L’ange de la caverne/Texte entier

Le Courrier fédéral (p. 4-236).

L’Ange de la Caverne


Par Mme A. B. Lacerte.


Préface.


« L’Ange de QUELLE caverne ? »…

Cette question m’a été posée mainte et mainte fois, depuis que j’ai commencé à écrire ce roman et que j’en ai dit le titre à mes amis et connaissances.

Il s’agit donc d’une caverne faisant partie des Mammoth Caves, dans le Kentucky. Les Mammoth Caves sont citées parmi les sept merveilles du monde… Qui n’a entendu parler de la salle de l’Église Gothique, de la salle des Revenants, de la Grotte des Fées ?… On peut admirer aussi, dans les Mammoth Caves, le Bottomless Pit, abîme insondable, « dans lequel, » pour citer Jules Verne, « les guides jettent des papiers enflammés, afin d’en éclairer les sombres profondeurs. » Il y a aussi la Salle du Bal, le Dôme géant, la Mer Morte dans laquelle vivent des myriades de poissons, dont l’appareil optique est complètement oblitéré… Il y a… Bref, les Mammoth Caves sont, justement, citées parmi les sept merveilles du monde… L’exploration de ces grottes exigerait de sept à huit jours, si on voulait la faire entière et complète ; car, ces cavernes s’étendent à une distance de plusieurs milles sous le sol du Kentucky… Voilà pour la partie connue.

Mais, il existe des parties inconnues des Mammoth Caves… Il y a des salles, des couloirs, des dômes souterrains, dont on ignorera toujours l’existence… Or, dans ces cavernes profondes, inconnues de tous, que se passe-t-il ?… Quels drames, quelles tragédies, même, s’y déroulent ?… L’imagination peut, ici, prendre des ailes… On peut supposer… bien des choses…

Et c’est en supposant… bien des choses, que j’ai écrit : L’Ange de la Caverne.

L’Auteur.
Madame A.-B. LACERTE.

L’Ange de la
Caverne

OTTAWA
LE COURRIER FÉDÉRAL Ltée.
1922.


Droits de reproduction
réservés par l’auteur.

L’Ange de la Caverne

PREMIÈRE PARTIE
ÉLIANE

CHAPITRE I

818 ET 602


« C’est pour cette nuit ?

— « Oui, c’est pour cette nuit… Ce sera une nuit sans lune. »

— « Tant mieux, cela favorisera nos plans.

— « Tout est prêt… et que le ciel nous vienne en aide ! »

— « Chut !… Laissons passer la garde !

La conversation ci-dessus s’échangeait, un certain soir de juillet, entre les numéros 818 et 602, au pénitencier de Cayenne, dans la Guyane Française. Mais, comment ces prisonniers pouvaient-ils causer ainsi ?… Étaient-ils donc incarcérés deux par deux, dans les cellules du pénitencier de Cayenne ?… Certes non ! Mais les numéros 818 et 602 étaient parvenus à percer un trou dans le mur séparant leurs cellules : Comme ce trou avait été fait sous leurs lits et que les prisonniers ne causaient ensemble que quand la garde était loin, leur moyen de communication n’avait pas été découvert.

Mais, que complotaient donc ces deux prisonniers ?… Par les quelques phrases échangées entr’eux, on serait porté à croire qu’ils complotaient une évasion du pénitencier, pour cette nuit même… S’évader du pénitencier de Cayenne !… Combien de pauvres malheureux qui, ayant essayé de s’évader et y ayant réussi, seraient retournés au pénitencier de grand cœur, s’ils l’avaient pu !… La vie y était dure, très-dure, assurément ; mais, les environs du pénitencier sont si épouvantables qu’il fallait être bien désespéré pour s’y risquer.

Oh ! les environs du pénitencier de Cayenne !!… Ce ne sont que marais exhalant les germes de fièvres pernicieuses. Ces marais, de plusieurs milles d’étendue, sont infestés de bêtes fauves, de serpents, d’alligators et de fourmis ; celles-ci non moins dangereuses que les bêtes fauves, les serpents et les alligators : un homme attaqué par une nuée de fourmis blanches, serait déchiqueté en peu de temps… Puis, la nuit, dans les marais, voltigent des centaines de chauve-souris, d’énormes chauve-souris — auxquelles on donne aussi le nom de vampires. — Ces vampires voltigent autour du chemineau assoupi, en battant des ailes. Ce battement d’ailes, produisant l’effet d’un éventail, procure un bien-être qui amène le sommeil… Puis, quand le chemineau s’est endormi, la sale bête s’abat sur sa proie, les ailes tendues, et elle suce le sang de ses veines… jusqu’à ce que mort s’en suive.

Ces prisonniers, projetant de fuir le pénitencier de Cayenne, savaient-ils ces choses ?… Savaient-ils qu’ils couraient à une mort certaine, la plus épouvantable des morts ?… Savaient-ils que, pendant des milles et des milles — s’ils n’étaient pas dévorés ou s’ils ne mouraient pas de la fièvre auparavant — il leur faudrait cheminer sur un sol mouvant qui s’affaisserait sous leurs pas et menacerait, à chaque instant, de les engloutir ?… Savaient-ils que, jamais, ou, du moins, presque jamais, un évadé du pénitencier de Cayenne n’était parvenu à surmonter les difficultés et les horreurs des marais de la Guyane Française ?

Oui, ils le savaient… Cependant, ils allaient essayer, cette nuit même, de s’évader. Ils partiraient, sans armes, sans provisions, excepté quelques croûtes qu’ils avaient pu mettre de côté sur leur pitance journalière… Ils partiraient… L’espoir est tenace au cœur de l’homme et ils espéraient réussir là où tant d’autres avaient échoué…

Depuis deux mois qu’ils travaillaient à leur délivrance. À l’aide d’un couteau ébréché que 818 avait trouvé dans la cour du pénitencier, un jour, ils avaient scié les barreaux de leurs fenêtres. Chaque nuit, 818, de neuf heures du soir à minuit, puis 602 de minuit à trois heures du matin, ils avaient fait ce rude travail. Maintenant, les barreaux étaient sciés et il s’agissait de s’évader.

Du côté des marais, le pénitencier n’est pas gardé. À quoi cela servirait-il, d’ailleurs ?… Les prisonniers savent bien ce qui les attend dans les marais de la Guyane Française ; ils aiment encore mieux rester au pénitencier, aux travaux forcés, à perpétuité. Quelque fois, un gardien, en faisant sa ronde, passe du côté des marais : excès de précaution ; nul ne peut songer à s’évader par là, semble-t-il.

Aussitôt que la garde eut fait sa tournée de chaque soir, les prisonniers 818 et 602 s’agenouillèrent près de leurs lits et continuèrent à causer :

« Tout est-il prêt ? » demanda 818 à 602.

— « Oui, » répondit 602. « N’oublions pas nos provisions de bouche. Je suis parvenu à mettre tout mon souper de côté, ce soir. »

— « Moi aussi, » répliqua 818. « À dix heures juste, nous partirons… Le câble ?… »

— « Le câble est solide ; tout ira bien. »

— « Ne parlons plus maintenant ; nous finirions par attirer l’attention des autres prisonniers et ils donneraient l’éveil. »

— « Nous échangerons le signal convenu, » dit 602. « À bientôt ! »

Le silence se fit, ensuite dans les deux cellules. On eut été bien étonné, sans doute, de voir à quoi s’occupait 818 jusqu’à l’heure fixée pour l’évasion : à genou, 818 priait avec ferveur :

« Mon Dieu ! suppliait-il, » protégez-nous, nous qui allons risquer notre vie cette nuit… et faites que je puisse revoir bientôt ma fille bien-aimée, mon Éliane chérie ! »


CHAPITRE II

LES INSÉPARABLES


Yves Courcel et Sylvio Desroches étaient des inséparables. L’on voyait rarement l’un sans l’autre. Amis de collège, ils étaient restés amis dans le monde.

Cette amitié entre Yves et Sylvio avait commencé au collège. D’abord, il y avait un contraste frappant entre les deux amis : Yves Courcel était, comme collégien, déjà grand, fort et très développé pour son âge, tandis que Sylvio Desroches était petit, faible et d’assez malingre apparence. Comme ça se voit souvent, l’écolier faible devint le pâtira de sa classe.

Un jour, on avait entrepris de faire faire de la lutte à Sylvio Desroches et, comme il s’en défendait, s’en sentant incapable d’ailleurs, on s’était emparé de lui, on l’avait jeté par terre, attaché avec des cordes, puis on s’était mis à danser en ronde autour de lui. Mais cette ronde fut interrompue brusquement : Yves Courcel, arrivant sur la scène, avait administré des coups de poing à droite et à gauche et la ronde s’était achevée désastreusement. Trois ou quatre écoliers gisaient par terre, saignant du nez ou de la bouche ; le nez écrasé, les dents cassées, tandis que les autres, ne se sentant pas de force à lutter contre cet Hercule qu’était Yves Courcel, avaient pris la fuite.

Yves releva Sylvio, il détacha ses liens et, à partir de ce jour, le prit sous sa protection. Malheur à qui eut osé toucher à Sylvio Desroches ou même le narguer dorénavant ; Yves Courcel était là et… on savait ce que cela voulait dire.

Cet incident fut donc le prélude d’une amitié sincère, inaltérable ; protectrice, d’un côté, reconnaissante, de l’autre et cette amitié eut duré toute la vie aussi, sans doute, si un événement… mais, n’anticipons pas.

Quand il s’était agi de choisir une profession, à la fin de leurs études, Yves Courcel choisit le Génie Civil et Sylvio Desroches devint Courtier de Placements. Mais, tandis que la chance favorisait Sylvio et qu’il faisait des affaires d’or, Yves était poursuivi par un inlassable guignon. Tout réussissait au courtier de placements, tout ce qu’il touchait devenait or, semblait-il ; l’ingénieur civil, au contraire, rejoignait à peine les deux bouts. Certes, son ami lui eut aidé de sa bourse ; mais Yves ne voulait rien accepter.

« J’ai ma profession, tu sais, Desroches, » répondait-il, « je devrais faire mon chemin comme tant d’autres. »

Trois ans plus tard, les deux amis se mariaient. Yves Courcel épousait une orpheline, riche de ses qualités et vertus seulement ; Sylvio Desroches épousait, lui aussi, une orpheline, mais une riche orpheline, une héritière.

Après deux ans d’un bonheur sans mélange, Mme Desroches mourut, en donnant le jour à un fils, qui fut nommé Tanguay, nom de famille de sa mère. Trois ans plus tard, Mme Courcel devint mère, à son tour, d’une petite fille qui fut nommée Éliane et Yves Courcel était au comble du bonheur. Tanguay, l’enfant de Sylvio, fut confié à Mme Courcel jusqu’à l’âge de neuf ans, puis il fut envoyé dans un séminaire. Éliane, qui avait six ans alors, eut un gros chagrin quand Tanguay partit : Tanguay, son compagnon de jeux, son grand frère ! Mais, en retour, quel bonheur quand les vacances le lui ramenaient !

Sylvio Desroches ne convola pas en secondes noces. Il se consacrait à ses affaires, puis, ses moments de loisir, il les passait chez son ami. Mme Courcel n’était pas de ces femmes qui, par ridicule jalousie, se rendent désagréables aux amis de leurs maris. Toujours accueillante et aimable, elle faisait au jeune veuf une place à son foyer ; aussi, quelle respectueuses et tendre amitié Sylvio éprouvait pour la femme de son ami !

Et les affaires, comment allaient-elles ?… Yves était-il toujours poursuivi par la malchance ?… Eh ! bien, oui !… On n’était pas riche chez les Courcel ; le nécessaire et le confort régnaient au foyer ; mais le luxe en était exclus… et pour cause. Qu’importait, en fin de compte ; ils étaient jeunes tous deux et leur gentille Éliane était déjà une adorable fillette, idolâtrée de ses parents. La richesse ne fait pas toujours le bonheur. La santé, une confortable aisance ; voilà des dons qui valaient mieux que de l’or… et de ces dons, les Courcel savaient se contenter et en rendre grâce à Dieu.


CHAPITRE III

LE « CLUB DES BONS VIVANTS »


Un soir, trois habitués étaient attablés dans un des salons du « Club des Bons Vivants. » Le « Club des Bons Vivants » était très achalandé, très aristocratique et très comme il faut. Jamais on ne jouait gros jeu au « Club des Bons Vivants » ; c’était défendu par les règlements. Une petite partie d’écarté de temps à autre, ce n’était pas défendu, du moment qu’on ne jouait pas pour de l’argent.

Ce soir-là, donc, un des « Bons Vivants » attablés, s’amusait à mêler des cartes, tout en causant.

« Il nous manque un compagnon pour faire la partie, ce soir. Je serais bien disposé à jouer quelques parties d’écarté. »

— « Moi aussi, » répondit Letendre, un monsieur fort corpulent. « Allons voir si nous n’y trouverions pas un quatrième dans la salle de billard. »

À ce moment, quelqu’un entra dans le salon.

« Tiens ! Voilà Courcel ! » s’exclama-t-on.

— « Bonsoir, messieurs, » dit Yves Courcel. « Vous alliez jouer aux cartes ? Que je ne vous dérange pas ! »

— « Nous aurions besoin de vous pour faire un quatrième, Courcel, » dit un nommé d’Artigny.

— « Je serai des vôtres dans quelques instants et avec plaisir » répondit Yves. « Je suis à la recherche de Desroches dans le moment. »

— « Desroches n’est pas au club ce soir ; il n’y était pas hier soir, non plus, ” répliqua le jeune Comte d’Oural.

— « Le fait est, » dit d’Artigny, « que Desroches se fait mourir à travailler… Et pourquoi ?… Il est, dit-on, très riche. »

— « Desroches est bien changé, je trouve, » ajouta M. Letendre.

— « Oui, Desroches est bien changé, » répéta le Comte d’Oural.

— « Je n’ai rien remarqué d’anormal chez Desroches, d’Oural ! Mais, je trouve singulier de ne pas le rencontrer ici ; il m’avait donné rendez-vous dans ce salon… Je vais voir dans la bibliothèque et dans la salle de billard, » dit Yves, qui commençait à être un tant soit peu inquiet de son ami…

Juste au moment où il entrait dans la bibliothèque pour y chercher son ami, celui-ci en sortait.

« Bon soir, Desroches, » dit Yves. « Je te cherchais ; n’es-tu pas en retard au rendez-vous ? »

— « Un peu, je l’avoue, » répondit Sylvio en souriant ; « mais je viens de quitter mon bureau. »

Tout en parlant, les deux amis parvinrent à la porte du salon, où Yves avait laissé ses compagnons attablés. Ils entrèrent et furent accueillis avec des exclamations de joie.

« Bonjour, Desroches ! » dit d’Artigny : « Courcel commençait à être inquiet sur votre compte. »

— « J’étais à expliquer à Courcel ce qui m’a retenu si tard, » répondit Sylvio, en prenant place à la table de jeu. « Je ne fais que quitter mon bureau… Je viens de terminer une affaire… une affaire d’or ! » ajouta-t-il, avec un peu d’exaltation dans la voix.

— « Tant mieux pour vous, Desroches ! » s’écria le Comte d’Oural, en riant. « Les affaires d’or, je ne connais pas cela, moi !… Chançard, va ! »

Sylvio Desroches fronça les sourcils et pâlit.

« Vous ne me croyez pas, peut-être, d’Oural ? » dit Sylvio Desroches d’un ton sec, « Je vais vous prouver que je ne mens pas que je ne me vante pas même… Voyez ! »

Ce disant, Sylvio jeta sur la table un porte-feuille, duquel il retira des titres au porteur de la valeur de 250,000 francs.

« Voyez ! » reprit Sylvio Desroches, devenant tout à fait excité cette fois. « Il y a, dans ce porte-feuille, plus de 250,000 francs ! Une affaire d’or, vous dis-je, une affaire d’or, messieurs ! »

Yves regardait son ami avec des yeux étonnés et inquiets… Jamais, auparavant, Sylvio n’avait parlé ni agi de cette manière… Yves sentit un frisson le secouer de la tête aux pieds et son cœur fut étreint comme d’un funeste pressentiment.

« Mon pauvre Desroches, » s’exclama tout à coup le Comte d’Oural, « permettez-moi de vous dire que vous faites une sottise de vous promener dans la ville ainsi, le soir, avec tant d’argent sur vous… C’est risquer votre vie… Des gens ont été assassinés, déjà, pour infiniment moins qu’un quart de million ! »

— « C’est vrai, » répondit Sylvio Desroches, en remettant son porte-feuille dans sa poche. « Mais, je viens de terminer cette affaire et les banques sont fermées. Demain matin, je déposerai cet argent. »

— « Et vous ferez bien ! » s’écria Letendre… « En attendant, pour l’amour de Dieu, et si vous n’êtes pas fatigué de la vie, Desroches, n’allez pas exhiber votre porte-feuille à tout venant ! »

— « Je crois, » dit Sylvio, en se levant, « que je ne veillerai pas au club ce soir… Je suis fatigué… Je ressens des bourdonnements dans la tête… Une bonne nuit de sommeil me fera du bien… Au revoir, à tous !… Viens-tu, Courcel ? »

— « Oui. Je ne tiens pas à veiller tard moi-même. Allons, Desroches ! Au revoir, messieurs, » ajouta Yves Courcel à ses autres compagnons. « Ce n’est que partie remise, » dit-il, en souriant et désignant les cartes.

Yves et Sylvio, au lieu de prendre une voiture, préférèrent marcher, le temps étant idéalement beau. Arrivé près de sa demeure, Yves invita Sylvio à entrer :

« Je suis veuf de ce temps-ci, tu sais, Desroches, » dit-il, en souriant. « Ma femme et ma mignonne Éliane sont encore à la campagne et elles se plaisent bien dans le chalet qui t’appartient, et que tu as si généreusement mis à leur disposition… Aimerais-tu à entrer chez moi ? C’est plus tranquille qu’au club et j’ai bien des choses à te dire. »

— « Oui, montons chez toi, Courcel, » répondit Sylvio Desroches, « Moi aussi, j’ai bien des choses à te dire… bien des projets à te communiquer. »

— « Montons, alors ! » dit Yves, gaiement. « Dans ma maison Sylvio, tu es toujours le très-bienvenu ! »

Tous deux montèrent chez Yves Courcel. Mais, quoique Sylvio eut dit avoir bien des choses à communiquer, il ne parla pas beaucoup. Les bras croisés sur sa poitrine, un pli soucieux au front, il semblait fort préoccupé. C’est Yves, en fin de compte, qui fit tous les frais de la conversation. Vers les onze heures, Sylvio se leva pour partir.

« Je vais aller me mettre au lit, » dit-il. « J’ai mal à la tête et je me sens bouleversé… je ne sais pourquoi. »

— « Tu travailles trop, Sylvio, » dit Yves, en posant la main sur l’épaule de son ami ; « cet excès de travail finira par te jouer quelque mauvais tour… »

Puis voyant que Desroches avait l’air bien fatigué et même un peu malade, il ajouta :

« Pourquoi ne passes-tu pas la nuit ici, si tu te sens malade ? … Je… »

— « Malade ! Mais, je ne suis pas malade ! » s’écria Sylvio, quelque peu impatienté. « Allons ! À demain ! » ajouta-t-il en se dirigeant vers la porte de sortie, puis, revenant auprès d’Yves et retirant de sa poche son porte-feuille, il reprit :

« Veux-tu te charger de ceci pour cette nuit, Courcel ? Ces imbéciles — je veux dire d’Oural, Letendre et d’Artigny — sont parvenus à m’effrayer un peu, je crois et je n’aime pas me promener à cette heure avec tant d’argent sur moi. »

Yves prit le porte-feuille des mains de Sylvio, puis il se dirigea vers un coffre-fort, dont il ouvrit la porte :

« Vois, » dit-il à Sylvio, en déposant le porte-feuille dans un tiroir du coffre-fort, « ton argent sera en sûreté ici jusqu’à demain. »

— « Merci, » répondit Sylvio. « Je serai ici à neuf heures et demie, demain matin et ensuite, j’irai déposer cet argent à la banque. À demain ! »

— « À demain, cher cher ami, « répondit Yves, subitement attendri et pressentant je ne sais quel malheur. « Tâche de bien dormir… et… bonne nuit ! »

— « À demain ! » répéta Sylvio Desroches. « À demain ! » Il prit la direction de l’escalier, mais il revint, encore une fois vers Yves. « N’est-ce pas, Courcel, que c’est, entre nous, à la vie, à la mort, toujours ? »

Puis Sylvio Desroches descendit les marches de la résidence d’Yves Courcel.

Yves entendit, pendant quelques secondes les pas de son ami sur le trottoir, puis tout entra dans le silence. Yves soupira tout à coup : Sylvio n’était certainement pas dans son état normal… Il n’aurait pas dû, lui, Yves, le laisser partir… S’il allait tomber malade, seul dans ses appartements… Yves fut tenté de courir après son ami et le ramener chez lui ; mais il résista à cette tentation : dans l’état d’énervement où était Sylvio, ce soir, cet excès de zèle pourrait le froisser.

Il était minuit quand Yves Courcel se coucha enfin ; mais il ne dormit guère de la nuit, tant il était inquiet de son ami Sylvio Desroches.


CHAPITRE IV

MYSTÈRE


Il était dix heures moins vingt minutes. Yves Courcel allait partir pour son bureau. Sylvio Desroches n’était pas encore arrivé ; Yves téléphona à son domicile, mais il ne reçut pas de réponse. Sylvio avait-il oublié l’argent dont lui, Yves, était le dépositaire ? Il devait venir chercher cet argent ce matin, afin de le déposer à la banque pourtant. Peut-être Desroches était-il rendu à son bureau ; il allait l’appeler. Yves téléphona donc au bureau de son ami ; c’est le secrétaire de Sylvio qui lui répondit.

« M. Desroches est-il là ? » demanda Yves.

— « C’est M. Courcel qui parle ? » demanda le secrétaire. « Non, M. Courcel, M. Desroches n’est pas encore arrivé au bureau. »

— « Je viens de téléphoner chez lui ; mais je n’ai pu obtenir de réponse, » dit Yves au secrétaire. « Dites à M. Desroches que je l’ai appelé, dites-lui aussi de m’appeler aussitôt possible, n’est-ce pas ? »

— « Certainement, M. Courcel, je n’y manquerai pas, » répondit le secrétaire.

Il y avait surcroît d’ouvrage au bureau ce matin-là et Yves fut tellement occupé tout l’avant-midi qu’il en oublia le téléphone de Sylvio. Ce fut seulement quand midi sonna qu’il se rappela tout à coup qu’il n’avait pas eu d’appel de son ami.

« Germain » — le secrétaire de Sylvio se nommait ainsi — « a oublié de dire à Sylvio de m’appeler » pensa-t-il. « Je vais passer par le bureau ; j’en ai le temps avant déjeuner. »

Le secrétaire était seul dans le bureau privé de Sylvio quand Yves y entra ; il leva la tête et dit :

« M. Desroches n’est pas venu à son bureau ce matin. »

— « Vraiment ! » s’écria Yves. « C’est surprenant, n’est-ce pas, Germain ?… M. Desroches qui vit, littéralement, dans son bureau ! »

— « Et même il y a des documents qui exigent sa signature et… je ne comprends pas… »

— « Je vais appeler de nouveau chez lui, » dit Yves, qui se mit immédiatement au téléphone.

Mais il ne reçut pas de réponse. Il entendait la cloche du téléphone sonner et sonner encore ; mais le « Allô ! » espéré ne vint pas… Alors, il fut pris d’une grande inquiétude… Qu’était-il arrivé ?… Sylvio était un peu souffrant quand il était parti de chez lui, la veille… Serait-il malade ?… Trop malade pour répondre à son téléphone ?…

« Vous ne recevez pas de réponse, M. Courcel ? » demanda le secrétaire, d’une voix inquiète.

— « Non » répondit Yves, en replaçant le récepteur, « et c’est assez singulier… Je vais me rendre chez M. Desroches… Vous feriez bien, peut-être de m’accompagner, Germain, si vous le pouvez. »

Le secrétaire jeta un monceau de papiers dans son pupitre, auquel il donna un tour de clef et prenant son chapeau, il sortit, précédé d’Yves Courcel.

Appelant une voiture, Yves y monta, suivi du secrétaire, après avoir donné au cocher l’adresse du domicile de Sylvio Desroches. Le cocher, flairant un pourboire, fouetta ses chevaux, et, en moins de dix minutes, il déposa ses passagers à l’adresse donnée.

Yves et le secrétaire, arrivés à la porte de la demeure de Sylvio, sonnèrent à plusieurs reprises. Ils ne reçurent pas de réponse, ce à quoi ils s’attendaient, d’ailleurs.

« Vais-je enfoncer la porte, M. Courcel ? » demanda le secrétaire.

— « Non, attendez ! » répondit Yves.

Il retira de la poche de son paletot un trousseau de clefs et en choisit une qu’il mit dans la serrure et la porte s’ouvrit.

Cette clef, Sylvio l’avait donnée à Yves, il y avait déjà plusieurs années :

« Prends cette clef, Courcel » avait-il dit. « Si jamais tu viens me rendre visite et que je sois absent, entre et attends-moi. Tu trouveras toujours de bons cigares, des journaux et des revues, chez moi, pour t’amuser, en attendant mon retour. »

Yves ne s’était jamais servi de cette clef ; mais, dans le moment, il était bien aise de l’avoir en sa possession.

Un grand silence — un de ces silences qui oppressent — régnait dans la demeure de Sylvio Desroches. Yves Courcel et le secrétaire Germain parvinrent d’abord dans l’étude de Sylvio. Tout y était dans l’ordre accoutumé. Sur un pupitre, Yves vit une lettre inachevée de Sylvio à son fils Tanguay. On passa dans la salle à manger, puis dans la chambre à coucher, dont le lit n’avait pas été défait… ou bien, avait été refait.

« M. Courcel, » dit le secrétaire, d’une voix tremblante, en désignant le lit de Sylvio, « pensez-vous que M. Desroches a couché dans ce lit, la nuit dernière ? »

— « Hélas ! je ne sais, » répondit Yves, des larmes dans la voix. « Qu’est-ce que cela signifie ?… Mon Dieu ! Serait-il arrivé malheur à mon ami, à mon frère ? »

« Monsieur reprit le secrétaire, « j’en ai le pressentiment M. Desroches a été assassiné ! »

— « Assassiné ! » s’écria Yves.

— « Oui, monsieur, assassiné ! M. Desroches, quand il a quitté son bureau, hier soir, portait sur lui la somme de 250,000 francs et… »

— « Mais, » répondit Yves… Cependant, il se tut… Devait-il confier au secrétaire ce qui s’était passé la veille ?… Non. Il valait mieux se taire, pour le moment. Le plus pressé c’était de retrouver Sylvio… Qu’était-il devenu ?…

« Allons avertir la police ! » s’écria le secrétaire.

— « Écoutez, Germain, » dit Yves « attendons à demain pour mettre la police dans cette affaire. Si mon ami reste introuvable encore demain, nous irons faire notre déclaration à la police, demain soir. »

— « Mais… monsieur Courcel… » murmura le secrétaire.

— « Voyez-vous, Germain, » reprit Yves, « M. Desroches a peut-être quitté la ville pour un jour ou deux seulement et il serait en lieu de nous en vouloir, si nous faisons du bruit à propos de rien… Attendons… Si, demain soir, il n’a pas reparu, je le répète, nous aurons recours à la police. En attendant, vous et moi, chacun de notre côté, nous allons faire des recherchées… discrètement… Qu’en pensez-vous, Germain ?

— « Vous avez raison, M. Courcel, attendons à demain ! Bien sûr, M. Desroches n’a pas de comptes à rendre à qui que ce soit. Peut-être a-t-il quitté la ville pour affaires personnelles et reviendra-t-il demain soir. »

— « Venez déjeuner avec moi, Germain ; nous allons décider ce que nous devrions faire. »

Yves Courcel et Germain quittèrent le domicile de Sylvio Desroches, après en avoir fermé soigneusement la porte à clef, puis ils se rendirent à un restaurant, où, tout en mangeant, ils prirent des mesures pour retrouver Sylvio Desroches dont la disparition semblait enveloppée de mystère.


CHAPITRE V

PREUVE ACCABLANTE.


Jusqu’au lendemain soir, Yves Courcel et Germain, le secrétaire coururent la ville, s’informant discrètement et téléphonant, entre temps, chez Sylvio Desroches… Inutilement… Sylvio Desroches avait disparu et si mystérieusement qu’Yves se demandait si les soupçons du secrétaire n’étaient pas fondés et si son ami n’avait pas été assassiné. Sans doute, quand Sylvio avait quitté la maison de son ami, il n’avait plus sur lui les 250,000 francs ; mais personne ne le savait… Que faire ?… Il ne restait plus qu’à avertir la police et, bien que cela lui répugnât quelque peu, il fallait s’y décider.

« Germain, » dit Yves au secrétaire, « vous faites mieux d’aller avertir la police immédiatement. Moi, je ne puis vous accompagner, car ma femme et ma petite Éliane arrivent, ce soir, de la campagne et il faut que je sois à l’arrivée du train. »

« C’est bien, » répondit le secrétaire, « je pars, sans perdre un instant… Mon Dieu ! Qu’est-il donc arrivé à M. Desroches ? »

Ce qu’Yves avait prévu arriva : la nouvelle de la mystérieuse disparition de Sylvio Desroches se répandit rapidement dans la ville. En se rendant à son bureau, le lendemain matin, il rencontra le Comte d’Oural d’abord, M. d’Artigny ensuite : ils venaient d’apprendre la nouvelle. « C’est vous, Courcel, qui, le dernier, l’avez vu ce pauvre Desroches ! »

— « Oui, c’est moi, » répondit Yves tristement. « Pauvre pauvre Desroches ! »

Nous n’insisterons pas sur les détails de cette affaire. Quand, plus tard, Yves Courcel essayait de se rappeler les évènements qui suivirent la disparition de Sylvio Desroches, il ne le put jamais… À son ami disparu, Yves songeait sans cesse ; c’était devenu une obsession chez lui : à la maison, au bureau, en marchant dans les rues de la ville, il y pensait toujours…

Un soir, quinze jours après la disparition de Sylvio, Yves veillait avec sa femme et tenait dans ses bras sa petite Éliane endormie, lorsqu’on sonna à la porte. La bonne vint dire aussitôt à Yves que trois hommes étaient dans l’étude de monsieur et qu’ils désiraient parler à M. Courcel. Yves se rendit à son étude et se trouva en face d’un agent de sûreté et de deux gendarmes. Il fut vivement surpris. Ces sortes de gens ne sont jamais les bienvenus, même quand on a la conscience tranquille.

— « Qu’y a-t-il à votre service, messieurs ? » demanda Yves. — « Nous venons faire une petite perquisition dans votre maison, M. Courcel, » répondit l’agent. « C’est vous qui, le dernier, avez été vu avec M. Desroches et… »

— « C’est très-bien, » dit Yves, assez mécontent ; cette perquisition allait peut-être effrayer sa femme.

L’agent et les gendarmes visitèrent la maison d’Yves Courcel, de la cave au grenier, puis ils revinrent à l’étude, où Mme Courcel avait rejoint son mari.

« Nous avons tout visité, » dit l’agent de sûreté, « excepté ce coffre-fort… Veuillez l’ouvrir, M. Courcel. »

Le coffre-fort !… Ciel !… Dans ses préoccupations et inquiétudes à propos de Sylvio, Yves avait complètement oublié les 250, 000 francs dont il était le dépositaire… Ces 250, 000 francs étaient là, dans son coffre-fort ; on allait peut-être croire qu’il avait voulu les garder pour lui… On ne comprendrait pas… Pris de panique, tout à coup, Yves balbutia :

« Le coffre-fort !… Je… »

— « Ouvrez ce coffre-fort, M. Courcel. » répéta l’agent, d’un ton péremptoire, cette fois.

— « Je voudrais… vous… expliquer… » balbutia, de nouveau, Yves Courcel.

Mme Courcel posa sa main sur l’épaule de son mari :

« Mais, ouvre donc ton coffre-fort, mon ami ! » dit-elle doucement ; « tu vois bien que ces messieurs… »

— « Je vous ordonne d’ouvrir ce coffre-fort, M. Courcel ! » s’écria l’agent…

Yves ouvrit le coffre-fort avec des doigts tremblant… Il le savait, il se trouvait dans une mauvaise position : le portefeuille de Sylvio Desroches était dans son coffre-fort ; plus d’un avait été accusé de vol sur des preuves moins accablantes. … Mme Courcel regardait son mari avec des yeux étonnés … Ce trouble de son mari… cette hésitation… Qu’est-ce que cela voulait dire ?…

Et, quand le coffre-fort fut ouvert enfin, Mme Courcel crut mourir quand l’agent trouva, dans un tiroir un portefeuille, porte-feuille que Mme Courcel reconnut immédiatement comme ayant appartenu à Sylvio Desroches.

« Le porte-feuille de M. Desroches, » dit, assez tranquillement l’agent de sûreté. « Ce porte-feuille doit contenir 250, 000 francs. »

« Yves ! Mon mari ! » s’écria Mme Courcel. » « M. Courcel, ” reprit l’agent, « vous êtes le dernier qui ait été vu en compagnie de M. Desroches… M. Desroches a disparu mystérieusement… et nous trouvons chez vous, caché dans votre coffre-fort, le porte-feuille de M. Desroches contenant un quart de million. »

— « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » s’écria Mme Courcel, puis elle perdit connaissance.

Yves voulut voler au secours de sa femme, mais l’agent de sûreté le retint. Il posa sa main sur l’épaule du malheureux et dit :

« M. Yves Courcel, je vous arrête, au nom de la loi ! »

Yves Courcel passa à la cour de police, puis en cour d’assises. Dans l’intervalle, on trouva, dans la Seine, un cadavre tout défiguré, dont les habits ressemblaient à ceux que Sylvio Desroches portaient, lors de sa disparition. Constatation faite, cet homme ne s’était pas noyé ; il avait été assommé, puis jeté dans la Seine. Yves Courcel fut trouvé coupable de vol et d’assassinat. Mais, comme on n’avait pas de preuves certaines de sa culpabilité, il fut condamné aux travaux forcés à perpétuité.

Yves Courcel fut transporté au pénitencier de Cayenne, dans la Guyane Française. Yves Courcel n’existait plus, maintenant, comme citoyen ; il ne restait de lui qu’un pauvre malheureux, portant le numéro 818, celui que nous avons vu, dans le premier chapitre de ce récit, complotant de s’évader du pénitencier de Cayenne, celui qui, agenouillé, priait Dieu de le protéger et de permettre qu’il revoie un jour, sa fille bien-aimée, son Éliane chérie !

Il y avait dix ans qu’Yves Courcel était à Cayenne, souffrant pour des crimes qu’il n’avait pas commis, et si nous trouvons 818 enfermé dans le pénitencier même, au lieu de jouir de la demie-liberté dont jouissent les forçats de Cayenne, c’est qu’il avait été surpris il y avait six mois, alors qu’il essayait de s’évader… Eh ! bien, il allait essayer encore une fois ; peut-être aurait-il plus de chance !

Ce qui rendait la souffrance d’Yves Courcel — ou de 818, si l’on veut — plus amère encore, c’était cette pensée qui l’obsédait nuit et jour :

« Ma femme a douté de moi ! Elle m’a cru coupable ! »

Oui, hélas ! Mme Courcel n’avait pu douter de la culpabilité de son mari, qu’elle aimait, pourtant… Cet argent, ces 250,000 francs dont il ne lui avait dit mot, et qu’on avait trouvés dans son coffre-fort… Puis cette peine extrême — que Mme Courcel avait trouvé un peu exagérée, malgré l’amitié qui liait les deux hommes — cette peine extrême, dis-je, que son mari ressentait de la disparition de Sylvio Desroches… n’était-ce pas plutôt du remords ?

Mme  Courcel était allé rendre visite à son mari trois fois pendant qu’il était incarcéré dans la prison de la ville. À sa dernière visite, elle avait amené Éliane, âgée de neuf ans, alors. La chère mignonne ne comprenait pas pourquoi son papa chéri, qu’elle adorait, restait enfermé dans cette laide maison grise et sombre.

Yves sentit son cœur se briser quand il dit adieu à sa mignonne Éliane ; il lui avait dit : « Écoute, Éliane, mon ange bien-aimé, dis-toi toujours ceci — et tu en comprendras, plus tard la signification : « Papa n’était pas coupable ; il a été victime d’une affreuse erreur judiciaire ! »

Il y a trop de ces erreurs judiciaires, malheureusement !


CHAPITRE VI

UNE ÉVASION ET SES DANGERS.


Dix heures moins le quart du soir.

Dans leurs cellules, 818 et 602 commencèrent à faire leurs préparatifs de départ.

602 plaça dans une de ses poches les croûtes de pain qu’il était parvenu à mettre de côté depuis plusieurs jours et dans une autre poche, il mit de la ficelle. Autour de sa taille, il enroula un cable long de quatre mètres. Ce cable, il l’avait fait avec une couverture de son lit qu’il avait déchirée par lanières et tressée ensuite. Il avait procédé de même pour la ficelle ; s’ils parvenaient à s’évader, cette ficelle leur rendrait plus d’un service. Pour commencer, il prit un bout de cette ficelle, il la passa autour de son cou et y suspendit un petit gobelet en étain, qu’il prit sur une table qui se trouvait près de son lit ; ce gobelet leur serait très utile, indispensable même.

818 mit, aussi, dans une de ses poches les croûtes de pain qu’il avait tenu en réserve. Dans une autre de ses poches, il mit le couteau ébréché qui avait servi à scier les barreaux de leurs fenêtres ; il mit aussi un objet long de huit pouces à peu près. Autour de ses reins il enroula une des couvertures de son lit, puis, lui aussi, il suspendit à son cou un gobelet d’étain. Hélas ! c’est tout dont pouvaient se charger ces hommes ; c’est tout ce que leur dénuement leur permettait d’emporter, d’ailleurs. Ces objets, ce n’est qu’après mûres réflexions qu’ils les emportaient.

Maintenant, à la grâce de Dieu !

Les cellules de 818 et de 602 étaient au troisième étage du pénitencier ; comment allaient procéder ces prisonniers pour s’enfuir ? Se laisseraient-ils glisser le long du câble pour tomber ensuite jusqu’à terre ?… Impossible ! Ils arriveraient ainsi dans la cour intérieure du pénitencier… d’ailleurs, le câble n’était que de quatre mètres de long, on s’en souvient… Ils procéderaient tout autrement.

Il leur fallait atteindre l’extrémité ouest de la bâtisse, puis descendre jusqu’au sol par une échelle de sauvetage qui donnait du côté des marais. Cette échelle de sauvetage étant, comme nous venons de le dire, à l’extrémité ouest de la bâtisse, comment ces hommes y parviendraient-ils ?… Pour y arriver, ces malheureux allaient s’aventurer sur une corniche de deux pieds et demi de largeur entourant le pénitencier. Cette corniche était à dix pieds plus bas que les fenêtres de 818 et 602. Il leur faudrait donc, d’abord, exécuter un saut périlleux — si périlleux qu’on frissonne d’horreur rien qu’à y penser — de leurs fenêtres à la corniche. En se suspendant par les mains à leurs fenêtres, le saut, il est vrai, serait diminué de six pieds pour 818 et de cinq pieds six pouces pour 602, mais… Inutile de dire que cette corniche qu’il fallait atteindre n’était pas entourée : un faux mouvement, et ces hommes seraient précipités de quarante pieds de haut à une mort certaine.

Pour se risquer sur cette corniche, il fallait avoir le pied sûr, la tête et le cœur solides et n’avoir rien à craindre du vertige.

Dieu seul pouvait protéger ceux qui allaient se risquer sur cette corniche !  !

Dix heures du soir.

Quand le dernier coup de dix heures résonna au cadran du pénitencier, 818 et 602 s’agenouillèrent près de leurs lits et échangèrent ces mots :

« C’est l’heure ! »

Puis chacun escalada sa fenêtre et s’y suspendit quelques instants, le corps en dehors, dans le vide… Ensuite, tous deux lâchèrent prise… Ces quelques instants que ces hommes passèrent suspendus à leurs fenêtres, furent épouvantables… Si leurs pieds allaient manquer la corniche, combien affreuse serait leur mort !… Broyés sur la cour dallée du pénitencier ! … Mais, non ; leurs pieds, à tous deux, rencontrèrent la corniche.

Maintenant, il s’agissait de se retourner, pour faire face à l’ouest de la bâtisse, où était suspendue l’échelle de sauvetage. .. Dans la profonde obscurité de cette noire nuit, ce demi-tour à gauche comportait de terribles dangers… Mais, encore cette fois, le ciel leur vint en aide…

Les voilà donc, tous deux, faisant face à l’ouest et commençant cette marche périlleuse vers l’échelle de sauvetage, sur une corniche de deux pieds et demi, à quarante pieds du sol !…

Une distance de trente-cinq pieds les séparait de l’échelle de sauvetage et, ces trente-cinq pieds, ils mirent au-delà de dix minutes à les franchir, 818 précédant 602. Ils ne posaient un pied devant l’autre qu’avec d’extrêmes précautions… Quarante pieds de vide, d’un côté, de l’autre, un mur uni, sans la moindre saillie à laquelle ils eussent pu se cramponner, même un moment… Ah ! ils l’avaient bien examinée cette façade du pénitencier et aussi cette corniche sur laquelle, depuis deux mois, ils avaient résolu d’essayer de s’évader !… Un moment d’hésitation, un faux mouvement ; ils le savaient d’avance, ce serait la mort…

818 et 602 marchaient en silence, respirant à peine. À un moment, 818, ayant mal calculé la distance, avait posé le bout du pied dans le vide ; mais, avec un sang-froid extraordinaire, il s’était rapproché du mur… et après cela, il redoubla de vigilance.

Ils essayaient, ces pauvres malheureux, d’oublier l’abîme qui se trouvait à leur droite ; ils ne voulaient songer qu’à l’échelle de sauvetage de laquelle ils s’approchaient davantage chaque fois qu’ils posaient un pied devant l’autre.

Oh ! cette marche sur la corniche du pénitencier !  !… Ces hommes, quand ils vivraient mille ans, ne l’oublieraient jamais… Au souvenir de l’affreux danger couru cette nuit, toujours ils frissonneraient d’épouvante !…

Enfin, 818 parvint à saisir le bord de l’échelle de sauvetage. Il était temps ! 818 tendit la main à 602 et tous deux purent sauter sur l’échelle et s’asseoir sur un de ses échelons… Ils étaient littéralement épuisés… Les jambes tremblantes ; la sueur de l’épouvante au front, les mains glacées, le cœur palpitant, ils n’auraient pu faire un pas de plus.

« Que ça a été épouvantable ! » murmura 602 à l’oreille de 818.

— « Dieu est pour nous, » répondit 818.

Ils furent près d’un quart d’heure sur l’échelle de sauvetage. Quand, enfin, ils sentirent les forces et le courage leur revenir, ils se mirent à descendre l’échelle lentement et avec précautions.

Vous le pensez bien, cependant, l’échelle de sauvetage ne descendait pas jusqu’au sol : à vingt-cinq pieds de terre, l’échelle était repliée sur elle-même et il aurait été impossible de la déployer sans faire du bruit. 602, alors, déroula le câble qu’il portait autour de sa ceinture et en attacha l’une des extrémités solidement au dernier échelon de l’échelle de sauvetage. Le câble — on s’en souvient — n’avait que quatre mètres de longueur ; il faudrait faire un saut de douze pieds. Mais pour ces hommes qui venaient d’accomplir un prodige de sang-froid et de courage en franchissant trente-cinq pieds sur une corniche, à quarante pieds du sol, un saut de douze pieds, c’était un jeu d’enfant.

C’est 602 qui, le premier, se suspendit au câble. Il se laissa glisser jusqu’à son extrémité, puis il lâcha prise et arriva, sans accident, jusqu’au sol.

818 saisit le câble, à son tour, et commença la descente ; mais, arrivé à la moitié de la longueur du cable, à peu près, il s’aperçut que le câble allait céder. Ceux qui se souviennent d’Yves Courcel savent qu’il était grand et bien développé… Le câble va casser… 818 se laissa alors glisser si rapidement sur le câble qu’il s’en déchira les mains ; mais il put parvenir aux trois quarts du câble, quand celui-ci cassa net. 818 fit une chute qui aurait pu avoir des suites graves, s’il n’avait eu la présence d’esprit de porter le corps en avant et de fléchir les jambes sur la pointe des pieds.

602 ramassa le câble et l’enroula de nouveau autour de sa taille ; ils ne devaient rien dédaigner dans l’état de dénuement où ils se trouvaient : tout pouvait leur être utile à un moment donné.

C’était le temps de partir !… Les évadés allaient s’élancer sur la route conduisant à la liberté, quand ils entendirent les pas du gardien de ronde dans la cour intérieure. Le gardien se rapprochait du côté ouest du pénitencier ; mais son pas n’avait pas la régularité accoutumée… Il avait cru entendre du bruit dans cette direction… Il s’arrêta, il écouta puis cria :

« Qui va là ? »

818 et 602 sentirent le sang se glacer dans leurs veines… Avoir tant risqué, avoir passé par tant d’angoisses… et être repris.

« Qui va là ? » répéta le gardien.

Il écouta pendant quelques instants encore, puis il murmura :

« J’ai pourtant cru entendre du bruit de ce côté !… Mais, je me serai trompé. »

818 et 602 s’étaient couchés sur le sol ; ils osaient à peine respirer… Quel soulagement pour eux quand ils entendirent enfin les pas du gardien qui s’éloignaient !

C’est seulement quand ils furent certains que le gardien était retourné dans la partie est de la cour du pénitencier que 818 et 602 se décidèrent à se risquer. Ils se mirent à ramper sur les genoux, s’arrêtant quand ils entendaient les pas du gardien se rapprocher. Car, chaque fois que le gardien arrivait à la partie ouest, il s’arrêtait un moment et il écoutait… Les évadés rampèrent ainsi pendant l’espace d’un quart de mille à peu près, puis, quand les pas du gardien ne parvinrent plus jusqu’à eux, ils se levèrent et partirent, d’un bon pas, vers les marais.

Depuis plus d’une heure ils cheminaient ainsi, quand la voix de 818 se fit entendre :

« Au secours, camarade ! Au secours ! »

602 accourut à l’appel de 818 : celui-ci s’était enlisé. Il s’enfonçait sous le sol ; déjà ses pieds et ses jambes, jusqu’aux genoux, étaient pris dans le sol détrempé. 602 eut vite fait de secourir son compagnon en lui tendant une branche d’arbre qu’il trouva à sa portée, et bientôt 818 et 602 mirent le pied sur un terrain plus solide.

