acquiesça-t-il ; il y a quelque chose de changé dans mon esprit.

— Je le savais, dit Maud ; vous n’êtes plus le même depuis votre fameux voyage à Saint-Michel. Et votre femme a ce tort maintenant à vos yeux, d’appartenir à la race inférieure.

Lantagnac eut un léger mouvement d’impatience.

— Maud, mon amie, reprit-il, très suppliant, voulez-vous que nous causions sur un autre ton ? À quoi bon chercher à nous blesser aux parties les plus sensibles du cœur, quand, en réalité, vous le savez bien, je n’ai pas changé pour vous ?

— Soyez franc, Jules, répondit-elle froidement, presque provocatrice ; le sang qui coule dans les veines de Maud Fletcher n’a pu déchoir, descendre au second rang dans votre estime, sans que votre femme aussi y ait baissé.

— Que me parlez-vous de race supérieure et de race inférieure ? dit Lantagnac. Je crois encore à la supériorité de la vôtre ; en plus je crois aussi à la supériorité de la mienne ; mais je les crois différentes, voilà tout. Si vous me demandez à laquelle des deux vont mes préférences, respectez mon sentiment, Maud, comme je respecte le vôtre.

Madame de Lantagnac haussa les épaules :

— Comme vous respectez le mien, dites-vous ? Comment puis-je croire à ce respect, quand vous avez décidé que mes enfants seraient français ?

Et Maud se croisa les bras, dans l’attente de la réponse, sachant bien qu’elle venait de jeter à son mari le mot décisif, celui qui résumait entre eux toute la situation. Et comme Lantagnac continuait de la regarder, sa figure reflétant malgré lui, une indicible souffrance, elle continua :

— Pendant vingt ans, vous vous êtes reposé sur moi, sur moi seule de l’éducation de ces enfants. Dites, ai-je manqué à mon devoir, pour que tout à coup vous veniez me les prendre ?

— Vous les prendre ! s’écria-t-il. Est-ce donc vous les prendre que de me réserver en eux la part qui me revient ? Encore une fois, Maud, ma bonne amie, je vous en conjure, laissons-là ce ton qui est trop nouveau pour nous. Vous savez bien que je n’ai pas commis la chose grave que vous me reprochez. Vous êtes toujours la mère bien-aimée de mes enfants. Mais enfin ces enfants sont, par leur père, de descendance française ? Maud, je ne vous le cacherai point : je veux qu’aucun de mes fils, aucune de mes filles ne me reproche plus tard le crime le plus grand qu’un père puisse commettre contre ses enfants, après le vol de leur foi : celui de les dénationaliser.

Madame de Lantagnac parut un peu déconcertée par le ton de fermeté qui apparaissait dans ces derniers mots. Elle retrouvait là l’accent d’une volonté qu’elle savait aussi froide qu’inflexible, contre laquelle elle se buterait inutilement. Son orgueil trop fortement secoué la poussait aux excès. Elle se donna le rôle de tous ceux qui ne trouvant plus à raisonner, n’ont plus que l’issue d’aggraver leur tort. Et c’est donc d’une voix plus sèche, plus cassante toujours, qu’elle continua :

— Je vous entends, monsieur de Lantagnac, je vous entends. Vous prenez l’âme, le cœur, l’esprit de mes enfants ; le reste, s’il y en a, vous me l’abandonnez. Et cela, vous le faites délibérément, en me broyant le cœur, ce qui pour vous, sans doute, est peu de chose. Mais vous le faites aussi au prix de l’accord entre nos enfants, ce qui est tuer la paix de notre foyer.

Lantagnac fit un effort suprême sur lui-même. À cette minute, il sentit qu’un mot, qu’un geste pouvait faire sombrer tout le bonheur de sa vie, les assises mêmes de sa maison. Du ton le plus contenu, le plus attristé, il répondit donc, le front appuyé dans sa main :

— Maud, vous vous reprocherez un jour la dureté de vos paroles et l’injustice qu’involontairement, je veux le croire, vous commettez contre moi. Qui donc, parmi mes enfants ai-je violenté ? Qui a été contraint par moi d’apprendre le français ? William a voulu retourner au Loyola ; il y est. Wolfred est allé à l’Université française de Montréal ; Dieu m’est témoin qu’il y est allé de son propre mouvement. Nellie veut en rester à son éducation anglaise ; est-elle moins mon enfant et l’en ai-je moins aimée ? Virginia enfin se conforme librement, elle aussi, à mes désirs ; elle sera la plus française de la famille. Eh bien, moi qui connais son cœur, je lui rends ce témoignage : elle n’aime pas sa mère, sa sœur, ses frères plus que les autres, peut-être, mais personne ne les aime plus qu’elle ne le fait. Non, Maud, on ne se diminue pas en redevenant soi-même, en reconstruisant en soi sa vieille âme naturelle, héréditaire. Ce que j’ai fait, j’avais espéré le pouvoir faire sans vous causer un seul chagrin.

À ce mot Madame de Lantagnac fut debout. Elle crut tenir l’arme victorieuse.

— Si vous êtes sincère, Jules, dit-elle, vous ne voudrez pas me causer un autre chagrin. Dites-moi que vous renoncez à cette candidature ?

Et elle resta là, le journal à la main, la figure haletante, prête à toute violence, si de la bouche de son mari sortait un refus. Lantagnac la regarda un instant, dans cette attitude qui l’effraya. Il passa la main sur son front, pour faire un appel suprême aux mots, à la phrase qui sauverait tout. Et c’est d’une voix étreinte qu’il répondit :

— Maud, m’aimeriez-vous encore si je me déshonorais ?

Cette réplique ne désarma point la malheureuse.

— Ainsi, accentua-t-elle, vous refusez ?

— Maud, reprit encore Lantagnac, accablé, demandez-moi toute autre preuve d’affection, mais point cella-là. Y avez-vous songé, mon amie ? Me retirer de la lutte, à l’heure où les miens ont tant à souffrir, à l’heure où les petites gens acceptent pour leur cause de si héroïques sacrifices ? Non, je ne puis ; je ne puis, entendez-moi, opérer cette retraite, sans manquer à tous mes devoirs de gentilhomme. Pour me justifier, vous le savez bien, je ne mettrais devant le public que les motifs qui sont les vrais. Et ce serait le déshonneur, pour vous comme pour moi. Non, Maud, je vous en prie, pas cela.

Elle était toujours debout, dans la même attitude provocante. D’une voix qui se fit sourde, où passait une colère ramassée, elle ajouta :

— Et vous avez bien pesé ce qui peut advenir à votre foyer ? Et vous en prenez la responsabilité ?

Lantagnac se leva à son tour. Il prit dans les siennes les mains de sa femme :

— Maud, dit-il. Maud, je vous en supplie, encore une fois, ne prononcez pas ici des mots irréparables.

Elle se dégagea brusquement. Hautaine, à pas pressés, sans tourner la tête, elle monta chez elle, par le grand escalier.