Mais il faudrait, désormais, redoubler de précautions : on entrait dans les marais de la Guyane Française.

602 parvint à casser deux fortes branches d’un arbre qui croissait tout près ; il donna une de ces branches à 818 en disant : « Ne nous aventurons pas sans nous assurer du terrain auparavant. Ces gaules nous seront indispensables. »

Bientôt, les évadés aperçurent un rocher et 602 dit :

« Dirigeons-nous vers ce rocher ; nous y dormirons pendant une couple d’heures. »

— « C’est bien, » répondit 818. « J’avoue que je tombe de sommeil, camarade. Allons dormir ! »

— « Nous dormirons chacun notre tour, cependant, » répondit 602, qui semblait avoir pris toute l’initiative dans cette affaire, « et il en sera toujours ainsi, tant que nous serons dans ces terribles marais… Les serpents et les chauve-souris, sans compter les alligators et les bêtes fauves, feraient bon jeu de deux hommes endormis… Voici le rocher ! »

Mais les environs du rocher étaient friables comme de la pâte… Comment s’y aventurer ?… Comment atteindre ce rocher, le seul endroit où ils pourraient se reposer un peu ?…

602 prit les deux gaules : la sienne et celle de 818, il en appuya l’une des extrémités sur le sol, puis l’autre dans un interstice du rocher. Sur ce pont improvisé, tous deux parvinrent au sommet du rocher, qui n’était que de cinq pieds de hauteur d’ailleurs…

« Dormez le premier, 818, » dit 602. « Vous avez peine à tenir les yeux ouverts… Moi, je veille… Je vous éveillerai dans une heure d’ici à peu près et je dormirai à mon tour… Au lever du soleil nous reprendrons notre route vers le sud. »

818 s’enveloppa dans la couverture qu’il avait enroulée autour de sa taille au moment de quitter sa cellule, il s’étendit sur le rocher et bientôt, il dormait d’un lourd sommeil. 602 faisait la garde… Quelques chauve-souris vinrent voltiger au-dessus du rocher, mais 602 les chassa à coups de gaule.

Il pouvait être deux heures du matin quand 818 s’éveilla. Aussitôt, il se leva et tendit la couverture à 602 :

« À votre tour maintenant, camarade ! » dit 818 à 602. 602 s’endormit d’un sommeil de plomb, à son tour, aussitôt qu’il se fut étendu sur le rocher et, à son tour aussi, 818 veilla. Mais il n’y eut pas d’alerte.

La Providence veillait, évidemment, sur ces pauvres malheureux durant cette première nuit qu’ils passèrent dans les marais de la Guyane Française !


CHAPITRE VII

TRISTAN


Il faisait petit jour quand 602 s’éveilla. Cette journée — la première qu’ils allaient passer en liberté — si l’on peut appeler liberté un cheminement au milieu de dangers presqu’insurmontables cependant — commençait bien, car le firmament était sans nuage.

« 818, » dit 602, « nous allons rencontrer des dangers à chaque pas dans ces terribles marais ; donc, la première chose à faire, c’est de nous fabriquer des armes. »

— « Des armes ! » répondit 818. « Des armes ! Et avec quoi ? »

— « D’abord nous avons le couteau… Vous n’avez pas oubliée de l’emporter, sûrement ! » s’écria 602, pris d’une grande inquiétude et d’une affreuse crainte, tout à coup… Ce couteau, il y comptait tant !

— « Le voici, » répondit 818, en produisant un couteau rouillé et très-ébréché, mais qui paraissait solide tout de même.

602 prit le couteau et commença à l’aiguiser sur le rocher. 818 regardait 602 et il se demandait ce qu’il serait bien devenu s’il avait essayé de s’évader seul… Cet homme, 602, avait dû connaître la vie aventureuse ; il semblait avoir des plans plein la tête, et sans doute, s’ils sortaient tous deux des marais de la Guyane Française, ce serait grâce à l’ingéniosité de 602.

« Voyez-vous, 818, » commença 602…

Mais 818 l’interrompit :

« Écoutez, camarade, » dit-il, « nous allons, dès maintenant, si vous le voulez bien, cesser de nous appeler 818 et 602… Ces numéros nous rappellent de trop tristes souvenirs…

— « Comme vous voudrez, camarade ! » répondit 602. « De quel nom vous appellerai-je dorénavant ? »

818 réfléchit pendant un moment, puis il dit : — « Je garderai mon prénom, mais je changerai, nécessairement, mon nom de famille… Attendez… Appelez-moi Yves… Mirville, mon ami. »

— « Yves Mirville, » répéta 602. « C’est bien ; je m’en souviendrai. .. Moi, mon prénom me suffira comme nom de famille aussi ; je me nomme Andréa… »

— « Fort bien, » répliqua Yves Mirville… « Maintenant, excusez-moi de vous avoir interrompu, tout à l’heure, Andréa… Vous disiez que ?… »

— « Je disais, Mirville, » répondit Andréa, « qu’il s’agit maintenant de nous diriger directement vers le sud, afin d’atteindre les bords du rio Oyapok qui… »

— « Je ne connais nullement le pays, » dit Yves Mirville ; « mais je sais où se trouve le rio Oyapok, cependant. Ce rio ne coule-t-il pas entre la Guyane Française et le Brésil ? »

— « Oui… Si nous pouvons l’atteindre… »

— « Puissions-nous l’atteindre ! » s’écria Mirville.

— « Nous l’atteindrons, je crois… Nous le traverserons aussi… d’une manière ou d’une autre… Une fois sur le sol

brésilien… J’aurai un plan à vous communiquer, Mirville,

aussitôt que nous aborderons le Brésil… En attendant… »

— « En attendant, la mort nous guette de tous côtés dans ces marais : les bêtes fauves, les serpents, les alligators… »

« Oui, vous l’avez dit !… Puis, à part des bêtes fauves, des serpents et des alligators, deux grands dangers — presqu’insurmontables, ceux-là — existent dans ces infectes marais : premièrement, les fièvres pernicieuses qui, souvent, vous abattent un homme en quelques heures, puis les fourmis… Voilà deux dangers qu’on ne peut fuir. »

— « Alors, nous sommes condamnés à mourir, Andréa ? »

— « Non, non, je ne dis pas cela !… Contre les fièvres, nous avons le quinquina et j’en ai vu des plants non loin de ce rocher. Nous en ferons ample provision et nous aurons soin d’en prendre une dose de temps à autre. »

— « Et les fourmis ? » demanda Mirville.

— « Quant aux fourmis… que le ciel nous en préserve !… Cependant, les fourmis blanches n’endurent pas le soleil. Nous éviterons de cheminer sur un terrain trop humide ; nous rechercherons les endroits ensoleillés, dussions-nous souffrir de la chaleur un peu… et… »


— « Et Dieu fera le reste, » murmura Yves Mirville.

— « Contre les bêtes fauves, nous avons une arme : ce couteau, » reprit Andréa, en désignant le couteau qu’il tenait à la main et qu’il n’avait cessé d’aiguiser sur la pierre, tout en parlant. « Voyez, je suis venu à bout d’en faire disparaître presque toutes les brèches. »

— « Et contre les serpents et les alligators ? » demanda Mirville.

— « Contre les serpents nous nous défendrons avec ces gaules dont je vais effiler une des extrémités aussitôt que ce couteau sera en bonne condition pour couper le bois. On tue facilement un serpent ; il s’agit seulement de savoir s’y prendre. Un coup porté sur la nuque d’un serpent et ce serpent est mort. »

Andréa prit une des gaules et commença à en effiler un des bouts. Le couteau coupait assez bien maintenant. Ah ! ce couteau !… Quelle chance de le posséder !…

Quand une des gaules fut prête, Andréa procéda de la même manière pour l’autre.

« Voici nos armes défensives contre les serpents, » dit Andréa, en remettant une des gaules à Yves.

Andréa prit ensuite des petits morceaux de bois d’un pied et demi de longueur environ ; ces morceaux de bois il les effila des deux bouts.

« Qu’est-ce que cela ? » demanda Yves, en désignant les baguettes aux bouts effilés.

— « Cela ?… Ce sont des attrape-nigauds, répondit Andréa en riant. « On peut nommer ces petites baguettes effilées des deux bouts, des attrape-alligators aussi. Avec ces baguettes, Mirville, on peut se défendre contre les alligators, du moment… »

— « Allons donc ! Vous voulez rire, Andréa ! »

— « Pas du tout, Mirville, » répondit Andréa… « J’avoue qu’il faut du sang-froid pour se défendre contre un alligator avec une de ces minces baguettes, mais, ni vous ni moi ne manquons de sang-froid, n’est-ce pas ?… La corniche… »

— « Ah ! ne parlez pas de la corniche ! » s’écria Yves. « Je n’aime pas à y penser ; ça a été si terrible !  ! »

— « C’était seulement pour vous dire qu’il nous sera assez facile de nous défendre contre les alligators avec un peu de sang-froid. L’alligator s’élance, la gueule ouverte, vers sa proie… Il s’agit alors de saisir une de ces baguettes aux deux bouts effilés et de la placer verticalement dans la gueule du monstre… L’alligator croit saisir le bras de sa victime… Il ferme vite ses mâchoires… Mais les deux pointes de la baguette s’enfoncent dans son palais, et il est impuissant dorénavant. »

— « Et c’est vous qui avez inventé cela, Andréa ? » demanda Yves.

— « Oh ! non, » répondit Andréa. « Ces baguettes sont très communément employées surtout parmi les Noirs, qui les ont inventées… Les Noirs du Brésil… Je suis un Brésilien, moi, vous savez, Mirville. »

— « Un Brésilien !… Mais alors ?… »

— « Alors, comment se fait-il que j’aie été enfermé dans le pénitencier de Cayenne ?… J’ai quitté mon pays et suis allé demeurer en France… pour mon malheur. Voilà ! Maintenant, » continua Andréa « je vais, avec des branches de bambou, fabriquer des arcs… J’ai de la ficelle… Il va falloir que nous pourvoyons à notre nourriture et… »

— « Vous voulez dire que nous abattrons du gibier avec des flèches ?… Nous mangerons ce gibier cru, alors ? »

— « Cru ?… Pas du tout, » répondit Andréa, en souriant. « J’ai des allumettes ; voyez ! »

— « Des allumettes !… Où vous les êtes-vous procurées ces allumettes, Andréa ?… Ces allumettes vont nous sauver la vie ! »

— « Oui, ces allumettes vont nous sauver la vie, en effet, Mirville. La nuit, il nous faudra entretenir un feu, à cause des bêtes fauves, puis nous pourrons faire cuire le gibier que nous abattrons. »

— « Mais… Ces allumettes… Je ne comprends pas… » balbutia Yves. « D’où vous viennent-elles ? »

— « Voici, » dit Andréa. « Il y a quelques mois, des visiteurs vinrent au pénitencier. Ce jour-là, vous étiez malade et vous n’avez pu les voir. Il y avait deux messieurs âgés et un jeune homme de vingt ou vingt-deux ans à peine. Quand ils passèrent près de ma cellule, le jeune homme marchait le dernier… Je m’approchai du grillage de fer et lui demandai des allumettes. Le jeune homme, après s’être assuré que personne ne le voyait, me jeta cette boite d’allumettes que je saisis au vol, puis il alla rejoindre ses compagnons. »

— « Que Dieu le bénisse ce jeune homme ! » murmura Yves… « Ah ! » ajouta-t-il, en s’adressant à Andréa, « j’ai oublié de vous montrer un objet qui nous sera utile, je crois, et dont je suis parvenu à m’emparer. »

Yves retira de sa poche un objet long de huit pouces ; cet objet, on l’a vu déjà dans la cellule de 818. C’était une lampe électrique automatique.

« Une lampe électrique ! » s’écria Andréa. « Quelle chance !… Dites-moi comment vous avez pu vous en emparer !… Vous me raconterez cela pendant que nous mangerons, car, vous aussi, comme moi vous devez avoir grand’faim. Je vais aller chercher de l’eau dans les gobelets et nous… »

Mais il se tut tout à coup : un hurlement plaintif se faisait entendre tout près d’eux.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda Yves. « Ça ne peut être un loup ; il fait jour et les loups… »

— « Voyez ! » s’écria Andréa, en désignant le pied du rocher.

— « Un chien ! Un lévrier !… Ah ! je le reconnais, c’est un des chiens du pénitencier auquel je jetais des croûtes de temps à autre… Pauvre bête ; elle s’est enlisée ! »

— « Nous allons essayer de le retirer de là, » dit Andréa.

— « Oui, oui ! » s’écria Yves. « La pauvre bête m’a suivi !… »

Le chien continuait à hurler lamentablement. Les yeux fixés sur Yves, il semblait implorer son secours. Il était enlisé jusqu’à mi-corps ; il fallait se hâter, si l’on voulait le sauver.

Yves prit une des gaules, qu’il tendit au chien. Le lévrier enfonça ses dents dans le bois, puis Yves et Andréa se mirent à tirer sur la gaule de toutes leurs forces. Ils crurent, tout d’abord, que leurs efforts demeureraient inutiles, mais bientôt, le chien parvint à poser ses pattes de devant sur le bord du rocher et, toujours cramponné à la gaule que les hommes continuaient à tirer vers eux, il prit, enfin, pied tout à fait. Le chien était sauvé ! Il se mit à gambader sur le rocher, autour de ses sauveurs. Il léchait le visage et les mains des deux hommes qui venaient de le secourir.

« Pauvre bête ! » dit Yves, en flattant le chien. « N’est-ce pas pathétique qu’il nous ait suivis, Andréa ? »

— « Oui, assurément ! Il nous sera utile aussi : grâce à lui, nous pourrons dormir la nuit ; il nous avertira du danger… Il est vrai qu’il faudra le nourrir, » ajouta Andréa, en flattant le chien à son tour, « mais nous y parviendrons. »

— « Bon chien ! » dit Yves, en donnant au lévrier de petites tapes amicales. « Il faut lui donner un nom… Quel nom lui donnerons-nous, Andréa ? »

— « Celui que vous voudrez, Mirville. »

— « Comme nous et le chien allons cheminer ensemble sous de tristes circonstances, nommons-le « Tristan. »

— « Allons pour Tristan ! » dit Andréa. « Donne ta patte Tristan, » continua-t-il.

Le chien présenta sa patte à Andréa, puis il alla l’offrir à Yves ensuite.

Le pacte était signé : Tristan leur serait, désormais, fidèle jusqu’à la mort.


CHAPITRE VIII

PÉNIBLE CHEMINEMENT


Ainsi que l’avait prédit Andréa, Tristan rendait des services aux évadés de Cayenne. C’est grâce à Tristan qu’ils purent dormir paisiblement, quoiqu’à tour de rôle, chaque nuit. C’est grâce à Tristan qu’ils ne s’enlisèrent pas dans le terrain spongieux des marais. L’expérience avait démontré au chien qu’il ne fallait pas s’aventurer sans reconnaître le terrain auparavant, et c’était assez curieux de le voir risquer une patte, puis l’autre, usant de précautions sur un terrain douteux.

Mais Tristan ne pouvait empêcher qu’on rencontrât des arpents et des arpents de terrain marécageux et les évadés eurent de bien grandes fatigues à subir et de bien grands dangers à surmonter. Dans ces parties marécageuses où le sol s’effondre sous le pied de l’homme, Yves et Andréa devaient sauter d’un tronc d’arbre à un autre ou d’une pierre à une autre, et cela, souvent, sur un parcours d’un demi mille.

Quant à Tristan, c’était un chien de race, un lévrier pur sang ; cela veut dire qu’il savait exécuter les sauts les plus prodigieux. Tristan sautait quand il voyait sauter ses maîtres d’un tronc d’arbre à un autre, ou d’une pierre à une autre, lui aussi.

Quand les troncs d’arbres ou les pierres étaient trop éloignés les uns des autres, on se servait des gaules, et l’on franchissait, sur ces frêles ponts, six ou sept pieds au-dessus de l’abîme. Car ces marais sont des abîmes sans fond, auxquels on ne peut songer sans frémir !!

Les flèches qu’avait fabriquées Andréa rendaient aussi bien des services. On abattait du gibier, tel que canards sauvages, pigeons etc. Ce gibier, qu’ils pouvaient faire cuire, sauva la vie de ces deux hommes. Tristan se contentait des débris. Inutile de dire que le pain manquait depuis longtemps. De ces croûtes qu’ils étaient parvenus à mettre de côté, alors qu’ils étaient au pénitencier, il ne restait plus miette.

Plus d’un serpents avait été tué par les gaules aux bouts effilés.

Quant aux baguettes « attrape-nigauds » comme disait Andréa, elles n’avaient pas encore été mises à réquisition… et, croyez-le, les évadés ne s’en plaignaient pas.

Mais le couteau leur avait été d’un grand service, un jour où Andréa avait été attaqué par un jaguar. Contre ce « tigre du Brésil » Andréa n’avait, pour se défendre, qu’une des gaules au bout effilé ; mais Yves, qui était à la recherche de plants de quinquina, entendit les cris de son compagnon et les aboiements de Tristan. Aussi vite qu’il le put sur ce terrain incertain, il accourut… Juste à temps ; Andréa était sous les griffes d’un jaguar de grande taille et il allait être mis en pièces, quand Yves s’élança vers le fauve, le saisit par la nuque et lui enfonça son couteau dans le cœur.

« Vous m’avez sauvé la vie, Mirville ! » s’écria Andréa, dont l’épaule saignait d’un coup de griffe du jaguar.

— « Je suis arrivé à temps ; que Dieu en soit béni ! » répondit Yves. « Venez maintenant ; je vais laver cette blessure qui saigne si abondamment. »

Si Andréa ne remercia pas Yves, ce n’était pas par ingratitude… C’était à la vie à la mort entre ces deux hommes que le hasard avait jetés ensemble. L’occasion s’en présentant, Andréa donnerait sa vie pour sauver celle de son sauveur d’aujourd’hui ; c’était chose entendue entr’eux, n’est-ce pas ?

Andréa ne voulut pas abandonner la peau du jaguar qu’Yves venait de tuer. En vain, Yves lui démontra-t-il que c’était se charger d’un poids trop lourd, Andréa persista dans son idée. Il dépouilla donc le jaguar de sa peau — aussi belle que celle du tigre — il l’étendit sur un rocher où elle sécha vite sous le soleil ardent. Cette peau leur servirait de couverture, la nuit ; car les nuits commençaient à être fraîches et ils en souffraient tous deux.

Il y avait au-delà de trois semaines qu’Yves et Andréa cheminaient dans les marais de la Guyane Française, quand, un soir, Yves se plaignit d’un mal de tête :

« C’est » dit-il à Andréa, « un mal de tête comme je n’en ai jamais eu… On dirait que la tête va m’ouvrir et… Ciel ! que j’ai chaud ! »

Andréa jeta sur Yves un regard inquiet… Ce mal de tête n’augurait rien de bon… Yves avait, aussi, le visage cramoisi… Il était pris des fièvres paludéennes, si terribles que peu de gens peuvent y résister.

« Prenez une dose de quinquina, » conseilla Andréa à son compagnon. « Vous êtes un peu fiévreux, je crois ; la quinquina va vous remettre sur pied. »

Mais, durant la nuit, Yves eut le délire. Il voulait retourner au pénitencier ; il accusait Andréa de l’avoir entraîné dans ces infectes marais… En d’autres temps, il appelait Éliane, sa fille chérie. Il se levait du rocher où il était couché, enveloppé dans la peau de jaguar… Il voulait courir au secours d’Éliane, qui était en danger… Andréa eut beaucoup de peine à l’empêcher de s’élancer en plein marécage.

Ce fut une nuit terrible, prélude de trois autres semblables. Andréa se dit que son compagnon allait mourir…

La quatrième nuit, Yves ne délira plus et la connaissance lui revint tout à fait ; mais il devait avoir près de 102 degrés de fièvre, pensa Andréa. Yves fit signe à Andréa de s’approcher et il lui raconta toute sa vie… Ses années de collège, son amitié pour Sylvio Desroches, la disparition de celui-ci puis son arrestation et condamnation, à lui, Yves. Il parla aussi de sa fille Éliane, qui avait près de vingt ans maintenant. Il fit jurer à Andréa de retrouver son Éliane et de veiller sur elle, si elle avait besoin de protection.

— Andréa écouta, en silence, les confidences de son camarade et il promit tout ce que celui-ci lui demandait. Mais il était écrit qu’Yves Courcel — ou plutôt Mirville — ne mourrait pas des fièvres paludéennes dans les marais de la Guyane Française. Petit à petit, la fièvre disparut et, au bout de huit jours, les évadés purent continuer leur route.

Après quinze jours de marche encore, Andréa crut pouvoir affirmer qu’on touchait à la fin du pénible voyage. Déjà, les parties très marécageuses se faisaient plus rares ; dans deux ou trois jours maintenant, on en aurait fini des marais et l’on atteindrait les bords du rio Oyapok. La dernière nuit que, d’après les calculs d’Andréa, on devait passer dans les marais de la Guyane Française, fut très sombre ; le temps était à l’orage. Yves et Andréa campés sur un rocher très plat, presqu’à fleur de terre, au pied d’un arbre gigantesque, ne songeaient guère à dormir. Tristan geignait tout bas ; c’est qu’il entendait des bruits étranges dans les bas-fonds des marais.

Le tonnerre se mit à gronder au loin et de longs éclairs sillonnèrent les nues. Puis, vint la pluie, et bientôt, le rocher sur lequel Yves et Andréa avaient trouvé refuge, ressemblait à un îlot aux trois quarts submergé. Les évadés s’empressèrent d’enfoncer, de chaque côté du rocher, les gaules, sur lesquelles ils étendirent la peau de jaguar. Sous cette tente improvisée, ils ne recevaient pas la pluie directement, au moins.

Les éclairs ne sont plus aussi espacés maintenant ; ils sont devenus fréquents, presque continuels et très aveuglants. Le tonnerre éclate avec fracas, à chaque instant, le vent souffle et pleure ; c’est le grand branle-bas des éléments. Le feu qu’Andréa avait allumé s’était éteint sous la pluie, maintenant torrentielle ; conséquemment, l’obscurité était très profonde, excepté quand les éclairs jetaient leurs blafardes clartés.

Tristan, abrité, lui aussi, sous la peau de jaguar, semblait très inquiet. Il continuait à geindre et, de temps à autre, il faisait entendre de sourds grondements.

« Une nuit terrible ! » s’écria Yves.

— « Terrible, en effet ! » répliqua Andréa. « Le chien est inquiet ; ayons l’œil ouvert et l’oreille au guet, Mirville… Si, au moins, notre rocher n’est pas submergé ! »

— « Que craignez-vous, Andréa ? » demanda Yves.

— « Je ne sais… » murmura Andréa. « Mais… Alerte ! Alerte ! » s’interrompit-il.

Tristan s’était avancé sur le bord du rocher et il grondait. Soudain, il recula jusqu’à l’endroit où se tenaient les deux hommes ; il se mit à aboyer et à hurler, tout en donnant les signes de la plus grande terreur.

« La lampe électrique ! Vite ! » s’écria Andréa. Yves remit la lampe à Andréa et celui-ci pressa le ressort le faisant fonctionner. Une vive lumière inonda le rocher et les alentours.

« Des alligators ! » crièrent les deux hommes ensemble.

Oui, le rocher était entouré d’alligators !… Des alligators — une douzaine peut-être — s’apprêtaient à monter sur le rocher, entièrement submergé maintenant !  !

Les baguettes !… Impossible de s’en servir, hélas ! par cette nuit noire… On ne pouvait, à tâtons, présenter ces baguettes aux alligators n’est-ce pas ?… Malheureusement, la lampe électrique était automatique ; la lumière s’éteignait aussitôt qu’on cessait d’en presser le ressort.

« Grimpons dans l’arbre ! » s’écria Andréa. « Les alligators ne… »

À ce moment, un coup de vent emporta la peau de jaguar qui abritait les évadés. Un éclair sillonna l’espace et cet éclair fut accompagné d’un formidable coup de tonnerre. L’éclair n’avait duré que quelques instants, mais il avait suffi pour éclairer tous les environs.

Autour du rocher, des alligators, la gueule largement ouverte, s’apprêtaient à s’élancer sur leur proie. Dans l’arbre où Yves et Andréa eussent voulu grimper pour fuir les alligators, deux jaguars avaient élu domicile. Mais, ce domicile ils allaient l’abandonner, car, déjà ils s’élançaient, eux aussi, sur le rocher, afin de saisir, avant les alligators, si possible, la proie que l’éclair venait de leur révéler. Yves et Andréa se pressèrent la main… c’était fini !… La mort accourait vers eux de tous côtés : leur dernière heure avait sonné !  !


CHAPITRE IX

L’APPARITION


Le médecin de Smith’s Grove, petite ville dans le Green Valley, État du Kentucky, retournait chez lui ; il en était encore à deux milles à peu près. Il conduisait lui-même son cheval, jolie bête, jeune et vigoureuse. Le médecin était un peu fatigué, car il avait dû aller visiter des malades au loin. À son âge pourtant… Tiens, c’est vrai, il n’a pas encore été question de l’âge du médecin de Smith’s Grove… Vingt-trois ans à peine, assez petit de taille, mais très bien proportionné. Les yeux doux, la bouche souriante, l’air tout à fait aimable et bon garçon ; tel était le médecin de Smith’s Grove. Depuis trois mois qu’il s’était établi à Smith’s Grove, il avait déjà une clientèle, sinon très nombreuse, du moins très payante. Il ne regretterait jamais d’avoir quitté son pays pour les États-Unis d’Amérique et de s’être établi dans cette ville du Green Valley.

Tout en conduisant son cheval, le jeune médecin se remémorait bien des choses… Ses souvenirs n’étaient, évidemment, pas gais, car il fronçait les sourcils et une expression d’ennui et de tristesse se lisait dans ses yeux.

Bamboula, du siège où il se tenait, les bras croisés, se sentit chagrin, chagrin, de voir le bon docteur si triste. Car, Bamboula, petit nègre au service du médecin, aimait beaucoup son jeune maître ; il aurait donné sa vie pour lui, sans hésiter. Ces Noirs… C’est tout l’un ou tout l’autre : ils aiment où ils haïssent… et Bamboula adorait son maître.

Tout à coup, le cheval du docteur fit un écart tel, que Bamboula faillit être projeté de son siège.

« Qu’y a-t-il Juno ? » dit le docteur, s’adressant à son cheval qui, généralement, comprenait tout ce que son maître lui disait.

Mais le cheval se mit à renâcler, puis il fit un bond de côté. Le docteur regarda dans toutes les directions pour découvrir ce qui pouvait bien effrayer Juno ainsi ; mais la nuit commençait à tomber et il ne vit rien. Soudain, il aperçut, non loin du chemin, une jeune fille toute de blanc vêtue. Les mains négligemment enlacées, elle était tout à fait immobile. Le visage tourné dans la direction du docteur, elle semblait ne pas même le voir… Mais le docteur la vit, lui, et il se dit que jamais il n’avait vu plus belle vision que cette jeune fille aux traits presque parfaits, aux yeux bleus, presque violets, à la bouche rose et petite, aux cheveux châtains, à la taille élancée, aux mains blanches et délicates. Le médecin était complètement sous le charme.

La jeune fille, comme si elle avait eu conscience tout à coup de n’être plus seule — peut-être aussi vit-elle les yeux du docteur posés sur elle avec admiration — s’enfuit comme une gazelle effrayée puis elle disparut… Ce n’est pas une manière de parler, la jeune fille disparut, en effet ; car le docteur eut beau regarder de tous les côtés, il n’aperçut aucun endroit où elle aurait pu trouver refuge… pas une maison aux alentours et le bois, dans cette partie de Green Valley, était plutôt clairsemé, à deux milles à la ronde.

Quelle était cette apparition ?… Était-ce un ange descendu, un instant, sur la terre que cette jeune fille ?… Elle avait disparu… Peut-être avait-elle pris des ailes…

Le médecin haussa les épaules ; il avait rêvé, sans doute… Il était si fatigué d’une journée de rude travail… Cette apparition ce n’était qu’une hallucination…

« Bamboula, » dit-il au petit nègre, « as-tu vu quelqu’un sur le bord du chemin, tout-à-l’heure ? »

« Oui, massa, » répondit Bamboula. « Li parti par là, puis plus voir di tout, di tout. »

« C’est singulier… » pensa le docteur. « Je vais m’informer discrètement pour savoir qui est cette jeune fille… cette radieuse apparition ! »

Juno eut vite fait d’enlever les deux milles qui séparaient le bois de Green Valley de la demeure du docteur.

Arrivé chez lui, le docteur descendit de voiture et tendit les guides à Bamboula, puis il entra et se rendit à son étude. La maison du médecin de Smith’s Grave était un joli, confortable et spacieux bungalow, que tenait, dans l’ordre le plus admirable, la vieille ménagère Hannah.

Sur une table, dans son étude, le docteur trouva un paquet de lettres arrivées par le courrier de l’après-midi. Il posa son doigt sur un timbre électrique et quand Hannah se présenta à la porte de son étude, il lui demanda :

« Ai-je eu des appels cet après-midi, Hannah ? »

— « Oui, M. le Docteur, » répondit la ménagère. « Vous trouverez les noms sur l’ardoise qui est suspendue au-dessus de votre pupitre. »

— « C’est bien, » dit le médecin. « Je dînerai de bonne heure » ajouta-t-il, « car je dois sortir ce soir. »

Il allait se mettre à examiner ses lettres quand sonna la clochette du téléphone.

« Hello ! » dit une voix que le docteur reconnut. « C’est vous Docteur Stone ? »

— « Oui, c’est moi… Comment allez-vous Mme Reeves-Harris ? »

— « Bien, merci, Docteur… N’oubliez pas que nous vous attendons ce soir… Mon fils Frank-Lewis ira vous chercher, en auto, à l’heure que vous désirerez. »

— « C’est trop de bonté, Mme Reeves-Harris ! » répondit le médecin ; « j’irai bien à pied, ou je ferai atteler Juno. »

— « Non, non ! » s’exclama Mme Reeves-Harris, à l’autre bout du fil. « Ce pauvre Juno doit avoir bien des milles dans les jambes, ce soir… Frank-Lewis ira vous chercher… Vers les neuf heures, je suppose ? »

— « Oui, vers les neuf heures, » répondit le docteur.

— « Au revoir donc, Docteur Stone !… Ma nièce est arrivée : vous savez que je l’attendais ? »

— « J’en suis heureux pour vous, Mme Reeves-Harris. Au revoir donc ; à tout-à-l’heure ! »

« Cette bonne Mme Reeves-Harris ! » se disait le docteur, tout en dînant. Elle avait été vraiment d’un grand secours au jeune médecin lors de son arrivée à Smith’s Grove. Mme Reeves-Harris se flattait de donner le ton dans la haute société, très-cosmopolite, de Smith’s Grove et comme elle s’était prise d’une vraie toquade pour le Docteur Stone, elle avait entrepris de le rendre populaire… Elle y avait réussi… C’était considéré bon ton d’être soigné par le Docteur Stone, à Smith’s Grove. Du reste… ce jeune médecin… Chaque maman se disait que ce serait un excellent parti pour sa fille… Aussi, était-il littéralement courtisé le jeune Docteur Stone.

Mme Reeves-Harris avait ses petites et grandes toquades cependant, et cette femme, si bonne au fond, pouvait devenir bien désagréable quand on la mécontentait. Ainsi, quelqu’un qui l’eut nommée, en sa présence, Mme Harris, tout simplement, aurait été rayé de la liste de Mme Reeves-Harris à tout jamais. Mme Reeves-Harris ; ce nom, elle considérait y avoir droit… et elle y tenait.

Mme Reeves-Harris était une Canadienne-Française. Avant son mariage avec M. Harris — brave homme, pas du tout snob — Mme Reeves-Harris se nommait Emma Rives. Elle avait donc conservé son nom de famille, auquel elle donnait une épelation anglaise, et elle y avait ajouté — quelle condescendance de sa part ! — celui de son mari, de là Reeves-Harris. Harris.

Leur fils fut nommé Frank-Lewis. Pourquoi pas Frank ou Lewis tout court ? Autre toquade de Mme Reeves-Harris. Mais comme Frank-Lewis était un charmant garçon, un gai camarade et un bon ami, on s’accommodait de son nom et on le nommait Frank-Lewis sans s’en apercevoir.

Ces réflexions du Docteur Stone l’amusèrent tout le temps de son dîner, que Bamboula servait solennellement.

Après le dîner, le docteur se rendit à son étude et il ouvrit ses lettres. La première qu’il ouvrit était très courte ; mais avec quelle impatience le médecin l’avait attendue !

 « Docteur T. Stone,

  Smith’s Grove,

   Green Valley,

    Kentucky, U. S.

 N’avons pu tracer les personnes que vous savez, à partir de Louisville, quoiqu’elles aient, assurément, quitté cette ville, il y a plus d’un an déjà.

Z. Schwarb,
Détective. »

D’un geste impatient, le Docteur Stone jeta cette missive sur la table. Combien lui semblait difficile la tâche qu’il s’était imposée !

Après avoir lu le reste de ses lettres, le docteur se prépara à partir pour chez Mme Reeves-Harris et bientôt, il entendit, sous ses fenêtres, le bruit d’une automobile, puis on frappa à la porte de son étude.

« Entrez ! » dit le docteur.

— « Hello ! » s’écria joyeusement Frank-Lewis Reeves-Harris. « Bientôt prêt ? »

— « Oui, je suis prêt, Frank-Lewis, » répondit le docteur. « Nous partirons quand vous le voudrez. »

— « C’est bien, Stone, partons ! »

Mme Reeves-Harris recevait, ce soir-là en l’honneur de sa nièce. Ses salons brillamment éclairés et décorés de fleurs, étaient remplis d’amis. Le Docteur Stone parvint enfin auprès de l’hôtesse, qui le reçut avec le plus aimable sourire.

Un individu, à la frappante apparence, causait avec Mme Reeves-Harris. Grand — près de six pieds, pensa le docteur — les traits irréguliers, mais rendus beaux par de magnifiques yeux noirs — pas bruns — et d’une extraordinaire vivacité, une moustache brune, courte et fournie, le visage très-pâle. Cet homme intéressa le docteur un instant… Ces yeux-là, il les reconnaîtrait partout ; leur expression était singulière, d’ailleurs. .. pas tout à fait sinistre… mais…

« Ma foi, » pensait le Docteur Stone « je n’aimerais pas à rencontrer ce monsieur la nuit, au milieu d’un bois, ou dans un endroit isolé… si je n’étais pas armé pour me défendre… Quels singuliers types on rencontre dans la haute société Kentuckéenne ! »

« Le Docteur Stone, » dit Mme Reeves-Harris à l’individu en question et lui présentant le docteur. « Le Comte Anselmo del Vecchio-Castello, Docteur Stone. »

Le Comte Anselmo del Vecchio-Castello salua le Docteur Stone. Le Docteur Stone salua le Comte Anselmo del Vecchio-Castello, puis le Comte del Vecchio-Castello baisa la main de Mme Reeves-Harris et se retira.

Mme Reeves-Harris et le docteur causèrent quelques instants ensemble.

« Ah ! il ne faut pas que j’oublie de vous présenter à ma nièce Docteur ! » s’écria tout à coup Mme Reeves-Harris. Puis, s’adressant à une jeune fille qui était tout près d’elle : “Daphné, ma chérie, je te présente notre ami le Docteur Stone. Docteur Stone, ma nièce Daphné. »

Daphné et le docteur se saluèrent en souriant et comme l’orchestre — que Mme Reeves-Harris avait fait venir, à grands frais de Bowling-Green — jouait le prélude d’un tango, le docteur offrit le bras à Daphné et bientôt, tous deux dansaient à une musique entraînante.

Mme Reeves-Harris avait souri en voyant sa nièce partir au bras du Docteur Stone, car, ce serait la réalisation du plus beau de ses rêves de voir ces deux-là sympathiser ensemble et devenir un jour mari et femme.

Mais, hélas, pour le rêve de Mme Reeves-Harris !…Quand le docteur revint chez lui, ce n’est pas à Daphné qu’il pensa… Malgré sa beauté de blonde, les charmes de Daphné l’avait laissé assez indifférent.

La dernière vision qui passa devant les yeux du Docteur Stone avant de s’endormir, ce fut celle de la radieuse apparition du Green Valley.


CHAPITRE X

MÈRE ET FILLE


Sur la route de Green Valley, huit jours avant les événements racontés dans le précédent chapitre, deux femmes cheminaient lentement. L’une de ces femmes était âgée, mais prématurément, cela se voyait ; car, si ses cheveux étaient blancs, on aurait vainement cherché une ride sur son pâle visage. L’autre était une jeune fille d’une vingtaine d’années. Aux soins dont elle entourait la femme âgée, on devinait que cette femme était sa mère.

La jeune fille portait une petite valise. Cette valise était lourde ; elle devait sembler plus lourde encore, à cause de l’extrême chaleur qu’il faisait. Si, mu par la curiosité, un passant eut voulu connaître les noms de ces deux femmes, il n’aurait eu qu’à jeter les yeux sur une étiquette collée à la petite valise que portait la jeune fille ; on pouvait y lire : « Mme Lecour. »

« Vous êtes bien fatiguée, mère ! » dit tout à coup, la jeune fille.

— « Nous sommes fatiguées toutes deux, je crois, ma chérie, ” répondit Mme Lecour d’une voix faible.

— « La chaleur est si grande ! » s’écria la jeune fille.

— « Et nous marchons depuis si longtemps ! »

— « Au lieu de suivre la route ainsi, mère, pourquoi ne cheminons-nous pas à travers le bois ? Ces grands arbres que nous voyons, là-bas, nous protégeront de leurs ombres. »

— « Tu as raison, chère enfant » répondit Mme Lecour.

Toutes deux quittèrent la grande route et s’enfoncèrent sous bois ; la chaleur était plus supportable ainsi. Elles marchèrent en silence pendant quelques instants, puis Mme Lecour dit :

« Combien nous reste-t-il d’argent Éliane ? »

— « Il nous reste à peu près deux dollars, » répondit la jeune fille ; « mais nous pouvons, avec cette somme, trouver à nous loger cette nuit, mère… De plus, nous avons des provisions dans cette valise. »

— « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Quel sort est le nôtre ! » s’écria Mme Lecour éclatant en sanglots.

— « Ne pleurez pas ainsi, mère, je vous prie ! Je trouverai de l’emploi à Smith’s Grove, je l’espère et… »

— « Dieu le veuille, ma pauvre enfant, Dieu le veuille ! » soupira Mme Lecour. Puis elle s’arrêta, posa la main sur son cœur et murmura : « Mon cœur !… Je ne puis aller plus loin, Éliane. »

— « Asseyons-nous ici, mère ; nous nous reposerons un peu. »

Éliane était très inquiète. Mme Lecour avait le cœur faible, si faible que le médecin avait dit à la jeune fille qu’elle pouvait s’attendre à voir sa mère mourir subitement d’un jour à l’autre, même d’un moment à l’autre. Aussi, de quels soins elle l’entourait cette mère chérie, qui avait tant souffert, et avec quelle ferveur elle priait Dieu de la lui conserver encore de longues années !

Mme Lecour se remit à marcher lentement, mais, soudain, ses pieds s’embarrassèrent dans des broussailles, sans doute et elle tomba. Éliane essaya de relever sa mère, mais celle-ci, tout à coup, se mit à enfoncer et enfoncer sous terre, puis elle disparut aux yeux de sa fille.

Éliane, stupide d’étonnement et de frayeur, regardait l’endroit où sa mère venait de disparaître, puis elle se mit à appeller…

« Mère ! Mère ! »

— « Ici, Éliane, » dit la voix de Mme Lecour. « Je suis tombée dans une sorte de caverne, je crois, et je suis saine et sauve… excepté que je me suis fait mal à un pied en tombant et j’en souffre un peu. »

Éliane mit un genou en terre et essaya de reconnaître le terrain avec ses mains. Bientôt, ses mains rencontrèrent une excavation qu’avait caché les lianes et les broussailles. C’est par cette excavation que Mme Lecour avait disparu. Éliane se laissa glisser par cette ouverture, à son tour ; comme l’avait dit Mme Lecour, c’était dans une caverne qu’elle était tombée.

Une vaste caverne, dont le dôme s’élevait à plus de huit pieds. Une caverne qu’on eut dit éclairée, à cause des stalactites et des stalagmites qui en recouvraient les pans et le plafond. Un sable blanc, très fin et très sec, recouvrait le sol de cette caverne.

Qu’était-ce que cette caverne ?… Éliane le devina ; c’était une partie encore inexplorée des Mammoth Caves, qui attirent tant de visiteurs et dont les couloirs se ramifient, assure-t-on, des milles et des milles sous le sol Kentuckéen.

Mais, il s’agissait de sortir de cette caverne au plus vite. Éliane essaya de relever sa mère ; mais Mme Lecour ne put se lever. Elle s’était fait une entorse en tombant et elle en souffrait beaucoup. Pauvre Mme Lecour ! Déjà son pied était tellement enflé qu’Éliane dut couper sa chaussure afin de pouvoir la lui enlever.

La jeune fille retira un manteau et une couverture de la petite valise, puis elle aida sa mère à se coucher. Mme Lecour souffrait tellement qu’elle ne pouvait pas s’empêcher de se plaindre.

« Attendez, mère, » dit Éliane.

Elle se glissa hors de la caverne puis elle revint, portant de l’eau dans son chapeau, faute d’autre récipient. Cette eau Éliane la versa dans un creux du rocher formant un bassin naturel. Ensuite, elle prit une serviette qu’elle imbiba d’eau et elle appliqua cette serviette sur le pied de Mme Lecour, qui se sentit immédiatement soulagée.

« Nous passerons la nuit ici, Éliane, » dit-elle. « Je ne pourrais marcher d’ailleurs et cette caverne est un bon abri. »

— « Comme vous voudrez, mère. Cependant, j’aimerais mieux vous voir couchée dans un lit confortable… Souffrez-vous beaucoup, mère chérie ? »

— « Je souffre un peu moins, Éliane… Si tu pouvais trouver le camphre qui est dans la valise et m’en faire une compresse, je crois que j’en éprouverais du soulagement. »

Éliane eut vite fait de trouver la bouteille de camphre. Elle en imbiba la serviette dont elle enveloppa le pied malade.

— « Ce sera bien ainsi, » dit Mme Lecour ; « Je crois que je vais pouvoir dormir maintenant. »

Éliane enveloppa sa mère dans la couverture, sur laquelle elle étendit le manteau et bientôt, Mme Lecour s’endormait profondément, ce que voyant, la jeune fille alluma une bougie, qu’elle plaça non loin de sa mère. Elles avaient toujours une provision de bougies dans leur valise ; Mme Lecour prétendait ne pouvoir dormir dans l’obscurité ; conséquemment, ces bougies étaient indispensables.

Voyant sa mère profondément endormie, Éliane résolut d’explorer la caverne où le sort les avait conduites, toutes deux.


CHAPITRE XI

ÉLIANE EXPLORE LA CAVERNE


Éliane s’empara d’une bougie qu’elle alluma… Mais il y avait des précautions à prendre. Dans ces sortes de catacombes, il est facile de s’égarer. Elle prit donc un rouleau de fil, dont elle attacha le bout bien solidement à la poignée de sa valise ; en gardant le rouleau dans sa main, le fil se déroulerait et elle était sûre de retrouver son chemin. S’étant assurée que sa mère dormait paisiblement, Éliane commença l’exploration de la caverne.

La chambre où Mme Lecour dormait n’était qu’une sorte de corridor conduisant au bas d’un escalier monumental. Éliane s’arrêta tout à coup, elle pâlit et porta la main à son cœur… Couché sur la première marche de l’escalier était un énorme lion ; il semblait garder cette partie de la caverne et défendre à qui que ce fut d’en découvrir le mystère et la beauté… Mais ce lion était en pierre, ce qu’Éliane reconnut bientôt.

L’escalier semblait avoir été fait de main d’homme, tant il était parfait. Très large en bas et se rétrécissant en haut, il était pourvu d’une rampe faite de grosses pierres superposées.

En haut de l’escalier monumental, un petit passage s’ouvrait, à droite. Éliane s’y engagea et elle se trouva dans une grande pièce dont la voûte s’élevait à dix pieds à peu près Au fond de cette pièce elle vit un orgue majestueux. Autour de la pièce, dans un désordre artistique, elle vit des fauteuils et des divans de diverses formes et grandeur… Cet orgue… en pierre, ces fauteuils, ces divans… en pierre aussi, nécessairement… Éliane était émerveillée de ce qu’elle voyait.

Continuant son exploration, elle entra dans une autre pièce, parfaitement ronde, à la voûte très haute. La pierre, ici, sur chaque pan du mur, semblait former des petites cases… il ne manquait que des livres pour en faire une splendide bibliothèque.

Tournant à gauche, Éliane arriva en haut d’un petit escalier dérobé : « L’escalier de service, » pensa-t-elle. Au pied de cet escalier était une chambre de grande dimension : « La cuisine, » se dit la jeune fille, en souriant.

Éliane revint sur ses pas ; l’exploration avait assez duré, pour cette fois… Que de merveilles !… Elle s’arrêta dans la bibliothèque et se dit : « Quel palais on ferait de cette caverne !… Il me semble voir le plancher de cette bibliothèque, celui du salon et les marches du monumental escalier recouverts de tapis épais et moelleux, de riches portières, de magnifiques tapisseries disposées un peu partout, des meubles antiques, de splendides candélabres ; le tout éclairé et chauffé à l’électricité… Ce serait trop beau… Ça ne s’est jamais vu ; ça ne se verra jamais !…

« Que c’est beau ! Que c’est splendide ! Un vrai palais d’Aladin ! » s’écria tout haut Éliane.

Mille voix semblèrent répéter ces paroles et la jeune exploratrice fut prise de peur tout à coup… Elle pensa aussi à sa mère ; si elle allait s’éveiller et ne pas voir sa fille auprès d’elle !

Saisie d’une sorte de panique, Éliane se mit à descendre l’escalier, tout en roulant le fil autour du rouleau… Soudain, elle s’arrêta : des voix parvenaient jusqu’à elle, les voix de plusieurs personnes… La caverne était donc habitée ?… Elle écouta… Ces voix partaient de tout près, semblait-il, du côté gauche du monumental escalier…

Curieuse tout à coup, Éliane remonta l’escalier, puis elle se dirigea vers la gauche ; mais le chemin semblait fermé de ce côté… Il y avait bien une fissure dans le roc, mais l’espace était si restreint, qu’il eut été impossible de s’y glisser… Cependant… La jeune fille, en se faisant toute petite, parvint à passer par cette fissure, puis elle se trouva en face d’un mur presqu’à pic, de sept pieds de hauteur à peu près. Au-dessus de ce mur, le plafond s’élevait en dôme à une hauteur de huit pieds. C’est de l’autre côté de ce mur que les voix s’élevaient. Éliane n’aurait pu distinguer ce que ces voix disaient ; mais il y avait là, assurément, trois ou quatre personnes causant.

Éliane, déposant sur le sol sa bougie et son rouleau de fil, se mit à examiner le mur… Pourrait-elle y grimper ?… Une chute, ce serait la mort… Cependant, elle allait se risquer, car ce mur était comme haché, de distance en distance ; elle allait essayer de l’escalader…

Quand Éliane fut parvenue au sommet du mur, un cri faillit lui échapper et elle serait, assurément, tombée, si elle ne s’était cramponnée à des portières en peluche qui tombaient du dôme de la caverne, de l’autre côté du mur. Car, elle vit son rêve se réaliser, de l’autre côté de ce mur, d’où lui étaient parvenu les voix… Elle se vit dominant un vaste salon, éclairé et chauffé à l’électricité. Des divans, des fauteuils, un buffet chargé d’argenterie et de verre coupé. Un piano de concert, des statues en marbre blanc, des vases splendides, remplis de fleurs exotiques…

Près d’une table, trois hommes causaient, mais ils tournaient le dos à la jeune fille. À un moment donné cependant, l’un d’eux se retourna et aperçut Éliane… Éliane, vêtue de blanc, debout sur le rocher, vivement éclairée par les lumières de la salle, les portières en peluche vert formant comme un cadre autour d’elle…

Vite, Éliane, voyant qu’elle avait été aperçue, redescendit le mur, ramassa sa bougie et son rouleau de fil et, précipitamment, regagna l’endroit où elle avait laissé sa mère endormie.

Mme Lecour ne s’était pas éveillée et sa respiration régulière indiquait qu’elle dormait paisiblement. Éliane avait été vue, en effet. Des trois hommes causant ensemble, deux s’étaient lancés à sa poursuite… Inutilement… L’étroite fissure par laquelle la jeune fille s’était glissée n’aurait pu livrer passage à ces hommes ; ils ne s’imaginèrent pas, même, que quelqu’un eut pu passer par là. Ils revinrent donc au salon, bredouilles.

« Eh ! bien ? » leur demanda celui des trois hommes qui ne s’était pas lancé à la poursuite d’Eliane.

— « Je n’y comprends rien, » répondit l’un de ces hommes. « C’est une apparition, je crois bien, Castello ! »

— « Une apparition… » murmura Gastello. « Oui, une apparition… ou un ange ! »

À quelques soirs de là, ils virent, encore une fois, l’apparition … Ce soir-là, ils étaient réunis en assez grand nombre, quand Éliane, pour des raisons que nous expliquerons plus tard, escalada, encore une fois, le rocher. Cette fois, aussi, elle ne fit qu’apparaître.

« Qu’est-ce que cela ? » s’écrièrent plusieurs des hommes réunis dans le salon.

— « Cela, » répondit Castello… « Cela ?… C’est l’Ange de la caverne. »



CHAPITRE XII

RÉVÉLATIONS


Mme  Lecour allait mieux ; du moins, son pied ne la faisait pas autant souffrir. Cependant, du côté du cœur, ça allait mal et, une nuit, Mme  Lecour eut une crise d’étouffements dont Éliane fut grandement effrayée. Prise de panique, la jeune fille était partie, à la course, dans la direction du salon afin de demander secours. C’est alors qu’elle fut aperçue, sur le rocher, pour la deuxième fois… Mais, voyant que le salon était rempli d’étrangers Éliane, prise de timidité, s’était enfuie.

Mme  Lecour, sentant que ses forces diminuaient chaque jour davantage, appela Éliane auprès d’elle et lui dit : « Ma chérie, il nous faut faire face à l’inévitable : ma course en ce monde est près de finir ! »

— « Non, non, mère ! » s’écria Éliane. « Ne parlez pas ainsi, je vous prie ! »

— « Hélas ! pauvre enfant, ce que je regrette c’est de te laisser seule au monde… Quant à moi, j’aspire à l’éternel repos… Je suis si fatiguée de vivre et de traîner ma peine avec moi !… Éliane, » demanda-t-elle tout à coup, « te souviens-tu de ton père ?… »

— « Indistinctement, mère, » répondit Éliane… « Je me souviens d’un homme qui me tenait dans ses bras et qui avait l’air de beaucoup m’aimer… »

— « C’était ton père, mon enfant… Tu le sais, Éliane, ce nom de Lecour, sous lequel nous sommes connues, n’est pas le nôtre ? »

— « Oui, je sais, mère ; notre véritable nom, c’est Courcel. »

— « Courcel est notre nom, en effet ; mais ce nom, je l’ai abandonné, car c’est celui d’un forçat. »

— « Un forçat ! »

— « Hélas ! oui, un forçat !  !… Ton père, ma chérie, s’il n’est pas mort aujourd’hui, est à Cayenne… expiant le double crime de vol et d’assassinat. »

— « Mon Dieu ! Mon Dieu ! » s’écria Éliane, en fondant en pleurs. « Je suis la fille d’un forçat, d’un forçat !  ! »

— « C’est après la condamnation de ton père que nous avons quitté la France… Femme et fille de forçat ; nous aurions été montrées du doigt et… »

— « Mais… dites-moi, mère… »

— « Ton père, mon enfant, a été convaincu du meurtre de son meilleur ami Sylvio Desroches… On a trouvé, cachés dans le coffre-fort de ton père, 250, 000 francs appartenant à M. Desroches… et, quelque temps après, le corps de M. Desroches dans la Seine… Or, ton père, Eliane…”

— « Mais, quelles preuves avait-on que c’était mon père le meurtrier ? »

— « Ton père, mon mari, est le dernier qui ait été vu en la compagnie de Sylvio Desroches… Nous étions pauvres et… Je n’aime pas à parler de ces choses, Éliane… Le paquet de journaux qui est dans le fond de la petite valise, te renseignera mieux que je pourrais le faire… Je n’ai pu douter, un instant, même, de la culpabilité de mon mari… et… j’en meurs… »

— « Ah ! ” s’écria soudain Éliane, « je me souviens ! Je me souviens !… Mon père… C’est dans une prison que je l’ai vu pour la dernière fois… Il m’avait dit… Oui, oui !… Il m’avait dit qu’il n’était pas coupable… qu’il était victime d’une erreur judiciaire… Je me souviens mère, je me souviens ! »

— « C’est vrai, mon enfant. »

— « Mère, » demanda la jeune fille, « parmi mes souvenirs d’enfance, je revois souvent un garçonnet que je devais aimer beaucoup. Qui était ce garçonnet ? Était-ce mon frère ? »

— « Ton frère ?… Non, chérie, je n’ai jamais eu d’autre enfant que toi… Ce garçonnet, c’était Tanguay… le fils de Sylvio Desroches. »

— « Ah ! » dit Éliane, songeuse. “Qu’est-il devenu, mère ? »

— « Je ne saurais te le dire, ma fille… Il a hérité d’une belle fortune de son père, sans doute… je ne sais… Je ne puis parler plus longtemps ; mais je veux te demander de continuer à porter le nom de Lecour… Me le promets-tu ? »

— « Je vous le promets, mère ! »

— « C’est bien, mon enfant, » murmura Mme Lecours. « Je vais dormir maintenant. Dors bien, toi aussi, Éliane ; voilà deux nuits que tu passes à mon chevet, sans fermer l’œil un instant… Bonne nuit, ma chérie ! »

Bientôt, Mme Lecour — nous continuerons à lui donner ce nom — dormait, mais d’un sommeil agité. Il pouvait être deux heures du matin quand elle s’éveilla tout à coup, prise d’une nouvelle crise d’étouffements. Elle posa sa main sur l’épaule d’Éliane, qui s’était couchée, toute habillée, près de sa mère. Éliane s’éveilla immédiatement.

« Êtes-vous malade, mère ? » demanda-t-elle.

— « J’étouffe ! » parvint à articuler Mme Lecour. « Mon cœur ! Mon cœur ! »

Éliane prit un journal et l’agita doucement au-dessus de la malade, afin de lui procurer un peu d’air et bientôt, Mme Lecour se sentit apaisée ; mais elle fut prise d’un grand frisson. La jeune fille jeta sur sa mère toutes les couvertures et tous les manteaux qu’elle put trouver afin d’essayer de la réchauffer un peu… Inutilement ; Mme Lecour continuait à être secouée de frissons.

Alors Éliane eut peur, peur de voir sa mère mourir sous ses yeux, sans prêtre, sans médecin, loin de tout secours… Elle eut soudain la vision du grand salon de la caverne, bien chauffé, bien éclairé… Oh ! pour voir sa mère bien-aimée transportée en un tel lieu !  !

Résolue, tout à coup, Éliane partit dans la direction du salon… Oui, elle irait implorer du secours, demander hospitalité pour sa mère malade, mourante peut-être… Refusé n’est pas battu ; elle pouvait toujours essayer…

Éliane partit d’un trait dans la direction du salon. Arrivée au pied du mur séparant les deux parties de la caverne, celle qui était habitée et celle qui ne l’était pas, elle escalada ce mur et arriva, pour la troisième fois… telle une apparition — ou un ange — au faite du rocher. Il n’y avait qu’un seul homme dans le salon ; celui que ses compagnons avaient nommé Castello. Il n’eut pas connaissance de l’arrivée d’Éliane, car il écrivait et tournait le dos au mur.

« Monsieur ! » dit Éliane.

Castello se retourna, surpris, et aperçut la jeune fille.

« L’Ange de la caverne ! » murmura-t-il.

— « Monsieur, » dit Éliane « de grâce, secourez-nous !… Ma mère… Elle est là, dans cette autre partie de la caverne… Elle se meurt, je crois ! »

— « Qui êtes-vous ? » demanda Castello en tendant la main à Éliane afin de lui aider à descendre de sur le rocher.

— « Je me nomme Éliane Lecour… Oh ! de grâce, monsieur, venez à notre aide !  ! »

— « C’est vous, n’est-ce pas qui nous êtes apparue, deux fois déjà, au sommet de ce rocher ?… C’est vous l’Ange de la caverne » ajouta-t-il, en souriant. « Je suis prêt à vous venir en aide… Mais, il existe donc une autre ouverture à cette caverne ? … Je croyais qu’il n’en existait qu’une et que nous étions seuls à la connaître. »

La jeune fille raconta alors brièvement comment elle et sa mère avaient découvert l’autre entrée de la caverne.

« C’est bien, » dit Castello, « nous allons immédiatement transporter votre mère Mme Lecour ici. »

Il frappa sur un timbre et deux hommes de haute stature entrèrent dans le salon. S’ils furent grandement surpris en apercevant la jeune étrangère, ils n’en firent rien voir.

« Goliath et Samson, » dit Castello à ces deux hommes, « vous allez transporter un matelas à l’entrée de la caverne, puis vous suivrez cette jeune fille ; je vous accompagnerai, d’ailleurs. Mademoiselle va vous conduire auprès d’une dame qui est malade, et que nous allons transporter ici. »

— « À vos ordres, monsieur, » répondirent Goliath et Samson.

« Veuillez me suivre maintenant, Mlle Lecour, » dit Castello.

Éliane, suivant Castello, traversa plusieurs pièces, toutes meublées avec grande richesse. Ils arrivèrent ainsi jusqu’au pied d’un mur qui semblait fixé au reste de la structure de la caverne ; mais, Castello posa son doigt sur un petit point noir, presqu’imperceptible, et le mur glissa comme s’il eut été posé sur des rainures ; peut-être l’était-il.

Les deux hommes attendaient dehors ; ils portaient un matelas entre eux. Éliane les précédant, tous arrivèrent jusqu’à la crevasse par laquelle elle et sa mère étaient parvenues dans la caverne. Les hommes attendirent dehors, tandis que la jeune fille et Castello pénétraient auprès de Mme Lecour. Mme Lecour était encore secouée de frissons et ses dents claquaient. Éliane sentit le cœur lui manquer en regardant sa mère ; allait-elle mourir ?…

“Éliane, ” murmura Mme Lecour “d’où viens-tu ?… J’étais inquiète… Que j’ai froid !… Est-ce le froid de la mort, penses-tu, Éliane ? ”

— « Non, non, mère ! » s’écria Éliane. « Il fait froid ici, si froid !… Nous allons vous transporter dans une autre partie de la caverne, mère chérie, où vous trouverez le confort et une bienfaisante chaleur… Nous… »

— « Nous ?… De qui parles-tu, mon enfant ?… Ah ! » s’écria-t-elle, apercevant Castello qui s’était approché. « Quel est ce monsieur, Éliane ? »

— « Monsieur Castello, mère. Il nous offre l’hospitalité chez lui ; n’est-ce pas très-gentil de sa part ? »

— « Vraiment, M. Castello ! » dit Mme  Lecour. « Mais… Je ne sais si nous devons… »

— « Madame, » répondit Castello, en s’inclinant, « deux hommes attendent, à l’entrée de cette caverne, pour vous transporter chez moi. N’hésitez pas, je vous prie !… Nous allons vous coucher sur un matelas et bientôt vous serez installée confortablement dans ma demeure, je vous le promets. »

— « Que j’ai froid ! » répéta Mme  Lecour.

Castello frappa dans ses mains. Goliath et Samson entrèrent dans la caverne. Avec d’infinies précautions, Mme Lecour fut enveloppée dans de chaudes couvertures et, quelques instants après, couchée sur le matelas. On se dirigea vers la demeure de Castello.

On pénétra dans le salon et la malade fut déposée sur un canapé. Les poêles électriques répandaient une douce chaleur dans la pièce ; on approcha l’un de ces poêles du canapé et presqu’aussitôt, Mme Lecour cessa de frissonner.

Le lendemain, Mme  Lecour fut transportée dans une spacieuse chambre à coucher et une femme, du nom de Lucia, lui prodigua des soins. On entourait la malade de soins et de confort ; mais, hélas ces soins, ce confort arrivaient trop tard…

Mme  Lecour était condamnée ; elle allait bientôt mourir.



CHAPITRE XIII

LE DOCTEUR T. STONE


Mme  Reeves-Harris n’était pas contente. Décidément, les choses n’allaient pas à son goût, oh ! mais, pas du tout ! Daphné, sa nièce allait retourner chez elle, à Rowling Green, dans une dizaine de jours maintenant et le Docteur Stone ne s’était pas encore prononcé. Il était toujours aimable et courtois envers la jeune fille, sans doute ; mais Mme  Reeves-Harris avait espéré mieux et plus que cela. Si elle n’avait craint d’empirer les choses, elle aurait demandé ses intentions au docteur.

Afin d’amener le dénouement qu’elle désirait tant, Mme Reeves-Harris donnait un grand bal, ce soir. Sûrement, si Daphné savait s’y prendre, le Docteur Stone lui poserait la grande question durant ce bal ! Mme Reeves-Harris n’avait rien épargné pour rendre sa nièce attrayante pour cette occasion. Une toilette riche mais simple était arrivée de Louisville, la veille, et Daphné était ravissante dans cette tunique blanche, toute de tulle et de dentelle.

Frank-Lewis s’apercevait de ce qui se passait et, au fond, cela l’amusait beaucoup. Le Docteur Stone n’avait pas du tout l’air d’un homme épris. Malgré la réelle beauté de Daphné, malgré toute la peine qu’elle se donnait pour plaire au jeune médecin, celui-ci semblait plutôt distrait en la présence de la jeune fille. Frank-Lewis avait fait quelques observations respectueuses à sa mère sur ce sujet, mais comme il avait été assez mal reçu, il laissait faire. En fin de compte, que lui importait ! Daphné ne l’intéressait qu’en tant qu’elle était sa cousine ; il eut voulu lui épargner une déception, voilà tout.

Le bal de Mme Reeves-Harris battait son plein et, vraiment les choses allaient aussi bien que l’hôtesse pouvait le désirer. Daphné avait dansé quatre fois déjà avec le Docteur Stone. En ce moment tous deux, le docteur et Daphné, se promenaient dans le jardin. Il n’y avait pas à dire autrement, Daphné était en beauté ce soir et le docteur se disait qu’elle ferait une bien charmante femme de médecin : jolie, distinguée, élégante… Il lui demanda :

« Mlle Daphné, aimez-vous Smith’s Grove ? »

— « Mais, oui, Docteur, j’aime beaucoup Smith’s Grove ; Smith’s Grove est une jolie petite ville je trouve. »

— « Et il ne vous coûterait pas de partir de Bowling Green, pour demeurer dans cette jolie petite ville ? »

— « Certes, non, il ne m’en coûterait pas, » répondit Daphné, en lançant au docteur un regard chargé de promesses.

Daphné en avait le pressentiment, le Docteur Stone allait la demander en mariage !… Hélas ! pauvre Daphné, il y a un proverbe anglais qui dit :

 « Theres many a slip
« Twixt the cup and the lip
 »[1]

Cependant, le docteur allait peut-être réaliser enfin le désir de Mme Reeves-Harris — et de Daphné — quand un domestique vint dire qu’un homme attendait le Docteur Stone dans la bibliothèque ; cet homme avait insisté pour parler immédiatement au médecin.

Daphné ne put cacher un mouvement de dépit : ce moment reviendrait-il jamais ?… Le Docteur Stone allait certainement la demander en mariage, s’il n’avait pas été interrompu !  !

« Veuillez m’excuser, Mlle Daphné, » dit le Dr Stone. « Je vais, si vous le désirez, vous ramener auprès de Mme Reeves-Harris. »

— « Merci, Docteur, » répondit Daphné, essayant de cacher la contrariété qu’elle éprouvait. « Je préfère rester ici… Vous me retrouverez en cet endroit quand vous reviendrez. »

Daphné avait trouvé ce moyen de fournir au docteur la chance de continuer la conversation commencée. Vraiment, si le Docteur Stone ne demandait pas la main de Daphné avant la fin du bal, ce ne serait pas la faute de la jeune fille.

« Au revoir, donc, Mlle Daphné, » dit le docteur.

Puis il quitta le jardin, précédé du domestique, qui le conduisit à la bibliothèque.

Dans la bibliothèque l’attendait un homme de haute taille ; cet homme salua le Docteur Stone, à son arrivée.

« Vous êtes le Docteur T. Stone ? » demanda-t-il.

— « Oui, je suis le Docteur Stone. Qu’y a-t-il ? »

— « Je suis venu vous chercher pour une dame qui est bien malade… qui se meurt, je crois. »

— « Bien, mon ami, je vous suis, » répondit le médecin.

— « Mon auto est à la porte, » dit l’inconnu. « Cette dame se meurt, je vous l’ai dit ; c’est pourquoi je suis venu vous chercher jusqu’ici… Seulement, avant de partir, je dois vous demander de jurer de ne jamais dévoiler la retraite dans laquelle cette dame agonise. »

— « Que signifie ?… demanda le Docteur Stone.

— « Cette dame se meurt, » répéta l’homme. « Si vous hésitez, vous arriverez trop tard… Allez-vous jurer ce que je vous demande… ou bien si je vais être obligé de vous bander les yeux et vous entraîner de force ? »

— « Vous n’en serez pas réduit à cette extrémité, car je vais vous suivre volontairement, » répondit le Docteur Stone, en haussant les épaules. « Je ne puis laisser mourir cette dame sans la secourir ; conséquemment, je jure… tout ce que vous voudrez. »

— « Partons, alors, M. le Docteur ! » dit l’homme, en se dirigeant vers la porte de sortie.

Mais, juste au moment où le docteur allait quitter la maison de Mme Reeves-Harris, à son tour, celle-ci arriva sur la scène.

« Je vous croyais avec Daphné, » dit-elle au docteur.

— « J’ai laissé Mlle Daphné au jardin, Mme Reeves-Harris, » répondit-il.

— « Vraiment ! » s’écria Mme Reeves-Harris.

— « Vous voudrez bien lui faire mes excuses à Mlle Daphné ; je suis appelé auprès d’une personne malade et… »

— « Vous partez ! » s’exclama Mme Reeves-Harris. « Que c’est… »

« Le devoir avant tout, chère madame, » dit le docteur, s’inclinant en souriant.

— « Vous nous reviendrez ? » demanda l’hôtesse.

— « Oui, certainement ; je reviendrai aussitôt que je le pourrai… Au revoir donc, Mme Reeves-Harris ! »

Une auto attendait le Docteur Stone à la porte de la résidence de Mme Reeves-Harris et l’homme que nous avons vu dans la bibliothèque était déjà au volant quand le docteur y prit place… On partit…

« Nous serons à destination en moins d’un quart d’heure, » dit le chauffeur au docteur.

En effet, en moins d’un quart d’heure, l’auto s’arrêta et le médecin vit, avec étonnement, qu’ils étaient en plein bois. Le chauffeur fit entendre un sifflement doux et prolongé et aussitôt, la silhouette d’un autre homme, de haute taille, lui aussi, se détacha dans l’ombre.

« C’est toi, Goliath ? ” cria le nouveau venu.

— « Oui, Samson, c’est moi… Et voici le Docteur Stone, » répondit le chauffeur, en désignant le médecin, que ces allures mystérieuses ennuyaient beaucoup.

— « Vous êtes attendu, Docteur Stone, » dit, au médecin celui qui avait été désigné du nom de Samson.

— « Tu dois conduire le Docteur Stone à destination, n’est-ce pas, Samson ? » demanda Goliath.

— « Oui, » répondit Samson. Puis s’adressant au médecin, il ajouta : « Attendez s’il vous plaît, Docteur Stone. »

Le Docteur Stone entendit un grincement singulier et bientôt, il lui sembla qu’un pan se détachait de la montagne. Instinctivement, il fit un mouvement de recul. Immédiatement, cependant, il s’aperçut que ce qui lui avait semblé un pan de la montagne n’était qu’une sorte de pont-levis qu’on abaissait. Sur ce pont passa Samson, venant au-devant du médecin. Le docteur alors vit que ce pont reliait les deux murs d’un précipice qui devait avoir près de cinquante pieds de profondeur ; au fond de ce gouffre grondait un torrent. Vraiment, ce précipice, de douze pieds de large, défendait bien la demeure où le médecin allait pénétrer. Impossible de parvenir chez ces gens sans l’aide du pont-levis, car, qui se serait risqué à franchir ce terrible gouffre sur un pont improvisé ?

Oui, l’entrée de la caverne était bien gardée : par un gouffre presque insondable ; ceux qui habitaient là n’avaient à craindre aucune surprise du dehors !

Assez intrigué, le Docteur Stone traversa le pont, suivant Samson qui le conduisit au pied d’un mur en pierre. Arrivé à ce mur, l’homme siffla trois fois, d’une façon particulière et le mur se mit à glisser comme s’il eut été posé sur des rainures ; le médecin s’aperçut bientôt qu’il pénétrait dans une caverne.

Toujours suivant son guide, le docteur traversa plusieurs pièces chauffées et éclairées à l’électricité. Ces pièces étaient tendues de tapisseries et d’étoffes précieuses. Partout, des portières de grande richesse et de grande beauté. Sur des guéridons, également d’une grande beauté, étaient des statues magnifiques ; des porcelaines de grande valeur étaient éparpillées sur des buffets splendidement sculptés. De vases, de jardinières, dont chacun valait une fortune, il y avait profusion …

Une odeur particulière parvint bientôt aux narines du Docteur Stone et il comprit aussitôt où il était et à quelle sorte de gens il avait affaire… Mais il était venu là pour donner ses soins à une malade ; il ferait son devoir jusqu’au bout, envers et contre tout.

« Qui sait si je sortirai vivant de cette caverne ! » se disait-il. « Cependant, ces gens n’ont pas d’intérêt à m’assassiner… Mais, soyons prudent ; il s’agit de leur laisser croire que j’ignore dans quel repaire je suis en ce moment. »

Réfléchissant ainsi, le docteur arriva bientôt près d’une chambre dont d’épaisses portières fermaient l’entrée. Samson frappa sur la paroi de cette chambre et une voix de femme lui dit d’entrer.

En pénétrant dans la pièce, le Docteur Stone vit une femme couchée sur un lit tendu de dentelles et de moelleux édredons. Debout, près de ce lit était une femme d’âge mûr — Lucia, celle qui leur avait dit d’entrer — Au pied du lit était une jeune fille agenouillée, le visage caché dans ses deux mains ; elle pleurait tout bas. La jeune fille ne changea pas de posture à l’arrivée du médecin.

Le Docteur Stone s’approcha de la malade, qui le regarda avec un pâle sourire, et il vit bien qu’il n’y avait rien à faire pour la sauver… Dans quelques heures — moins que cela peut-être — cette femme aurait cessé de vivre.

« Souffrez-vous ? » demanda le Docteur Stone à la malade.

— « Non, Docteur, » répondit-elle. « Je m’en irai sans souffrance, je l’espère… à cause de ma fille… Éliane ! » appela-t-elle.

La jeune fille agenouillée se leva aussitôt et s’approcha de sa mère :

« Mère chérie ! » murmura-t-elle. Puis, joignant les mains et s’adressant au docteur, elle s’écria :

« Oh ! sauvez-la, Docteur !… Sauvez-la ma mère chérie ! »

Le docteur Stone ne répondit pas… Les yeux démesurément ouverts, il regardait Éliane… Cette jeune fille… Mais… C’était l’apparition de Green Valley, l’ange entrevu quelques instants seulement… Celle qui avait si mystérieusement disparu… Elle ! Elle ici !… Que faisait, dans ce repaire, cette exquise jeune fille ?…


CHAPITRE XIV

SUR LES BORDS DU RIO OYAPOK


Nous avons laissé Yves Mirville et Andréa debout sur un rocher submergé, en plein marécage et entourés d’alligators, au moment où deux jaguars allaient s’élancer sur ce rocher. La mort accourait vers eux de tous côtés ; ils se sentirent perdus.

Mais ils n’allaient pas être avalés ou dévorés, sans faire un suprême effort pour se défendre ou se sauver. Ces deux ; hommes qui avaient surmonté tant de difficultés, qui avaient affronté tant de dangers jusqu’ici, n’allaient pas abandonner la partie, juste à la veille d’atteindre les frontières de la Guyane Française.

« Les gaules ! Les gaules ! » s’écria Andréa.

Sans savoir ce qu’Andréa avait projeté, Yves arracha une des gaules qui avaient servi d’appui à la peau de jaguar, tandis qu’Andréa s’empara de l’autre.

« Sautons ! » dit Andréa. « Viens, Tristan ! »

Les deux hommes plantèrent l’une des extrémités de leurs gaules en terre, du côté opposé de l’arbre gigantesque qui les avait abrités, puis, saisissant l’autre extrémité, ils sautèrent. Les gaules ayant plus de sept pieds de longueur, ils se trouvèrent à faire un saut de plus de douze pieds.

Juste au moment où ils abandonnaient le rocher, les jaguars sautaient sur ce rocher et les alligators disparaissaient dans les bas-fonds du marais. Peut-être les alligators craignent-ils les jaguars ?… Qui pourrait le dire ?… Dans tous les cas, l’alligator cède toujours la place au jaguar ; c’est un fait reconnu.

Yves et Andréa, lancés en avant par leur saut prodigieux, étaient arrivés au pied d’un arbre dont les premières branches étaient très basses.

« Montons dans l’arbre ! » dit Andréa.

Sans se dessaisir de leurs gaules, ils montèrent dans l’arbre et Tristan les y suivit. Sans doute, cet arbre n’était pas un sûr asile — loin de là — Les jaguars sont aussi bons grimpeurs que les singes et ils auraient vite fait d’aller rejoindre ces hommes dans leur incertain abri… Déjà les fauves avaient abandonné le rocher et ils se dirigeaient vers l’arbre, refuge d’Yves et d’Andréa.

« Il faudra les combattre un par un, » dit Andréa à Yves. « Vous Mirville, saisissez votre gaule d’une main et de l’autre, pressez le ressort de la lampe électrique. L’important, c’est d’y voir… Donnez-moi le couteau ! »

À ce moment, un des jaguars arriva au pied de l’arbre et il s’apprêtait à y grimper, quand Yves le repoussa à coups, de gaule. Le jaguar, un instant surpris de cette résistance, retomba sur le sol, mais il eut vite fait de retourner à la charge. Andréa, qui avait élu domicile dans les basses branches de l’arbre, attendait le fauve en tenant fermement le couteau dans sa main. L’attaque eut lieu. Le jaguar se jeta sur Andréa ; mais celui-ci, grâce à la lampe électrique dont Yves n’avait cessé de presser le ressort, put viser l’affreuse bête au cœur. Le jaguar était mort.

Mais, en tombant, le fauve avait entraîné Andréa et celui-ci se compta aussitôt perdu, car il sentit sur son visage le souffle brûlant du second jaguar, qui accourait venger son compagnon, sans doute.

Yves, voyant Andréa en danger, sauta sur le sol et arrivé près d’Andréa, il planta le bout effilé de sa gaule dans l’épaule de la bête qui, voyant qu’elle avait affaire à deux ennemis, se retourna immédiatement sur le nouveau-venu. Mais Andréa s’était relevé, il avait saisi le couteau qui était resté dans le cœur du premier jaguar et il plongea ce couteau dans la gorge du nouvel assaillant, qui tomba pour ne plus se relever.

La victoire était aux évadés de Cayenne ! La lutte avait été terrible ; mais ce serait la dernière de ce genre… Déjà, le jour commençait à poindre et, ce soir-là — on l’espérait du moins — on serait sur les bords du rio Oyapok.

Le cheminement fut moins difficile, ce jour-là ; on en avait fini des marais enfin ! Le terrain ne se ployait plus sous les pas des deux hommes ; ils purent marcher d’un bon pas toute cette journée.

Yves et Andréa se livrèrent même à la chasse ; ils tuèrent du menu gibier qu’ils firent cuire immédiatement. Il leur restait des provisions mais leur chasse d’aujourd’hui leur serait utile, indispensable peut-être, quand ils auraient quitté les marais ; il faut tout prévoir. Tristan précédait ses maîtres en aboyant joyeusement, comme s’il eut compris que le plus difficile de l’évasion était chose du passé.

Inutile de dire qu’Andréa n’avait pu se décider d’abandonner les peaux de deux jaguars tués la nuit précédente et, comme il avait retrouvé la peau du premier jaguar, celle qui leur avait servi de tente, Yves et Andréa étaient possesseurs de trois magnifiques fourrures d’une grande valeur et d’une grande beauté.

Il était huit heures du soir quand les deux hommes arrivèrent sur les bords de l’Oyapok. Un cri de joie et de soulagement s’échappa de leurs poitrines en apercevant ce rio qu’ils n’avaient qu’à traverser pour en avoir fini de la Guyane Française. Tristan gambadait en aboyant ; il prenait part au bonheur de ses maîtres.

Une cabane de pêcheur, abandonnée et bien délabrée, leur servirait de gîte pour les quelques heures qu’ils passeraient sur la rive nord du rio. Yves et Andréa, suivis de Tristan, pénétrèrent dans la cabane, dont ils fermèrent la porte. Ils mangèrent, puis, s’étendant sur les peaux de jaguars, ils s’endormirent…

Il y avait près de deux mois qu’ils passaient la nuit à la belle étoile, au milieu de dangers sans nombre… Dans cette cabane de pêcheurs ces pauvres malheureux !… au seul Tristan qui, lui aussi, sans doute, était content d’être à l’abri enfin. Quelle nuit paisible ils passèrent dans cette cabane de pêcheur ces pauvres malheureux !…

Il était près de midi, le lendemain, quand ils s’éveillèrent, bien reposés et presque heureux. Tout en déjeunant, Yves demanda à Andréa quand et comment ils traverseraient le rio.

« Pas avant demain soir, Mirville » répondit Andréa. « Comment nous traverserons le rio ?… Je ne sais encore ; mais nous trouverons un moyen, j’en suis sûr. Comme vous, il me tarde de mettre le pied sur le sol brésilien ; mais auparavant, il y a des précautions à prendre… Nos habits… Nous portons la livrée des forçats de Cayenne ; cette livrée, tout le monde la connaît et… »

— « Mais, alors, qu’allons-nous faire ? » s’écria Yves.

— « Voici, » dit Andréa. « Je connais une plante dont le fruit produit une véritable teinture. J’ai vu de ces fruits non loin d’ici et je me charge de teindre nos habits, qui sécheront très-vite au soleil ensuite… Puis… »

— « En attendant, nous devons nous considérer chanceux d’avoir découvert cette cabane de pêcheur. »

« Oui. Et nous y sommes en sûreté. De plus… Oh ! voyez donc, Mirville ! » et du doigt, Andréa désigna un pan de la cabane.

— « Qu’est-ce ? » demanda Yves.

Andréa se leva, puis il revint, portant dans sa main une ligne de pêcheur.

« Une ligne de pêcheur ! » s’écria Yves. « Voilà certainement une grande découverte ! »

— « Certes, oui ! » répondit Andréa ! « Nous allons pouvoir varier notre menu un brin. C’est une vraie aubaine que cette ligne !… Tandis que je cueillerai des fruits pour la teinture de nos habits, vous, Mirville, faites la pêche dans le rio… Du poisson frais pour le souper, » ajouta-t-il, en riant, « ce ne sera pas à dédaigner. »

Andréa partit cueillir les fruits. Pendant ce temps, Yves, accompagné de Tristan, se rendit sur les bords du rio et se mit à faire la pêche. La chance le favorisa et bientôt, une dizaine de poissons s’entassaient près de lui. Il y en avait assez pour le souper ce soir-là et aussi pour le déjeuner du lendemain.

Andréa n’étant pas encore arrivé, Yves prépara le poisson tout prêt pour la cuisson, puis, chargé de sa pêche, il entra dans la cabane où Andréa le rejoignit bientôt, apportant, dans une vieille marmite qu’il avait trouvée dans la cabane, les fruits dont le jus allait teindre leurs habits.

Dans le rude foyer de la cabane, Andréa entassa du bois auquel il mit le feu ; la cheminée tirait admirablement et tout irait bien de ce côté. Sur le feu il déposa la marmite et bientôt, des fruits pressés sortit un jus de couleur foncée. Dans ce jus, Andréa jeta leurs habits, morceau par morceau, les laissant tremper au-dessus du feu pendant une demie-heure à peu près. Quand tout fut fini, on n’aurait plus reconnu la livrée des forçats de Cayenne. Andréa ensuite tendit le câble, qu’il avait toujours porté enroulé autour de sa ceinture et y suspendit les habits afin de les faire sécher rapidement.

Pendant ce temps, Yves préparait le souper et une bonne odeur de poisson frit se répandait déjà dans la cabane. Tristan, couché non loin d’Yves, reniflait l’air et se pourléchait les lèvres d’avance.

Après le souper, Yves et Andréa causèrent ensemble, faisant des projets d’avenir.

« Ah ! que ne donnerais-je pour une bonne pipe de tabac ! » s’écria Andréa, tout à coup.

— « Et moi, que ne donnerais-je pour un bon cigare ! » s’écria Yves, à son tour. « Ce n’est pas de sitôt que nous pourrons nous payer le luxe de fumer, cependant, Andréa ; nous n’avons pas d’argent et nous… »

— « Nous trouverons le moyen de faire de l’argent et de nous payer bien des choses, quand nous aborderons la rive sud du rio Oyapok, Mirville, vous verrez ! »

— « Mais, il faut le traverser ce rio, Andréa ! »

— « Nous le traverserons, Mirville ! »

Ce n’est que vers midi, le lendemain, que les habits furent assez secs pour être endossés. Maintenant, il s’agissait de trouver le moyen de traverser le rio Oyapok. Ce rio n’est pas large, il est vrai, et on aurait pu facilement le traverser à la nage ; pour de bons nageurs, ce n’était qu’un jeu d’enfant. Mais cela ne faisait pas l’affaire de ces deux hommes. Nager tout habillé, ce n’est pas commode, puis, Andréa ne voulait abandonner ni les flèches, ni les arcs, ni les gaules ; encore moins les peaux de jaguars… Non, décidément, on ne pouvait traverser le rio à la nage !…

Yves et Andréa, debout sur les bords de l’Oyapok, se demandaient comment ils allaient procéder, quand, soudain, une partie du rivage — celle où ils se tenaient — se détacha de la terre ferme et se mit à flotter sur les eaux du rio. Vite, Andréa sauta à l’eau et tendit la main à Yves, puis, ayant, à l’aide d’une de leurs gaules, ramené l’îlot flottant, il dit :

« Voici notre embarcation, Mirville ! »

— « Quoi ! Cette motte de terre ! Cette touffe d’herbes ! »

— « Cette motte de terre, comme vous le dites, Mirville, cette touffe d’herbes est un îlot flottant, » répondit Andréa. « Il y a beaucoup de ces îlot flottant ici ; sur celui-ci, nous traverserons le rio. « Voyez, » ajouta-t-il, « cet îlot est solide, puisqu’il est charpenté avec des roches et des troncs d’arbres … Embarque ! Embarque !… Mais, auparavant, nous allons faire la pêche et nous essayerons de vendre notre poisson de l’autre côté. Allons ! »

Ce fut, encore, une pêche miraculeuse et bientôt, un chapelet de poissons fut jeté sur l’ilot flottant, à côté des flèches, des arcs et des peaux de jaguars, puis le tout fut solidement lié ensemble avec le câble. Andréa eut voulut aussi emporter la vieille marmite, mais Yves s’y était opposé. Inutile de dire que les deux hommes s’approprièrent, sans remords de conscience, la ligne de pêche, qui pouvait et devait leur rendre bien des services.

Tout était prêt. Yves et Andréa s’emparèrent de leurs gaules et repoussèrent l’îlot du rivage. On partit… On n’allait pas vite ; l’îlot cherchait plutôt à suivre le courant et il fallait le maintenir en droite ligne, pagayant continuellement avec les gaules.

Tristan, méprisant ce moyen de transport, suivait ses maîtres à la nage.

Enfin, l’îlot flottant accosta la rive sud de l’Oyapok… Yves et Andréa mirent le pied sur le sol brésilien. Enfin !


CHAPITRE XV

LES PASSEURS


« Ohé ! du passeur ! Ohé !  ! »

Cet appel, plusieurs fois répété, finit par attirer l’attention de deux hommes, suivis d’un chien lévrier, qui cheminaient sur la rive sud du rio Oyapok. Cet appel venant de la rive nord du rio, restait sans réponse. Tout près, était une maisonnette proprette, sans doute celle du passeur ; car un bac était amarré non loin. La porte de la maisonnette restait fermée cependant ; le passeur était sourd peut-être, ou bien, il ne voulait pas répondre, pour une raison ou pour une autre.

« Ohé ! du passeur ! Ohé ! »

Les deux hommes, suivis de leur chien, se dirigèrent vers la maison du passeur.

« Nous allons essayer de vendre notre poisson dans cette maison, Mirville, » dit l’un d’eux.

— « Nous pouvons toujours essayer, Andréa, » répondit Mirville.

Arrivés à la maison, Andréa frappa à la porte, qui fut ouverte immédiatement par une femme, jeune encore, et d’aspect avenant. Peut-être cette femme avait-elle vu venir les deux hommes ; on aurait pu le supposer par l’empressement qu’elle mit à ouvrir.

« Entrez, messieurs, » dit-elle.

Yves et Andréa pénétrèrent dans une chambre assez spacieuse, d’une extrême propreté et confortablement meublée. Dans le fond de cette chambre, un homme à barbe grise était assis dans un fauteuil, les jambes enveloppées de couvertures ; cet homme avait l’air souffrant.

« Vous vendez du poisson ? » demanda la femme. « Il a l’air frais ; je l’achèterai bien… Combien ? »

Andréa allait fixer un prix pour le poisson, quand le maître de la maison leur demanda :

« Vous allez loin ? »

— « Nous allons un peu à la grâce de Dieu, » répondit Andréa.

— « Vraiment ! » s’écria l’homme. « Peut-être cherchez-vous de l’ouvrage ? »

— « Oui, nous cherchons de l’ouvrage, » répondit Yves.

— « Je suis le passeur de rio Ovapok, » dit l’homme ; « mais je suis incapable de faire mon métier : je souffre de rhumatisme et j’en ai pour plusieurs jours à souffrir, je crois… Mon neveu, qui a coutume de m’aider ou de me remplacer quand je suis malade, est parti auprès de sa mère qui est malade, mourante probablement… Que penseriez-vous de l’idée de me remplacer pour quelques jours, messieurs ? Je vous céderai la moitié des passages, puis nous vous logerons et vous nourrirons pendant le temps que vous resterez ici… Acceptez-vous ? »

— « Bien… » répondit Andréa, faisant semblant d’hésiter, quand cette proposition du passeur lui allait comme un gant « si mon compagnon accepte, ça me va… Qu’en dites-vous, Mirville ? »

— « J’accepte. » dit Yves… « Et, à propos, je crois qu’on appelait le passeur tout à l’heure ; nous ferions bien de nous mettre au travail immédiatement. »

— « Oui, allons ! » s’écria Andréa.

Ils furent occupés tout le reste de l’après-midi. Il était sept heures quand ils revinrent à la maison ; leur journée était finie, car il n’y avait plus de traverse après sept heures du soir.

Un bon souper attendait Yves et Andréa et ce fut une vraie jouissance pour eux que de s’asseoir à une table et de manger dans une assiette avec un couteau, une fourchette et une cuillère. Le souper consistait en un potage bien chaud et bien apprêté, du poisson rôti, du pain tendre, des confitures et du thé infusé à point. Tristan eut un grand bol de lait chaud, dans lequel la brave femme du passeur avait fait tremper des croutes de pain.

Après le souper, Yves et Andréa retournèrent dans la salle d’entrée et ils causèrent avec le vieux passeur jusque vers les neuf heures.

Au moment où les évadés de Cayenne allaient monter à leur chambre, le passeur leur remit, à chacun, le prix de sa demie-journée de travail. Yves et Andréa voulurent protester ; le paiement pouvait être remis à plus tard, rien ne pressait !… Mais le passeur avait compris que ces hommes étaient sans le sou — peut-être même, lui et sa femme devinaient-ils d’où venaient ces hommes — et, avec cette exquise délicatesse, qui se rencontre plus souvent qu’on ne le croit chez le peuple, il avait insisté pour les payer.

Un magasin général — un de ces magasins de campagne où l’on trouve tout ce que l’on veut, depuis les chaussures jusqu’aux épiceries était attaché à la maison. Ce magasin, c’était la femme du passeur qui le tenait. Les évadés purent donc, avec le prix de leur travail, le premier argent qu’ils touchaient depuis des années, s’acheter : Yves, quelques bons cigares et Andréa, une pipe et de l’excellent tabac.

La femme conduisit les deux hommes au second étage, où était la chambre qu’elle leur destinait. Cette chambre n’était pas grande ; mais elle était d’une extrême propreté. Yves et Andrea faillirent montrer leur émotion en apercevant le lit blanc, et qui devait être moelleux, au fond de la pièce… Ils allaient coucher dans un lit !… Ils s’étaient considéré heureux, la veille, de passer la nuit dans une cabane abandonnée, couchés sur des peaux de jaguars… Cette nuit, ils coucheraient dans un lit !  !

« Bonne nuit, messieurs, » dit l’aimable hôtesse. « Dormez bien. Je vous éveillerai a six heures, pour le déjeuner ; car votre journée commence à sept heures. »

— « Merci, madame, » répondit Yves. « J’espère que votre mari… monsieur… »

— « Duponth ; voilà notre nom, » dit, en souriant, la femme du passeur.

— « J’espère que M. Duponth passera une bonne nuit, » reprit Yves.

— « Merci, monsieur… Je vous ai donné la chambre de mon neveu. Vous êtes seuls sur ce palier ; vous pouvez causer ensemble tant qu’il vous plaira, sans craindre de déranger qui que ce soit… Encore une fois, bonne nuit ! »

— « Bonne nuit, madame, » dirent Yves et Andrea, en s’inclinant.

Tristan vint offrir sa patte à Mme Duponth, qui la prit en riant de grand cœur.

« Est-il gentil et bien élevé ce chien ! » s’écria-belle.

Puis Mme Duponth se retira et laissa les deux hommes ensemble.

Yves, fumant un cigare et Andrea fumant sa pipe, causèrent jusque vers les onze heures, puis ils éteignirent leur lumière et se couchèrent. À peine leurs têtes furent-elles posées sur leurs oreillers qu’ils dormaient, tous deux, d’un profond sommeil. Tristan, couché par terre, près du lit, faisait la garde, par habitude ; mais combien elle fut paisible cette nuit et toutes celles qu’ils passèrent dans cette hospitalière maison !

À six heures, le lendemain matin, Mme Duponth frappa à leur porte pour les éveiller ; sans cela, Yves et Andréa auraient dormi toute la grâce matinée. Bien vite, ils furent debout, cependant.

Yves, en frais de faire ses ablutions du matin, leva les yeux sur un miroir, tout à coup et se vit tel qu’il était alors… tel que l’avait fait ces dix ans à Cayennel… Yves Courcel, autrefois, avait les cheveux blonds et une fine moustache dorée estompait sa lèvre supérieure… Yves Mirville avait les cheveux blancs comme neige et une longue barbe, blanche aussi, encadrait son visage, vieilli bien avant l’âge ; il n’avait pas encore quarante-cinq ans et on lui en aurait donné soixante-quinze, sans hésiter.

« Andréa, » dit Yves, « personne au monde ne pourrait me, reconnaître maintenant, tellement je suis vieilli et changé… Vous aussi, Andréa, vous avez vieilli et changé depuis que nous avons quitté Cayenne… »

— « Oui, » répondit Andréa. « Nous avons passé par tant d’horreurs ! »

— « Nous irons chez un barbier, aujourd’hui, Andréa ; nous avons grand besoin d’un shampooing et d’une coupe de cheveux… Moi, je cultiverai cette barbe blanche, qui est un parfait déguisement… Et vous, Andréa ? »

— « Moi, je porterai des favoris et une moustache ; j’étais imberbe autrefois. »

La cloche du déjeuner appela les deux hommes et à sept heures ils reprirent leur métier de passeur.


CHAPITRE XVI

LE DÉPART


Yves et Andrea furent trois semaines chez le vieux passeur. Ils se rendaient utiles aussi bien au magasin que sur le rio, et cette bonne Mme Duponth avait le cœur gros quand elle pensait qu’ils allaient partir bientôt. En effet, Yves et Andréa étaient à l’avant-veille de leur départ. Le passeur avait repris son métier, la veille. Après le souper, on s’assembla dans la salle et l’on causa. « De quel côté vous dirigez-vous, mes amis ? » demanda le passeur à Yves et Andrea.

Yves regarda Andréa. En effet, où iraient-ils ?… Yves n’en savait rien ; il avait laissé la direction de leurs affaires à Andréa. La réponse de celui-ci ne se fit pas attendre.

« Nous prendrons la direction du sud ; nous irons à Macapa, » répondit-il.

— À Macapa ! » s’écria M. Duponth. « C’est bien loin d’ici ! Ferez-vous route à pied ? »

— « Une longue route à pied ne nous effraie guère, » répondit Yves en riant.

Ces braves gens étaient loin de se douter de la route que les évadés de Cayenne avait parcourue, à travers les marécages de la Guyane Française du moins c’est ce que pensèrent Yves et Andréa — Sur un terrain solide, ils ne regarderaient certainement pas à marcher pendant des lieues et des lieues.

« Vous êtes pêcheurs à la ligne, » reprit le passeur. « Je vous avertis que vous ne rencontrerez que peu de cours d’eau d’ici à Macapa. »

— « Oui, je sais, » répondit Andréa. « Notre intention est de nous engager pour la récolte du caoutchouc. »

Tout cela, c’était du nouveau pour Yves, qui se demandait, pour la centième fois peut-être, ce qu’il serait devenu, seul, dans ce pays qui lui était tout à fait inconnu.

Le lendemain matin, quand Yves s’éveilla, il s’aperçut qu’Andrea était dejà levé et parti ; ce n’est que vers les dix heures de l’avant-midi qu’il revint. Yves, qui venait de traverser le rio avec le passeur, mettait le pied sur la grève, quand Andréa arriva et sa surprise fut si grande qu’il ne put retenir une exclamation. Car Andréa n’était pas à pied : assis dans une sorte de chariot très léger, il conduisait un cheval, jolie bête à la robe blonde et à la crinière noire, qui piaffait en hennissant joyeusement.

« Voyez, Mirville ! » s’écria Andréa. « Plus de cheminement à pied pour nous, dorénavant ; ce cheval et cette voiture nous appartiennent… Qu’en pensez-vous ? » — « Mais… » dit Yves. « Avec quoi avez-vous acheté tout cela, Andréa ? »

— « Avec deux de nos peaux de jaguars… N’est-ce pas que j’ai eu raison de m’en charger de ces peaux de jaguars ? »

Yves n’en revenait pas… Il aimait beaucoup les chevaux ; il s’approcha de la jolie bête et la flatta, en lui parlant un langage que les chevaux semblent toujours comprendre. Mme Duponth, arrivant sur la scène, donna au cheval un morceau de pain, qu’il se mit à manger en balançant la tête de haut en bas, preuve de son contentement.

« La jolie bête ! » s’écria Mme Duponth.

— « N’est-ce pas, Mme Duponth ?… Jolie, et vigoureuse aussi, » dit Andréa. « Elle va comme le vent quand on la laisse faire… Vous en jugerez par vous-même, ce soir, le dernier que nous passons ici, car, si cela vous fait plaisir, nous ferons une promenade en voiture tous ensemble, après le souper : vous, M. Duponth, M. Mirville et moi. »

— « Ce n’est pas de refus, » accepta la femme du passeur, en riant. « Une promenade en voiture c’est un luxe que nous ne pouvons pas nous payer souvent. »

— « Comment nommerons-nous cette excellente bête, Mirville ? » demanda Andréa.

— « Peut-être Mme Duponth serait-elle assez bonne de lui donner un nom ? » dit Mirville, en souriant.

— « Mais, oui, Mme Duponth, choisissez donc un nom pour notre acquisition ! » dit Andréa.

— « Je veux bien. » répondit l’aimable femme. « Attendez… N’avez-vous pas dit, M. Andréa, qu’elle allait comme le vent ?… Nommez-la « Vol-au-Vent » alors. »

— « Merci, chère Mme Duponth, ” dit Yves, en s’inclinant.

— « Va pour « Vol-au-Vent » ! s’écria Andréa. « On ne pouvait trouver mieux ! »

Dans le courant de la journée, Andréa confectionna une bâche en toile. Cette bâche recouvrait le chariot en entier ; ainsi, on serait protégé contre les ardeurs du soleil et aussi contre la pluie. De plus, le chariot pourrait servir de tente pour la nuit. Le chariot fut bien approvisionné : des provisions de bouche, des armes, la ligne de pêche, les arcs, les flèches, les gaules, deux bonnes couvertures, etc., etc. Inutile de dire qu’Yves et Andréa s’approvisionnèrent au magasin de Mme Duponth, autant que possible. La brave femme avait tout cédé au plus bas prix et même, bien des mystérieux paquets trouvèrent place dans le chariot, cadeaux du bon vieux passeur et de sa jeune femme.

Le lendemain matin, à dix heures, Yves et Andréa quittèrent définitivement la maison du passeur. L’émotion fut grande, de part et d’autre, en se séparant.

« Jamais nous n’oublierons ce que nous vous devons » s’écria Yves, en donnant un franc baiser à Mme Duponth.

— « Non, jamais ! » répéta Andréa, qui avait les larmes aux yeux.

— « Si la chance nous favorise un jour, vous aurez de nos nouvelles, chers amis, » dit Yves. « Que Dieu vous bénisse, M. et Mme Duponth ! » ajouta-t-il. « Adieu ! »

— « Adieu ! Adieu ! » répondirent le passeur et sa femme, qui avaient des larmes dans la voix.

— « Dieu vous garde ! » ajouta Mme Duponth.

Tristan, qui semblait comprendre qu’on quittait de bons amis vint présenter sa patte au passeur et à sa femme.

Andrea saisit les guides et l’on partit :

« Marche, Vol-au-Vent ! » s’écria-t-il, en faisant claquer un fouet, dont il se gardait bien de toucher la bonne bête.

Bientôt, à un détour de la route, Yves et Andréa perdirent de vue la maison du passeur, où, pour eux, s’étaient écoulés des jours heureux et paisibles.

« Marche, Vol-au-Vent ! »

CHAPITRE XVII

LE SECRET D’ANDRÉA.


Yves Mirville et Andréa, quand ils comparaient leur situation présente à celle du passé, si peu lointain, se considéraient heureux. Possédant un cheval et un confortable chariot, cheminant sur la grande route, bien approvisionnés, avant des armes défensives et offensives… Ce n’était plus le cheminement à travers les marais de la Guyane Française, le terrain ne se dérobait plus sous leurs pas, ils ne couraient plus le risque d’être dévorés vivants ou d’être abattus soudainement par les fièvres.

Andréa avait eu la main heureuse quand il avait acheté « Vol-au-Vent. » La bonne bête, vigoureuse et forte, allait son petit train, bien cadencé. On ne la maltraitait pas, croyez-le ; si Vol-au-Vent s’arrêtait parfois pour brouter de l’herbe trop tentante, on la laissait faire un peu, puis un : « Marche, Vol-au-Vent ! » d’Andréa l’encourageait à reprendre son bon train de route.

Le chariot était confortable, et quand le temps était mauvais, Yves et Andréa prenaient leurs repas dans leur « roulotte » comme ils appelaient leur chariot. Deux bancs fixes servaient de lits quand les évadés préféraient coucher sous bois ; mais, assez souvent, ils passaient la nuit dans une auberge, sur un bon lit. Car Yves et Andrea, sans être fortunés, n’étaient pas totalement dépourvus d’argent. Le soir de leur départ de la maison du passeur. Andréa avait remis à Yves une liasse de billets de banque.

« Qu’est-ce que cet argent » demanda Yves, étonné.

— « C’est la moitié du prix de la troisième peau de jaguar, » répondit Andréa. « Je garde l’autre moitié… Nous sommes riches, » ajouta-t-il, en riant.

— « Ah ! ces peaux de jaguars nous ont rendu bien des services ! » s’écria Yves. « Moi qui étais contre l’idée de nous en charger ! »

Tristan suivait la roulotte, excepté quand la chaleur était trop grande ; alors, il savait bien sauter dans le chariot et se faire traîner par Vol-au-Vent, qui n’avait pas l’air de s’apercevoir de ce surcroît de fardeau d’ailleurs.

Il y avait six jours qu’Yves et Andréa cheminaient sur la route conduisant à Macapa et Yves se disait que dussent-ils éternellement mener cette vie de saltimbanque, il ne s’en plaindrait pas. Le soir du sixième jour, au lieu de descendre à l’auberge, ils préférèrent camper non loin d’un village. Près des villages, les fauves étaient moins à craindre, et, le temps étant splendide, la lune brillant dans tout son éclat, on serait mieux en plein air qu’enfermé dans une chambre d’auberge pour passer la nuit.

« Andréa, » demanda Yves, « quand arriverons-nous à Macapa ? »

— « D’abord. Mirville, » répondit Andréa, « je dois vous dire que nous n’allons pas à Macapa. Qu’irions-nous y faire d’ailleurs ? »

— « Mais, Andréa, n’avez-vous pas dit au passeur… »

— « Je sais ! Je sais, Mirville : Nous nous arrêterons à une vingtaine de milles de Macapa… J’ai un secret à vous confier, Mirville, » ajouta Andréa, « un projet dont je vais vous faire part… s’il vous agrée, tant mieux ! »

« Qu’est-ce ? » demanda Yves. « Mais soyez assuré d’avance que votre proposition m’ira… Vous le pensez bien, Andréa, je me demande cent fois par jour ce que je serais devenu sans vous… vous avez pris l’initiative de notre évasion et de tout ; d’avance j’approuve vos projets quels qu’ils soient… Qu’est-ce que ce grand secret que vous allez me confier ? »

— « Tout d’abord, je dois vous dire, mon ami, que je ne cours aucun danger au Brésil. Personne ne sait rien de mon incarcération à Cayenne, personne… Quand je suis parti pour la France, j’ai changé mon nom et je puis reprendre possession de mes biens, en ce pays-ci, sans craindre quoi que ce soit… Or, je suis possesseur d’un terrain et d’une maison, à vingt milles à peu près de Macapa et… »

— « Vraiment » s’écria Yves. « Alors nous allons vivre sur votre propriété, cultiver la terre… »

— « Cultiver la terre ? Oui… Mais pas de la manière que vous croyez… Car, voici mon secret, Mirville : ce terrain qui m’appartient est aurifère. »

— « Aurifère !… Mais, alors, pourquoi l’aviez-vous abandonné votre terrain, Andréa ? »

— « Ça vous semble singulier, je sais ; mais je ne pouvais exploiter seul ce terrain et je n’avais pas les moyens de m’engager de l’aide… Nous allons donc devenir mineurs, vous et moi, Mirville et… je crois… je n’en suis pas sûr, mais je crois qu’il y a beaucoup d’or sur cet emplacement de quelques arpents qui m’appartient. »

Yves ne revenait pas de sa surprise… Andréa propriétaire d’une mine d’or !

« À quelle distance sommes-nous de votre propriété, Andréa ? » demanda-t-il.

— « À environ deux jours. La maison est à deux étages et fort confortable… Sans doute, il y aura des réparations à y faire mais je les ferai… Il y a un vaste hangar qui servira d’abri à Vol-au-Vent et à notre « roulotte »… Vous verrez, vous verrez, Mirville !… Nous pourrons nous installer très confortablement pour le temps que nous serons sur ma propriété… Et nous y resterons jusqu’à ce que nous ayons épuisé tout l’or qui s’y trouve… Ensuite… eh ! bien, nous réaliserons tous les projets que nous aurons formés, car nous serons assez riches pour cela. »

Deux jours plus tard à neuf heures du matin, on arriva sur la propriété d’Andréa, qu’entourait une clôture en perches à peine équarries. Non loin de la maison il y avait, en effet, un vaste hangar, en arrière duquel coulait un petit rio. Il y avait aussi une cabane dans laquelle devaient être des instruments de mineurs, tels que pioches, pelles, pics etc. Le tout était à l’ordre ; rien n’avait été touché depuis qu’Andréa était parti.

Aux alentours de la propriété d’Andréa, on apercevait quelques fermes. Ces fermes étaient assez rapprochées pour ne pas se sentir complètement isolés ; mais assez éloignées pour ne pas avoir à craindre de visites importunes ou indiscrètes.

« Nous voici chez-nous, Mirville ! » dit joyeusement Andréa quand ils eurent mis le pied sur le terrain lui appartenant.

— « Quel bonheur ! » s’écria Yves.

— « Jusqu’à Vol-au-Vent et Tristan qui semblent comprendre qu’ils ont fini d’errer à l’aventure ! » Vol-au-Vent piaffait en hennissant, tandis que Tristan renifflait le sol en frétillant de la queue.

Quand on eut remisé le cheval, on pénétra dans la maison. Andréa dut faire sauter la serrure de la porte d’entrée, mais il avait prévu le cas et il s’était procuré une serrure neuve qui serait vissée en place ce soir même.

La première chose à faire, c’était d’ouvrir largement portes et fenêtres, puis de faire un grand feu afin d’aérer parfaitement chaque pièce de la maison. Ensuite, tout fut porté dehors au grand soleil : meubles, lits, linge de maison, couvertures, et batterie de cuisine.

Après avoir dîné, Yves et Andréa commencèrent le grand nettoyage de la maison, ne ménageant ni l’eau, ni le savon, ni la brosse. Bientôt, les vitres brillaient comme des diamants et les planchers étaient propres « à manger dessus. » Ce n’est que le soir que meubles, lits, linge, couvertures et batterie de cuisine furent remis en place. Grâce au feu qu’on avait entretenu la plus grande partie de la journée, les planchers étaient secs. Partout on posa des moustiquaires, aux portes et aux fenêtres. Après le souper, Yves et Andréa s’installèrent dans la grande salle d’entrée et ils causèrent jusqu’à une heure avancée de la nuit…

Ils étaient chez eux ! !… Ces pauvres malheureux, combien ils avaient souffert physiquement et moralement !… Quel bonheur de se dire enfin qu’ils étaient rois et maîtres sur ces quelques arpents de terre où ils ne seraient sans doute pas inquiétés !… Demain, ils se mettraient à l’œuvre et si le sort leur était favorable, ils prendraient leur place, un jour, parmi les fortunés de ce monde.

Ces deux hommes… L’un d’eux, on le sait, n’était pas coupable : Yves Courcel n’avait jamais commis les crimes pour lesquels il avait été envoyé à Cayenne… Quant à Andréa, pourquoi avait-il été condamné au pénitencier ?… Cela fut toujours un mystère pour Yves Courcel — ou Mirville, si on le préfère — Sans doute, Andréa s’était rendu coupable de quelque forfait, puisqu’on l’avait condamné… Les erreurs judiciaires ne sont pas très-rares, il est vrai ; mais ces sortes d’erreurs ne se commettent pas tous les jours… Qu’importait le crime d’Andréa d’ailleurs ; ce crime, il l’avait sûrement expié pendant ces deux années qu’il venait de passer à Cayenne… Andréa n’avait-il pas prouvé « de quel bois il se chauffait » lors du cheminement dans les marais de la Guyane Française ?… Son cœur n’était-il pas à la bonne place ?… Bon, généreux, serviable ; Andréa, s’il avait péché, avait aussi expié… Pas un honnête homme qui se contaminerait à lui presser la main…

Yves aimait Andréa comme un frère ; il se disait qu’ils ne se sépareraient jamais. Yves aurait confié sa fille, son Éliane, à Andréa ; il lui aurait confié sa fortune aussi, s’il en avait possédé une… Andréa était un honnête homme, quoiqu’il fût un évadé de Cayenne !… Parce qu’il avait commis un forfait et avait été découvert, il n’était pas plus coupable que celui qui, ayant commis le même forfait, n’est jamais découvert… Que de crimes impunis en ce monde !…

Donc, que celui qui n’a jamais péché jette à Andréa la première pierre !


CHAPITRE XVIII

UNE IDYLLE INTERROMPUE


Six mois se sont écoulés depuis cette nuit où le Docteur Stone s’était trouvé en face de l’apparition de Green Valley… Cette jeune fille, qui le suppliait, en pleurant, de sauver sa mère, c’était celle que lui était apparue un instant, il y avait quelques jours à peine, celle à qui il pensait si souvent depuis, trop souvent pour son repos.

Et où la trouvait-il cette jeune fille ?… Dans une caverne où l’on vivait hors la loi !… Cette jeune fille dans ce repaire, n’était-ce pas la perle dans un bourbier ?…

Mme Lecour était morte cette nuit même ou le Docteur Stone avait été appelé auprès d’elle. Le docteur était présent quand elle rendit le dernier soupir :

« Éliane ! » s’était écrié la moribonde, puis elle était retombée sur son oreiller… morte.

Éliane semblait, tout d’abord, ne pouvoir se rendre compte de son malheur. Quand elle comprit enfin que sa mère venait de la quitter pour toujours, son désespoir fut si grand qu’elle en perdit connaissance. Vite, le Docteur Stone, aidé de Lucia, transporta Éliane dans une chambre voisine — aussi somptueuse que l’autre — car il ne fallait pas qu’elle se trouvât en présence de la dépouille de sa mère quand elle ouvrirait les yeux.

Mais, bien des jours s’écoulèrent avant qu’Éliane reprit connaissance. Une congestion cérébrale faillit l’emporter, à son tour. Chaque soir, à onze heures sonnant, Goliath arrivait, en automobile, à la résidence du Docteur Stone, et celui-ci partait pour la caverne, où il trouvait la jeune fille, toujours dans le même état.

Ce n’est que la neuvième nuit qu’Éliane reprit connaissance ; le Docteur Stone était auprès d’elle quand elle ouvrit les yeux. Elle sembla, tout d’abord, surprise de son entourage ; mais, bientôt, la lumière se fit dans son cerveau :

« Ma mère ! » s’écria-t-elle, puis elle fondit en larmes.

Le médecin la laissa pleurer ; ces larmes la sauveraient, il le savait.

« Pauvre Mlle Éliane ! » murmura le Docteur Stone, en posant sa main sur le front brûlant de la jeune fille.

Ses larmes la soulagèrent, en effet, car, bientôt, le médecin put constater que la fièvre diminuait.

« Je suis encore dans la caverne ? » demanda Éliane au Docteur Stone.

— « Oui, Mlle Éliane, vous êtes dans la caverne… Je pensais que vous apparteniez ici ? »

— « Oh ! non, » répondit Éliane. « M. Castello a généreusement offert l’hospitalité à ma pauvre mère mourante. »

— « Castello ! » s’écria le médecin.

— « C’est ici la demeure de M. Castello, » répondit Éliane. « Est-ce que vous le connaissez ? »

— « Il me semble avoir déjà entendu ce nom ; mais je ne me souviens pas en quelle circonstance… Ainsi, chère Mlle Éliane, vous ne savez pas que cette caverne… »

« Ah ! cela va mieux, à ce que je vois ! » dit, tout à coup la voix de Lucia.

Lucia avait-elle entendu la conversation entre Éliane et le Docteur Stone ?… Probablement. Elle était arrivée juste à point pour empêcher le médecin de révéler à la jeune fille ce qu’il savait… ce qu’il soupçonnait, du moins, concernant la mystérieuse caverne.

« Oui, cela va mieux, » répondit le médecin à Lucia. « Mais Mlle  Éliane n’est pas encore hors de danger et… »

— « Oh ! Mlle  Lecour ne manquera pas de soins, Docteur croyez-le et j’espère qu’elle sera bientôt convalescente… Nous l’espérons tous. »

— « Voici des prescriptions que vous devez faire remplir, sans retard… Je reviendrai demain soir… Au revoir et bon courage, Mlle  Lecour ! » ajouta-t-il, en tendant la main à Éliane.

Éliane posa sa main dans celle du docteur et il la pressa doucement. Leurs yeux, à tous deux se rencontrèrent ; ils s’aimaient déjà, ces deux-là !

Le lendemain soir, à onze heures, l’automobile s’arrêta à la porte de la résidence du Docteur Stone, Goliath en descendit et vint frapper à la porte ; le docteur s’empressa d’ouvrir et dit à Goliath.

« Je suis prêt à partir. »

— « On m’a chargé de vous remettre ceci, M.  le Docteur, » dit Goliath, en remettant un petit paquet au Docteur Stone.

Le médecin ouvrit le paquet et y trouva une liasse de billets de banque.

« Qu’est-ce que cela veut dire ? » demanda-t-il à Goliath.

— « La jeune demoiselle va mieux, beaucoup mieux, M.  le Docteur. M.  Castello dit qu’elle peut se passer de vos soins professionnels, dorénavant… Veuillez me donner un reçu, » ajouta Goliath en désignant les billets de banque.

Le Docteur Stone sentit le rouge de la colère lui monter au visage. Ainsi, la bonne Lucia avait tout raconté à ce Castello et on lui signifiait son congé, à lui, le Docteur Stone !

« Mais, » se disait-il, « je la reverrai ! Oui, je la reverrai et je lui dirai dans quel… »

— « Le reçu, monsieur ? » demanda Goliath.

Le Docteur Stone fit un reçu pour la somme — assez considérable — qu’on venait de lui envoyer, et il le remit à Goliath.

« M. le Docteur, » dit Goliath, « M. Castello désire que je vous rappelle votre promesse de ne rien révéler de ce qui… »

— « N’ayez aucune crainte, » répondit le médecin, « je ne révélerai rien. »

« Mais, » pensait-il, « je sais à peu près où se trouve cette caverne… je sais ce qu’il me reste à faire… et je le ferai… Il faut que je la revoie, il le faut !! »

La revoir !… La chose n’était pas aussi facile qu’il l’avait jugée au premier abord. Le temps passait et, en vain le Docteur Stone se dirigeait-il dans les environs de l’entrée de la caverne, il ne parvenait pas à apercevoir la jeune fille.

Il y avait déjà près de trois mois que le Docteur Stone avait reçu son congé de Castello, quand, un jour où il venait de visiter ses malades, il vit Éliane enfin… Elle marchait lentement ; mais elle n’était pas seule : Lucia l’accompagnait. Comme si la jeune fille eut eu le pressentiment que le médecin était là, elle tourna la tête de son côté deux ou trois fois. Le docteur enleva son chapeau et salua la jeune fille ; mais bientôt, celle-ci disparut à un tournant de la route, toujours accompagnée de Lucia.

Éliane était-elle prisonnière dans la caverne ?… Le Docteur Stone se dit que c’en avait bien l’air, puisqu’il était évident qu’on ne la laissait pas sortir sans escorte. Et ses soupçons se changèrent en certitude quand, à quelques semaines de là, il aperçut, encore une fois, Éliane, accompagnée de Lucia… Éliane était bien changée ; elle avait, aussi, beaucoup maigri.

« Serait-elle véritablement prisonnière dans ce repaire de bandits ? » se demanda le Docteur Stone. « Comment faire pour l’en délivrer ?… »

« Bamboula, » dit-il au petit nègre, « as-tu reconnu cette jeune fille, tout à l’heure ? »

— « Oui, massa, Bamboula a reconnu li pour avoir vu li dans le Green Valley déjà. »

— « Je sais que je puis avoir confiance en toi, Bamboula ; je sais aussi, que tu es intelligent… Cette jeune fille… si j’ai besoin que tu m’aides à la secourir, tu seras prêt à m’aider ? »

— « Oui, oui, massa, oh ! oui !! »

— « C’est bien, Bamboula, j’aurai peut-être besoin de toi sous peu. »

Qu’espérait le Docteur Stone ?… Pénétrer dans la caverne ?… La chose était impossible ; le gouffre qui en défendait l’entrée était infranchissable sans le pont-levis. D’ailleurs, quand il se serait risqué à franchir le gouffre sur un pont improvisé, il avait vu les précautions qu’on prenait avant d’admettre qui que ce fut dans la grotte… Mais, sûrement, Dieu ne permettrait pas qu’on retint prisonnière cette honnête et pure jeune fille !… Si, au moins, il pouvait s’approcher d’Éliane et lui adresser la parole… mais Lucia était toujours là ; sa présence défiant toute approche.

Il y a cependant un dieu pour les cœurs vraiment épris : plus d’un mois après que le Docteur Stone eut aperçu Éliane pour la deuxième fois, il la revit encore… toujours en compagnie de Lucia. La jeune fille entendit sans doute le bruit de la voiture du docteur, car elle tourna la tête. Le médecin allait se décider à descendre de voiture et à s’approcher d’Éliane, malgré la présence de Lucia, quand il la vit tourner, encore une fois, la tête, puis laisser tomber par terre un bout de papier. Heureusement, le temps était à l’orage, et Lucia avait hâte de retourner à la caverne ; elle n’eut donc connaissance de rien.

Vite, le Docteur Stone descendit de voiture et saisit le papier, sur lequel il y avait quelques lignes écrites. Remontant en voiture, il lut le billet que lui avait écrit Éliane ; il était ainsi conçu :

Docteur T. Stone,
Smith’s Grove,
Kentucky.
On me retient prisonnière dans la caverne. Je ne puis sortir sans être accompagnée, comme vous avez dû vous en apercevoir, sans doute. M. Castello m’effraie par son trop grand empressement auprès de moi ; je suis dans un si grand danger que je ne sais que devenir. Si vous le pouvez, aidez-moi !… Je sais parmi quelle sorte de gens je suis ; que vais-je devenir si vous ne me venez en aide ?…
Il y a une autre entrée à la caverne, du côté opposé à la grande entrée, je crois ; fasse Dieu que vous puissiez la découvrir et venir à mon secours !
Éliane Lecour. »


CHAPITRE XIX

LE MENSONGE DE CASTELLO


Comment les choses s’étaient-elles passées dans la caverne et comment se faisait-il qu’Éliane demeurait encore là, quoiqu’il y eut plus de six mois que sa mère était morte, la laissant, pour ainsi dire, sans protection ?… Éliane était-elle vraiment prisonnière ?

Oui, Éliane était prisonnière dans la Caverne. Sans doute, Castello n’avait jamais défendu à Éliane de sortir, mais Lucia ne la quittait pas d’une semelle ; partout où allait Éliane, Lucia la suivait comme son ombre. Éliane s’était objectée à cette surveillance, tout d’abord ; mais Castello lui avait dit qu’il était préférable qu’elle ne sortit jamais seule, parcequ’elle était restée faible depuis sa terrible maladie. D’ailleurs, la jeune fille ne connaissait pas les alentours ; elle risquait de s’égarer ou de faire quelque rencontre désagréable, dangereuse même, si elle sortait seule.

Le jour où Éliane avait pu quitter sa chambre pour la première fois, Castello l’avait fait prier de dîner avec lui. Éliane ne crut pas devoir refuser ; M. Castello avait été si admirable de générosité et de bonté qu’elle serait heureuse d’avoir l’occasion de lui dire combien elle lui était reconnaissante.

À l’heure du dîner, Lucia vint chercher Éliane et la conduisit à la salle à manger, pièce luxueuse, où Castello l’attendait en feuilletant un journal.

« Quel bonheur de vous savoir complètement revenue à la santé, Mlle  Lecour ! » dit Castello, en apercevant la jeune fille.

— « Merci, M. Castello, » répondit Éliane. « La santé est un grand bienfait et je l’apprécie certainement. »

Castello conduisit Éliane à table, la plaçant vis-à-vis lui et elle ne fut pas peu surprise de voir Lucia prendre place à table entre elle et Castello. Qui était cette femme ?… Éliane n’aimait pas beaucoup Lucia ; il y avait quelque chose de faux dans son regard… d’ailleurs, elle avait toujours l’air de surveiller la jeune fille, comme si elle obéissait à un ordre reçu.

Pendant le dîner, servi par Goliath et Samson, on causa peu ; mais au dessert, Castello fit un signe aux domestiques et ceux-ci se retirèrent.

« M. Castello, » dit Éliane, « je n’ai pas eu l’occasion encore de vous remercier pour tout ce que vous avez fait pour ma pauvre chère maman et pour moi… Je… »

— « N’en parlons pas, Mlle  Lecour… Hélas ! votre pauvre maman, rien n’a pu la sauver… »

— « Mais elle est morte au milieu de soins et de confort et pour cela, je vous serai reconnaissante toute ma vie… Maintenant M. Castello, si vous vouliez mettre le comble à vos bontés en m’aidant à trouver un emploi à Smith’s Grove… ou ailleurs… Il me faut gagner ma vie… Peut-être pourriez-vous… »

— « Mais, Mlle  Lecour, » s’écria Castello, affectant un grand étonnement, « ne savez-vous pas que votre avenir a été décidé, en quelque sorte, entre votre mère et moi ? »

— « Mon avenir décidé ? » murmura Éliane. » Je ne comprends pas bien… »

— « Voici, Mlle Lecour : vous vous souvenez que, la veille de sa mort, Mme Lecour m’a fait venir auprès d’elle et qu’elle m’a entretenu assez longtemps ? »

— « Oui, je m’en souvienne. Mais j’ai supposé qu’elle avait voulu vous remercier de votre grande bonté. »

— « Certes, Mme Lecour a parlé du service que je lui avais rendu ; mais elle m’a parlé surtout de vous, Mlle Éliane… Votre avenir l’inquiétait… et elle m’a demandé si je pourrais vous trouver un emploi quelconque ici. »

— « Ici ! Dans cette caverne ! Impossible ! » cria Éliane.

— « Pourquoi est-ce impossible ?… Quant à gagner votre vie, il me semble que… Voici : j’ai besoin d’une jeune fille capable, instruite et intelligente pour mettre ordre à ma bibliothèque, qui est considérable… Il y a un catalogue à préparer aussi. Si vous acceptez cette position je vous donnerai un bon salaire et je crois que vous vous plairez ici. »

— « Impossible ! » répéta Éliane. « D’ailleurs, M. Castello… »

— « Comme vous voudrez, naturellement, » répondit Castello assez froidement. « C’est le dernier désir exprimé par votre mère, Mlle Lecour ; mais, si vous préférez passer outre, cela vous regarde. »

— « Ma mère désirait que j’accepte cette position ici, dans cette caverne !… Vous le jurez, M. Castello ? »

— « Je le jure, Mlle Lecour ! »

— « Alors, j’accepte avec reconnaissance, M. Castello… Quand me mettrai-je à l’ouvrage ? »

— « Dès demain, si vous le désirez, » répondit Castello, essayant de dissimuler la satisfaction qu’il éprouvait en constatant le facile succès de son mensonge.

Car, vous le pensez bien, Castello mentait effrontément en disant que Mme Lecour avait exprimé le désir qu’Éliane acceptât un emploi dans la caverne ! Mais, que faisait à Castello un mensonge de plus ou de moins ?

« Si cela vous plaît, Mlle Lecour, nous allons nous rendre à la bibliothèque. Vous verrez que je ne vous ai pas trompée et que ce n’est pas une sinécure que je vous offre. C’est un vrai pêle-mêle que ma bibliothèque, » ajouta Castello, en riant.

Éliane s’installa donc définitivement dans la caverne, croyant ainsi se rendre au dernier désir de sa mère. Tout alla bien pendant un certain temps. Lucia était toujours présente et, au fond, Éliane était contente de la protection que lui assurait la présence continuelle de cette femme. Car la jeune fille ne fut pas lente à s’apercevoir que Castello était devenu par trop empressée auprès d’elle : chaque jour, c’était des fleurs fraîches cueillies, un livre nouveau ou une bonbonnière que Castello faisait déposer dans la chambre d’Éliane, ou dans la bibliothèque ; de plus, il avait une manière de la regarder qui ne plaisait guère à la jeune fille. Oui, décidément, Lucia était la seule protectrice d’Éliane dans cette grotte, car elle était la seule femme qui y demeurât. Outre Castello, Goliath et Samson, il y avait un chef de cuisine et deux petits marmitons ; c’était là tout le personnel de la caverne.

Éliane avait commencé son travail à la bibliothèque. Ce ne serait pas une sinécure, en effet ; il y avait là de l’ouvrage pour longtemps. Jamais elle n’avait vu un si magnifique assortiment de livres, de bouquins précieux, d’éditions épuisées et qui devaient être hors de prix. Mais, comme l’avait dit Castello, quel pêle-mêle et quel travail à faire avant d’avoir rangé tous ces livres et ces éditions en ordre dans leurs cases ! Certes, ce travail plaisait à la jeune fille, qui avait une véritable passion pour les livres ; ce serait une occupation intéressante, dont elle se réjouissait d’avance.

Il y avait déjà huit jours qu’Éliane était devenue la bibliothécaire de Castello, quand, un soir, après le dîner, celui-ci lui demanda :

« Vous êtes musicienne, sans doute, Mlle  Lecour ? »

— « Je ne prétends nullement être musicienne, M. Castello, » répondit Éliane, en souriant. « J’improvise un peu, pour m’amuser ; voilà tout. »

— « Voilà tout, dites-vous ! Mais, c’est beaucoup, ce me semble ! Combien j’aimerais à vous entendre ! »

Instinctivement, Éliane jeta les yeux sur ses vêtements de deuil, ce que voyant, Castello reprit :

« Croyez-le, Mlle  Lecour, votre mère eut désiré que vous ne négligiez pas ce talent musical, puisque vous en êtes douée. Rendons-nous au salon, voulez-vous ? Il y a là un instrument qui est bon, je crois. »

— « Comme vous voudrez, » répondit Éliane.

— « Vous vous rappelez du salon, n’est-ce pas Mlle  Lecour ? » dit Castello. « C’est là que vous m’êtes, par deux fois, apparue. »

Castello offrit son bras à Éliane qui, toujours accompagnée de Lucia, pénétra dans le salon.

Tout d’abord, le salon parut un peu sombre, contrastant avec la salle à manger, si vivement éclairée, parceque seuls, les poêles électriques étaient allumée ; mais bientôt la pièce fut inondée de flots lumineux.

On se souvient de ce salon, où, comme l’avait dit Castello, Éliane lui était apparue deux fois, au sommet du rocher formant un mur incomplet entre les deux parties de la caverne : celle qui était habitée et celle qui ne l’était pas ?

Tout à coup, Éliane porta la main à son cœur et une exclamation de surprise s’échappa de ses lèvres… C’est que, au sommet du rocher où elle était apparue à Castello deux fois, était un ange, les ailes étendues… Un ange en marbre blanc… un ange grand comme Éliane, dont les traits avaient beaucoup de ressemblance avec ceux de la jeune fille.

« Oh ! » s’écria Éliane, les yeux fixés sur la statue.

« C’est l’Ange de la Caverne, Mlle  Lecour, » dit Castello, d’une voix tremblante. « Qu’en pensez-vous ? »

— « Mais… » murmura Éliane, ne sachant vraiment que répondre.

— « C’est ainsi que vous m’êtes apparue, par deux fois, au sommet de ce mur, » murmura, à son tour, Castello. « Voyez les mains de l’Ange cramponnées aux portières… Oui, c’est bien cela !… N’est-il pas magnifique l’Ange de la Caverne, Mlle Éliane ? »

— « Magnifique, en effet ; c’est un véritable chef-d’œuvre… Mais… pourquoi avez-vous… »

À ce moment, on frappa à la porte du salon et Goliath entra, demandant à Castello la permission de l’entretenir en particulier. Castello s’excusa et il sortit, laissant Éliane seule avec Lucia.

Lucia s’étendit sur un canapé, elle ouvrit un livre et se mit à lire. Éliane jeta un coup d’œil sur le mur servant de piédestal à l’Ange de la Caverne et elle vit que Castello avait pris d’infinies précautions pour la retenir captive dans la grotte… Car, le mur, surmonté de la statue, qui, autrefois était muni de marches naturelles, était lisse comme une glace… Les échelons avaient disparu… maintenant, escalader ce rocher serait chose impossible…

Oui, Éliane le comprit tout à coup : elle était prisonnière dans la caverne !


CHAPITRE XX

UNE AFFREUSE DÉCOUVERTE


Une nuit — il pouvait être une heure du matin — Éliane s’éveilla en sursaut. Il se passait quelque chose d’inusité, d’extraordinaire dans la caverne, assurément… Elle entendait le bruit d’objets pesants traînés, ou roulés, dans les couloirs ; on eût dit des meubles lourds ou des caisses… D’où provenait ce bruit ?… Éliane entendait, aussi, la voix de Castello :

« Pas dans cette chambre, imbéciles !… Oui, tournez à gauche… Prenez garde !… Avez-vous envie de tout défoncer ? »

Qu’est-ce que cela voulait dire ?… Éliane voulut s’assurer de ce qui se passait ; elle se leva et se dirigea vers la porte de sa chambre. Porte est une manière de parler. Il n’y avait pas de portes aux différentes pièces de la caverne, seulement des ouvertures, qu’on pouvait fermer presque hermétiquement, au moyen de nattes en paille, allant d’un plancher à l’autre. Ces nattes, posées sur des ressorts, on pouvait les fixer au plancher, une fois qu’elles étaient baissées, au moyen d’autres ressorts. Par dessus ces nattes en pailles, on tirait de lourdes portières, et ainsi, chacun était chez soi ; de cette manière aussi, chaque chambre était parfaitement aérée, l’air circulant librement à travers les nattes en paille.

Éliane se dirigea donc vers les portières, qu’elle ouvrit ; elle fit remonter aussi la natte en paille… Quel fut son étonnement alors, d’apercevoir, au lieu du couloir… un mur en pierre… Éliane était prisonnière dans sa chambre !… Qui sait ?… Chaque nuit, peut-être en était-il ainsi ?… Mais, non… Il se passait quelque chose d’étrange, de mystérieux dans la caverne cette nuit ; quelque chose dont Éliane ne devait pas avoir connaissance… Mais, comment… À un moment donné ces pans de mur pouvaient se refermer sur elle et la rendre prisonnière… à jamais !… Poussés par d’invisibles mains, ces blocs de granit glissaient sans bruit… c’était terrible, rien que d’y penser !… Quand elle crierait, quand elle essayerait de se faire entendre, ce serait inutile ; ce mur de granit la tenait enfermée comme dans un tombeau !!…

Quelle sorte de gens habitaient cette caverne ?… Qu’était-ce que ce Castello ?… Qu’étais-ce que cette Lucia ?… Et ces deux colosses Goliath et Samson ?… Et le chef de cuisine ?… Celui-là aussi, avait l’air singulier !… Le seul visage un peu sympathique qu’il y eut dans la grotte, c’était celui d’un des petits marmitons, nommé Paul. Éliane avait vu Paul lui jeter un regard d’étonnement, où se mêlait de la pitié… Les autres habitants de la caverne avaient des visages de vrais bandits… Des bandits ?… Serait-elle tombée dans un repaire de bandits ?…

Qu’avait essayé de lui dire le Docteur Stone, alors que Lucia l’avait interrompu ?… Et parceque le médecin avait essayé de lui révéler le secret de cette caverne, il n’avait plus reparu…

Pourquoi ces hommes et cette Lucia préféraient-ils vivre dans cette caverne plutôt qu’à l’air libre, à la lumière du soleil du bon Dieu ?…

Et ces objets pesants que l’on roulait toujours dans les couloirs… Qu’étaient-ce ?…

« Ah ! » se dit Éliane, comprenant tout à coup, « cette caverne est le rendez-vous de moonshiners !… Ces objets qu’on roule ainsi dans les couloirs, ce sont des futailles !… Je suis parmi des moonshiners, de véritables bandits… Que faire ?… Que Dieu ait pitié de moi et me délivre de cette grotte !… Que c’est épouvantable ! Que c’est épouvantable !… Ô ciel, ayez pitié !! »

Oui, en effet, Éliane était prisonnière dans un repaire de moonshiners ou de distillateurs clandestins, si on le préfère.

Ces moonshiners, Castello en tête, étaient d’ex-contrebandiers. Autrefois, ils avaient fait de la contrebande sur une grande échelle ; mais, se sentant soupçonnés, ils avaient disparu, une nuit, emportant toutes leurs richesses.

Mais, Castello n’était pas homme à jouir longtemps des délices de Capoue… Il existait un autre moyen de faire de l’argent ; un autre métier rapportait autant, sinon plus que la contrebande : c’était celui de moonshiner. Le Kentucky… La caverne de Mamouth, dont une grande partie est inconnue ; c’était là l’endroit idéal pour une distillerie clandestine… Dans la lourde atmosphère de ces caves naturelles, la distillation devait donner un produit supérieur…

En route donc pour le Kentucky !

Le hasard fit que Castello découvrit la caverne que nous connaissons, du moins en partie. Car cette caverne s’étendait encore sur une longue distance ; un mur seulement en séparant les deux parties.

Dans cette autre partie de la grotte, que Castello nommait le « moonshine Cave », une grande distillerie avait été établie.

Quand le wiskey était à point, on le transportait dans la caverne habitée par Castello, les nuits où il n’y avait pas de lune : car aucun couloir ne mettait en communication le « moonshine Cave » et la demeure de Castello, le chef des moonshiners.

Nous l’avons dit déjà, seuls, Castello, Lucia et leurs domestiques habitaient la caverne où Éliane était prisonnière ; cependant, les distillateurs se réunissaient souvent chez Castello, la nuit.

On se souvient que, lors de la deuxième apparition d’Éliane sur le rocher qui, aujourd’hui, servait de piédestal à l’Ange de la Caverne, plusieurs individus étaient réunis dans le salon, avec Castello. Un détail revint à l’esprit de la jeune fille, détail qui ne l’avait pas beaucoup frappée, dans le temps, à cause, sans doute de l’inquiétude où l’avait jetée, alors, l’état de sa mère : de tous ces hommes rassemblés dans le salon cette nuit-là — une trentaine peut-être — Castello seul était mis correctement ; les autres étaient vêtus comme des ouvriers.

Pauvre Éliane !… Elle était là, dans cette caverne, rendez-vous d’hommes hors la loi, telle une pépite d’or dans sa gangue !!

Ceux qui nous précèdent dans l’éternité, voient-ils ce qui se passe ici-bas ?… Non, sans doute, puisque le ciel est un lieu de délices sans fin et de bonheur sans mélange… Si Mme  Lecour — ou Courcel — avait pu voir dans quel repaire, au milieu de quels bandits sa fille chérie était condamnée à vivre pendant de longues années, peut-être toujours, aurait-elle pu être heureuse, même au ciel ?…

Éliane se dit qu’il vaudrait cependant mieux ruser avec ces bandits. Elle se coucherait et leur laisserait croire qu’elle n’avait eu connaissance de rien. Elle pouvait se coucher — et dormir, si possible — sans crainte ; on n’en voulait pas à sa vie, elle en était sûre.

Éliane ferma donc hermétiquement la natte en paille, sur laquelle elle tira les portières, puis elle se coucha. Mais l’affreuse découverte qu’elle venait de faire l’empêcha de fermer l’œil avant quatre heures du matin, heure à laquelle tout bruit cessa.

Quand le bruit eut cessé dans les couloirs, la jeune fille entendit, derrière ses portières, une sorte de glissement doux : c’était le pan de mur qui glissait sur ses rainures bien graissées.


CHAPITRE XXI

UN COMPAGNON DE CAPTIVITÉ


Deux fois déjà, Éliane avait pu apercevoir le Docteur Stone, de loin, de trop loin pour lui parler, cependant ; d’ailleurs, la présence continuelle de Lucia rendait l’approche du médecin impossible. Éliane se dit que si la chance la favorisait encore, elle trouverait le moyen de communiquer avec le docteur. Elle écrivit donc le billet que nous connaissons, et qui était tombé entre les mains du médecin, comme on sait. Après cela, la jeune fille était plus rassurée : quelqu’un allait s’occuper d’elle et sa délivrance ne saurait tarder maintenant, elle en était sûre.

Le lendemain de cette nuit mémorable durant laquelle Éliane avait découvert dans quel repaire elle vivait, Castello, et même Lucia remarquèrent l’extrême pâleur de la jeune fille. Au déjeuner, Castello lui demanda :

« Vous avez bien dormi, Mlle  Éliane ? »

— « Oh ! oui, » répondit-elle. « Pourquoi pas ?… Je dors toujours bien, moi, vous savez, M. Castello. »

— « Tant mieux ! Tant mieux ! » répondit Castello. « Vous êtes pâle, Mlle  Lecour, et… »

— « Si je suis pâle, » dit Éliane, « c’est que je ne prends pas assez d’exercice en plein air. Il n’est pas naturel pour un être humain de vivre sous terre… et je sais que je mourrai bientôt, dans cette caverne. »

— « Mais, » s’exclama Castello, « rien ne vous empêche de sortir quand cela vous plaît et… »

— « Sortir ! » s’écria Éliane. « Accompagnée de Lucia, » acheva-t-elle, en riant d’un rire impatienté.

— « Quelle objection avez-vous à la compagnie de Lucia ? » demanda Castello. « Sa présence n’est-elle pas une protection pour vous, une protection fidèle ? »

— « Fidèle ! Ah ! oui, certainement ! » dit Éliane, en riant encore. « Vous avez remarqué que j’étais pâle, M. Castello et je vous en ai dit la raison… N’en parlons plus, je vous prie. »

— « Parlons-en, au contraire ! » riposta Castello. « Comment aimeriez-vous nous accompagner, Lucia et moi, dans une excursion que nous ferons bientôt, en automobile, jusqu’à Bowling Green, Mlle  Lecour ?… »

— « Bowling Green ?… Je ne connais pas cet endroit. Est-ce loin d’ici ? »

— « Deux heures en auto, à peu près, à travers bois et vallées… Je crois que cette petite promenade vous ferait du bien… Je ne vous ai pas dit peut-être, Mlle  Lecour, que j’ai une résidence à Bowling Green ? »

— « Vous avez une résidence à Bowling Green… et vous préférez demeurer dans cette caverne !… Je ne… »

— « Un de ces jours, avant longtemps peut-être, je quitterai définitivement cette caverne pour aller habiter ma demeure à Bowling Green… C’est décidé alors, n’est-ce pas, Mlle  Éliane ; vous nous accompagnerez à Bowling Green ? »

— « Avec plaisir ! Respirer l’air pur du dehors pendant quatre heures — aller et retour, je veux dire — me ferait du bien, je crois… En attendant, je me rends à la bibliothèque, me remettre au travail. »

À ce moment, Éliane crut entendre comme un glissement doux derrière elle ; ce bruit ressemblait à celui d’un pan de mur glissant en place.

« Qu’est-ce que cela ? » s’écria-t-elle, en se retournant brusquement et donnant toutes les marques de la plus grande frayeur.

Mais elle s’aperçut bientôt qu’elle s’était trompée ; l’ouverture entre la salle à manger et le couloir était libre… Allait-elle craindre sans cesse d’être emprisonnée, dorénavant ?… Allait-elle croire à chaque instant entendre ce glissement doux des pans de mur sur leurs rainures ?… Allait-elle craindre de rester seule dans chaque pièce de cette caverne. où elle pouvait se trouver enfermée, tout à coup ?… La vie ne serait plus tenable alors dans cette grotte, et elle finirait par perdre la raison.

« Il faut que je me raisonne un peu, » se disait Éliane, en entrant dans la bibliothèque « et que je chasse au loin cette peur, car cela finirait par me jouer un mauvais tour… M. Castello me prive de ma liberté, il est vrai ; mais il n’a aucun intérêt à attenter à ma vie… Allons ! Trêve de pensées énervantes et à l’ouvrage ! »

Éliane se mit à l’ouvrage immédiatement. Il s’agissait de mettre à l’ordre une édition complète des œuvres de Molière, édition de luxe. Une sorte de petit couloir, dans le rocher, attira l’attention de la jeune fille ; ce couloir était muni de tablettes, comme tous les autres pans de la bibliothèque, d’ailleurs.

— « Je vais mettre dans ce couloir l’édition complète des œuvres de Molière, » se dit Éliane. « Il y a juste la place nécessaire… »

Soudain, Lucia entra dans la bibliothèque, portant son chapeau sur la tête et son manteau sur le bras :

« Mlle  Lecour, » dit-elle de cette voix sèche qu’elle employait toujours quand elle adressait la parole à la jeune fille, « je sors avec M. Castello. Nous serons de retour pour le lunch… Vous avez de l’ouvrage pour jusqu’à notre retour, je vois, et… »

— « Oh ! oui, » répondit Éliane. « Je suis à mettre de l’ordre dans une édition qui m’intéresse au plus haut point. »

— « C’est bien, » dit Lucia en quittant la bibliothèque.

« Quel bonheur ! » pensait Éliane. « Je serai libre, jusqu’à un certain point, tout l’avant-midi et je vais apporter mon travail dans le salon… Je veux examiner ce mur, ce piédestal de l’Ange de la Caverne ; qui sait si je ne trouverai pas un moyen de m’évader par là ?… Peut-être que si je me… »

Les réflexions d’Éliane s’arrêtèrent court et ses projets tombèrent d’eux-mêmes, car, tout à coup, elle entendit un glissement doux derrière elle : un pan de mur venait de glisser sur ses rainures ; elle était enfermée dans la bibliothèque !… Ce qu’elle craignait tant, depuis le matin, était arrivé !

Un immense découragement s’empara de la jeune prisonnière et elle comprit, plus que jamais, son impuissance à lutter contre Castello, Lucia et le personnel de la caverne. Elle était aux mains de véritables bandits et impuissante à se défendre ou à s’évader… Des larmes coulèrent sur ses joues pâlies… Le Docteur Stone ferait l’impossible pour la délivrer ; de cela elle était convaincue… Mais que pouvait-il ?… En demandant au médecin de la sauver, n’allait-elle pas exposer celui-ci au danger ?… Qui sait ce dont ces monstres étaient capables ?… Et si le Docteur Stone allait risquer sa vie pour elle !… Si ce Castello s’apercevait de quelque chose, bien sûr, il n’hésiterait pas à assassiner ou faire assassiner le médecin… Éliane pensa à Castello, à Goliath, à Samson, trois Hercule…

« Mon Dieu, » pria-t-elle, protégez-nous… lui et moi ! »

« Allons ! Au travail ! » se dit Éliane, ensuite. « Dans moins d’une heure à présent, on me rendra ma liberté, sans doute… L’œil de Dieu pénètre jusque dans cette caverne : Il me protégera.

Puis la pauvre enfant se mit à chanter tout haut, comme font les petits, dans l’obscurité… parce qu’ils ont peur.

Éliane commença à placer les livres sur les tablettes du petit couloir, et elle y travaillait depuis quelques instants, quand elle crut entendre un soupir non loin d’elle… Elle s’arrêta et écouta… Oui, elle entendait distinctement un autre soupir… Éliane sentit ses jambes se dérober sous elle… Qu’était-ce ?… Elle était bien seule pourtant, enfermée dans la bibliothèque… Ce soupir ?… Bientôt, elle perçut une sorte de plainte et elle crut s’évanouir de peur… Il y avait certainement quelqu’un, non loin, mais, où ?… Pas dans la même pièce qu’elle ; c’était impossible !… Encore ce soupir… puis cette plainte…

« Y a-t-il quelqu’un ici ? » demanda-t-elle d’une voix tremblante. « Qui se plaint ainsi ? »

— « De grâce ! » dit une voix qui semblait venir de l’extrémité du petit couloir, « de grâce, sauvez-moi ! »

— « Qui êtes-vous ? Où êtes-vous ? » s’écria Éliane. « Je suis seule, enfermée ici… Où êtes-vous ? »

— « Je ne sais, » répondit la voix, une voix d’homme. « Je suis captif dans cette caverne depuis… oh ! depuis bien des années… »

Alors, Éliane comprit que si cette voix lui parvenait si clairement, c’était par un effet d’acoustique… Hélas ! cela ne voulait pas dire que le captif était près d’elle !

— « Je suis prisonnière tout comme vous, » répondit Éliane.

— « Mais… vous chantiez, tout à l’heure ! » dit la voix.

— « Ah ! » s’écria Éliane, « je chante parce que j’ai peur. Je suis enfermée dans une des chambres de cette caverne, pour le moment, et je travaille à mettre des livres en ordre… Si je le pouvais, Dieu sait que je vous aiderais à quitter cet enfer où je suis retenue captive depuis plus de dix mois. »

— « Qu’allons-nous devenir ? » dit la voix.

— « Hélas, je ne sais ! » répondit Éliane. « Mais quelqu’un travaille à me délivrer ; si jamais je suis libre, je vous promets que je travaillerai à votre délivrance, je vous le promets ! »

— « Merci ! Merci ! » s’écria la voix.

— « Ce sont des moonshiners qui habitent cette caverne, » continua la jeune fille ; « la loi du pays… »

— « Quel est votre nom ? » demanda le captif.

— « Je me nomme Éliane Lecour… Et vous ? »

— Moi, mon nom c’est…

— « Chut ! » interrompit Éliane. « On vient ! »

En effet, Éliane entendit un glissement doux ; le pan de mur séparant la bibliothèque du couloir glissait sur ses rainures : c’était Lucia qui lui rendait sa liberté, sans doute !

CHAPITRE XXII

UNE MENACE DE CASTELLO


« Vous m’aviez enfermée ici, Lucia ! » s’écria Éliane, très en colère, « Vous avez osé… »

Elle se tut subitement, car, au lieu de Lucia, elle aperçut Castello qui entrait dans la bibliothèque.

« Mlle Lecour, croyez-le, je regrette… » commença Castello.

— « Cette femme a osé m’enfermer ici ! La misérable ! » continua Éliane. « Mais… qu’est-ce que cette caverne, en fin de compte ?… Ne dirait-on pas un repaire de bandits ?… Ces murs qui se referment sur vous, à un moment donné… Je veux sortir d’ici ! Rendez-moi ma liberté ! je vous l’ordonne, entendez-vous ! »

Un sourire méchant crispa les lèvres de Castello.

« Ainsi, vous avez découvert que vous êtes prisonnière ici, Mlle Lecour ?… Eh ! bien, je suis prêt à brûler mes vaisseaux et à tout avouer… Oui, vous êtes prisonnière dans cette caverne et… »

— « Prisonnière ! »

— « Je vous ai vue souvent jeter les yeux sur le mur séparant les deux parties de la caverne ; je veux parler du piédestal de l’Ange de la Caverne, Mlle Éliane, » dit Castello, toujours souriant ; « mais, je vous en avertis, inutile de chercher à vous évader par là… Je ne suis pas assez naïf pour avoir laissé libre l’autre entrée de la caverne, vous le pensez bien : Goliath et Samson ensemble, ou bien l’un ou l’autre veillent… et… je plaindrais celui… ou celle qui tomberait entre leurs mains ! »

« Vous êtes… » commença Éliane.

Mais Castello l’interrompit :

« Voyez-vous, Mlle Lecour, un certain jeune médecin avait pris l’habitude de se promener autour de la caverne ; ! c’est pourquoi j’ai jugé à propos de prendre des précautions. »

Éliane sentit son sang se glacer dans ses veines. C’était elle, elle qui avait exposé le Docteur Stone au péril, en sollicitant son aide… Oh ! si elle pouvait l’avertir !… Il vaudrait mieux, mille fois mieux qu’elle restât captive dans la caverne toute sa vie, plutôt que…

« Croyez-moi, Mlle Lecour, » reprit Castello, « votre ami le médecin ferait mieux de choisir un autre endroit pour se promener… S’il tombait entre les mains de Goliath et de Samson !… Ils l’assassineraient le jeune docteur, probablement… ou bien, ils le tiendraient prisonnier dans cette autre partie de la caverne et… vous savez ce que cela voudrait dire. »

— « Lâche ! Oh ! lâche ! » s’écria Éliane. « Si jamais je recouvre ma liberté, je vous livrerai à la justice, vous et vos complices ! »

— « Prenez garde, Mlle Éliane ! Prenez garde ! » menaça Castello. « Ce jeune médecin qui vous intéresse tant, qui sait s’il n’erre pas, égaré, mourant de faim et de soif, dans la partie inexplorée de la caverne, en ce moment !… Vous feriez mieux d’essayer de comprendre que vous êtes en mon pouvoir et que le Docteur Stone, s’il s’approche trop près de cette caverne… »

— « Lâche ! Lâche ! » répéta Éliane.

— « Cependant, je suis prêt à vous rendre votre liberté, à une condition… Si vous le voulez bien, Mlle Lecour, nous causerons ensemble après notre retour de Bowling Green… Voulez-vous être patiente jusque là ? Voulez-vous, aussi, pardonner à Lucia de vous avoir enfermée dans la bibliothèque, tout à l’heure ? »

— « Il le faut bien, » répondit Éliane, avec un sourire méprisant qui n’échappa pas à Castello.

— « Permettez-moi que je vous conduise à la salle à manger, alors, Mlle Éliane, » dit Castello, « et tâchez de ne pas nous tenir rancune. »

Éliane ne prit pas la peine de répondre. Combien elle méprisait ces moonshirters avec lesquels elle était obligée de vivre… Mais, aussi, combien ils lui faisaient peur !… Pauvre Éliane !  !

La jeune fille ne put reprendre sa conversation avec le captif ; mais, le matin de l’excursion à Bowling Green, elle parvint à lui dire quelques mots :

« Nous partons en excursion à Bowling Green, » dit-elle au captif. « Demain, je serai de retour… Je ne vous oublie pas et, encore une fois, si je parviens jamais à quitter cette caverne, je m’occuperai de vous. » — « Merci ! Merci ! » dit la voix du captif. « Merci, Mlle Éliane !… Ah ! vous êtes un ange de bonté !… L’Ange de la caverne ! »

— « Je vous raconterai notre excursion à Bowling Green, si je le puis… À bientôt ! »

— « À bientôt, Mlle Éliane ! Dieu vous garde ! »

« L’auto est à la porte, Mlle Lecour, » dit, en ce moment, la voix de Castello. « Si vous êtes prête, partons ! »

— « Je suis prête, » répondit Éliane.

La porte d’entrée de la caverne glissa sur ses rainures avec ce bruit doux qui faisait toujours pâlir Éliane, et l’on prit place dans une magnifique limousine, dont Goliath était le chauffeur.

Éliane fut placée à côté de Lucia, Castello lui faisait face… et l’on partit pour Bowling Green… sans se douter des événements qui allaient se dérouler en cet endroit.


CHAPITRE XXIII

LA VOIX DU SANG


Qu’il était bon de respirer l’air du dehors ! Éliane aspirait, à pleins poumons, cet air vivifiant et déjà, une légère couleur rosée apparaissait sur ses joues pâlies. Les châssis de la limousine avaient été baissés vis-à-vis de Castello. Il n’aurait pas été prudent de baisser ceux qui se trouvaient du côté d’Éliane, car, qui savait si celle-ci n’aurait pas l’idée de s’évader, en sautant de l’automobile en marche, même au risque de se tuer ou de se fracturer un membre, pour le moins. Castello savait que la jeune fille serait prête à tout risquer pour fuir la caverne.

À un mille et demi, à peu près de Bowling Green, quelque chose alla mal à la machine, très-mal même. La limousine dévia de la route, soudain, puis elle s’arrêta.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Castello à Goliath.

« Je ne sais pas, M. Castello, » répondit Goliath ; « mais ça ne marche plus. »

Castello ouvrit la porte de la limousine et sauta par terre, ayant soin, toutefois de refermer la porte derrière lui. Il se mit à examiner la machine avec Goliath.

« Je ne puis pas comprendre ce qu’il y a, » dit-il, « et je ne sais si nous sommes loin de Bowling Green ou d’un garage… Vous faites mieux de descendre, » ajouta-t-il, en s’adressant à Éliane et à Lucia. « Lucia, offre ton bras à Mlle Lecour… Vous pouvez marcher un peu ; cela vous fera du bien. J’espère trouver du secours sous peu. »

Castello ouvrit la porte de la limousine et Éliane en sortit, suivie de près par Lucia. Juste au moment où les deux femmes mettaient le pied à terre, un chien arriva en aboyant et gambadant, près de l’automobile.

« Oh ! la jolie bête ! » s’écria Éliane.

Mais Lucia devint blanche comme de la chaux et Éliane vit bien que cette femme avait une frayeur instinctive des chiens.

« Tristan ! Ici, Tristan ! » dit une voix.

Aussitôt, le chien fit un bond dans la direction de cette voix, puis un homme de haute taille, à la barbe et aux cheveux blancs, arriva sur la scène :

« Je crains que mon chien vous ait beaucoup effrayées, mesdames », dit l’étranger, en enlevant son chapeau. « Ne craignez pas, cependant ; Tristan n’est pas du tout méchant. »

— « Cette dame a eu peur, » répondit Éliane, en désignant Lucia. « Moi, j’aime les chiens… C’est un lévrier, n’est-ce pas ? » ajouta-t-elle, en désignant Tristan.

À la voix d’Éliane, l’étranger tressaillit.

— « Oui, mademoiselle, » répondit-il. « Tristan est un lévrier… Tristan, » ajouta-t-il, « tu as effrayé ces dames ; demande-leur en pardon. »

Le chien vint offrir sa patte à Éliane, qui la prit en souriant ; mais Lucia, qui tenait Éliane par le bras, trembla de peur. D’ailleurs, Tristan n’avait pas l’air d’aimer Lucia, car il ne s’approchait pas d’elle ; même, il regardait son maître, comme pour l’implorer de ne pas l’obliger d’offrir sa patte à cette femme à l’air si renfrogné.

« Monsieur, » demanda Castello, en saluant froidement l’étranger, « sommes-nous loin de Bowling Green ? »

— « À un mille et demi… Mais, il est arrivé quelque chose à votre limousine, je crois ? »

— « Oui, » répondit sèchement Castello. « Y a-t-il un garage près d’ici ? »

— « Il n’y a pas de garage d’ici à Bowling Green… Tiens, voilà mon chauffeur ! » s’écria l’étranger ; « il s’y entend bien et il vous dira si votre machine peut être réparée sur place. »

Un jeune homme portant le costume de chauffeur, s’approcha et, après avoir examiné la limousine, il dit, s’adressant à Castello :

« L’avarie est grave, monsieur ; il va falloir faire venir un homme du garage de Bowling Green. »

« Si vous aimez venir chez moi, mesdames et monsieur, vous pourrez téléphoner à Bowling Green. Je demeure tout près d’ici, dans cette maison que vous apercevez, » acheva-t-il, en désignant une résidence qu’on entrevoyait à travers les arbres, de l’autre côté du chemin.

Cette résidence, bâtie sur une petite colline, était magnifique, princière même. Construite en stuc gris et entourée de larges galeries blanches, la maison semblait offrir un confortable plus qu’ordinaire. On apercevait aussi de vastes portiques vitrés, aussi des serres et des jardins splendidement entretenus.

Après quelqu’hésitation, Castello résolut d’accepter l’invitation de l’étranger.

« Veuillez me suivre alors, mesdames, » dit l’étranger ; « je vous offre l’hospitalité de grand cœur. »

Ce fut en passant par un véritable parc, qu’on parvint à la maison. L’étranger ouvrit toute grande la porte d’entrée, puis Éliane, suivie de près par Lucia et Castello, pénétrèrent dans un vaste corridor, orné de statues et meublé de sièges confortables. Sur le plancher étaient étendues de riches peaux de jaguars.

« Veuillez vous asseoir, mesdames, » dit l’étranger à Éliane et Lucia ; « nous allons téléphoner à Bowling Green, puis je vous conduirai à la bibliothèque. »

La bibliothèque était une immense pièce, encombrée de livres et de statuettes. Éliane remarqua que, sur le plancher de la bibliothèque aussi, étaient des peaux de jaguars.

Au moment où l’étranger et ses invités pénétrèrent dans la bibliothèque ; un homme, qui était à lire près d’un foyer, se leva et salua les nouveaux venus. « Je vous présente mon ami M. Andréa, » dit l’étranger à Éliane, Lucia et Castello. « Je vais me présenter moi-même, maintenant, » ajouta-t-il, en souriant ; « je me nomme Mirville. »

Castello salua et dit, à son tour :

« M. Mirville, M. Andréa, je vous présente ma sœur, Mlle Lucia del Vecchio-Castello, puis ma… pupille, Mlle Lecour… Moi, je suis le Comte Anselmo del Vecchio-Castello. »

Quand Castello donna à Éliane le nom de pupille, celle-ci fit un mouvement de protestation et de surprise qui n’échappa pas à Andréa ; mais il ne fit rien paraître.

« Maintenant, » dit Mirville, « j’espère que vous nous ferez le plaisir de dîner avec nous ? Votre auto ne sera prêt que dans une heure ou deux, vous savez. »

— « Merci M. Mirville, » répondit Gastello ; « mais nous ne pouvons abuser de votre hospitalité ainsi. » — « Pas du tout ! Pas du tout ! » s’écria Mirville.

Il posa son doigt sur un timbre électrique et une femme, jeune encore, à l’air souriant, se présenta à la porte de la bibliothèque.

« Mme Duponth, » dit Mirville, « faites ajouter trois couverts, s’il vous plaît ; nous avons des invités à dîner. »

— « Bien, monsieur, » répondit Mme Duponth, en se retirant.

La conversation s’engagea entre Castello et ses hôtes :

« Vous possédez de magnifiques peaux de jaguars ! » s’écria Castello, « Est-ce vous qui avez tué ces fauves ? »

— « Oui, c’est nous qui avons commis ce massacre, » répondit Mirville, en riant. « Cependant, mon ami M. Andréa tuait deux jaguars contre moi un. »

— « Ainsi, vous venez de l’Amérique du Sud ? » demanda Castello… « Je vous aurais pris plutôt pour un français, M. Mirville. »

— « Nous avons beaucoup voyagé M. Andréa et moi, » dit Mirville, « aussi bien dans l’Amérique du Sud que dans l’Asie et l’Australie… Vous demeurez à Smith’s Grove ? » demanda-t-il à Castello, tout à coup.

— « Nous ne demeurons pas à Smith’s Grove, mais à Bowling Green, » se hâta de répondre Castello.

— « À Bowling Green !… Alors, nous sommes voisins ? »

« Oui. Seulement, tout comme vous, nous voyageons beaucoup… Mais je me propose de venir m’installer définitivement chez moi à Bowling Green, je veux dire — bientôt. »

— « J’espère, alors que nous nous rencontrerons souvent ! » Pendant cette conversation, Éliane, tout en feuilletant les revues et les livres éparpillés sur les tables et pupitres de la bibliothèque, se disait :

« Je vais me mettre sous la protection de ces deux hommes, messieurs Mirville et Andréa… Ils ont l’air si bons !… Ils m’arracheront sûrement de cette vie que je mène… Ah ! si je pouvais adresser la parole à M. Mirville ; lui parler seule à seul et lui dire… Mais, ni M. Castello ni Lucia ne me laissera seule avec lui, je sais ; on se défie… et non sans raison… Cependant, j’y suis décidée, je ne retournerai pas à la caverne, non, je n’y retournerai pas !… Et puisqu’on ne veut pas me laisser seule avec ces messieurs, je leur dirai tout quand même, j’implorerai leur protection en la présence de M. Castello et de Lucia, s’il le faut.»

« Vous aimez la lecture, Mlle Lecour ?… » dit tout à coup, près d’Éliane, la voix de Mirville.

— « Oh ! oui, monsieur, » répondit Éliane, en souriant. « Et vous avez une si splendide bibliothèque ici ! »

— « Je suis content que notre bibliothèque vous plaise, » dit Mirville, « et j’espère que vous nous ferez une visite de temps à autre. »

— « Merci, M. Mirville, » répondit Éliane : « Mais, hélas ! je ne… » Mais Lucia, qui n’aimait guère voir Éliane causer avec un étranger, aussi intimement, se hâta d’interrompre.

« Avez-vous remarqué ce buste de Minerve, Éliane ? » demanda-t-elle.

— « Éliane ! » murmura Mirville en portant la main à son cœur. « Vous vous nommez Éliane, Mlle Lecour ? »

— « Oui, monsieur, ” répondit Éliane.

— « Ah ! » s’exclama Mirville, pâle jusqu’aux lèvres. Puis, voyant les yeux de Castello fixés sur lui avec défiance, il ajouta. « J’ai connu quelqu’un de ce nom déjà, et c’est pourquoi… »

— « Quelqu’un que vous avez aimée peut-être ? » demanda Éliane.

— « Oui. »

— « Ah ! ne m’aimerez-vous pas un peu moi aussi… en souvenir d’elle ? »

— « Chère chère enfant ! » s’écria Mirville, en déposant un baiser sur le front de la jeune fille.

— « Ma pupille est très-démonstrative, comme vous pouvez le constater, M. Mirville, » dit Castello, en riant d’un rire nargueur et méchant.

À ce moment, un domestique vint apporter des liqueurs, ce qui interrompit la conversation, pour l’instant.


CHAPITRE XXIV

« L’ÉCHO » DE SMITH’S GROVE.


Tandis que Messieurs Mirville et Andréa servaient les liqueurs, Éliane, pour se donner une contenance, se mit à feuilleter les journaux. Plus que jamais, cependant, elle était décidée de se mettre sous la protection de Messieurs Mirville et Andréa… Oui, elle leur dirait tout, tout !…

« Je ne retournerai pas à la caverne, non, je n’y retournerai pas !… Jamais plus belle occasion de fuir cette vie que je mène, ne se présentera, et je vais en profiter… Peut-être M. Mirville m’engagera-t-il pour bibliothécaire et secrétaire… Quel bonheur de vivre continuellement auprès de cet homme si bon, qui a l’air d’avoir conçu une affection vraiment paternelle pour moi… Et M. Andréa… lui aussi, je l’aime… Oh ! que je serais heureuse ici !… Il faut que… »

Le monologue d’Eliane s’arrêta brusquement ; c’est qu’elle venait de lire sur « L’Écho » de Smith’s Crove, à la première page, cet entête flamboyant :

« MYSTÉRIEUSE DISPARITION DU DOCTEUR T. STONE. »

Éliane faillit crier, tant sa stupéfaction fut grande. Elle fut plusieurs instants sans pouvoir lire l’article de “L’Écho” de Smith’s Crove, mais, enfin, elle lut ce qui suit :

« Smith’s Crove déplore la disparition du Docteur T. Stone, arrivée il y a deux jours. Le Docteur Stone, parti à pied de chez lui, accompagné de son domestique nègre Bamboula, n’a pas reparu. Le médecin et son jeune domestique ont été aperçus pour la dernière fois, s’enfonçant sous bois, à deux milles à peu près de Smith’s Grove… puis, tous deux ont disparu… aussi complètement que si le sol se fut entr’ouvert pour les engloutir. »

Éliane en était là dans sa lecture, quand on vint annoncer le dîner… Ainsi, le Docteur Stone avait disparu !… Ce n’avait pas été une vaine menace que celle de Castello, l’autre jour ; n’avait-il pas dit : « Qui sait ?… Peut-être le Docteur Stone erre-t-il, égaré, dans la partie inhabitée de la caverne, en ce moment, mourant de faim et de soif. » O ciel !… Mais, alors, la jeune fille se dit qu’elle ne pouvait quitter la caverne sans s’être assurée du sort du médecin, de son ami, qui avait risqué sa vie pour essayer de la secourir… Avait-il été assassiné par Goliath et Samson ?… Ou bien, serait-il, en effet, dans cette autre partie de la caverne, mourant de faim et de soif ?… Non, décidément, Éliane se dit qu’elle devait retourner à la caverne, afin de s’assurer du sort de son ami… Comment s’y prendrait-elle, et comment le sauverait-elle, s’il était en danger ?… N’était-elle pas, elle-même, prisonnière et gardée de vue, jour et nuit ?… Qu’importe ! Elle ne savait comment elle s’y prendrait pour secourir le Docteur Stone ; mais, elle aussi, saurait risquer sa vie, s’il le fallait, pour celui qui avait risqué la sienne pour elle…

« Si je sollicite la protection de M. Mirville et M. Andréa, » se disait Éliane, « ils me la donneront, je le sais… Si je le désire, je ne retournerai plus à la caverne ; je n’ai qu’un mot d’explication à donner à nos hôtes pour qu’ils me protègent… Certes, la tentation est grande… si grande, mon Dieu !… Mais, en me sauvant moi-même, je condamne le Docteur Stone… Je ne pourrais retrouver les entrées à la caverne, ni de la partie habitée, ni de la partie inhabitée… Non, je ne puis l’abandonner ainsi ; il faut que je retourne en cet enfer !… Je n’aurai jamais pareille chance de quitter la caverne ; mais je ne puis en profiter… Il faut que je le sauve, si je le puis, il le faut ! »

« Eh ! bien, Mlle Lecour, voilà trois fois que je vous offre mon bras pour vous conduire à la salle à manger ! » dit, tout à coup, la voix de Castello.

— « Je vous demande pardon, M. Castello, » dit Éliane, d’une voix tremblante. « Je suis prête. »

Mirville, ayant Lucia à son bras, prit la direction de la salle à manger, Éliane et Castello les suivant ; mais Andréa resta quelques minutes à la bibliothèque, après leur départ.

Quand il fut seul, Andréa prit une feuille de papier très-mince, sur lequel il écrivit rapidement quelques lignes, puis, ce papier, il le glissa dans un des gants d’Éliane ; ensuite, il se dirigea vers la salle à manger, à son tour. Éliane, assise, à table, entre Mirville et Andréa, se demanda, encore une fois, si elle n’avait pas tort de ne pas se mettre sous la protection de ces deux hommes. Elle le savait bien, si elle leur disait : « Sauvez-moi ! Je suis prisonnière de cet homme et de cette femme, dans une caverne, rendez-vous de moonshiners… Gardez-moi ici ; ne me laissez pas partir !… » ces deux hommes la défendraient jusqu’à la mort… Mais, si elle faisait ce que sa raison lui dictait, elle condamnait le Docteur Stone, celui qui avait risqué sa vie pour elle. La raison lui conseillait donc de quitter la caverne… Le cœur lui dictait le devoir d’y rester : elle resterait.

Castello comprenait bien le danger qu’il courait. Ses yeux ne quittaient pas Éliane, placée entre ces deux hommes honnêtes, forts et robustes… Il savait bien, lui aussi, que Mirville et Andréa ne reculeraient devant rien pour sauver Éliane, si elle réclamait leur protection… Aussi, les yeux de Castello se faisaient-ils menaçants quand ils rencontraient ceux de la jeune fille et ce fut un soulagement pour lui, quand, à la fin du dîner, on vint annoncer que la limousine était prête et que le chauffeur attendait à la porte.

« Nous regrettons que vous soyez obligés de nous quitter si tôt, » s’écria Mirville. « Mais, ne l’oubliez pas, vous serez toujours les très-bienvenus à la villa Andréa. »

— « Assurément, oui ! » ajouta Andréa.

— « Merci, merci, » répondit Castello. « Mais, partons, » ajouta-t-il, en s’adressant à Éliane et Lucia. « Nous ne nous rendrons pas à Bowling Green ; il est trop tard maintenant. »

Hâtivement, Éliane et Lucia mirent leurs chapeaux et leurs manteaux. Andréa, sans en avoir l’air, surveillait Éliane… Elle allait mettre ses gants… Pourrait-elle cacher sa surprise en s’apercevant du billet que renfermait l’un d’eux ?… Oui… Éliane leva légèrement les sourcils, sans doute, quand elle sentit le papier dans son gant, mais ce fut le seul signe de surprise qu’elle donna, puis, ses yeux rencontrèrent ceux d’Andréa… N’était-il pas resté seul à la bibliothèque, tout-à-l’heure ?… C’était certainement lui qui avait écrit ce billet.

Les adieux et remerciements se firent, froidement, de la part de Castello et de Lucia ; mais Éliane ne put résister au désir de jeter ses bras autour du cou de Mirville, au moment de le quitter. Celui-ci pressa la jeune fille contre son cœur et murmura :

« Éliane ! Éliane ! »

— « Adieu et merci, M. Andréa, » dit Éliane, en serrant la main d’Andréa.

À ce moment, un taxi entrait dans le terrain de la villa Andréa. Ce taxi contenait un monsieur et une dame : c’étaient M.  et Mme Reeves-Harris, venant rendre visite à Messieurs Mirville et Andréa. Castello se dit qu’il fallait éviter de rencontrer M.  et Mme Reeves-Harris, à tout prix. Il entraîna donc Éliane et Lucia vers la limousine…

Et l’on partit, d’un trait, dans la direction de Smith’s Grove… et de la caverne.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.
SECONDE PARTIE


L’IDOLE D’ANDRÉA

CHAPITRE I

LA DÉESSE FORTUNA

Pour la dernière fois, nous retournons en arrière pour parler de nos deux amis, Yves Mirville et Andréa, que nous avions laissés à une vingtaine de milles de Macapa, au Brésil et que nous venons de retrouver dans L’État du Kentucky, à moins de deux milles de Bowling Green.

Dès le premier jour, la fortune avait souri aux évadés de Cayenne ; le premier coup de pioche avait mis à nu des pépites d’or, et le petit rio charriait de l’or à pleines bassines. Yves et Andréa auraient pu faire l’acquisition d’instruments qui leur auraient été d’une grande utilité, tout en facilitant leur travail ; mais ils préférèrent employer des procédés rudimentaires, afin de ne pas dévoiler le secret de leur richesse ; richesse extraordinaire. Au bout de quelques semaines, ces hommes, qui avaient dû traverser l’Oyapok sur un îlot flottant, faute de quelques sous pour payer leur passage sur le bac, étaient en passe de devenir millionnaires.

L’or semblait gîter autour de la maison d’Andréa seulement, car, des fouilles faites ailleurs, ne donnèrent aucun résultat. Sans doute, ils ne parviendraient jamais à épuiser toute la richesse de ce terrain ; mais, qu’est-ce que cela leur faisait ?… Leur but était d’atteindre une confortable aisance… et ils seraient bientôt millionnaires…

Ils étaient heureux, ces deux hommes, quand, après une journée bien remplie, ils se mettaient à table dans leur confortable maisonnette. Ou bien, assis sur la veranda, ils faisaient des projets d’avenir, si prêts à se réaliser.

Enfin, Yves et Andréa purent calculer que leur fortune s’élevait à un million et au-delà. Alors, ils résolurent de quitter définitivement l’Amérique du Sud et de s’acheminer vers le Canada, ou bien vers les États-Unis d’Amérique.

Après avoir cherché longtemps un endroit où fixer leur résidence, ils arrêtèrent leur choix sur Bowling Green et voici comment. Un jour qu’ils se promenaient en automobile, ils parvinrent aux environs de Bowling Green. Une maison inachevée, une splendide demeure, attira leur attention… et leur admiration. Cette maison avait été commencée ; mais les travaux avaient été discontinués, faute de fonds. Yves et Andréa firent donc l’acquisition de cette riche propriété, qu’on désignait, à Bowling Green du nom de « Castel Symson, » pour un prix dérisoire et ils s’y installèrent aussitôt.

Une clôture en fer forgé, du plus artistique travail, entourait la propriété, qui était de plusieurs arpents d’étendue. Cette clôture, dessinée par Yves, faisait l’admiration de tous. Au-dessus des barrières d’entrée était le nom de la propriété ; ce nom avait été choisi par Yves.

Un jour, Yves dit à Andréa :

« Avez-vous bien examiné la clôture et les barrières qui entourent notre propriété, Andréa ? »

— « Elles sont magnifiques, Mirville et je trouve que vous êtes un véritable artiste d’en avoir dessiné le plan. »

— « Mais, avez-vous vu comme c’est joli, du chemin, Andréa ? persista Yves.

Souriant, Andréa suivit Yves et celui-ci le conduisit devant les grandes barrières donnant accès à leur domaine : au-dessus de ces barrières était le nom de la propriété.

« Villa Andréa » lut Andréa. « Mirville ! » s’écria-t-il « Pourquoi avez-vous fait cela ?… J’aurais préféré que vous donniez votre nom à notre propriété ! »

Mais, au fond, Andréa fut ému de la délicatesse d’Yves, croyez-le.

« C’est votre or, Andréa, qui a acheté cette propriété, » dit Yves « et il est bien juste qu’elle porte votre nom, je trouve ! »

— « Merci, Mirville, » dit Andréa… « Mais, dorénavant, c’est vous qui prendrez l’initiative, n’est-ce pas ?… Moi, je n’ai pas l’usage du monde et de la bonne société… Puisque vous désirez que nous sortions et que nous donnions des réceptions… »

— « Assurément, oui, je le désire Andréa !… Vous le savez, » ajouta Yves, d’une voix plus basse, « elles ont quitté la France pour l’Amérique du Nord… J’ai pu les retracer jusqu’à l’État du Kentucky… Je les cherche et ne désespère pas de les retrouver un jour… Mon Éliane !… Qui sait ?… »

— « Je l’espère pour vous Mirville ! » s’écria Andréa.

Quand ils furent de retour à la maison, Yves dit à Andréa :

« Maintenant que nous voilà installée ici, mon ami, n’oublions pas de donner de nos nouvelles à M.  et Mme Duponth. Ces braves gens !… Nous leur avions promis de nos nouvelles ; je vais leur écrire tout de suite. »

Le soir même, une lettre signée des noms d’Yves Mirville et d’Andréa, partait à l’adresse de M.  et Mme Duponth. Certes, ils le savaient, M.  et Mme Duponth répondraient à cette lettre, et ce n’est pas sans une grande hâte qu’Yves et Andréa attendaient cette réponse.

Ce n’est qu’au bout d’un assez long temps, cependant que leur arriva une lettre bordée de noir, portant le timbre de Macapa. Bien vite, cette lettre fut ouverte ; elle venait de Mme Duponth.

Le malheur s’était acharné sur cette brave femme. Depuis six mois, M. Duponth, son mari, était mort, puis la maisonnette du passeur, où Yves et Andréa avaient passé des jours si tranquilles, si heureux, ainsi que le magasin qui y était attaché avaient été la proie d’une incendie. Les assurances sur le tout étant presque nulles, Mme Duponth était pauvre, très-pauvre même… Elle vivait chez sa sœur, à Macapa, mais sa sœur n’était pas riche, elle non plus ; de plus ; elle était chargée de famille… Si messieurs Mirville et Andréa pouvaient trouver un emploi pour elle, à Bowling Green, ou dans les environs, avec quelle joie elle l’accepterait !

Vous le pensez bien, Yves et Andréa résolurent, aussitôt, de faire venir Mme Duponth à Bowling Green. Ils avaient besoin d’une ménagère et pourraient-ils demander mieux que cette bonne Mme Duponth ?… On lui remettrait toute la responsabilité ; c’est elle qui commanderait au personnel de la villa Andréa. Quelle joie de pouvoir lui rendre un peu ce qu’elle avait fait pour eux, jadis !  !

Un chèque fut envoyé à la veuve du passeur, chèque qui couvrirait — et de reste — ses frais de voyage de Macapa, Brésil, à Bowling Green, Kentucky, puis on attendit son arrivée avec impatience.

Ce fut un soir que Mme Duponth arriva à Bowling Green. Yves et Andréa ayant été avertis par dépêche, étaient à l’arrivée du train, pour la recevoir. Si la surprise de Mme Duponth fut grande en prenant place dans le somptueux auto appartenant à Yves et Andréa, elle n’en fit rien voir ; mais elle ne put retenir une exclamation d’étonnement et d’admiration en apercevant la villa Andréa… Elle avait bien supposé que ces deux hommes avaient eu le bonheur de réussir, mais, de là à les croire millionnaires et possesseurs d’un pareil château, il y avait loin ! Au moment où Mme Duponth descendait de l’automobile, un chien lévrier s’en vint, en gambadant, autour d’elle et lui présenter sa patte : c’était Tristan. Tristan n’avait pas oublié les bols de lait chaud dont il avait été régalé dans la maisonnette du passeur.

« Mais, c’est ce bon Tristan ! » s’écria Mme Duponth, en faisant une caresse au chien.

Un hennissement attira son attention ensuite et la veuve aperçut un cheval à la robe blonde, à la crinière noire, qui prenait ses ébats dans un enclos.

« Si je ne me trompe pas, » dit Mme Duponth, en désignant le cheval, « c’est Vol-au-Vent ! »

— « Oui, c’est Vol-au-Vent, Mme Duponth », répondit Yves. « Et il y a une jolie voiture à votre disposition, quand vous aimerez à vous promener. Vol-au-Vent est facile à conduire et il est doux comme un agneau, comme vous le savez. » Des larmes vinrent aux yeux de Mme Duponth ; elle allait être si heureuse ici !…

Mais le bonheur de la nouvelle ménagère fut complet quand on la conduisit dans deux grandes pièces, attenant l’une à l’autre, pièces bien éclairées et très-confortablement meublées, que l’on mettait à sa seule et entière disposition.

« C’est donc un palais que la villa Andréa ! » s’écria-t-elle. « Et ces deux magnifiques pièces sont à moi ?… » demanda-t-elle, des larmes dans la voix. « Je serai logée comme une princesse ! »

— « Chère Mme Duponth, » répondit Yves, « n’avez-vous pas mis toute votre maison à notre disposition, dans un temps où nous étions sans gîte, mon ami M. Andréa et moi ? »

— « J’espère que vous vous plairez ici, Mme Duponth, » dit Andréa. « Nous allons vous confier toute la direction de la maison et des domestiques. »

— « Merci ! Oh ! merci ! » répondit Mme Duponth, en pleurant… « J’espère pouvoir bien m’acquitter de mon devoir afin de reconnaître ainsi la confiance que vous mettez en moi, Messieurs. »

Et c’est ainsi que Mme Duponth devint la ménagère de la villa Andréa et que nous la trouvons à Bowling Green, elle aussi.

Les visiteurs ne tardèrent pas à se présenter à la villa Andréa. Quand on a la réputation d’être millionnaire et qu’on possède un véritable château pour demeure, les courtisans ne font pas défaut. Yves et Andréa rendirent les visites, puis ils furent invités à des réceptions et à des soirées. Il est vrai qu’Andréa aurait préféré ne pas se mêler à la société de Bowling Green et de ses environs ; mais Yves avait tellement insisté qu’à la fin, il avait consenti à accompagner son ami partout.

Toutes ces politesses, Yves et Andréa se proposaient de les rendre sous peu, en donnant un grand bal, dont on parlerait longtemps à Bowling Green. La date de ce bal était presque fixée, quand un accident conduisit Éliane, accompagnée de Castello et de Lucia, à la Villa Andréa. Cette jeune fille… Ces gens mystérieux qui l’accompagnaient… et dont elle semblait avoir un peu peur… Qui étaient-ils ?… Yves et Andréa, très-intrigués à ce sujet, en oublièrent, pour le moment, le bal projeté ; mais ils continuaient à assister aux réceptions et aux soirées auxquelles ils étaient invités toujours si chaleureusement…

C’est qu’ils espéraient y rencontrer cette jeune fille qui se nommait Éliane et qui les avaient si paternellement intéressés.

CHAPITRE II

LA PIERRE À BASCULE


Le Docteur T. Stone et son nègre Bamboula erraient, en effet, égarés dans la partie inhabitée de la caverne. Cependant, ni Castello, ni Goliath, ni Samson ne s’en doutaient.

Voici comment les choses s’étaient passées : le Docteur Stone avait chargé son nègre Bamboula de découvrir, si possible, la seconde entrée de la caverne. En s’orientant de son mieux, le médecin put indiquer, à peu près, l’endroit où devait être cette entrée, Bamboula se mit donc à l’œuvre, arpentant le bois, du matin au soir ; mais il semblait bien, tout d’abord, qu’il ne parviendrait pas à découvrir quoi que ce fut. Un soir, cependant, la chance le favorisa, car, tout comme il était arrivé à la mère d’Éliane, les pieds du petit nègre s’enchevêtrèrent dans des broussailles et il glissa, à son tour, dans la crevasse conduisant dans la caverne.

S’étant assuré qu’il ne se trompait pas, Bamboula partit, à la course, dans la direction de la résidence du docteur, après avoir pris la précaution de bien remarquer l’endroit de sa découverte.

« Massa ! Massa ! » cria Bamboula, en entrant chez le Docteur Stone. « Bamboula a trouvé l’entrée de la caverne !  ! »

Le lendemain matin, le médecin partit, accompagné de Bamboula, afin de s’assurer que celui-ci ne s’était pas trompé : en effet, il y avait là une crevasse conduisant à la partie inhabitée de la grotte.

« Nous reviendrons ce soir, Bamboula, » dit le Docteur Stone à son domestique. « Nous apporterons des bougies, une lampe électrique et une pelotte de ficelle. » Le soir donc, le médecin et son nègre pénétrèrent dans la caverne, bien approvisionnés de bougies, d’allumettes et de ficelle. Ils commencèrent aussitôt leur exploration.

Ainsi que l’avait dit Castello à Éliane, cette entrée de la caverne était gardée, chaque nuit, par les deux colosses Goliath et Samson ; mais, comme Castello se privait ainsi des services de ses deux indispensables domestiques, il résolut de faire boucher et cimenter cette crevasse. Une lourde pierre fut roulée jusqu’à la crevasse, puis cimentée sur place. Ces hommes n’étaient pas scrupuleux, on le sait ; cependant peut-être auraient-ils hésité à fermer ainsi cette issue au Docteur Stone…

Dans tous les cas, quand, au bout de trois heures de vaines recherches, le médecin et son domestique voulurent sortir de la caverne, ils ne le purent ; la lourde pierre, fortement cimentée à la paroi de la grotte, les faisait prisonniers… Sans une goutte d’eau à boire, sans un morceau de pain à manger, ils étaient condamnés à mourir de soif et de faim…

Mais Éliane, persuadée que Castello et ses deux domestiques étaient responsables de l’emprisonnement du Docteur Stone, était revenue volontairement à la caverne. Elle ne pouvait abandonner celui qui avait risqué sa vie pour elle et elle le sauverait, si possibilité il y avait… Le ciel lui viendrait en aide et lui inspirerait le moyen de sauver celui qui avait si généreusement essayé de la secourir.

À peine revenue à la caverne et enfermée dans sa chambre, Éliane s’empressa de prendre connaissance du billet qu’elle avait trouvé dans son gant. Ce papier avait semblé lui brûler littéralement la main durant le trajet de Bowling Green à Smith’s Grove, tant elle avait hâte de savoir ce qu’il contenait.

Une lettre très-courte était écrite sur ce papier ; cette lettre, signée du nom d’Andréa, était ainsi conçue :

« Mademoiselle Éliane,
    Nous sommes vos amis, M. Mirville et moi ; vous pourrez toujours compter sur nous. Si jamais nous pouvons vous être utiles, à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, avec confiance, faites appel à notre amitié et à notre dévouement.
A. Andréa.
    Voici notre adresse et aussi notre numéro de téléphone ; prenez-les en note, puis détruisez ce billet.
Adresse : Bowling Green Suburb.
Green Valley,
Ky.
Téléphone : 493, ring Bowling Green. »

Éliane ressentit un certain soulagement après avoir lu ce billet : elle avait deux amis qui s’intéressaient à elle… Il est vrai qu’elle ne pouvait pas communiquer avec eux, pour le moment, du moins. Qui se serait chargé de sa lettre d’ailleurs ?… Quant à téléphoner… Il y avait bien un téléphone dans la caverne ; mais ce téléphone était dans l’étude de Castello et l’étude était toujours fermée au moyen d’un pan de mur ; donc, impossible d’y pénétrer.

Éliane plia en un aussi petit volume possible le billet d’Andréa puis elle ouvrit un médaillon qu’elle portait toujours à son cou, sous son corsage. Ce médaillon contenait trois portraits : celui de son père Yves Courcel, celui de sa mère, pris, il y avait une dizaine d’années, puis le sien propre, pris à l’âge de neuf ans. Ce fut dans un compartiment secret du médaillon qu’elle plaça le billet d’Andréa.

Le lendemain, au déjeuner, Castello seul attendait Éliane dans la salle à manger.

« Lucia est souffrante, ce matin, Mlle Lecour, » dit Castello, un pli soucieux au front. « Elle a dû prendre froid hier… J’espère que ce n’est rien de grave. »

— « Je le regrette, » répondit Éliane. « Si je puis lui être utile… J’ai quelqu’expérience en ce qui concerne le soin des malades ; ma mère a été souffrante pendant plusieurs années et… »

— « Merci, Mlle Lecour, » dit Castello. « Ce ne sera rien de sérieux, je sais et Lucia pourra prendre place à table avec nous ce soir probablement, peut-être même pour le lunch… Vous n’êtes pas trop fatiguée de votre excursion d’hier ? »

— « Oh ! pas du tout ! » s’écria Éliane : « mais je regrette que nous n’ayons pu nous rendre à Bowling Green. J’aurais aimé voir votre demeure. »

— « Vous la verrez bientôt, Mlle Éliane, » dit Castello, en souriant. « Ainsi que je le disais à Messieurs Mirville et Andréa, je me propose de me fixer sous peu à Bowling Green. « Vous ne regretterez pas trop la caverne, Mlle Lecour ? »

— « Je ne sais… » répondit Éliane, en haussant les épaules. « On s’y fait à cette existence et, du moment qu’il m’est permis de respirer l’air du dehors quelquefois, j’aime autant vivre ici qu’ailleurs. »

« Et que Dieu me pardonne ce mensonge ! » se disait la jeune fille in petto.

Castello jeta sur Éliane un regard chargé de soupçons. Cette jeune fille essayait-elle de le tromper, lui, Castello ?…

« Je suis content de ce que vous venez de me dire, Mlle Lecour, » dit Castello, « car, quoique nous devions bientôt quitter définitivement cette caverne… »

— « Bientôt ! » s’écria Éliane, dont le cœur battit bien fort appréhension… Si l’on abandonnait la caverne, que deviendrait le Docteur Stone ?…

— « Bientôt ?… Oh ! pas avant mon retour, dans tous les cas. »

— « Comment, votre retour ?… Vous allez donc vous absenter, M. Castello ? ” demanda Éliane.

— « Oui, je dois m’absenter… pour environ deux mois, Mlle Lecour… Mais, avant de partir, j’ose solliciter un entretien avec vous… Cet entretien… Ce soir… après le dîner, peut-être ? »

— « Comme vous voudrez, » répondit Éliane, en se levant de table. « Veuillez m’excuser, » ajouta-t-elle ; « je me rends à la bibliothèque. »

— « Vous aimez ce travail que je vous ai confié, n’est-ce pas, Mlle Lecour ? »

— « Si j’aime ce travail ! Certainement ! Je passe des heures très agréable à la bibliothèque. »

— « Tant mieux ! Tant mieux, alors ! » s’écria Castello. « Au revoir, Mlle Lecour Nous nous rencontrerons à l’heure du lunch et j’espère que Lucia pourra prendre ce repas avec nous. »

— « Moi aussi, je l’espère, M. Castello. Au revoir. »

Tandis que Castello se rendait dans son étude, Éliane se dirigeait vers la bibliothèque. Elle abaissa la natte en paille qu’elle recouvrit des portières, puis elle pénétra dans le petit couloir où étaient rangés les œuvres de Mollière et appela :

« Monsieur ! »

Aussitôt, elle entendit des pas se rapprocher et la voix du captif répondit :

— « Mlle Éliane !… Ah ! vous êtes bien l’Ange de cette caverne : Que le temps m’a semblé long hier ; je ne vous entendais pas aller et venir dans la bibliothèque… Et ce voyage à Bowling Green ? »

— « Tout a bien été, » répondit Éliane… « Je me suis fait deux amis. »

— « Ah ! tant mieux ! » s’écria le captif. « Deux amis !… C’est beaucoup !… Je vous félicite, Mlle Éliane ! »

— « Ne parlons plus maintenant, » dit la jeune fille ; « ça ne serait pas prudent… Je pense à vous, je m’occupe de vous… Demain, j’aurai une nouvelle à vous apprendre… une bonne nouvelle… À demain donc ! »

Éliane quitta le couloir et se dirigea vers un des pans de la bibliothèque. Sur des rayons, les livres s’entassaient pêle-mêle. Désirant mettre un peu d’ordre sur ces rayons, elle se mit à enlever les livres ; l’un d’eux glissa de ses mains et tomba par terre. Voulant reconquérir le livre, la jeune fille se pencha, appuyant, en même temps, une de ses mains fortement contre le mur, pour se soutenir. Mais voilà qu’elle est projetée en avant, tout à coup ; elle tombe à genoux et la main qu’elle avait appuyé sur le mur rencontra le vide… Bien vite, Éliane se releva, puis elle se hâta de s’assurer de la cause de cette chute qu’elle venait de faire. Quelle fut donc sa surprise de voir qu’elle venait de placer la main sur une large pierre mouvante, une vraie pierre à bascule, que des portières avaient dissimulée.

S’assurant qu’elle n’avait pas de surprise à craindre, Éliane se munit d’une petite lampe électrique et l’approcha du mur… Oui, cette partie de la paroi de la caverne pivotait sur elle-même et, derrière cette pierre à bascule, la grotte se ramifiait à une longue distance peut-être…

Éliane se risqua dans cette nouvelle partie de la caverne… Il y avait là trois pièces seulement, puis le mur… Bien sûr, ni Castello, ni personne ne connaissait cette cachette et Éliane se garderait bien de la leur faire connaître…

Revenant sur ses pas, la jeune exploratrice fit basculer la pierre, sur laquelle elle laissa retomber les portières.

À quoi lui servirait sa découverte ?… À rien, sans doute ; mais, veuillez croire qu’Éliane était enchantée de sa trouvaille !


CHAPITRE III

LES FIANÇAILLES


Lucia fit son apparition au dîner. Cette pauvre Lucia avait certainement un gros rhume, car elle était bien changée et elle toussait beaucoup.

« Ça va mieux, Lucia, je l’espère ? » demanda Éliane.

— « Un peu mieux, merci, Éliane. »

Après le dîner, Castello offrit son bras à la jeune fille et la conduisit au salon ; Lucia les y suivit.

« Mlle Lecour, » dit Castello, « vous nous feriez un grand plaisir si vous vouliez nous chanter quelque chose. »

— « Mais… je ne sais vraiment… » commença Éliane.

— « Que chantiez-vous donc, l’autre soir, alors que j’étais dans mon étude ? C’était si joli ! »

— « Oh ! cela ! » répondit Éliane en souriant. « Ce n’est qu’une petite berceuse que ma mère avait composée, paroles et mélodie et qu’elle me chantait souvent… J’ai fait un accompagnement à cette mélodie, en souvenir de ma mère regretté. »

— « Alors, ne nous feriez-vous pas le plaisir de nous la chanter cette petite berceuse ? » demanda Castello. J’aimerais tant à l’entendre ! »

— « Oui, chantez donc, Éliane ! « interposa Lucia.

— « Mais, avec plaisir, si cela peut vous être agréable, » répondit la jeune fille.

Éliane se mit au piano, et après avoir joué une exquise petite ritournelle, elle chanta, d’une voix touchante et douce, la berceuse qui suit :


DORS, MON ENFANT

En regardant tes lèvres roses,
Ton front charmant,
Lorsque dans mes bras tu reposes
Si doucement,
Mon cœur s’inonde de tendresse ;
Heureux moment
Où, contre mon cœur je te presse…
Dors, mon enfant !

II


En voyant ta blanche paupière
Ton œil voilant,

Ange, je sens mon cœur de mère
Tout palpitant…
Pour toi, je chante une berceuse ;
Aussi, ce chant,
C’est le cri d’une mère heureuse…
Dors, mon enfant !

III

Ah ! que jamais tu ne connaisses
Ni le tourment,
Ni l’épreuve, ni les détresses,
Un seul instant !
Mon amour te garde, chérie,
Fidèlement…
Que douce soit, pour toi, la vie !…
Dors, mon enfant !

« Merci et encore merci, Mlle Lecour ! » s’écria Castello. « Elle est vraiment jolie cette berceuse ! La musique est ravissante et les paroles débordent d’amour maternel. »

— « Pauvre maman ! » murmura Éliane.

— « Mlle Éliane, » reprit Gastello, « vous avez deviné, sans doute sur quel sujet je désire vous entretenir, ce soir ? »

— « Mais non, M. Castello, » répondit Éliane. « Je ne… »

— « Sûrement, sûrement, Mlle Éliane, » reprit Castello, « vous avez dû lire dans mon cœur déjà !… Je vous aime, Éliane ! Je vous aime !… Voulez-vous devenir la Comtesse del Vecchio-Castello ?… Je vous comblerai de richesse, vous habiterez un palais, vous commanderez à une armée de domestiques, vous… Éliane, Éliane, voulez-vous être ma femme ? »

La surprise d’Éliane fut tellement grande qu’elle faillit crier ; même, une exclamation d’horreur vint à ses lèvres… Cependant, elle pensa à temps à ceux qu’elle avait résolu de sauver : le Docteur Stone et son petit domestique, puis le captif… Non ; il fallait ruser avec ce Castello, afin de lui inspirer confiance… Il fallait lui jeter de la poudre aux yeux, si elle voulait réussir dans sa grande entreprise.

Éliane baissa les yeux soudain, pour cacher à ce bandit tout le mépris qu’elle ressentait pour lui… La ruse, la ruse seule pouvait tout sauver !

« Vous ne répondez rien, Éliane, chère Éliane ? » reprit Castello. « Assurément, ma demande ne vous a pas surprise ?… Mon cœur appartient à l’Ange de la caverne, depuis le premier soir il m’est apparu, sur le sommet de ce rocher. » Et du doigt il désigna le piédestal de l’Ange de la Caverne. « Je pars dans quelques jours et je serai près de deux mois absent ; mais auparavant, j’ai voulu vous parler de mon amour… Ne puis-je, dorénavant, Éliane, » ajouta Castello, « dans ma pensée, vous nommer ma fiancée ? »

Qu’allait répondre Éliane ?… Le profond mépris qu’elle ressentait pour l’homme qui lui parlait ainsi devait se refléter sur son visage… Elle se contenta de baisser les yeux, de nouveau et Castello crut à de la timidité de la part de la jeune fille.

« Est-ce « oui » Éliane ? » demanda-t-il, en lui pressant la main. « Me permettez-vous de baiser cette main en signe de nos fiançailles ? »

Éliane inclina la tête… mais, quand Castello posa ses lèvres sur la main de la jeune fille, elle frissonna de la tête aux pieds, tant cet homme lui inspirait d’horreur.

« Oh ! merci, merci ! » s’écria Castello. « Vous serez heureuse, je vous le promets, Éliane, ma chérie !… Nous quitterons la caverne pour aller demeurer à Bowling Green, dans ma maison, que les gens de l’endroit nomment « le château ». Quelle charmante Contesse del Vecchio-Castello vous ferez, mon Éliane !… Aussitôt que je serai de retour, notre mariage sera célébré, n’est-ce pas, ma bien-aimée ? » — « Anselmo, » interrompit Lucia, « je n’aime pas te voir partir… Je suis plus malade que tu le crois et… j’ai peur ! »

— « Allons ! Allons ! » s’écria Castello. « Je t’en prie, Lucia… Vas-tu faire des scènes pour un simple rhume maintenant ? »

— « C’est vrai… J’ai tort… et tu as raison, mon frère… Ce n’est qu’un simple rhume et Éliane me soignerait, je présume, si je tombais vraiment malade. »

— « Vous n’en doutez pas, j’espère, Lucia, » répondit Éliane.

— « Maintenant, » dit Castello, « vous n’avez pas peur de passer la nuit seule, n’est-ce pas, Éliane ?… Lucia et moi avons affaire à sortir. Nous n’emmenons que Goliath. Samson surveillera les alentours de la caverne, puis, vous ne serez pas seule ici ; il y a le chef de cuisine et les deux marmitons. D’ailleurs, nous serons de retour, Lucia et moi, le plus tôt possible. »

— « C’est bien, » répondit Éliane, que le départ de Castello et de Lucia comblait de joie. « Non, je n’aurai pas du tout peur car je vais être très-occupée… Je suis à composer une sonate, » ajouta-t-elle en souriant ; « de plus, il y a, à la bibliothèque, des livres en quantité. »

— « Je laisse la caverne entière à votre disposition, » dit Castello à Éliane. « Amusez-vous bien !… D’ailleurs, je sais qu’avec des livres et un piano, vous ne vous ennuyez jamais… Mais, avant de partir, » ajouta Castello, « je voudrais vous offrir un petit cadeau en souvenir de nos fiançailles, Éliane ; l’accepterez-vous ? »

— « Non, merci, M. Castello, » répondit Éliane. « Je préfère… »

— « Veuillez m’excuser ; je reviens, » dit Castello, en quittant le salon.

Éliane eut préféré ne rien accepter de Castello. D’ailleurs, elle le savait d’avance, il allait lui faire cadeau de quelqu’objet de valeur, passé en contrebande, jadis… Une bague, sans doute, ou un collier, ou un bracelet qu’il s’était procuré, alors qu’il était contrebandier, en volant le gouvernement… Ah ! bah !… Cependant, il lui faudrait jouer son rôle jusqu’au bout… Oui, elle simulerait la joie en recevant le cadeau de Castello, tout-à-l’heure ; il ne fallait rien négliger, rien, si elle voulait réussir dans ses projets.

À ce moment, Castello entrait dans le salon.

« Veuillez accepter ce petit souvenir de nos fiançailles, Éliane, » dit-il ; « je crois qu’il vous plaira. »

Un cri de joie s’échappa des lèvres d’Éliane, mais non de joie feinte ; car, Castello tenait dans ses bras un mignon petit chien, tout blanc, de la race dite Poméranienne.

« Oh ! le cher cher mignon ! » s’écria la jeune fille. Et il est à moi ?… Vous me le donnez, vraiment ? »

— « Certainement. J’ai vu combien vous aimiez les chiens lors de notre excursion à Bowling Green et… »

— « Oh ! merci, merci ! » dit Éliane, en prenant le chien des bras de Castello. « Et je pourrai lui faire un lit dans ma chambre, n’est-ce pas et le garder toujours avec moi ?… Je lui montrerai à présenter sa patte, comme Tristan, le chien de M. Mirville ! »

— « Vous aurez soin, cependant, de voir à ce que votre chien ne s’approche pas de moi, Éliane » — ceci de Lucia — « J’ai peur des chiens, tout petits soient-ils. »

— « Je n’oublierai pas, Lucia, » assura Éliane.

— « Quel nom allez-vous donner à votre petit chien, ma chérie ? » demanda Castello.

— « Je vais le nommer… « Rayon », car il m’apporte de vrais rayons dans cette caverne ; de plus » ajouta-t-elle en riant, « il sera le plus beau rayon de la bibliothèque, où il me tiendra constamment compagnie. »

— « Combien je suis heureux de vous avoir fait tant plaisir, Éliane ! » s’écria Castello… « Mais, il nous faut partir Lucia et moi… Viens-tu, Lucia ? »

— « Je te suis, mon frère, » répondit Lucia, d’une voix fatiguée.

Enfin, tous deux partirent. Éliane avait la caverne entière à sa disposition. Il ne restait que le chef de cuisine et les petits marmitons Paul et René… Il fallait profiter de cette sorte de liberté pour essayer de secourir le Docteur Stone… Comment faire ?… Instinctivement, ses yeux se portèrent sur le piédestal de l’Ange de la Caverne… Hélas ! ce piédestal était infranchissable !  !  !

« Mon Dieu, » pria Éliane, « inspirez-moi !… Faites-moi trouver un moyen de le sauver  !.. Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vous qui pouvez tout, aidez-moi !  ! »

CHAPITRE IV

DE CHARYBDE EN SCYLLA


À peine Castello et Lucia eurent-ils quitté la caverne que Paul, l’un des petits marmitons, frappa à la porte du salon où se tenait Éliane. Ce jeune marmiton s’était attaché à Éliane et il savait lui prouver son attachement par mille petites attentions, quand l’occasion s’en présentait. C’était un enfant aimable, tout à fait aimable que Paul ; aussi, la jeune fille l’aimait-elle beaucoup. Elle ne manquait jamais de lui adresser une parole ou un sourire quand elle le rencontrait.

Paul entra dans le salon. Aussitôt, Rayon se mit à aboyer et à se démener à la manière des jeunes chiens.

« Oh ! la belle petite bête ! » s’écria Paul. Il appela le chien, qui s’approcha du marmiton en frétillent de la queue. « Je n’ai jamais vu un si beau petit chien de ma vie ! » continua-t-il. « On dirait plutôt que c’est un petit chien de laine ; il semble trop beau pour être vivant… Comment se nomme-t-il, Mlle Lecour ? »

« Il se nomme Rayon, Paul, » répondit Éliane.

— « Mlle Lecour, j’ai servi un goûter pour vous dans la bibliothèque, d’après l’ordre que j’en ai reçu de M. Castello… »

— « Merci, Paul, » répondit Éliane.

— « Si vous n’avez plus besoin de moi maintenant, Mlle Lecour, je vais aller me coucher. »

— « Je n’ai pas besoin de toi, Paul, » dit Éliane. « Je te remercie pour le goûter. Je me coucherai de bonne heure, moi aussi, probablement ; mais je serai bien aise de prendre une bouchée tout à l’heure, peut-être… Le cuisinier et René sont ils couchés, Paul ? »

— « Oui, Mlle Lecour ; ils ronflent depuis longtemps déjà… Bonne nuit, Mlle Lecour ! »

— « Bonne nuit, Paul et, encore une fois merci. » Quand Paul se fut retiré, Éliane se mit au piano et, les yeux fixés sur le piédestal de l’Ange de la Caverne, elle se demandait comment elle s’y prendrait pour franchir ce mur, afin d’arriver, ainsi, dans la partie inexplorée de la grotte. Depuis trois jours qu’ils étaient là, le Docteur Stone et son nègre Bamboula… Par l’imagination, elle voyait le médecin, son visage si bon amaigri et pâli par ce long jeûne, mourant aussi de soif… Que pouvait-elle inventer pour aller à son secours ?… Impossible de déplacer les meubles du salon, tous très-lourds, pour s’en faire des échelons qui lui permettraient de franchir le mur… Que faire ? Que faire ?… Cette liberté dont elle jouissait cette nuit, elle eut tant voulu en profiter ! !… L’occasion ne se renouvellerait pas, bien sûr ; à défaut de Castello, Lucia veillerait de près durant l’absence de son frère…

Tout à coup Rayon se mit à gronder, les yeux fixés au sommet du rocher… En haut du piédestal de l’Ange de la Caverne venait de surgir un petit visage de nègre… Ce nègre…, la jeune fille le reconnut aussitôt : c’était Bamboula, le domestique du Docteur Stone !  !…

Oui, c’était Bamboula… Il fit un signe à Éliane, puis il déroula une ficelle, au bout de laquelle un papier était attaché, Éliane s’empressa de couper la ficelle et d’ouvrir le papier qui y était attaché : c’était un billet ainsi conçu :

« Mlle Lecour.
    Nous sommes prisonniers dans cette partie de la caverne et nous allons mourir de faim et de soif. Dans notre dénuement, j’ai recours à vous ; si vous le pouvez, venez à notre aide !
    J’ai supposé que vous étiez seule, cette nuit, car, de ce côté du mur, j’entendais d’abord, plusieurs voix… puis plus rien… Voilà pourquoi j’ai tout risqué pour communiquer avec vous.
    Si possible, secourez-nous !
Respectueusement à vous,
T. Stone. »

Éliane se mit à réfléchir… Dans la bibliothèque, on avait servi un goûter… Rien de plus facile que d’attacher de ces aliments à l’une des extrémités de la ficelle et ainsi, ces deux pauvres malheureux pourraient se restaurer un peu… Oui… mais, de l’eau ?… Ils se mouraient de soif autant que de faim… Et puis, demain ?… Après demain ?… Et pendant des semaines et des semaines peut-être ?… L’occasion ne se présenterait plus de les secourir… Et alors ?…

Soudain, Éliane se rappela la pierre à bascule de la bibliothèque… Cette cachette qu’elle avait découverte et qu’elle était seule à connaître… si elle pouvait y conduire le Docteur Stone et son nègre… Il est vrai qu’ils seraient encore prisonniers… C’était tomber de Charybde en Scylla ; mais, au moins, ils ne seraient pas condamnés à mourir de faim et de soif, car elle trouverait bien le moyen de pourvoir à leur nourriture… Oui, les conduire à cette cachette, c’est ce qu’il restait à faire… Cela semblait bien être un moyen désespéré ; mais c’était le seul qui se présentait à l’esprit d’Éliane ; c’était effectivement le seul qui pourrait les préserver d’une mort immédiate.

Il fallait se hâter !…

Saisissant une feuille de papier, Éliane écrivit au Docteur Stone le résultat de ses réflexions, elle termina sa lettre par ces mots :

    « Soyez prêt à franchir le mur, au moment où vous m’entendrez jouer, sur le piano, les premières mesures de la sonate de Beethoven. »

Ce billet, elle l’attacha à la ficelle, que Bamboula n’avait cessé de tenir dans ses mains, et, bien vite, celui-ci eut ramené à lui la précieuse missive qui y était attachée.

Éliane s’occupa alors d’entasser au pied du mur servant de piédestal à l’Ange de la Caverne, tous les coussins et tapis qu’elle put trouver dans les salons et elle y ajouta les oreillers de son propre lit. Le mur n’était pas très-haut. En se suspendant par les mains, le saut ne serait pas dangereux.

Quand tout fut prêt, Éliane se mit au piano et commença à jouer. Presqu’aussitôt, le Docteur Stone apparut au sommet du piédestal de l’Ange de la Caverne. Il sourit à Éliane, puis il jeta les yeux sur le sol et aperçut les coussins, tapis et oreillers entassés. Bien vite il comprit ce qu’il avait à faire. Se suspendant avec ses mains, il se laissa tomber sur le sol et Bamboula suivit aussitôt l’exemple de son maître.

Pendant ce temps, Éliane continuait à jouer la sonate de Beethoven… Qui sait ?… Le cuisinier ou l’un des marmitons pourrait bien être éveillé ; il ne fallait pas exciter leurs soupçons.

Aussitôt que le Docteur Stone et Bamboula eurent mis pied à terre, la jeune fille leur fit signe de la suivre, elle posa aussi l’index sur ses lèvres, par ce geste, leur recommandant le silence… On ne savait pas jusqu’où pouvait porter, même un chuchotement, dans cette caverne… Ce drame qui se déroulait cette nuit, serait, nécessairement, un drame silencieux…

Il s’agissait maintenant de sortir du salon et de se diriger vers la bibliothèque, en passant par le couloir. Faisant suite au salon, était l’étude de Castello, ensuite, c’était la bibliothèque… Cette distance à franchir comportait d’immenses dangers. Heureusement le couloir était assez sombre ; seuls, les poêles électriques de la bibliothèque allaient éclairer leurs pas…

Ils partirent tous trois : Éliane d’abord, puis le Docteur Stone, puis Bamboula. Ces deux derniers avaient enlevé leurs chaussures ; de cette manière, on n’entendait que les pas d’Éliane sur le sol du couloir. Rayon, comme s’il eut compris que ce n’était pas le temps d’aboyer et faire du bruit, suivait, en chien intelligent.

Enfin, après quelques alertes, on parvint à la bibliothèque et Éliane se dirigea vers la pierre mouvante, qu’elle fit basculer. Le Docteur Stone sortit de sa poche la petite lampe électrique dont il s’était muni lors de son départ de chez lui, en vue de l’exploration de la caverne, il projeta les rayons de cette lampe dans la cachette, puis, suivi de Bamboula, il pénétra à l’intérieur.

Éliane, sans refermer la pierre de la cachette, se contenta de la recouvrir des portières, ensuite, elle se rendit dans sa chambre à coucher, qui était vis-à-vis la bibliothèque. Elle prit une petite valise dans laquelle il y avait une couverture, deux manteaux, des bougies et des allumettes. On se souvient de cette valise ; la première fois que nous avons vu la jeune fille, elle portait cette valise à la main. Éliane prit ensuite deux corbeilles en osier, qu’elle emporta, ainsi que la valise, dans la bibliothèque.

Éliane remit la valise au Docteur Stone, puis, allant vers la table où l’on avait servi son goûter, elle remplit une des corbeilles de provisions. Il y avait du poulet froid, des tartines au jambon, des tranches de pain, qu’elle beurra. Il y avait aussi du gâteau et du café, qui s’était tenu chaud sur une chaufferette électrique. Éliane prit ce café qu’elle sucra, puis elle le versa dans un petit pot en granit. Le tout entassé dans la corbeille, elle écrivit ce qui suit :

« Cher Docteur Stone,
    Gardez la corbeille. J’en ai une autre ici ; nous échangerons nos corbeilles aussi souvent que faire se pourra… et fasse le ciel que je puisse remplir de provisions celle que je vous remettrai chaque jour ! Si vous avez à communiquer avec moi, écrivez et placez votre billet dans la corbeille vide, celle que vous me remettrez. Mais, gardons-nous bien d’échanger une seule parole ; les murs de la caverne ont peut-être des oreilles, vous savez !…
    Bon courage !… J’espère que nous pourrons sortir, tous de cet enfer, un de ces jours.
Éliane Lecour.
    P. S. — Il y a aussi un autre captif ici… Quel repaire de bandits que cette caverne !
É. L. »

Après avoir écrit ce billet, Éliane le déposa dans la corbeille d’osier qu’elle porta au Docteur Stone et elle put voir les yeux de Bamboula scintiller, à la vue des mets contenus dans la corbeille.

Quand le médecin eut déposé la corbeille par terre, il revint vers l’entrée et tendit la main à Éliane. Celle-ci hésita un instant, puis elle posa sa main dans celle du Docteur Stone. Le docteur pressa doucement la main de la jeune fille, puis, s’enhardissant soudain, il y posa ses lèvres. Éliane rougit. Faisant signe au médecin de se reculer, elle fit basculer la pierre, sur laquelle elle laissa retomber les portières.

À la course ensuite, elle se dirigea vers le salon où elle remit tout à l’ordre. Une fois les coussins et les tapis à leurs places respectives, un soupir de soulagement s’échappa de sa poitrine.

Quelle nuit d’aventures, Seigneur !… Et qu’en résulterait-il ?…

Après un dernier coup d’œil dans le salon, Éliane se retira dans sa chambre, emportant ses oreillers. Elle prépara un lit pour Rayon et, juste au moment où elle éteignait sa lumière, elle entendit un glissement doux à l’entrée de la caverne : Castello et Lucia revenaient de leur excursion nocturne.


CHAPITRE V

LES PRISONNIERS D’ÉLIANE


Ce fut la cloche sonnant le premier appel du déjeuner qui éveilla Éliane, le lendemain matin. Elle avait mis beaucoup de temps à s’endormir ; le sentiment de sa responsabilité l’avait tenu éveillée jusque vers les trois heures du matin…

C’était, en effet, une bien grande responsabilité dont elle s’était chargée : le Docteur Stone et son nègre Bamboula étaient, eux aussi prisonniers dans la caverne et il fallait trouver un moyen de pourvoir à leur nourriture… Cette question de nourriture inquiétait beaucoup la jeune fille.

« Il faut que je trouve un moyen de leur procurer des aliments, chaque jour, » se disait-elle, tout en s’habillant, ce matin-là. « Que le ciel m’inspire !… Le goûter que je leur ai donné la nuit dernière peut leur durer environ deux jours peut-être ; mais ensuite ?… Allons ! Voilà la seconde cloche pour le déjeuner qui sonne !… Je ne sais si Lucia sera assez forte pour présider au repas, ce matin ?… Je n’aime guère prendre mes repas seule avec M. Castello. »

Non, Lucia n’était pas dans la salle à manger quand Éliane y entra ; sans doute, son excursion nocturne n’avait pas contribué à améliorer l’état de sa santé.

« Lucia est-elle plus malade ce matin ? » demanda Éliane à Castello.

— « Non, non » répondit Castello. « Nous sommes revenus tard hier soir — ou plutôt, de bonne heure ce matin — et Lucia reprend son sommeil perdu ; voilà tout. »

— « Ah ! tant mieux… Je veux dire, tant mieux si Lucia n’est pas malade… Je l’ai trouvée bien changée hier. »

« Comment avez-vous passé la veillée, hier soir, Éliane ? » demanda Castello. Vous dormiez depuis longtemps quand nous sommes revenus. »

Comment avait-elle passé la veillée ?… Ah ! M. Castello était loin de se douter des aventures par lesquelles elle était passée !  !

— « Oh ! la veillée s’est passée bien agréablement, merci… Je n’étais pas tout à fait seule d’ailleurs ; j’avais Rayon pour me tenir compagnie. »

— « Ah ! oui, Rayon !… » dit Castello en riant. « Comment se porte ce petit personnage ? »

— « Il se porte bien, merci, » répondit la jeune fille gaiement. « En ce moment, il dort dans le lit que je lui ai fait dans ma chambre, chère petite bête ! »

— « Que je suis content de vous avoir fait tant plaisir, en vous donnant ce petit chien ! Quand je serai parti, Rayon me rappellera à votre souvenir peut-être… sans comparaison, j’espère, » ajouta Castello, en riant.

— « Point n’était besoin de me laisser un souvenir pour cela ; j’aurais pensé à vous quand même, M. Castello. »

« Certes » se disait Éliane, « je ne saurais vous oublier, cher M. Castello !… Depuis six mois et au-delà que vous me retenez prisonnière dans cette caverne ; cela, je ne l’oublierai jamais ! »

Mais Castello, qui, comme la majorité des hommes, était rempli de fatuité, se réjouissait de l’exclamation de sa fiancée.

« Merci, Éliane, » dit-il. « Je crois vraiment que vous penserez à moi quand je serai parti… et j’en suis heureux, si heureux ! »

Tout à coup, une idée surgit dans le cerveau d’Éliane… Oui, elle venait de trouver un moyen de procurer des aliments pour “ses prisonniers” comme elle désignait, dans sa pensée, le Docteur Stone et Bamboula ! Elle allait profiter des bonnes dispositions de Castello pour arranger cette affaire immédiatement.

« M. Castello » dit-elle, « j’aurais une faveur à vous demander. »

— « Une faveur, ma chérie ? » demanda Castello. « Soyez certaine qu’elle vous est accordée d’avance… si c’est possible. »

— « Eh ! bien, voici : permetteriez-vous qu’on me serve mon lunch dans la bibliothèque, dorénavant ? »

— « Dans la bibliothèque ! »

— « Oui, dans la bibliothèque… Souvent, je suis obligée d’interrompre un travail important juste à l’heure du lunch… Ce sont des éditions que je suis à classifier, ou bien le catalogue… Quand je retourne à la bibliothèque ensuite, je ne me retrouve plus et c’est tout à recommencer. »

— « Mais, Éliane, vous n’êtes pas à la tâche, vous savez ! ” répondit Castello en souriant. « Même, je trouve qu’il ne convient pas tout à fait à ma fiancée, à la future Contessa del Vecchio-Castello de gagner sa vie ainsi et je… »

— « Assurément, vous ne songez pas à me priver de ce travail que j’aime, M. Castello ! » s’écria Éliane.

Ciel ! Si Castello allait lui fermer l’accès la bibliothèque !  !… Ce serait l’arrêt de mort de « ses prisonniers » le Docteur Stone et Bamboula… Elle se sentit pâlir.

— « Rassurez-vous, ma chère enfant, je ne ferai rien qui pourrait vous causer de la peine, même le moindre ennui… Je vais donner l’ordre que votre lunch soit servi dans la bibliothèque, puisque vous le désirez… Mais, Éliane… si je ne devais pas m’absenter, je consentirais difficilement à me priver de votre présence dans la salle à manger… oui, difficilement ! »

— « Ainsi, vous consentez ?… À partir d’aujourd’hui, le lunch me sera servi dans la bibliothèque ? »

— « Oui, » répondit Castello. « Paul, » dit-il au petit marmiton, qui venait d’entrer dans la salle à manger, « à partir d’aujourd’hui, tu serviras le lunch de Mlle Lecour dans la bibliothèque, entends-tu ? »

Un éclair de joie illumina le visage de Paul en recevant cet ordre. Cet éclair de joie, Éliane seule le vit, car le petit marmiton baissa aussitôt les yeux et ce fut d’une voix assez rude qu’il répondit à Castello :

« C’est bien, monsieur. »

« Ces domestiques ! » s’écria Castello, en riant, aussitôt que Paul eut quitté la salle à manger, « ça n’aime pas un surcroît d’ouvrage… Dans tous les cas, Éliane, si Paul ne fait pas bien son service, vous n’aurez qu’à m’en avertir, ou bien en avertir Lucia, quand je n’y serai pas. »

— « Je vous remercie, M. Castello, » dit Éliane, en se levant de table, « je vous remercie de m’avoir accordé cette faveur. »

Un soupir de soulagement s’échappa de sa poitrine : sa ruse avait réussi ; la vie du Docteur Stone était assurée désormais et, avant, bien avant le retour de Castello de son lointain voyage, Éliane espérait avoir quitté la caverne, emmenant avec elle le Docteur, son nègre, et aussi l’autre captif… Comment s’y prendraient-ils pour fuir ce repaire ?… Elle ne le savait pas ; mais le ciel leur viendrait en aide, elle en était sûre !

À une heure précise, Paul, portant un plateau, entra dans la bibliothèque. Rayon, qui était couché aux pieds de sa maîtresse, accourut au-devant du petit marmiton en remuant la queue. Car Rayon avait déjà ses préférés parmi les habitants de la caverne : il aimait Paul, mais il craignait Castello ; il grondait quand il apercevait René, l’autre marmiton et il montrait franchement les dents au cuisinier, à Goliath et à Samson.

« Merci, Paul, » dit Éliane. « Dépose le cabaret sur cette table ; je ne suis pas prête à manger maintenant. »

— « Si vous voulez sonner quand vous désirerez votre café, Mlle Lecour, » dit Paul, « je vous l’apporterai tout brûlant. »

— « Oui, je sonnerai… M. Castello est-il dans la salle à manger ? »

— « Oui, mademoiselle… et Mlle Lucia lui tient compagnie. »

— « Ah !… Mlle Lucia est donc mieux, Paul ? »

— « Elle se dit mieux ; mais moi, je la trouve bien changée… Ainsi, aussitôt que vous sonnerez, Mlle Lecour, je vous apporterai le café », dit Paul, en quittant la bibliothèque.

Puisque Castello et Lucia étaient dans la salle à manger, Éliane n’avait pas à craindre de surprise, pour le moment. Elle écrivit donc au Docteur Stone, lui racontant comment elle s’y était prise pour assurer sa nourriture quotidienne. Elle lui annonça ensuite que Castello et son domestique Goliath — deux bandits herculéens — devaient partir dans deux jours pour environ deux mois et que ce départ la rendait toute joyeuse…

« Il est vrai » écrivait-elle « qu’il restera ici Lucia, que vous connaissez déjà : elle est la sœur de M. Castello — Il restera aussi Samson, un autre Hercule, et le cuisinier, un fier bandit, celui-là aussi. Puis deux petits marmitons, dont l’un (René) est fureteur et méchant ; l’autre (Paul) s’est attaché à moi, je m’en suis fait un ami… qui nous aidera au besoin.

Ainsi donc, prenons courage !… La perspective est plutôt encourageante et j’espère que nous pourrons quitter la caverne avant le retour de M. Castello… »

Éliane interrompit sa lettre brusquement, car elle entendit soudain les pas de Castello qui s’approchaient de la bibliothèque.


CHAPITRE VI

UNE PROPOSITION DE CASTELLO


Castello entra dans la bibliothèque, tenant son chapeau et sa canne à la main. Il jeta un coup d’œil sur la table et vit qu’Éliane n’avait pas encore touché à son lunch.

« Vous n’avez pas encore pris votre lunch, Éliane ! » s’écria-t-il, « et il est deux heures. »

— « Pas encore, M. Castello. Je voulais terminer la lettre « N » dans le catalogue auparavant ; mais voilà que c’est fini et je vais manger avec appétit, je n’en doute pas. »

— « Je vous verrai au dîner alors, Éliane. Je vais sortir… J’ai reçu une dépêche qui va m’obliger d’avancer mon départ d’un jour ; je partirai demain matin. »

« Si tôt » ! s’écria Éliane, le cœur battant de joie et de soulagement.

Encore, cette fois, Castello s’illusionna sur l’exclamation d’Éliane.

« Chère bien-aimée, » lui dit-il, « est-ce que vraiment mon départ vous affecte à ce point ?… Éliane, » reprit-il, « pourquoi ne m’accompagnez-vous pas dans ce voyage… comme ma femme, j’entends ? »

— « Votre femme ! y pensez-vous, M. Castello, quand vous partez demain matin ! »

— « Rien ne sera plus facile que de faire célébrer notre mariage ce soir même… Vraiment, ma chérie, comment n’y ai-je pas pensé plus tôt !… Épousez-moi ce soir, Éliane et nous partirons ensemble, demain. Quel magnifique voyage de noces nous ferons !… Je vais m’occuper de cela immédiatement et je… »

Pauvre Éliane !… Elle crut qu’elle allait s’évanouir de peur à cette proposition de Castello… Il avait l’air tellement résolu que la jeune fille en frissonna de la tête aux pieds… Allait-elle être obligée de lui jeter son mépris à la face ?… Alors, adieu à la demi-liberté qu’elle avait rêvée pendant l’absence de Castello. Il se méfierait… et peut-être la ferait-il enfermer dans une des chambres de la caverne… Que deviendrait-elle, en ce cas ?… Que deviendrait le Docteur Stone ?…

« Eh ! bien, Éliane, j’attends votre réponse… Vous êtes ma fiancée ; devenez ma femme ce soir. »

— « Cher M. Castello, ” répondit la jeune fille d’une voix qui tremblait, malgré elle, ” je ne puis me marier sans trousseau, n’est-ce pas ? ”

— « Qu’à cela ne tienne ! » répondit Castello. « Votre trousseau, vous l’achèterez à Paris ou à Londres et vous l’achèterez aussi somptueux que vous le désirerez… Rien ne sera jamais trop beau pour la Contessa del Vecchio-Castello !… N’est-ce pas, Éliane que vous… »

— « D’ailleurs, M. Castello » interrompit Éliane, « ce ne serait pas prudent de partir tous deux, je crois et de laisser Lucia seule ici, sans personne pour prendre soin d’elle… Je vous l’avoue, je trouve Lucia bien changée et je crains qu’elle finisse pas tomber réellement malade… Ne croyez-vous pas que nous en éprouverions du remords si l’état de votre sœur empirait durant notre absence ? »

— « Lucia… » murmura Castello. « C’est vrai, elle n’est pas bien et si je n’étais obligé de partir, j’hésiterais à la quitter… Merci, Éliane, » ajouta-t-il, « de m’avoir rappelé mon devoir envers ma sœur, qui a toujours été une si bonne amie pour moi !… Je comprends vos raisons et je les respecte… Mais, aussitôt que je serai de retour, promettez-moi de devenir ma femme ! »

— « Deux mois sont vite passés, vous savez, » dit Éliane, sans répondre directement à Castello ; qu’aurait-elle pu lui répondre, d’ailleurs ?

— « Au revoir, ma chérie, » dit Castello, en regardant l’heure à sa montre ; « nous nous rencontrerons au dîner… J’espère que Lucia sera capable de se joindre à nous. »

— « Je l’espère, moi aussi, » répondit Éliane.

Quand Éliane fut certaine que Castello eut quitté la caverne, elle sonna Paul et aussitôt, il entra dans la bibliothèque, portant une cafetière remplie de café brûlant.

« M. Castello est parti, Mlle Lecour, » dit Paul, « et Mlle Lucia est couchée… Avez-vous des ordres à me donner ? »

— « Mais non, Paul ! Tu viendras chercher le plateau dans une heure à peu près. »

Paul salua et sortit.

« Il est étrange cet enfant ! » se dit Éliane. « Pourquoi m’a-t-il dit que M. Castello était parti et que Lucia était couchée… comme s’il avait voulu me rassurer… Bah !… À treize ans, on aime à bavarder, je suppose ! »

Remplissant de provisions la corbeille en osier et y ajoutant le billet qu’elle avait écrit à l’adresse du Docteur Stone, la jeune fille se dirigea vers la pierre mouvante, qu’elle fit basculer. Aussitôt, le Docteur Stone s’approcha de l’ouverture. Il salua Éliane en souriant, puis il lui remit l’autre corbeille, vide de provisions, mais contenant un billet à l’adresse de la jeune fille… Ils ne pouvaient se parler ; ils s’écrivaient… et, chaque jour les corbeilles devaient contenir des lettres adressées l’un à l’autre. Peut-être se glissait-il dans les lettres du médecin une note tendre, parfois… Éliane le crut vraiment… En fut-elle froissée… ou heureuse ?… Qui peut dire ce que ressent une jeune fille, en ces circonstances ?


CHAPITRE VII

DEMI — LIBERTÉ


Il y avait dix jours que Castello avait quitté la caverne, accompagné de son domestique Goliath ; deux bandits de moins. Samson, ayant reçu l’ordre de surveiller les alentours de la caverne, passait son temps dehors et ne rentrait que pour prendre ses repas et se coucher. Le cuisinier se tenait dans sa cuisine avec René le marmiton. Lucia ne quittait guère sa chambre ; de fait, cette pauvre Lucia allait de mal en pis, depuis le départ de son frère. Comme elle s’était cramponnée à son frère, le matin de son départ cette pauvre Lucia !

« Anselmo ! Anselmo ! » disait-elle, en sanglotant. « Je ne te reverrai plus, mon frère ; j’en ai le pressentiment !! »

Oui, Lucia était bien malade d’une sorte de grippe qui menaçait de devenir une congestion des poumons. La veille, elle avait eu une crise de toux et d’étouffements, suivie d’une forte fièvre, accompagnée de frissons. Éliane eût eu beaucoup de peine à la soigner, si le Docteur Stone n’eût été là, l’aidant de ses conseils. Heureusement, il y avait un cabinet contenant des remèdes de toutes sortes dans la caverne ; heureusement aussi, le Docteur Stone analysait ces remèdes avant qu’Éliane les fît prendre à Lucia.

« Cependant, » écrivait le médecin à la jeune fille, « il faudrait à Lucia le grand air et la chaleur du soleil… Jamais elle ne guérira, dans cette grotte, dont la pierre suinte l’humidité, malgré les poêles électriques. Cette caverne est très-malsaine et une malade ne court aucune chance de guérir ici. »

Éliane essaya de faire entendre raison à Lucia ; mais ce fut peine perdue.

« Lucia, » lui avait-elle dit, la veille, après la crise de toux et d’étouffements qu’elle venait d’avoir, « ne vous découragez pas… Oui, je sais, vous êtes bien malade ; mais, si vous le désiriez, vous guéririez vite… Quittons cette caverne malsaine, Lucia ; le grand air, l’air pur du dehors, et le gai soleil du bon Dieu vous guériraient certainement. »

— « Quitter la caverne ! » s’écria Lucia. « Jamais !… Mon frère… »

— « Eh ! votre frère est loin déjà et c’est vous qui commandez ici. »

— « C’est inutile d’insister, Éliane. Mon frère m’a fait jurer de rester ici jusqu’à son retour et… »

— « Comme vous voudrez, Lucia. C’est pour vous que je parle. Cette caverne est humide… et les humains n’ont pas été créés et mis au monde pour vivre sous terre, ainsi que des bêtes immondes. »

— « Je mourrai ici, plutôt que de désobéir à mon frère, Éliane ! Veuillez, s’il vous plaît ne plus aborder ce sujet. »

— « C’est bien, Lucia, n’en parlons plus. »

« Pauvre Lucia ! » se disait Éliane, tout en rangeant des livres dans la bibliothèque. « Elle se laissera mourir dans cette caverne plutôt que de la quitter… Pourtant, nous l’emmènerons avec nous, malgré elle s’il le faut, si nous partons d’ici. »

S’approchant du couloir où étaient les œuvres de Molière, Éliane appela :

« Monsieur ! »

— « Mlle Éliane ! » répondit la voix du captif.

— « Je n’ai rien de nouveau à vous apprendre, » dit Éliane. « Lucia est plus mal et nous formons toujours des plans pour partir d’ici… Nous ne partirons pas sans vous, bien sûr ! »

— « Merci, Mlle Éliane… Voilà plus de dix ans — onze ans, douze ans peut-être que je suis ici et… »

— « Si longtemps que cela ! » s’écria Éliane. « O Monsieur, que je vous plains !… Mais, chut ! On vient ! »

C’était Paul qui venait porter le lunch dans la bibliothèque. Le plateau était, comme chaque jour d’ailleurs, chargé de mets de toutes sortes.

« Paul, » dit Éliane en souriant et désignant le plateau, « tu dois me croire affligée d’un colossal appétit ! »

Paul sourit, puis, se penchant à l’oreille d’Éliane, il murmura :

« Vous êtes TROIS ! »

Éliane fut tellement surprise, qu’elle laissa tomber par terre le catalogue qu’elle tenait à la main… comment !  !.. Paul savait !… Il savait, cet enfant, qu’elle avait donné asile à deux prisonniers. « Vous êtes trois… et Éliane ne s’en était pas douté… Paul continuerait à se taire, de cela la jeune fille était convaincue ; mais comment l’enfant avait-il découvert… ».

« Je vous en prie, Mlle Lecour, » dit Paul, « n’allez pas croire que je vous ai surveillée… Certes, non !… Mais, le soir où M. Castello et Mlle Lucia sont sortis, après être allé vous dire que j’avais servi votre goûter dans la bibliothèque, je me rendis à ma chambre… que je partage avec le cuisinier et René, comme vous savez… »

— « Oui, je sais, » répondit Éliane.

— « Mais je ne pouvais dormir… Le cuisinier ronflait et René avait le cauchemar… Je résolus donc de retourner au salon afin de vous demander la permission de prendre un livre dans la bibliothèque… J’avais, avec votre permission, commencé à lire : « Deux ans de vacances » par Jules Verne… c’est si intéressant et il y a de si belles images !… Juste au moment où je sortais de ma chambre, je vous ai aperçue, Mlle Lecour ; vous vous dirigiez vers la bibliothèque… Un monsieur et un garçonnet — un nègre je crois — vous suivaient. »

— « Ah ! » dit Éliane.

Ainsi, Paul avait eu connaissance de tout !… Heureusement, ni Samson, ni les autres n’en avait eu connaissance ; Éliane pouvait se fier à Paul.

« Vous n’êtes pas fâchée, Mlle Lecour ? » demanda Paul, des larmes dans la voix. « Ce n’est pas de ma faute, je… »

— « Fâchée ! Mais non, pauvre enfant ; je suis plutôt soulagée à la pensée que tu sais… Toi aussi, tu désires quitter cette caverne, hein, Paul ? »

— « Si je le désire !… Mlle Lecour, Dieu me préserve de devenir un moonshiner… comme les autres ! »

— « Nous travaillerons ensemble. Demain, je te montrerai la cachette où sont mes prisonniers… On ne sait pas… Je puis tomber malade ou quelque chose de ce genre, et il est bon que tu saches où ils sont cachés… Va, maintenant ; il y a assez longtemps que tu es ici, on finirait pas le remarquer… René… »

— « René tourne autour de la bibliothèque, Mlle Lecour ; je l’ai vu souvent. »

— « Oui, je m’en suis aperçue… Rayon aussi s’en est aperçu, et je vais… »

Comme pour donner raison aux paroles d’Éliane, Rayon se mit à gronder. Éliane se leva d’un bond et elle ouvrit les portières de la bibliothèque, donnant sur le couloir. René était là ; c’était le temps de lui donner une leçon. La personnel de la caverne savait qu’Éliane était la fiancée de Castello. La jeune fille s’était arrangée pour cela, elle avait, ainsi, une certaine autorité dans la caverne ; elle allait en profiter :

« Que fais-tu dans cette partie de la caverne ? » demanda-t-elle, sévèrement, à René.

— « Mais… je… » balbutia le marmiton.

— « Retourne à la cuisine immédiatement… immédiatement, tu m’entends ? »

— « Paul est bien ici, lui ! » répondit, effrontément, le marmiton.

— « Paul a reçu de M. Castello l’ordre de me servir, » dit Éliane. « Retourne à la cuisine ! Si je te vois encore dans cette partie de la caverne, je te fais enfermer par Samson. » — René avait une peur bleue de Samson. — Cette demi-liberté dont on jouissait depuis le départ de Castello était douce au cœur d’Éliane ; mais il était écrit qu’elle serait de courte durée, hélas ! .

Un matin, Éliane aperçut Samson qui se promenait dans la caverne. Qu’est-ce que cela voulait dire ?… N’avait-il pas reçu l’ordre de surveiller les alentours de la grotte ?… Que faisait-il ?… Il semblait être partout à la fois : dans le salon, près de la chambre de Lucia, à la porte de la bibliothèque, partout… Qu’y avait-il ?’… Éliane voulut le savoir, et quand Paul vint apporter son lunch, elle écrivit sur un bout de papier : « Que fait Samson dans la caverne ? » Et voici la réponse de Paul, qu’il écrivit… car on n’avait plus la liberté de causer depuis que Samson rôdait aux alentours :

« Il pleut dehors, » écrivit Paul. « C’est un véritable déluge, paraît-il ; jamais il n’a tant plu dans le Kentucky. Les rivières et les lacs débordent, les routes sont inondées et de véritables torrents descendent des montagnes. Un vrai déluge, quoi ! Samson ne peut se tenir dehors et c’est pourquoi il a élu domicile dans la caverne… Que Dieu nous en délivre bientôt ! » Samson fut trois jours dans la caverne. Le quatrième jour, il sortit enfin et Éliane retrouva la demi-liberté qui lui était si chère.


CHAPITRE VIII

LES NOUVEAUX HABITANTS DE LA CAVERNE


Il se passait quelque chose d’étrange dans la caverne… de très-étrange même… Quelque chose qui effrayait Éliane… sans qu’elle pût dire la raison de sa frayeur… Elle n’aimait plus être seule dans aucune des pièces de la caverne. Quand elle se tenait dans la bibliothèque, ce n’est qu’à l’heure de remettre les provisions au Docteur Stone qu’elle abaissait les nattes en paille ; à part cela, elle tirait les portières seulement… comme pour s’assurer une issue, en cas d’alerte. La jeune fille ne se promenait plus avec confiance dans les couloirs non éclairés de la grotte ; elle ne s’aventurait dans aucune des chambres sans avoir préalablement inondé cette chambre d’un flot de lumière. Il y avait une présence invisible dans la grotte et cette présence, même Rayon semblait la pressentir et la craindre. Le petit chien ne gambadait plus joyeusement, comme autrefois ; il se tenait près de sa jeune maîtresse, couché à ses pieds ou collé à ses jupes et il grondait et geignait presque continuellement. Rayon n’occupait plus son lit dans la chambre d’Éliane ; il se pelotonnait peureusement au pied du lit de sa maîtresse. Celle-ci avait protesté d’abord ; mais la pauvre petite bête avait l’air tellement effrayé, qu’Éliane l’avait laissé faire.

Un jour, alors qu’Éliane était dans sa chambre, elle entendit un grand bruit dans la bibliothèque et elle courut voir ce qui s’y passait. Une demi-douzaine de livres étaient tombés sur le sol. Ces livres avaient été rangés avec ordre, à côté de tant d’autres pourtant et rien ne pouvait expliquer pourquoi ils étaient tombés ainsi.

Durant la nuit de ce même jour, tous, dans la caverne, furent éveillés brusquement par un vacarme inusité. Ce bruit venait de la cuisine : un monceau d’assiettes de fer blanc et de petites casseroles étaient tombées, sans cause apparente.

Oui, il y avait quelque chose d’étrange qui se passait dans la caverne !…

Combien de fois, en arrivant inopinément dans une chambre, Éliane avait cru entendre des pas s’éloignant à la hâte !… Combien de fois, la nuit, elle avait entendu des pas aussi, dans sa chambre, autour de son lit !… Combien de fois elle avait senti quelqu’un ou quelque chose frôler les couvertures de son lit !… Et cela devint tellement énervant, à la fin, que la jeune fille n’éteignait plus ses lumières pour dormir.

Un soir qu’Éliane s’amusait, au piano, à composer une rêverie, les yeux fixés sur l’Ange de la Caverne, elle vit distinctement les lourdes portières encadrant ce tableau s’agiter, comme si elles eussent été secouées brusquement par d’invisibles mains… La jeune fille pensa aussitôt à la partie inhabitée de la caverne… Qui sait ?… Peut-être quelque pauvre malheureux y était-il emprisonné comme l’avait été le Docteur Stone et son nègre Bamboula ?…

Éliane s’approcha jusqu’au pied du mur supportant l’Ange de la Caverne et demanda :

« Qui est là ? »

Nulle réponse ne vint à son appel. Les portières furent, encore une fois, secouées brusquement… et ce fut tout.

« Heureusement, je ne crois pas aux revenants ! » se disait Éliane. « Combien je déteste ce qui me semble mystérieux ou inexplicable, cependant !… Mais, peut-être suis-je devenue un tant soit peu imaginaire, à force de vivre dans cette caverne… De fait, c’est assez pour perdre l’esprit tout à fait que de vivre ainsi, sous terre, sans jamais voir le soleil et sans respirer l’air vivifiant du dehors. Suis-je vraiment menacé de perdre la raison ?… Ces bruits mystérieux, ces… Mon Dieu, ayez pitié de moi… et de nous tous qui sommes prisonniers dans cette caverne !… Ah ! qui m’expliquera ce qui se passe ici ?… »

L’explication n’allait pas tarder.

Le lendemain — il pouvait être quatre heures de l’après-midi — Éliane était occupée à numéroter les livres qui se trouvaient près de la pierre à bascule quand, soudain, la pierre bascula sur ses pivots et Bamboula sauta sur le plancher de la bibliothèque. Éliane faillit crier, tant sa surprise fut grande. Une véritable terreur se lisait dans les yeux du petit nègre, et ce fut les lèvres tremblantes qu’il balbutia :

« Damoiselle ! Damoiselle !  ! Bamboula pli di tout rester là, » dit-il, en désignant la cachette. « Bamboula li a trop peur ! »

— « Qu’y a-t-il, Bamboula ? Qu’y a-t-il ? » s’écria Éliane. « Le Docteur Stone… »

À ce moment, le Docteur Stone apparut à l’ouverture de la cachette.

« Mlle Éliane, » dit-il, « Bamboula a raison ; il est impossible pour nous de rester plus longtemps dans cette cachette… Voyez ! »

Le médecin pressa sur le ressort de sa lampe électrique, éclairant ainsi tout l’intérieur de la première chambre de la cachette… Éliane jeta un cri, cri de dégoût et de terreur en même temps : à la faveur de la lumière électrique, elle aperçut une douzaine de rats ; ces rats semblaient avoir élu domicile dans la cachette. D’autres rats, morts ceux-là, gisaient un peu partout.

« Nous sommes parvenus à en tuer quelques-uns, Éliane, » dit le Docteur Stone ; « mais leur nombre va toujours se multipliant… Ce pauvre Bamboula a été mordu à la jambe et à la joue. »

Tout en parlant, le Docteur Stone avait sauté sur le sol de la bibliothèque, à son tour, puis il fit basculer la pierre.

« Hélas ! » s’écria Éliane, « je comprends tout maintenant : la caverne entière est infestée de ces immondes bêtes ! »

Oui… Ces pas légers entendus si souvent, ces frôlements sur son lit, la nuit, ces livres qui tombaient d’eux-mêmes ainsi que cette batterie de cuisine… Ces portières que des mains invisibles semblaient agiter… Cette frayeur de Rayon… On peut hausser les épaules quand une femme s’évanouit à la vue d’une souris, sans doute ; mais, même les plus braves ont horreur des rats… Ces sales bêtes se défendent, même elles attaquent. J’avais un petit chien, moi, qui avait été mordu au nez par un rat. Il a fallu le conduire chez le vétérinaire, tant il souffrait. La morsure du rat distille le poison, et quoique cette morsure n’ait pas toujours des résultats mortels, souvent, ces résultats sont assez sérieux…

La caverne était infestée de rats ; il fallait trouver le moyen d’en sortir au plus vite !

Éliane sonna Paul et celui-ci arriva aussitôt à la bibliothèque. Il ne parut pas surpris en apercevant le Docteur Stone et Bamboula, avec qui il avait fait connaissance depuis quelques jours.

« Paul, » demanda Éliane au petit marmiton, « t’es-tu aperçu de ce qui se passe dans la caverne depuis quelque temps ? »

— « Oui, Mlle Lecour, « répondit Paul. « Depuis cette sorte de déluge qui a fondu sur le Kentucky, la caverne est infestée de rats… Ces sales bêtes, effrayées par ce déluge et menacées d’être noyées, ont cherché refuge ici, par milliers ! »

— « Qu’allons-nous devenir ? » s’écria Éliane.

— « Il faut partir, Mlle Lecour, » dit Paul, « partir sans retard ! »

— « Partir ! C’est bientôt dit !  ! »

— « Écoutez, Mlle Lecour : à force de patience, je suis venu à bout de découvrir le moyen d’ouvrir et de fermer les portes de cette caverne, » dit Paul.

— « Vraiment ! ” s’écria Éliane. « Alors, nous sommes libres ! »

— « Samson veille dehors, Mlle Lecour… Si nous pouvions éloigner Samson… »

— « Rien ne serait plus facile que d’éloigner ce colosse, il me semble, Mlle Éliane, » dit le Docteur Stone. « Envoyez-le quérir un médecin pour Lucia… à Bowling Green, par exemple… »

— « Oui ! Oui ! » s’exclama Paul.

— « Mais, Samson n’obéira pas à un ordre venant de moi ! Il faudrait qu’il lui vint de Lucia… et Lucia ne donnera jamais pareil ordre, j’en suis convaincue. »

— « Alors, il faut lui dire à Lucia ce qui se passe ici. » Ceci du Docteur Stone.

À ce moment, la voix de Lucia se fit entendre ; elle appelait à l’aide, d’une voix effrayée.

« Éliane ! Éliane ! Pour l’amour de Dieu ! Éliane ! »

— « Je viens, Lucia ! » cria Éliane.

Arrivée dans la chambre de Lucia, elle aperçut celle-ci assise sur son lit, les yeux démesurément ouverts. Lucia était blanche jusqu’aux lèvres ; quelque chose l’avait grandement effrayée.

« Éliane ! Éliane ! » s’écria-t-elle, en se cramponnant à la jeune fille. « Sauvez-moi ! Sauvez-moi ! Des rats ! Des rats !  ! »

Puis, tranquillement, Lucia perdit connaissance.


CHAPITRE IX

LA DÉCISION DE LUCIA


Quand Lucia revint à la connaissance des choses, elle sembla, tout d’abord, ne pas se souvenir de ce qui l’avait tant effrayée ; mais bientôt, la mémoire lui revint, car, de nouveau, elle se cramponna à Éliane en criant :

« Des rats ! Des rats ! »

— « Pauvre Lucia ! » dit Éliane. « Vous avez eu le cauchemar, n’est-ce pas ? »

— « Non ! Non ! » s’écria Lucia. « J’étais éveillée, éveillée comme je le suis en ce moment… Les lumières étaient éteintes ; seul, le poêle électrique éclairait ma chambre… Tout à coup, quelque chose sauta sur mon lit… Comme j’étais couchée, je ne pouvais pas voir ce que c’était et j’ai cru que c’était Rayon, votre petit chien… Vous le savez, Éliane, j’ai peur des chiens ; mais Rayon n’est pas méchant… Tout de même, je voulus le chasser et, pour ce faire j’étendis la main afin de le repousser… Ciel ! « s’écria-t-elle, le visage tout défait, au souvenir de ce qui s’était passé, « au lieu de votre petit chien, c’étaient des rats qui avaient sauté sur mon lit… des rats !  ! »

Pauvre Lucia ! Ses dents claquaient et elle ne cessait de trembler.

« Des rats, Éliane ! Des rats ! » ne cessait-elle de dire.

— « Hélas, Lucia, la caverne est infestée de rats. »

— « La caverne infestée de rats, de ces bêtes immondes ! Qu’allons-nous devenir ?… Ils vont nous dévorer vivants !… Que faire ?… Mon Dieu ! Que faire ?…

— « Quitter la caverne sans retard ; voilà ce qu’il faut faire… Laissons la place aux rats ; ils ont trouvé ici un refuge digne d’eux… Partons, Lucia, partons ! »

— « Partir ! C’est impossible ! Que dirait Anselmo mon frère ? »

— « Votre frère !… Ah ! ne me parlez plus de votre frère, Lucia ! Il vous a quittée alors que vous étiez déjà malade et… Écoutez, Lucia, si vous ne voulez pas quitter cette caverne, moi, je pars, et, je vous en avertis, je vous emmène de force, car, je ne vous laisserai pas ici, sans soins… devenir la pâture des rats ! » — « Mais, Éliane, Samson veille dehors et il ne laissera personne quitter la caverne, je sais. »

— « Lucia, » dit Éliane, « ne m’avez-vous pas dit que vous vous étiez fait soigner déjà par le Docteur Jackson de Bowling Green ? »

— « Oui, le Docteur Jackson est mon médecin, » répondit Lucia.

— « Alors, donnez à Samson l’ordre d’aller chercher votre médecin… Vous êtes malade, Lucia et avez certainement besoin d’un médecin… Mais, bien avant que Samson soit rendu à Bowling Green, nous serons partis… Décidez-vous, Lucia !… Samson sera de retour à la caverne dans une heure maintenant ; donnez-lui l’ordre d’aller à Bowling Green et, je vous le promets, ce soir même, vous coucherez dans une maison bien aérée… à l’abri des rats. »

— « Que dira mon frère, Éliane ? »

— « Laissez-le dire !… Eh ! bien, que décidez-vous, Lucia ? »

— « Nous partirons, Éliane, nous partirons » !… Je le sais bien, je mourrai bientôt ; chaque jour, je me sens de plus en plus faible… Mais mon cadavre ne servira pas de pâture à ces… Éliane ! Éliane !… Oui, oui, nous partirons, nous partirons !  ! »

— « C’est bien, Lucia. Aussitôt que Samson entrera, je lui dirai que vous avez à lui parler… Envoyez Samson à Bowling Green… qu’il prenne la limousine… Il nous restera l’auto-fourgon ; c’est celui-là dont nous aurons besoin pour opérer le… sauvetage. »

— « Le cuisinier, Éliane ?… C’est un fier bandit, un colosse, lui aussi. »

— « Je vous l’ai dit, Lucia, donnez l’ordre à Samson d’aller quérir votre médecin ; le reste, je m’en charge… Maintenant, je vais vous laisser pour quelques instants, mais, n’ayez aucune crainte. Vos lumières resteront allumées et vous n’aurez qu’à m’appeler si vous avez besoin de moi. »

Éliane revint, triomphante, à la bibliothèque. Elle avait décidé Lucia à quitter la caverne ! La nouvelle fut bien accueillie par le Docteur Stone.

« Nous nous fions à toi, Paul, » dit Éliane au petit marmiton, « pour nous ouvrir les portes… Quant au cuisinier et à René, tâche de trouver un moyen de les enfermer dans la cuisine ou ailleurs. Je laisserai un mot à l’adresse de Samson, l’avertissant de l’emprisonnement de ces deux drôles et… O ciel ! Dire que nous allons, ce soir même, quitter cet enfer !  ! »

« Nous irons droit chez moi, » dit le Docteur Stone. « J’avertirai ma ménagère Hannah et tout sera prêt pour recevoir notre malade, à notre arrivée… Vous m’avez dit, n’est-ce pas, Mlle Éliane, que le téléphone était dans l’étude de Castello ? » — « Oui, c’est là qu’est le téléphone, Docteur Stone. » Puis, s’adressant à Paul. « Sais-tu conduire une automobile ? »

— « Oh ! oui, Mlle Lecour, » répondit Paul.

— « Alors, aussitôt après le départ de Samson, tu conduiras le fourgon à la porte de la caverne ; nous y transporterons Lucia sur un matelas. »

— « À vos ordres, mademoiselle, » répondit Paul.

— « Maintenant, Paul, va rejoindre le cuisinier et René afin de ne pas attirer l’attention en restant trop longtemps à la bibliothèque ; mais, tiens-toi prêt à… tout. »

— « Bien, Mlle Lecour, » dit Paul, en se retirant.

« Je vais avertir le captif, » dit Éliane au Docteur Stone. « Quel bonheur de lui annoncer une si bonne nouvelle ! »

S’approchant du petit couloir, Éliane appela :

« Monsieur ! »

Aussitôt, le Docteur Stone entendit des pas qui s’approchaient et une voix répondit :

— « Mlle Éliane ! »

— « Monsieur, » dit la jeune fille, « tenez-vous prêt à nous accompagner bientôt… Nous allons tous quitter la caverne dans une heure ou deux… Tous ; je veux dire : Le Docteur Stone et son nègre Bamboula, Lucia, Paul, le petit marmiton, vous et moi. »

— « Vraiment ! Vraiment, Mlle Éliane !  !… Ah ! quel bonheur ! Ce n’est pas tenable ici… Les rats… »

— « Oui, je sais, je sais !… Nous partirons certainement… Le Docteur Stone nous offre l’hospitalité chez lui, à Smith’s Grove. » — « Veuillez présenter mes remerciements anticipés au Docteur Stone, Mlle Éliane… et merci pour la bonne nouvelle !… Je serai prêt. »

— « Au revoir alors, monsieur ! »

— « Au revoir, Mlle Éliane, Ange de cette caverne ! »

— « Si vous le voulez bien, Docteur Stone, » dit Éliane au médecin, vous vous cacherez derrière ces portières, avec Bamboula, pour le moment. Moi, je vais faire ma valise et aussi celle de Lucia, afin que rien ne nous retarde, quand arrivera l’heure de partir… Il est six heures moins vingt minutes, » ajouta-t-elle ; « Samson sera ici dans un quart d’heure à peu près. »

— « À bientôt, Mlle Éliane, » dit le Docteur Stone, en se dirigeant vers les portières, suivi de Bamboula. « Dieu vous garde ! »

— « Que Dieu nous garde tous et nous conduire en sûreté hors de la caverne ! » ajouta Éliane solennellement.

— « Amen ! » répondit le Docteur Stone, non moins solennellement.

Il était six heures moins cinq minutes quand Éliane entendit glisser sur ses rainures la porte d’entrée de la caverne : c’était Samson qui arrivait.

Ainsi qu’il en avait pris l’habitude, le colosse parcourut la caverne d’une extrémité à l’autre, donnant à chaque pièce un coup d’œil d’inspection. Au moment où il passait devant la chambre de Lucia pour la deuxième fois, Éliane apparut sur le seuil de cette chambre et lui dit d’une voix qu’elle parvint à rendre indifférente :

« Samson, Mlle Lucia désire vous parler. Entrez. »

Samson entra. En apercevant Lucia, il ne put retenir un mouvement de surprise, tellement il la trouva changée… Oui… Mlle Lucia était méconnaissable, tant elle avait maigri… Mlle Lucia se mourait, c’est sûr ; elle avait l’air d’être à la dernière extrémité !

« Samson, » dit Lucia au colosse, « après que tu auras soupé, tu prendras la limousine et iras à Bowling Green chercher le Docteur Jackson… Qu’il vienne immédiatement.. Je me meurs, je crois… »

— « Mais, Mlle Lucia… » murmura Samson, « M. Castello m’a défendu de laisser aucun étranger pénétrer dans la caverne durant son absence ! »

Éliane sentit la colère l’envahir, à cette réponse de Samson. « Misérable valet ! » s’écria-t-elle. « Allez-vous laisser mourir votre maîtresse sans secours, sans médecin ?… Est-ce que M. Castello pouvait prévoir que sa sœur… »

— « C’est bon ! C’est bon, Mlle Lecour ! » répondit Samson. « Je vois bien que Mlle Lucia est très-mal et, comme vous le dites, nous ne pouvons pas la laisser souffrir ainsi… Je pars tout de suite… Je n’ai pas faim ; je prendrai une bouchée quand je reviendrai seulement… Si le Docteur Jackson n’est pas chez lui, Mlle Lucia, » demanda-t-il ensuite, « irai-je chez un autre médecin ? »

— « Non ! Non ! » répondit Lucia, qui faisait l’admiration d’Éliane par la manière dont elle entrait dans son rôle, malgré qu’elle fut si malade. « Tu attendras le Docteur Jackson et le ramèneras ici ; il est le seul médecin auquel j’ai confiance. »

— « S’il ne m’arrive rien, je serai de retour dans moins de trois heures, Mlle Lucia, » dit Samson, en se retirant.

Et bientôt, grâce à Paul, qui avait entr’ouvert la porte de la caverne, on put entendre le bruit de la limousine sur le pont reliant les deux bords du gouffre, défendant l’accès de la grotte…

Samson était parti ; on était libre de quitter la caverne !


CHAPITRE X

LIBRES


À peine Samson eut-il quitté la caverne que Paul entra dans la cuisine afin de s’assurer que le cuisinier et René, le marmiton, y étaient et qu’ils seraient occupés pour quelques instants au moins. Quant à René, à présent que Samson était parti, il n’était guère dangereux… S’il avait voulu protester, on l’aurait ficelé tout simplement, puis déposé dans un coin… Mais le cuisinier, c’était autre chose ; c’était un colosse, lui aussi et ce n’est pas le Docteur Stone, affaibli par sa récente captivité, qui en serait venu à bout… Non, le médecin, aidé seulement d’une jeune fille et de deux garçonnets — nous voulons dire Paul et Bamboula — n’auraient rien pu contre le cuisinier.

Mais, dans la cuisine, le cuisinier était à sortir un rôti du fourneau et René tenait dans ses mains un plateau pour y recevoir le rôti. C’était le temps ! Paul quitta la cuisine à pas de loup… Arrivé dans le couloir, il posa le doigt sur un point presqu’imperceptible dans la pierre et un pan de mur glissa aussitôt, sans bruit, sur ses rainures : le cuisinier et René étaient prisonniers dans la cuisine.

« Paul, » dit le Docteur Stone, « je désire me servir du téléphone qui est dans l’étude de M. Castello. »

— « Je vais vous ouvrir la porte de l’étude, M. le Docteur, » répondit Paul. Et quand la porte fut ouverte, le médecin se mit au téléphone, appelant sa propre maison.

« Hello ! » dit une voix que le docteur reconnut aussitôt.

— « C’est vous, Hannah ? »

— « Oui, c’est Hannah qui parle… Mais… ce n’est pas… ça ne peut être… »

— « Oui, Hannah, c’est moi, le Docteur Stone qui parle. »

— « Mais… j’ai cru… tout Smith’s Grove a cru… »

— « Je vous expliquerai tout cela bientôt, Hannah… J’arriverai chez moi dans une demi-heure ou trois quarts d’heure, à peu près… La chambre blanche est-elle prête à recevoir une malade ? »

— « Oui, M. le Docteur. Il n’y a qu’à mettre des serviettes et de l’eau fraîche. »

— « C’est bien… Dans trois quarts d’heure au plus, j’arriverai, accompagné d’une malade, d’une jeune… infirmière et aussi d’un étranger. Que tout soit prêt, n’est-ce pas ? »

— « Tout sera prêt, M. le Docteur ! »

Le Docteur Stone replaça le récepteur, puis il sortit dans le couloir, quand il aperçut Éliane dans le salon. Éliane, voulant emporter ses manuscrits de musique, était entrée au salon afin de les y chercher.

Le docteur, en entrant dans la pièce, qui était vivement éclairée, vit, pour la première fois l’Ange de la Caverne.

« Qu’est-ce que cela ? » demanda-t-il.

Il s’approcha du mur et lut ce qui était gravé sur le piédestal de la statue : « L’ANGE DE LA CAVERNE. »

« Mais, » s’écria-t-il, en s’adressant à Éliane, « cet Ange vous ressemble beaucoup, Mlle Éliane !… Cet Ange de la Caverne… »

— « Une fantaisie de M. Castello, » dit Elaine en souriant.

— « Ah ! je comprends… » murmura le docteur.

— « Savez-vous, Docteur Stone, cette statue m’effrayait un peu, dans les premiers temps ! Mais j’ai fini par l’aimer… Il me semblait que cet ange, qui ressemble aussi à ma mère, il me semblait, dis-je que l’Ange de la Caverne me voyait et qu’il me protégerait…

— « C’est une belle pensée, Mlle Éliane, » dit le Docteur Stone… « Puisse-t-il alors, l’Ange de la Caverne, nous conduire en sûreté hors de ce repaire ! »

— « Oui, je l’aime l’Ange de la Caverne, » reprit Éliane « et cela me fait une singulière impression de regarder cette statue en ce moment où nous allons partir… C’est comme si je laissais un être vivant, un être cher dans la caverne… Quel malheur que nous ne puissions l’emporter l’Ange de la Caverne, n’est-ce pas, Docteur Stone ? » ajouta-t-elle en riant. « Mais partons ! Nous n’avons pas un instant à perdre ! »

Dans le couloir, Éliane et le Docteur Stone aperçurent Bamboula portant deux petites valises : celle d’Éliane et celle de Lucia ; Bamboula se dirigeait vers la porte de sortie.

« Nous allons maintenant délivrer le captif, » dit Éliane au médecin et nous partirons ensuite… Voilà Paul ; il va ouvrir la porte de la chambre du captif… Savez-vous, Docteur, qu’il y a dix ou douze ans que cet homme est prisonnier ici ? »

— « Vraiment ! » s’écria le Docteur Stone. « Espérons que la joie de recouvrer sa liberté ne le tuera pas ; cela peut arriver. »

— « Cela n’arrivera pas cette fois, » répondit Éliane en souriant ; « Dieu est pour nous… Paul, » ajouta-t-elle, « aie donc la bonté d’ouvrir cette porte immédiatement. C’est dans cette chambre qu’est le captif, je crois.

— « Oui, c’est dans cette chambre, Mlle Lecour, » répondit Paul. « J’ai vu souvent Goliath ou Samson entrer dans cette pièce en portant des plateaux sur lesquels il y avait des provisions. »

La porte s’ouvrit… Le captif, qui se tenait tout près de la porte, ne fit qu’un bond dans le couloir.

« Mlle Éliane ! » murmura-t-il, en apercevant la jeune fille. L’Ange de la Caverne ! »

— « Monsieur ! » dit Éliane, en présentant sa main au captif. « Je vous présente le Docteur Stone, Monsieur, » continua-t-elle. « Docteur Stone je vous présente… monsieur… monsieur… »

— « Je me nomme… Pierre, Monsieur Pierre, Mlle Éliane. Oh ! s’écria-t-il soudain, avec beaucoup d’exaltation dans la voix, « libre ! libre ! Je suis libre enfin !  ! »

— « Monsieur, » dit le Docteur Stone, d’une voix qu’il essayait de rendre rude, « vous n’êtes pas libre encore… Il s’agit de sortir de cette caverne d’abord. »

Éliane jeta un regard étonné sur le médecin ; pourquoi prenait-il ce ton pour parler à M. Pierre ?… Mais un signe imperceptible du docteur lui fit tout comprendre : M. Pierre était dans un état d’exaltation tel qu’il fallait l’apaiser ; sans quoi, il pourrait mourir, ou, du moins, devenir fou subitement, de joie.

— « Monsieur, » reprit le Docteur Stone, « veuillez nous donner votre aide pour transporter une malade. »

— « Certainement, » répondit M. Pierre.

On se rendit dans la chambre de Lucia. Elle semblait sommeiller, mais Éliane lui parla et elle ouvrit les yeux. Elle parut surprise en apercevant les deux hommes qui accompagnaient Éliane, mais elle ne dit rien… Chose certaine, elle ne reconnut pas le Docteur Stone avec sa barbe inculte, car le médecin s’était vu obligé de cultiver une barbe depuis son emprisonnement, faute de rasoir.

Avec de grandes précautions, on enleva le matelas sur lequel Lucia était couchée… Pauvre Lucia ! Elle ne pesait guère !… Éliane prit une des extrémités du matelas avec le Docteur Stone et Bamboula prit l’autre extrémité avec M. Pierre. Enfin, on mit le pied dehors !…

Le fourgon attendait tout près de la porte de la caverne et Paul était déjà au volant. Le matelas contenant Lucia fut déposé au fond du fourgon. Éliane se plaça à sa tête (inutile de dire que Rayon était sur les talons de la jeune fille) et Bamboula à ses pieds. Le Docteur Stone et M. Pierre prirent place à côté de Paul ; on était prêt à partir.

« Nous sommes prêts ? » demanda le Docteur Stone.

— « Oui, nous sommes prêts ! » répondit Éliane.

M. Pierre se leva soudain, puis, faisant de grands gestes dans la direction de la caverne, il s’écria :

« Adieu, caverne maudite, dans laquelle j’ai tant souffert ! »

Vite, le médecin fit asseoir M. Pierre, posant, en même temps ses doigts sur le pouls du captif… Le docteur fronça les sourcils : ce pauvre homme allait-il vraiment perdre la raison ?…

« Asseyez-vous, s’il vous plaît, M. Pierre, » dit le Docteur Stone ; « nous allons partir. En avant, Paul ! » ajouta-t-il. « Mettons le cap sur Smith’s Grove ! »

Ils cheminèrent à travers bois pendant quelques minutes, puis ils atteignirent la route carrossable

Ils étaient libres !  !


CHAPITRE XI

CHEZ LE DOCTEUR STONE


La demeure du Docteur Stone était devenue un hôpital de dimension restreinte ; car, à part Lucia, dont l’état allait s’aggravant chaque jour, M. Pierre était en proie à la fièvre et au délire, depuis le lendemain de son arrivée à Smith’s Grove. Ce que le Docteur Stone avait prévu arrivait donc ; cet homme qui avait été retenu captif depuis un assez grand nombre d’années, pouvait à peine supporter la joie d’être libre enfin.

M. Pierre divaguait presque continuellement ; il balbutiait des phrases sans suite, du matin au soir. Un jour, quand le Docteur Stone quitta la chambre du malade, son front était soucieux et un grand étonnement se lisait dans ses yeux. M. Pierre avait divagué plus que jamais, ce jour-là et il avait dit des choses… prononcé certains noms… qui n’étaient pas tout à fait étrangers au médecin.

« Si cela était ! » se disait le Docteur Stone. « O ciel ! Ce — serait terrible ! » Éliane avait été mise au courant de l’état de Lucia. Le médecin lui avait dit que la sœur de Castello n’avait plus que quelques jours à vivre.

« Si nous avions pu la décider de quitter plus tôt cette caverne malsaine, » dit-il, « peut-être aurais-je pu la sauver… Mais il est trop tard ; les deux poumons sont congestionnés… Il ne reste rien à faire. »

— « Pauvre Lucia ! » murmura Éliane.

— « Oui, pauvre femme !… Ne la laissez pas parler ; du moins, faites votre possible pour l’empêcher de parler et… courage ! »

Ce même jour, alors qu’Éliane était parvenue à faire avaler un peu de bouillon à Lucia, celle-ci lui demanda :

« Où sommes-nous ici, Éliane ? »

— « Le médecin m’a défendu de vous laisser parler, Lucia, » répondit Éliane « Mais si vous désirez savoir où nous sommes, je vous le dirai bien ; nous sommes chez le Docteur Stone. »

— « Chez le Docteur Stone ! Mais… »

— « Oui, le Docteur Stone était, lui aussi, retenu à la caverne et il nous a emmenés ici. »

— « Et les autres ?… Que sont-ils devenus ? »

— « Les autres, c’est-à-dire le cuisinier, Samson et René ont abandonné la caverne, Lucia… C’est le Docteur Stone qui vous a soignée ; du moins, qui prescrivait pour vous et qui analysait les remèdes que je vous administrais, dans la caverne… Sans son aide, j’aurais été bien en peine pour vous donner des soins.

— « Mon frère… » commença la malade.

— « Votre frère m’avait laissé son adresse à Paris, Lucia. Je lui ai écrit, lui racontant tout… Il sera sur ses gardes… Je lui devais cela à M. Castello, car il avait été généreux lorsque ma mère avait tant besoin de secours. »

— « Merci, Éliane, » murmura Lucia. Et des larmes coulèrent sur ses joues amaigries. « Maintenant, demandez au Docteur Stone de faire venir un Notaire, sans retard… J’ai parfaitement conscience de mon état et la mort ne me fait pas peur… Un Notaire, Éliane ! »

— « Je vais m’en occuper tout de suite, Lucia. » répondit Éliane, les larmes dans les yeux. « Paul va me remplacer auprès de vous. »

— « Oui ! Oui ! Je l’aime bien Paul ; c’est un bon enfant. »

Le Notaire fut près d’une heure avec Lucia et cette séance fatigua beaucoup la pauvre malade ; mais le docteur lui administra un calmant qui lui procura bientôt un bienfaisant sommeil.

Éliane, un livre à la main et Rayon à ses pieds, s’installa près d’une fenêtre. On ne laissait pas Lucia seule ; quand ce n’était pas Éliane qui la veillait, c’était Hannah, la ménagère du docteur, ou bien Paul, ou bien Bamboula. Le docteur avait dû user de son autorité pour qu’Éliane consentit à se faire remplacer auprès de Lucia. Il obligeait la jeune fille à prendre de l’exercice dehors durant plusieurs heures de la journée ; sans cela, peut-être serait-elle tombée malade à son tour.

Éliane, occupée à lire, entendit soudain sonner la cloche de la porte privée et introduire des visiteurs. Le salon faisait suite — ou plutôt précédait — la chambre blanche ; une simple cloison en planches séparant les deux pièces. De la chambre blanche donc, on pouvait suivre une conversation dans le salon, comme si on eut été présent.

« Docteur Stone ! Docteur Stone ! » dit une voix de femme, dans le salon. « Quel bonheur de vous revoir !… Quelle terrible inquiétude vous avez donnée à vos amis ! »

— « Comment vous portez-vous, Mme Reeves-Harris ? » dit la voix tranquille du médecin. « Et comment va M. Reeves-Harris ? »

— « Moi, je me porte bien, je vous remercie, » répondit une voix d’homme — celle de M. Reeves-Harris, probablement, se disait Éliane — « Je suis heureux de… »

— « Ce n’est que ce matin que nous avons appris votre… résurrection, Docteur, » interrompit la voix de Mme Reeves-Harris. « Nous étions à Bowling Green, chez ma sœur… la mère de Daphné, vous savez, » ajouta-t-elle.

Et Éliane, qui entendait tout, se demanda pourquoi elle sentait soudain, qu’elle n’aimait pas Mme Reeves-Harris.

« Ah ! oui, » dit le Docteur Stone. « Mlle Daphné est en bonne santé ? »

— « Très-bien, merci. Elle nous aurait accompagnés ici, si sa mère eut pu être de la partie. »

Éliane sentit qu’elle détestait cette Daphné !

« Il y a du nouveau à Bowling Green, Docteur Stone, » reprit Mme Reeves-Harris… « Vous savez, cette maison, cette sorte de castel que M. Symson avait commencé à construire ?… Eh ! bien, elle a été achetée, et achevée par deux messieurs — millionnaires, dit-on — Messieurs Mirville et Andréa. »

Éliane s’approcha de la cloison pour mieux entendre.

« Oui ? » dit le Docteur Stone, d’un air assez indifférent.

— « Ces nouveaux arrivés, » continua Mme Reeves-Harris, « nous consolent un peu du départ du Comte Anselmo del Vecchio-Castello. Vous avez rencontré le Comte del Vecchio-Castello chez moi ; vous vous souvenez, Docteur ? »

— « Oui, je m’en souviens, » répondit le Docteur Stone.

— « Eh ! bien, il est parti pour son pays, l’Italie, pour un temps indéfini, m’a-t-il dit, et la société Smith’s Grovienne et Bowling Greenéenne se console difficilement du départ de cet homme charmant, je vous l’assure ! »

— « Ah ! oui, » répondit le Docteur Stone d’un ton sarcastique, que Mme Reeves-Harris ne perçut certainement pas, mais qui fit sourire Éliane, de l’autre côté de la cloison.

— « Oui, » Mme Reeves-Harris, « charmant et éminemment distingué ce cher Comte ! »

— « Avec quelque chose de faux et de sinistre dans le regard, cependant, » dit, ici, M. Reeves-Harris.

— « Mon cher Andrew, » dit Mme Reeves-Harris, à son époux, « ne parle donc pas de ce que tu ne comprends pas… Le Comte Anselmo del Vecchio-Castello… »

— « C’est bon ! C’est bon, ma chère Emma, n’en parlons plus… Tu as ton opinion sur le « noble Comte » et moi, j’ai bien le droit d’avoir aussi la mienne… »

— « Y a-t-il longtemps que vous êtes allé à Bowling Green, Docteur ? interrompit Mme Reeves-Harris.

— « Il y a près d’un an que je ne suis pas allé à Bowling Green, Mme Reeves-Harris.

— « Alors, je vous conseille d’aller rendre visite à la villa Andréa — c’est ainsi que se nomme la propriété de Messieurs Mirville et Andréa — Ils donnent un grand bal, dans quinze jours et toute la société de Bowling Green, aussi bien que celle de Smith’s Grove y sera. »

— « Je n’ai pas le temps de penser aux bals, dans le moment, Mme Reeves-Harris, ” répondit le médecin. « J’ai deux malades ici et… »

— « Des malades ! Dans votre maison !… Ah ! quel désappointement de ne pas vous voir au bal de la villa Andréa !… C’est moi que Messieurs Mirville et Andréa ont demandé pour chaperon, le soir du bal… Ainsi, vous ne serez pas là !… Daphné va être si désappointée, elle aussi, la pauvre enfant ! »

« Oui, décidément, je la hais cette Daphné ! » se disait Éliane.

« Comment se porte Frank-Lewis ? » demanda la voix du docteur.

— « Frank-Lewis est en villégiature depuis près d’un mois, » répondit la voix de M. Reeves-Harris.

— « Oui, Frank-Lewis est absent, » ajouta Mme Reeves-Harris, « sans quoi, vous le pensez bien, Docteur Stone, il aurait été le premier à venir vous voir, à votre retour… Frank-Lewis a un vrai culte pour vous, je crois, Docteur !… Mais il sera de retour pour le bal… Ah ! à propos… À propos de M. Mirville, je veux dire… Si vous connaissez quelque jeune fille désirant une position de secrétaire et bibliothécaire, M. Mirville — qui est un intellectuel — m’a demandé de… »

— « Je ne connais personne qui soit à la recherche d’une telle position, pour le moment, » dit le Docteur Stone ; « mais, si j’en entends parler, je vous en aviserai. »

— « Eh ! bien, au revoir. Docteur, » dit Mme Reeves-Harris, en se levant. « J’espère que vos malades guériront bientôt, afin que nous ayons le plaisir de vous voir au bal de la villa Andréa. Nous, nous retournons à Bowling Green, mais nous comptons avoir le plaisir de vous rencontrer souvent quand nous reviendrons à Smith’s Grove… après le bal… Je ramènerai Daphné avec moi, je crois. »

« Encore cette Daphné ! » Pauvre Éliane ! Combien ce nom l’exaspérait !

Enfin, M.  et Mme Reeves-Harris partirent.

Ainsi, M. Mirville cherchait un secrétaire ! Quelle belle position pour qui était dans l’obligation de gagner sa vie !…

« Si j’écrivais à M. Mirville, ce soir même, » se disait Éliane. « Cette pauvre Lucia ne peut vivre que quelques jours maintenant ; aussitôt qu’elle sera morte, je serai obligée de quitter cette maison. »

Un soupir s’échappa de la poitrine de la jeune fille à la pensée de quitter la maison du Docteur Stone… Pauvre Éliane !… Depuis assez longtemps, son cœur avait parlé : elle aimait le médecin… et la pensée de le quitter, de ne plus le revoir peut-être, mettait des larmes dans ses yeux.

Ce soir-là, Éliane écrivit à Yves Mirville, s’offrant comme secrétaire et lui disant qu’elle serait libre d’entrer en position sous peu. Elle ajoutait qu’elle expliquerait verbalement à Messieurs Mirville et Andréa la raison de son silence, depuis le jour où elle s’était arrêtée à la villa Andréa, en compagnie de M. Castello et de sa sœur, puis elle signa :

« Éliane, qui n’a pas oublié un instant vos bontés, malgré son silence. »

Deux jours plus tard, le courrier apportait à Éliane la réponse attendue :

    « Quel bonheur, ma chère enfant, » écrivait Yves Mirville, « d’avoir eu de vos nouvelles enfin ! Nous en sommes fous de joie, mon ami M. Andréa et moi… C’est que nous vous avons tant cherchée !…
    Oui, venez aussitôt que vous le pourrez ; votre emploi vous attend et vous serez heureuse ici, je vous le promets… Mon ami et moi, nous vous aimerons comme notre fille.
    Mme Duponth, notre ménagère, est à préparer les pièces que nous allons mettre à votre disposition ;
cette bonne Mme Duponth se souvient bien de vous, et sa joie, à la pensée que vous allez venir demeurer avec nous à la villa Andréa, est bien grande, à elle aussi.
    Venez, Éliane ; nous vous attendons, cœurs et bras ouverts.
    Croyez à ma paternelle affection.
Y. Mirville.»

Des larmes coulèrent sur les joues d’Éliane en lisant cette affectueuse lettre… Qu’il était bon le Dieu qui avait mis ces deux braves cœurs sur sa route !


CHAPITRE XII

LA FEUILLE DE ROUTE


« Mademoiselle Éliane, » dit le Docteur Stone, un matin, huit jours plus tard, « je dois vous en avertir ; cette pauvre Lucia ne passera pas la journée. »

— « Vraiment ! » s’écria tristement Éliane.

— « La mort surprend toujours, je sais… Lucia ne verra pas se coucher le soleil, ce soir. »

— « Docteur Stone, » demanda la jeune fille, « Lucia est Italienne ; conséquemment, elle doit appartenir à la religion catholique ? »

— « Je le crois, » répondit le médecin. « J’ai pensé qu’il serait bon de l’interroger à ce sujet et faire venir le Curé au plus vite. »

— « Je vais m’en occuper, » dit Éliane. « Pauvre pauvre Lucia ! »

Éliane entra dans la chambre de Lucia et celle-ci sourit, en apercevant sa jeune infirmière.

« Comment vous sentez-vous, ce matin, Lucia ? » demanda Éliane.

« — Chère Éliane, » répondit Lucia, « je crois bien… non, je sais que je ne passerai pas toute cette journée en ce monde… Mais, je vous l’ai dit déjà, ça m’est égal de mourir… Il y a si longtemps que je souffre, voyez-vous ! »

— « Pauvre Lucia ! » murmura Éliane. « C’est un grand voyage que vous allez faire ?… et vous le ferez seule… Vous êtes prête à partir, Lucia ? »

— « Prête ? » Ah ! oui… Je sais ce que vous voulez dire, mais… »

— « Lucia, demanda la jeune fille, « vous appartenez à la religion catholique, n’est-ce pas ? »

— « Je suppose que oui, Éliane… J’ai été baptisée et j’ai fait ma première communion ; mais je n’ai jamais pratiqué ma religion… je ne sais pourquoi… »

— « Chère chère Lucia, » s’écria Éliane, en joignant les mains avec ferveur, « consentez à recevoir un prêtre !… Le Curé de Smith’s Grove est un saint, un aimable saint, dit-on… Oh ! ne partez pas ainsi, sans vous procurer une feuille de route… je veux dire, le secours de notre sainte religion… Dieu est tout miséricordieux, je sais ; mais il faut être prête à rencontrer le Grand Juge. »

— « C’est inutile d’insister, Éliane, » répondit Lucia. « Voyez-vous, j’ai près de quarante ans… il y a trente ans que je ne me suis pas approchée du confessionnal… Je ne saurais que dire au prêtre. »

— « Consentez à recevoir le prêtre, » supplia Éliane, « et laissez-le faire. Il vous rendra la chose facile et… Ô Lucia, Lucia, ne résistez pas à la grâce ainsi ! »

— « Faites venir le prêtre, Éliane ; j’aimerais à le voir, » dit Lucia, d’une voix affaiblie.

— « Merci ! Merci, Lucia ! » s’écria la jeune fille, en déposant un baiser sur le front de la malade. « Le Docteur Stone ira chercher le prêtre immédiatement. »

Éliane courut au bureau du médecin.

« Lucia veut voir le prêtre, Docteur Stone, » dit-elle.

— « Je vais le chercher tout de suite, » répondit le docteur ; le presbytère n’est qu’à quelques pas d’ici. »

Quand, vers les cinq heures de l’après-midi, Lucia rendit le dernier soupir, ce fut une consolation pour Éliane de se dire qu’elle était morte munie des derniers sacrements de l’Église.

Lucia mourut doucement, sans agonie presque. Ses dernières paroles furent :

« Merci, Éliane ! Merci, Docteur Stone ! Grâce à vous deux, je meurs tranquille et heureuse… J’espère que vous serez heureux… tous deux… Mon frère… Dites-lui, Éliane… »

Mais le dernier message de Lucia à son frère s’éteignit sur ses lèvres… et elle retomba sur son oreiller… morte.

Le surlendemain eurent lieu les funérailles de Lucia. S’il n’y eut pas foule dans l’église quand on chanta le service de cette étrangère à Smith’s Grove, il y eut trois cœurs sincères : Éliane, le Docteur Stone et Paul. Tous trois prièrent avec ferveur pour cette pauvre Lucia, qui était morte au milieu d’étrangers, loin de son frère qu’elle aimait tant.

Une grande surprise était réservée à Éliane, au retour des funérailles. Le Notaire attendait la jeune fille chez le Docteur Stone et, quand il lut le testament de Lucia, Éliane apprit que la sœur de Castello lui avait légué, à elle Éliane, tout son argent, moins la somme de $5,000 qu’elle laissait à Paul et qu’il devait toucher à sa majorité. Le Docteur Stone avait été nommé exécuteur testamentaire.

Éliane se trouvait donc en mesure de vivre indépendamment de tout travail ; cependant, elle n’en accepterait pas moins la position de secrétaire à la villa Andréa.

Quelle douleur éprouva le Docteur Stone quand Éliane lui annonça qu’elle partirait, ce même jour, pour Bowling Green, où elle avait trouvé un emploi !

« Vous partez, Éliane ! » s’écria le médecin. « O Éliane, que vais-je devenir, sans vous ! »

— « Mais, Docteur, » répondit Éliane, « Lucia étant morte, je n’ai plus de raisons pour accepter votre hospitalité, ce me semble. »

— « Éliane ! Éliane ! » C’est tout ce que put dire le Docteur Stone. Éliane était sous son toit ; il n’allait pas l’oublier… Combien il eut voulu la presser dans ses bras et la supplier de ne pas le quitter, pourtant ; de devenir sa femme, sa femme bien-aimée ! Combien il l’aimait, o ciel, combien il l’aimait ! !

« Éliane, m’écrirez-vous quelquefois ? »

— « Oui, je vous le promets, Docteur… D’ailleurs, j’aimerai à m’informer de M. Pierre et d’en recevoir des nouvelles souvent. »

— « Combien triste va me sembler ma maison quand vous ne serez plus là Éliane !… Éliane, dites-moi que vous ne m’oublierez pas ! »

— « Vous oublier, Docteur Stone ! Ce n’est pas probable… Vous le pensez bien, je n’oublierai jamais ! »

— « Quand on a souffert ensemble »… Vous connaissez le reste de cette citation. Éliane ?… Nous avons souffert ensemble dans la caverne et… Éliane ! Éliane !… Non, je ne puis vous laisser partir !… » et des larmes, dont il n’eut pas honte, coulèrent sur ses joues.

Éliane, elle aussi, pleurait…

« Nous nous reverrons avant longtemps, peut-être, » dit-elle. « Maintenant, je vais monter voir M. Pierre et lui faire mes adieux. À tout à l’heure, Docteur ! »

Toute la maisonnée fut attristée du départ d’Éliane ; le Docteur Stone d’abord, puis Hannah et Paul et même Bamboula. M. Pierre, lui, était inconsolable. Il ne cessait de répéter en gémissant :

« Mlle Éliane qui s’en va ! Notre Ange de la caverne ! »

Ce qu’il en coûtait à Éliane de s’arracher à toutes ces affections ! Mais il le fallait !  !

Vers les six heures du soir, elle monta dans la voiture du Docteur Stone, accompagnée de Rayon, auquel tout changement semblait faire plaisir, du moment qu’on ne le séparait pas de sa jeune maîtresse. Juno partit au trot et bientôt — trop tôt selon Éliane et le médecin — on arriva à la gare.

Le soir même, notre jeune héroïne s’installait à la villa Andréa et ce fut le lendemain seulement qu’elle se rappela avoir oublié de dire au Docteur Stone qu’elle avait accepté l’emploi de secrétaire de M. Mirville.


CHAPITRE XIII

COMMENT ON SE RETROUVE


M. Pierre allait mieux, beaucoup mieux ; même, le Docteur Stone le croyait guéri. Cette guérison, il est vrai, avait été précédée de crises de fièvre et de délire ; M. Pierre avait tellement divagué pendant deux ou trois jours, après le départ d’Eliane, que Paul avait eu peur de rester seul avec le malade. Le Docteur Stone avait passé trois nuits auprès de M. Pierre, l’écoutant balbutier des choses qui donnaient beaucoup à penser au jeune médecin.

Mais, ce soir, M. Pierre veillait avec le Docteur Stone. Après le dîner, que les deux hommes avaient pris ensemble, ils s’étaient installés dans le bureau du docteur et, tout en fumant, ils causaient.

« Avez-vous eu des nouvelles de Mlle Éliane ? » demanda M. Pierre au Docteur Stone.

— « Oui, M. Pierre, j’ai reçu quelques lignes hier… Mlle Lecour a l’air satisfaite de son emploi… Elle s’informe beaucoup de l’état de votre santé. »

— « La charmante enfant !… C’est assez singulier, Docteur, mais Mlle Éliane me rappelle quelqu’un… que j’ai dû connaître jadis, mais dont le nom ne me revient pas… »

— « Cela arrive assez souvent que nous trouvions des ressemblances ainsi, M. Pierre… Vous, M. Pierre, vous me rappelez aussi quelqu’un que j’ai connu autrefois. »

— « Vraiment ! » s’écria M. Pierre. « Bah ! » reprit-il, en souriant ensuite, « peut-être que nous avons tous un peu la berlue… effet du climat Kentuckéen, sans doute, car, la première fois que je vous ai aperçu, sans votre barbe, Docteur Stone, j’aurais juré… »

— « Monsieur, » demanda brusquement le médecin, d’une voix qui tremblait un peu, « ce nom de Pierre est-il réellement le vôtre ? N’est-ce pas un nom d’emprunt ? Vous ne vous nommez pas Pierre, n’est-ce pas ? »

— « Eh ! bien non, » répondit l’interpellé.

— « Et votre véritable nom ?… Serait-il indiscret de vous le demander ?… » reprit le Docteur Stone. « Ah ! croyez-le ; ce n’est pas par vaine curiosité que je vous interroge ainsi… Un autre sentiment, infiniment moins vulgaire que la curiosité, me pousse à vous poser cette question, à laquelle je vous prie de répondre… Votre nom, monsieur, n’est-il pas ?… »

— « Sylvio Desroches ; voilà mon nom. »

D’un bond, le Docteur Stone se leva. Il était pâle comme la mort et une grande émotion le faisait trembler.

— « Sylvio Desroches ! » s’écria le médecin. « Sylvio Desroches qui a disparu si mystérieusement, il y a douze ans ! »

— « Comment ! Vous connaissez les détails de cette affaire, vous ! »

— « Ah ! regardez-moi bien, je vous prie, regardez-moi bien, » dit le Docteur Stone, « et vous comprendrez. »

Sylvio Desroches jeta les yeux sur le médecin… Soudain, un flot de pourpre illumina son visage, le laissant, ensuite, blanc comme de la cire : il avait reconnu le Docteur Stone.

« Tanguay ! » s’écria-t-il, « Tanguay, mon fils !  ! »

— « Père ! Père ! » s’exclama le médecin, entourant de ses bras les épaules de Sylvio Desroches. « Oui, je suis Tanguay, Tanguay Desroches, votre fils ! »

— « Comment se fait-il que je te trouve dans les États-Unis d’Amérique, Tanguay ?  »

— « Depuis plusieurs années déjà, j’ai quitté la France, père… à la recherche de Mme Courcel et de sa fille… »

— « À la recherche de Mme Courcel et de sa fille, dis-tu ?… Mais, elles ont donc, elles aussi, quitté la France ? »

— « Oui, père… Mme Courcel a fui devant le déshonneur attaché au nom qu’elle portait. »

— « Le déshonneur ?… Tu veux dire, Tanguay, que mon ami, mon presque frère Yves Courcel avait fait quelque chose de déshonorant ?… Impossible, Tanguay ! Impossible ! »

— « Vous le savez, » reprit Tanguay Desroches, « Yves Courcel était le dernier qui eut été vu en votre compagnie, avant votre mystérieuse disparition ?…

— « Oui… Eh ! bien ? » demanda Sylvio Desroches.

— « Écoutez, père ; je vais tout vous raconter, » reprit Tanguay.

Tanguay Desroches fit donc à son père le récit de ce qui s’était passé en France, après sa disparition. Il lui raconta que les soupçons s’étaient attachés à Yves Courcel, parceque celui-ci avait, le dernier été vu en compagnie de Sylvio Desroches. D’ailleurs, le secrétaire Germain avait empiré les choses, en déclarant, sous serment, qu’Yves Courcel avait eu l’air de craindre l’intervention de la police dans cette affaire et que c’était sur la prière de Courcel que lui, Germain, avait retardé de deux jours à avertir la police de la disparition de Sylvio Desroches. Tanguay raconta comment on avait trouvé les 250,000 francs dans le coffre-fort d’Yves, l’arrestation de celui-ci, son procès, la découverte, dans la Seine, d’un corps supposé être celui du disparu, la condamnation ensuite d’Yves Courcel au pénitencier de Cayenne.

Sylvio Desroches n’en revenait pas !… Comment ! On avait accusé Yves Courcel de sa mort, à lui Sylvio Desroches !… Yves, son meilleur ami, Yves, la droiture et l’honnêteté même !… Et depuis près de douze ans, il expiait à Cayenne, un crime qu’il n’avait pas commis ; que dis-je, un crime qui n’avait jamais existé !…

« Tanguay, » demanda-t-il, « crois-tu que je pourrais entreprendre un voyage en France, dès demain ? »

— « C’est impossible, père. » répondit Tanguay.« Je ne pourrais pas vous permettre ce voyage maintenant ; vous avez été si malade ! »

— « Mais, » objecte Sylvio Desroches, « Courcel… Je ne puis pas le laisser à Cayenne… et, écrire en France ne vaut rien. »

— « Yves Courcel n’est plus à Cayenne, » répondit Tanguay. « J’ai pris des informations ?… Yves Courcel est mort, je crois… »

— « Mort !… Pauvre Courcel ! » s’écria Sylvio Desroches, de gros sanglots le secouant. « Mais, il y a son nom qui a été déshonoré ; il y a sa femme — ta seconde mère, Tanguay — et sa fille… »

— « Plus tard, vous irez en France, » dit Tanguay. « Quant à Mme Courcel et sa fille, elles ont pu être tracées jusqu’à cet État du Kentucky… Moi, voyez-vous, père, aussitôt que j’ai pu comprendre et étudier le procès d’Yves Courcel, je n’ai pas, un seul instant, cru à sa culpabilité… J’ai voulu retrouver Mme Courcel, qui avait été, jadis, une vraie mère pour moi… J’ai voulu retrouvé sa fille, qui avait été ma chère petite compagne de jeu, autrefois… On les a tracées, toutes deux, jusqu’à Louisville, dans cet État du Kentucky ; là, on a perdu leurs traces, malheureusement. »

— « Pauvre pauvre Courcel ! » ne cessait de murmurer Sylvio.

— « Père, » demanda Tanguay, « pouvez-vous vous souvenir de ce qui s’est passé en cette nuit de votre disparition, après que vous eûtes quitté la maison de votre ami Yves Courcel ? »

— « Je me souviens… un peu… » répondit Sylvio Desroches. « Je me souviens que, à peine me suis-je vu seul dans la rue, il me revint à la mémoire certaines paroles qui avaient été dites au « Club des Bons Vivants » ce soir-là, par le Comte d’Oural : « Mon pauvre Desroches, » s’était-il écrié, « permettez-moi de vous dire que vous faites une sottise, de vous promener dans la ville ainsi, la nuit, avec tant d’argent sur vous… C’est risquer sa vie… Des gens ont été assassinés déjà pour infiniment moins qu’un quart de million. » Je n’avais plus sur moi les 250,000 francs, il est vrai ; mais, qui le savait ?… Je crus, tout à coup que quelqu’un me suivait… Je hâtai le pas, en jetant, à chaque instant, les yeux pardessus mon épaule… J’étais bien fatigué, tu sais, Tanguay… J’étais même un peu malade : des bourdonnements dans la tête et de légères attaques de vertige… Courcel — pauvre Courcel ! — m’avait dit, ce soir-là que je travaillais trop ; que ça me jouerait quelque mauvais tour… Eh ! bien, toujours me croyant poursuivi, je dus marcher toute la nuit… »

— « Pauvre père ! » murmura Tanguay.

— « Je m’arrêtai, au petit jour, près d’une gare, ” continua Sylvio Desroches. « Un train était en partance… Me croyant toujours poursuivi je sautai sur le train en marche — j’avais quelques milliers de francs sur moi — . Quand je descendis du train, je m’aperçus que j’étais rendu à un port de mer. Un paquebot allait partir… Il fallait fuir, fuir ces gens qui me poursuivaient sans cesse pour m’assassiner… Je pris passage sur le paquebot… puis… je ne me souviens plus de rien… J’ai dû être malade, bien malade et malade longtemps, très-longtems… pendant des semaines, des mois peut-être…

Quand je revins à moi, j’étais dans une caverne et je compris bientôt que j’étais tombé entre les mains d’une horde de bandits. On m’avait enlevé le reste de mon argent et ma montre… Quand je demandai des explications, on haussa les épaules et l’on me dit — je crois que c’est Castello qui me répondit — :

« Monsieur, c’est par méprise que vous avez été enfermé ici… Il ne vous sera fait aucun mal… Mais, comme vous connaissez notre retraite et que vous pourriez être tenté de nous trahir, vous ne sortirez jamais d’ici… vivant. »

Et c’est tout, Tanguay, mon fils. Si Dieu n’avait envoyé dans la caverne un ange ayant nom Éliane, je serais encore dans cette habitation souterraine ; je n’en serais jamais sorti… Que Dieu bénisse L’Ange de la caverne !… Je l’aime comme si elle était ma fille… et j’espère qu’elle le sera un jour. Tanguay ; j’ai vite découvert ton secret… et le sien… »

— « Ne parlez pas ainsi, je vous en prie, mon père ! » s’écria Tanguay. « Je ne suis pas digne de devenir l’époux de cette exquise enfant d’ailleurs… O Éliane ! »

— « Nul homme n’est digne de cet Ange, Tanguay, » répondit Sylvio Desroches.

— « Allons-nous conserver nos noms d’emprunt ? » demanda Tanguay à son père.

— « Je crois que nous ferions mieux pour le moment… Aussitôt que faire se pourra, j’irai en France régler toutes mes affaires et justifier mon ami Courcel. »

La conversation en resta là, pour le moment, car un client venait d’entrer dans le bureau du Docteur Stone.


CHAPITRE XIV

LES TRIBULATIONS DE FRANK-LEWIS


Trois mois se sont écoulés depuis les évènements racontés dans le précédent chapitre. M. Pierre, dont la santé allait toujours s’améliorant, s’était lancé dans les affaires. Dans la rue avoisinant la demeure du Docteur Stone se voyait une jolie maisonnette, que M. Pierre avait converti en bureau et sur une planchette au-dessus de la porte se voyait : « S. Pierre, Agent d’immeubles. » Dès huit heures, chaque matin, un garçonnet ouvrait le bureau et mettait tout à l’ordre ; ce garçonnet est un de nos amis : c’est Paul, l’ex-marmiton. Paul introduisait les pratiques, il faisait les commissions, allait au bureau de poste et à la banque. Bref, l’enfant apprenait la profession de M. Pierre et celui-ci se promettait bien de lui aider quand viendrait le temps. Car Paul, outre ces qualités naturelles et ses aimables dispositions, avait su se rendre cher à M. Pierre et au Docteur Stone ; n’avait-il pas été le seul ami d’Éliane dans la caverne et n’était-ce pas grâce à lui qu’on avait pu quitter cet enfer ?

M. Pierre demeurait chez le Docteur Stone ; Tanguay n’avait pas voulu que son père allât demeurer ailleurs. Bien qu’il fut à peu près guéri, le médecin considérait que M. Pierre avait besoin d’être un peu surveillé. Ainsi, le docteur obligeait l’agent d’immeubles à prendre deux jours de congé par semaine ; il était encore trop excitable et trop nerveux pour supporter un surcroît d’ouvrage.

Paul avait sa chambre au bureau de M. Pierre et il prenait ses repas chez le Docteur Stone. La chambre de Paul, faisant suite au bureau, avait été meublée par M. Pierre et le Docteur Stone ; Paul était, là-dedans, fier et heureux comme un roi.

Daphné était venue en visite à Smith’s Grove et elle en était partie. Vraiment, Mme Reeves-Harris commençait à se désespérer : décidément, le Docteur Stone ne demanderait jamais Daphné en mariage ! L’occasion s’en était plus d’une fois présentée et le médecin n’en avait pas profitée. Ce mariage eut pourtant comblé les désirs de cette bonne Mme Reeves-Harris !… Non, vraiment, elle n’était pas chanceuse ; jamais, non, jamais les choses n’allaient à son goût !… Pauvre Mme Reeves-Harris ! Pour la première fois dans sa vie peut-être, ça allait mal ; elle ne savait à qui s’en prendre…

« Vraiment, Andrew, » dit-elle à son mari, un jour, « on dirait que tu ne t’intéresses nullement à ma nièce Daphné ! »

— « Mais, » répondit M. Reeves-Harris, « au contraire, ma chère. Daphné est une charmante enfant et elle m’intéresse beaucoup. »

— « Cependant, Andrew, tu sembles bien indifférent à ce qui se passe, je trouve… Daphné aime le Docteur Stone, je sais… et lui… Daphné en mourra ! »

— « Ah ! bah ! Daphné n’est pas de cette sorte-là, » répondit M. Reeves-Harris, en riant.

— « Oui c’est cela ! Moque-toi de moi ! Reste indifférent aux souffrances de notre nièce ! » s’écria Mme Reeves-Harris, très en colère. Je sais bien que, si tu t’occupais de…”

— « Halte-là, ma femme ! » cria soudain Andrew Reeves-Harris. « Que veux-tu que je fasse ?… Je ne puis pas obliger Stone d’épouser Daphné, hein ?… Si les choses ne vont pas selon ton goût, il ne faut pas t’en prendre à moi pour cela. »

— « Je dis et affirme, pourtant… » commença Mme Reeves-Harris.

— « Au revoir ; je pars pour mon bureau. »

Ce disant, M. Reeves-Harris saisit son chapeau et sa canne et s’enfuit.

— « Quelles brutes que ces hommes ! » s’exclama cette pauvre Mme Reeves-Harris, en fondant en larmes.

Frank-Lewis Reeves-Harris, lui aussi, était revenu à Smith’s Grove, mais ce pauvre Frank-Lewis avait perdu un peu de sa gaité d’autrefois. Un jour, il arriva chez le Docteur Stone et celui-ci remarqua aussitôt que Frank-Lewis n’avait pas son air accoutumé.

« Êtes-vous malade, Frank-Lewis ? » demanda le Docteur Stone. « Est-ce comme patient que vous venez me voir ? »

— « Non, je ne suis pas malade. Stone, » répondit Frank-Lewis, d’un air assez morose. « J’ai le cœur brisé tout simplement, je crois. »

— « Hein ! » s’écria le médecin. « Le cœur brisé !… Qu’y a-t-il, Frank-Lewis ?… Je n’aime pas vous voir cet air ; dites-moi ce qu’il y a. »

— « Il y a, Stone, » répondit Frank-Lewis, d’un ton dramatique, tout à fait dramatique, « il y a que je suis un ver de terre amoureux d’une étoile. »

— « Ah. bah ! » s’exclama le docteur, en éclatant de rire. Frank-Lewis avait l’air si comique ainsi !… Pauvre Frank-Lewis !… Décidément, ça ne lui allait pas du tout le drame !

— « Vous êtes bien sympathique, Stone ! » s’écria Frank-Lewis, vivement froissé et saisissant son chapeau pour s’en aller. « Si j’avais su que… »

— « Voyons, voyons, mon ami ! » dit le médecin. « Asseyez-vous et causons voulez-vous… Prenez un cigare et… racontez-moi tout… Tâchez de ne pas m’en vouloir, Frank-Lewis ; vous savez bien que je suis votre ami, d’ailleurs… Serait-ce indiscret de vous demander le nom de celle qui… »

— « Son nom, c’est Mlle Mirville… Elle demeure à Bowling Green… Vous avez entendu parler de ces Messieurs Mirville et Andréa qui ont acheté le castel Symson, n’est-ce pas ? »

— « Oui, j’ai entendu parler d’eux… Des millionnaires, dit-on. Mais, j’avais cru… j’étais resté sous l’impression que Messieurs Mirville et Andréa étaient, tous deux, célibataires. »

— « Ils sont célibataires tous deux, en effet, célibataires âgés… Mlle Mirville est la fille de M. Mirville par acte d’adoption seulement… Elle n’en est pas moins sa fille… et l’héritière de ces deux hommes, Mirville et Andréa, qui l’adorent… Et moi, je l’aime… oh ! que je l’aime, Stone !  ! »

— « Il me semble, Frank-Lewis, que vous êtes un parti désirable, pourtant, et Mlle Mirville… »

— « Ah ! voilà ; nous sommes amis, très-bons amis, elle et moi… Même, elle a consenti à m’appeler Frank-Lewis… Mais, voyez-vous. Stone, j’ai essayé de lui dire un jour combien je l’aime et… »

— « Eh ! bien ? »

— « Eh ! bien, elle a… ri… oui ri !… Elle riait d’un si bon cœur que je n’ai pu lui en vouloir… Stone, » s’écria ce pauvre Frank-Lewis, « si vous la connaissiez Mlle Mirville, vous comprendriez peut-être ce que je souffre !… »

— « Croyez-le, mon ami, » dit le Docteur Stone, je sympathise avec vous de tout mon cœur !… Chacun de nous a son fardeau à porter, soyez-en assuré… Moi, Frank-Lewis, je suis sans nouvelle d’une personne qui m’est aussi chère que Mlle Mirville vous est chère… et j’en souffre cruellement… Que voulez-vous, la vie n’est pas belle tous les jours !.. Moi, j’ai ma profession qui me distrait un peu, il est vrai ; tandis que vous, Frank-Lewis… »

— « C’est vrai ; moi, je ne fais rien… Je suis en société avec mon père… « Andrew Reeves-Harris and Co. » et c’est moi qui suis le « Co. » ; cependant, je ne mets pas les pieds dans le bureau une fois par mois… Mlle Mirville m’a demandé, un jour quel était mon emploi… et j’ai eu honte de lui dire que je ne faisais rien. »

— « Alors, Frank-Lewis, turn over a new leaf[2] « il en est temps encore », comme dit la chanson… Si j’étais vous, je commencerais, dès aujourd’hui, à m’initier aux affaires du bureau ; vous finirez par vous y intéresser… et vous oublierez votre grand chagrin… du moins, je l’espère. »

— « Je vais suivre votre conseil, Docteur, » répondit Frank-Lewis en se levant pour partir. « De ce pas, je me rends au bureau… Au revoir, Stone ! Merci de votre conseil ; je le crois bon… et… motus ! » ajouta-t-il, en posant l’index sur ses lèvres.

— « Ne craignez pas d’indiscrétion de ma part, Frank-Lewis ; vous le savez, un médecin est un peu comme un confesseur. »

Frank-Lewis tint parole ; même, le Docteur Stone s’étonnait un peu en voyant son assiduité à l’ouvrage. Chaque jour, le jeune Reeves-Harris allait régulièrement au bureau, sans jamais y manquer.

Le médecin comprit bientôt la raison de cette ardeur au travail, car il rencontra Frank-Lewis en compagnie de la sténographe employée au bureau de Reeves-Harris and Co., et Frank-Lewis était tellement absorbé dans ce qu’il disait à la jeune fille — une orpheline de bonne famille — qu’il ne vit pas le docteur.

« Pauvre Frank-Lewis ! » se disait le Docteur Stone en souriant. « Il s’est vite consolé de ses tribulations ! »

À quelques semaines de là, Frank-Lewis annonça au médecin qu’il allait épouser, dans trois mois, Edith, la sténographe de Reeves-Harris and Co.

« Et Mlle Mirville ? » demanda le Docteur Stone.

— « Ah ! voyez-vous, Stone, Mlle Mirville est une étoile de première grandeur, qui plane trop haut pour que je prétends l’atteindre jamais… Toujours je l’admirerai Mlle Mirville… une admiration respectueuse, vous savez, Stone, dont Edith n’est pas du tout jalouse. »

Et ainsi se terminait le chapitre des tribulations de Frank-Lewis.


CHAPITRE XV

L’INVITATION


Le temps était à l’orage… Le tonnerre grondait, les éclairs zébraient les nues, le vent soufflait « grande brise » ; bientôt viendrait la pluie. Le Docteur Stone, assis près de son pupitre, à lire un traité médical, où il était question surtout de cette maladie, très à la mode depuis quelque temps déjà : l’appendicite, le Docteur Stone donc, entendait sa ménagère courir d’une fenêtre à l’autre, d’une porte à l’autre et fermant tout, en prévision de l’orage qui allait fondre sur Smith’s Grove. Hannah avait bien peur du tonnerre et le médecin ne fut pas surpris de la voir arriver dans son bureau, l’air très excité et portant à la main une bouteille à cognac… remplie d’eau bénite.

« M. le Docteur, » dit Hannah, « permettez-moi de jeter de l’eau bénite sur les vitres ; c’est par là que le tonnerre entre dans les maisons, toujours. »

— « C’est bien, Hannah, » répondit le docteur. Si Hannah avait confiance, lui, le docteur, n’y avait aucune objection.

Mais, en passant près du pupitre, Hannah, dans son excitation, se frappa le coude et la bouteille d’eau bénite se vida, presqu’entièrement… dans le cou du Docteur Stone.

« Voilà la pluie ! » s’écria le médecin, en riant d’un bon cœur. — « O Docteur Stone, je vous prie bien de m’excuser ! Je me suis frappée le coude et… » murmura Hannah, toute confuse de l’accident.

— « Me voilà convertie en paratonnerre, Hannah ! » dit le docteur en riant plus fort encore. « Avec cet orage d’eau bénite dans le cou, je pourrais aller de porte en porte, chez ceux qui ont peur du tonnerre ; ils n’auraient rien à craindre… Mais, je vais aller changer de faux-col et aussi de chemise et vous pourrez ainsi continuer vos aspersions, sans crainte de m’inonder de nouveau. »

Le Docteur Stone venait à peine de retourner à son bureau après avoir changé son faux-col et sa chemise, quand il entendit une automobile s’arrêter devant sa porte. La pluie tombait par torrents maintenant et il commençait à tomber de la grêle, « chaque grêlon aussi gros qu’un œuf de dinde, » assurait Hannah.

Le médecin vint jeter un coup d’œil sur la rue et il vit qu’une automobile s’était arrêtée, en effet, à cause de l’orage, sans doute. Il y avait deux messieurs dans l’auto. Vite, le docteur ouvrit sa porte donnant sur la rue et dit : « Entrez, Messieurs, entrez ! Ne restez pas dehors dans cet orage, je vous prie ! »

— « Merci, Monsieur, » dit le plus grand des deux hommes. « Nous acceptons votre invitation avec plaisir. »

À la course, les deux automobilistes, suivis d’un chien lévrier entrèrent dans la maison du Docteur Stone et le docteur les conduisit dans son bureau.

« Quel orage ! » s’écria le plus grand des deux hommes. « Monsieur ! ajouta-t-il, « je me nomme Mirville et je vous présente mon ami M. Andréa. »

— « Ah ! » dit le médecin. « Messieurs Mirville et Andréa, j’ai beaucoup entendu parler de vous par des amis, M.  et Mme Reeves-Harris… moi, je suis le Docteur Stone. »

— « Le Docteur Stone ! » dit Mirville. « Votre nom ne m’est pas inconnu… Votre figure non plus, ce me semble… Vous ai-je rencontré déjà en quelque part, Docteur Stone ? »

— « Pas que je sache, M. Mirville. »

— « Je vous ai certainement vu déjà en quelque part, Docteur Stone, » dit Andréa ; « cela, je l’affirme ! »

— « C’est singulier ! » s’exclama le médecin. « Mais, je me souviendrais de vous, Messieurs, si nous nous étions rencontrés déjà, j’en suis sûr… Mme Reeves-Harris… »

— « Ah ! oui, Mme Reeves-Harris ! » s’écria Mirville avec un sourire amusé dans les yeux. « Et le jeune Frank-Lewis, qu’est-il devenu ? »

« Tiens, » se disait le Docteur Stone, « je n’y pensais plus ; M. Mirville est le père de l’Étoile de Frank-Lewis ! »

« Frank-Lewis est à Smith’s Grove, dans le moment… Il va épouser, bientôt, Mlle Edith Browlee, la sténographe de son père. »

— « Vraiment ! » s’écrièrent les deux hommes, en échangeant un regard très amusé. Évidemment, ils avaient eu connaissance de la passion de Frank-Lewis, tous deux.

— « Messieurs, » balbutia le Docteur Stone, soudain, « vous venez de Bowling Green… et je voulais vous demander… »

— « Eh ! bien, demandez, cher Docteur, » répondit Mirville. « Si c’est un renseignement que vous désirez, nous pourrons vous le donner, sans doute. »

— « Il s’agit d’une jeune fille… » dit, en hésitant, le Docteur Stone — il voulait tant savoir ! — « Une jeune fille que je connais et dont je suis sans nouvelles… Elle doit être à Bowling Green, employée… je ne sais où… Son nom… c’est Mlle Lecour… Éliane Lecour…

Mirville et Andréa échangèrent, encore une fois, un regard, que le docteur ne vit pas, d’ailleurs.

« Il n’y a pas de demoiselle Lecour à Bowling Green, Docteur Stone, » répondit Mirville.

— « Ah ! » s’écria le médecin. « Alors, qu’est-elle devenue, mon Dieu ? » ajouta-t-il d’une voix tremblante.

À ce moment, Hannah vint annoncer que le dîner était servi et l’on se rendit à la salle à manger.

Après le dîner, les trois hommes revinrent au bureau du docteur. L’orage s’était apaisé ; mais ni Mirville, ni Andréa n’étaient pressés de partir.

« Combien je regrette, Messieurs, que vous n’ayez pu rencontrer M. Pierre, qui demeure ici, avec moi ! Il est absent pour quelques jours et… »

— « Un de vos amis ? » demanda Mirville.

— « Oui… M. Pierre est assez âgé. Il a été bien malade après… après… Il se dispose à partir pour la France, aussitôt que je le trouverai assez bien pour entreprendre le voyage. »

— « Pour la France ? » demanda Mirville. « Ce M. Pierre est-il français ? »

— « Oui, » répondit le Docteur Stone. « M. Pierre, en attendant son départ, a ouvert un bureau d’agent d’immeubles, ici, à Smith’s Grove. »

— « Agent d’immeubles ?… Tiens, nous aurions besoin de voir un agent d’immeubles sous peu, M. André et moi. Nous désirons acquérir une propriété qui touche à la nôtre et dont le propriétaire demeure à Smith’s Grove… Nous nous en occuperons la semaine prochaine, n’est-ce pas, Andréa ? » — « Mais, oui, Mirville ; pourquoi pas ? M. Pierre nous arrangera bien cette affaire. »

— « Votre propriété s’étend déjà à plusieurs acres, je sais, » dit le Docteur Stone… « Je me souviens de l’impression que je ressentais en voyageant dans l’Amérique du Sud… »

— « Vous avez voyagé dans l’Amérique du Sud ! » s’écria Andréa. « M. Mirville et moi avons voyagé dans l’Amérique du Sud aussi… C’est là peut-être que je vous ai vu, Docteur Stone… car, j’en suis plus convaincu que jamais : votre physionomie ne m’est pas inconnue tout à fait. Le Brésil peut-être ?… »

« Précisément, M. Andréa ; j’ai voyagé dans le Brésil… aussi dans la Guyanne Française. »

La Guyanne Française !… Pas un mot ne passa les lèvres de ces deux hommes, qui avaient tant raison pourtant, de se souvenir de la Guyanne Française… L’évasion sur la corniche… les marais… les bêtes fauves… les alligators…

« Et, pendant que j’étais dans la Guyanne Française, » reprit le médecin, « J’eus le désir de visiter le pénitencier de Cayenne… »

— « Ah ! » dirent, en même temps, Mirville et Andréa.

— « Voyez-vous, » reprit le docteur, « cela m’intéressait… De plus, j’y cherchais quelqu’un… que je n’y ai pas trouvé… Au fond — vous allez être peut-être scandalisés de ce que je vais vous avouer, messieurs ajouta-t-il en souriant, « au fond, les pénitentiaires m’inspirent beaucoup de pitié… Il y a tant d’erreurs judiciaires… et plus d’un expie, à Cayenne quelque crime qu’il n’a pas commis. »

— « Ces sentiments vous honorent, » dit gravement Mirville, « et ils sont loin de nous scandaliser. »

— « Alors, j’ai bien envie de vous raconter un petit incident qui eut lieu à Cayenne, au pénitencier même… »

— « Racontez, Docteur, racontez ! » s’écria Mirville.

— « Comme je passais près d’une cellule, » dit le docteur, « un des prisonniers me demanda, d’une voix qui me fit mal au cœur : « Monsieur, voulez-vous, de grâce, me donner des allumettes ! »

Mirville en Andréa se regardaient… C’est à Cayenne qu’Andréa avait vu le Docteur Stone… C’est le médecin qui lui avait si généreusement jeté cette boîte d’allumettes qui leur avait sauvé la vie dans les marais de la Guyanne Française !…

« Et que fites-vous ? » demanda Mirville au médecin, d’une voix qu’il parvint à rendre presque naturelle.

— « Je lui jetai une boîte d’allumettes, à laquelle je n’avais pas encore puisé… Deux messieurs visitaient le pénitencier en même temps que moi ; mais ils me précédaient, ainsi que le gardien… Ce fut fait en un clin d’œil : je lançai la boîte d’allumettes dans le grillage et le prisonnier la saisit au vol… Je présume, » ajouta le Docteur Stone en riant, « que je me serais senti coupable, du moins, de complicité ensuite, si j’avais appris que le prisonnier avait mis le feu… mais, j’avoue que je n’y pensai pas, tout simplement. »

— « Pourquoi ? »

Cette question venait d’Andréa.

« Pourquoi, M. Andréa ?… Parceque, malgré la livrée qu’il portait, ce prisonnier m’avait inspiré confiance. »

— « Je suis sûr qu’il vous bénira éternellement ce pauvre malheureux ! » dit Mirville, d’une voix tremblante. « Allons, nous ne pouvons abuser plus longtemps de votre hospitalité, Docteur Stone, » ajouta-t-il, en se levant.

— « Certes, vous savez bien que je suis très heureux de vous recevoir chez moi, messieurs, et j’espère que ce n’est pas votre dernière visite ? »

— « Ne nous ferez-vous pas le plaisir de venir à la villa Andréa bientôt, Docteur Stone ? » demanda Mirville.

— « Oui, oui, venez donc nous voir, Docteur ! » ajouta Andréa.

— « Pourquoi pas cette semaine ? » insista Mirville. « C’est aujourd’hui mardi… disons jeudi. Prenez le train de six heures et venez dîner avec nous, jeudi soir… Nous avons rapporté bien des souvenirs de notre voyage dans le Brésil ; vous serez intéressé. »

— « Je vous remercie de votre invitation et je l’accepte avec grand plaisir, Messieurs. »

— « À jeudi, alors !… D’ici là, peut-être pourrons-nous nous renseigner — discrètement, s’entend — sur Mlle Lecour… Venez jeudi, sans faute ! »

— « Ne nous désapointez pas, Docteur Stone ! » ajouta Andréa en tendant la main au médecin.

— « Oh ! il n’y a pas de danger ! » répondit le jeune homme, en souriant. » L’invitation m’honore grandement, croyez-le ! »

— « Je vous téléphonerai jeudi, d’ailleurs, pour vous rappeler votre promesse, » dit Mirville, juste au moment où la limousine les contenant, lui et Andréa, partait, en route pour Bowling Green.


CHAPITRE XVI

MADEMOISELLE MIRVILLE


Quand le Docteur Stone arriva à Bowling Green, le jeudi, la limousine de la villa Andréa l’attendait à la gare et bientôt, on pénétra dans le magnifique parc de la villa. Le médecin vit aussitôt Messieurs Mirville et Andréa descendre de larges marches en pierre et venir à sa rencontre. Un petit chien blanc, un Poménarien, vint au-devant du docteur, en aboyant et remuant la queue. Le Docteur Stone se pencha pour caresser la jolie petite bête, en murmurant :

« Beau chien ! Beau chien ! Combien tu ressembles à Rayon, le petit chien de mon Éliane ! »

« Soyez le bienvenu, Docteur Stone ! » dirent, en ce moment les voix de Mirville et d’Andréa. « Venez, nous allons vous conduire à la bibliothèque ; c’est là que nous recevons nos meilleurs amis. »

— « Merci, Messieurs, » dit le Docteur Stone. « Oh ! quelle magnifique bibliothèque que la vôtre et quel assortiment de livres ! »

— « Nous ne sommes pas peu fiers de notre bibliothèque, vous savez, Docteur. » dit Mirville en souriant. « Et, voyez donc, à vos pieds… reconnaissez-vous ces peaux ? »

— « Des peaux de jaguars ! » s’écria Tanguay.

À ce moment, un domestique vint apporter des liqueurs et, à peine eurent-ils trempé leurs lèvres dans leurs verres, que la cloche pour le dîner sonna. Une jeune servante alors entra dans la bibliothèque et dit :

« Mlle Mirville désire que vous ne l’attendiez pas, mais que vous vous rendiez dans la salle à manger ; Mlle Mirville va descendre dans quelques instants, dit-elle. »

— « Obéissance aux dames, » dit Mirville en souriant. « Suivez-moi, Docteur Stone ; M. Andréa va fermer la marche. »

Le Docteur Stone n’avait pas été sans se demander comment serait cette demoiselle Mirville, dont Frank-Lewis lui avait parlé… Elle devait être charmante… Mais lui, Tanguay, n’était qu’un pauvre médecin et peut-être Mlle Mirville le traiterait-elle du haut de sa grandeur… Il avait bien hâte de la voir, inutile de le dire et, malgré lui, ses yeux s’attachaient à la porte de la salle à manger, par où elle allait bientôt entrer.

Enfin, la porte fut ouverte par un domestique… Le Docteur Stone vit un pied mignon chaussé de chevreau blanc, perlé de corail… il vit une robe blanche, brodée en corail… il vit…

« Éliane ! Éliane ! » cria le Docteur Stone. Il pâlit et porta une main tremblante à son cœur.

— « Vous allez bien, Docteur Stone ? » demanda timidement Éliane.

— « Éliane ! Éliane ! O ciel, Éliane !… C’est donc à la villa Andréa que vous avez trouvé de l’emploi ?… Messieurs, Messieurs, » ajouta-t-il, en se tournant vers ses hôtes, « vous m’aviez dit que vous ne connaissiez pas de demoiselle Lecour à Bowling Green ! »

— « Docteur Stone, » dit Mirville en s’approchant et saisissant la main d’Éliane, « je vous présente Mlle Éliane Mirville, ma fille adoptive. »

— « Éliane votre fille adoptive ! » s’écria Tanguay. « Ah !… Permettez-moi de vous féliciter, Mlle Mirville, » ajouta-t-il. « Mais… que j’étais loin de me douter… »

Après le dîner, le Docteur Stone suivit Éliane au salon. Ils avaient tant de choses à se dire, ces deux-là… tant de souvenirs à évoquer !…

D’abord, Éliane s’informa tout particulièrement de M. Pierre et les bonnes nouvelles que le docteur lui donna furent accueillies avec joie par la jeune fille. Puis on parla du passé, du séjour dans la caverne, on parla de Lucia et de Castello…

« À propos de M. Castello, Docteur Stone, » dit Éliane, « imaginez-vous que cet homme a osé se présenter ici, mardi, le jour où mon père et M. Andréa sont allés à Smith’s Crove. » — « Comment ! » s’écria le médecin. « M. Castello !… Cet homme est donc revenu en ce pays !… Et il a osé… »

— « Il s’est présenté sans se faire annoncer et sous prétexte d’entendre raconter les derniers moments de Lucia… J’ai peur de cet homme, Docteur, j’ai peur de lui !… Il m’a menacée… »

— « Avez-vous averti votre père et M. Andréa ? »

— « Je n’ai pas osé ; ils seraient si inquiets, tous deux !… Il a juré — M. Castello, je veux dire — que je n’épouserais que lui, que je lui appartenais de droit… »

— « Le misérable ! » s’écria le Docteur Stone. « Croyez-le, Mlle Éliane, avertissez votre père et M. Andréa de ce qui se passe… Cet homme est dangereux, excessivement dangereux. »

— « Je suivrai probablement votre conseil, Docteur, » répondit la jeune fille.

— « Mlle Mirville, » dit Tanguay, « je suis heureux de voir que vous avez trouvé de si bons amis… je veux parler de votre père adoptif et de M. Andréa. »

— « Oui ?… Vous en êtes heureux vraiment ?… J’avais cru que votre surprise n’avait pas été tout à fait agréable… je me serai trompé. »

— « Je suis très égoïste, voyez-vous, Mlle Éliane… et les millions de votre père sont une barrière… infranchissable… pour un simple médecin comme moi. »

— « Vous n’avez pas une très haute opinion de moi, alors, Docteur Stone, si vous croyez que mes sentiments puissent changer si vite… et sans cause. »

— « Éliane ! Éliane ! » s’écria Tanguay. « Je vous aime tellement que je préférerais vous voir pauvre, afin de vous demander de devenir ma femme. Éliane ! Éliane !

— « Et parceque le hazard m’a fait riche, vous… »

— « Éliane ! Oh ! ne vous moquez pas de moi !… Je… »

— « Docteur Stone, » dit Éliane, « il y a longtemps que mon cœur a parlé… Depuis la nuit où ma mère est morte, alors que vous vous étiez montré si doux et tendre pour elle… pour moi… »

— « O Éliane, que Dieu vous bénisse pour ces bonnes paroles !… Mais, M. Mirville ?… Consentira-t-il à… »

— « Consentir à quoi ? » dit, soudain, la voix d’Yves Mirville. « Oui, je consens, Docteur Stone ; je ne pourrais donner ma fille à un homme plus honnête ou meilleur… n’est-ce pas, Andréa ? »

— « Monsieur… » murmura le médecin, qui s’était levé à l’arrivée de Mirville.

Mirville prit la main d’Éliane, qu’il plaça dans celle du Docteur Stone.

— « Aimez-vous, mes enfants, » dit-il.

— « Je ne mérite pas un tel bonheur M. Mirville, » dit Tanguay. « Mais, je vous le promets, Éliane sera heureuse ! »

— « C’est tout ce que nous désirons, mon ami M. Andréa et moi, Docteur et nous sommes sûrs de vous… Maintenant, Éliane, » ajouta-t-il, « pour célébrer dignement les fiançailles, tu devrais bien nous chanter quelque chose de ta composition. »

— « Mlle Éliane compose la musique ! Elle est poète aussi ! Oh ! combien j’aimerais entendre de vos compositions, ma chérie ! » s’écria Tanguay.

— « Chante-nous ce que tu as composé hier soir, Éliane… Tu sais… cette romance à propos des fleurs. »

— « Le sourire des fleurs, » dit Andréa. « Chantez-nous-la Éliane ; nous aimerions tant à l’entendre ! »

— « Mais… c’est que je n’ai pas une voix extraordinaire, vous savez, Docteur Stone ! » s’écria Éliane et je ne… »

— « Pas extraordinaire ! » se récria Andréa. « C’est la plus jolie voix que je connaisse, moi ! »

— « Cher papa Andréa ! » dit Éliane, donnant à ce bon M. Andréa le nom qu’il chérissait tant. « Ne vous faites-vous pas un peu illusion sur ma pauvre voix ?… Mais, peut-être que vous voulez vous moquer de moi, hein ?… Tenez ; voilà pour vous punir ! » Et la charmante enfant posa ses lèvres fraîches sur le front d’Andréa. Des larmes de joie vinrent aux yeux de ce brave homme ; il était facile de voir qu’Éliane était l’idole d’Andréa !

« Éliane, » dit Mirville, « je te l’ai dit, ta voix me rappelle celle de quelqu’un qui n’est plus… et que j’ai beaucoup aimée… Chante, ma chérie. »

— « Bien sûr, père, que je vais chanter ; je voulais seulement vous taquiner un peu, vous et ce méchant M. Andréa. »

— « Le sourire des fleurs », n’est-ce pas, Éliane ? »

— « Avec plaisir, M. Andréa. »

Éliane, après avoir joué un ravissant prélude, chanta, de sa voix calme et pure, ce qui suit :


LE SOURIRE DES FLEURS

Sur un rosier se penche
Une charmante enfant ;
De sa menotte blanche
Une rose cueillant…
Soudain, le gai soleil projette
Ses rayons, ses ardeurs ;
Vous dûtes alors, o fillette,
Voir sourire les fleurs.

II

La jeune fiancée
Sur le rosier fleuri,
À son tour, s’est penchée,
Pensant à son ami…
Or, soudain, le doux soleil brille,
Prodiguant ses ardeurs ;
Vous dûtes alors, jeune fille,
Voir sourire les fleurs

III

Quand, de ta main tremblante,
Vieillard, tu veux glaner
La rose éblouissante
Croissant sur ce rosier,
Le soleil, dans sa complaisance,
Projette ses ardeurs ;
Et tu dois alors, je le pense,
Voir sourire les fleurs.

Quel succès eut Éliane ! Les trois hommes avaient des larmes dans les yeux. Tanguay, le visage pâli, le coude appuyé sur le piano, pleurait franchement. O ciel ! O ciel !… Son Éliane ! Sa bien-aimée !

« Ne vous levez pas maintenant, ma bien-aimée ! » supplia Tanguay d’une voix tremblante. Sûrement, vous allez chanter autre chose… Voyez, » ajouta-t-il, en regardant l’heure à sa montre, « il faut que je parte dans un petit quart d’heure et… »

— « Pourquoi n’attendez-vous pas à demain pour retourner à Smith’s Grove, Docteur ? » dit Mirville. « Nous vous ferons mener en automobile. »

— « Je regrette de ne pouvoir accepter cette offre si tentante, » dit le médecin ; « mais je ne le puis… Éliane, voulez-vous chanter autre chose, ma chérie ? »

— « Je chanterai bien une petite berceuse, si cela peut vous être agréable, » répondit la jeune fille. « Cette berceuse, c’est ma mère qui l’a composée, paroles et mélodie… J’en ai fait la musique… en souvenir de ma bien-aimée maman… Docteur Stone, comme vous avez connu ma mère, la petite berceuse qu’elle a composée vous intéressera, sans doute ? »

— « Assurément, oui ! Pauvre Mme Lecour ! »

— « Nous serons tous intéressés, Éliane, mon enfant ! » assura Mirville.

— « C’est bien alors, mon père… Voici la petite berceuse ; elle est intitulée : « Dors, mon enfant. »

Après avoir joué la ritournelle de cette berceuse, qu’elle avait chantée dans la caverne, certain soir — on s’en souvient — Éliane chanta :

En regardant tes lèvres roses,
Ton front charmant,
Lorsque, dans mes bras, tu reposes
Si doucement,
Mon cœur s’inonde de… »

Mais la berceuse fut interrompue brusquement.

« Éliane ! Docteur Stone ! » cria la voix d’Andréa. « Venez ! Venez vite ! M. Mirville… »

Éliane et Tanguay accoururent à l’appel d’Andréa… Yves Mirville, la tête rejetée en arrière, la bouche entr’ouverte, s’était affaissé sur un canapé ; des plaintes inarticulées s’échappaient de ses lèvres pâlies…

Yves Mirville avait perdu connaissance.


CHAPITRE XVII

PÈRE ET FILLE


L’évanouissement d’Yves Mirville ne fut pas de longue durée. Quand il revint à lui, il aperçut Éliane à genou près du canapé et Andréa à ses côtés ; il entendit leurs exclamations.

« Père ! Père ! » pleurait Éliane.

« Mirville ! O ciel, Mirville ! » disait Andréa.

Le Docteur Stone était penché sur lui, humectant ses lèvres de cognac, ainsi que son front.

« Qu’y a-t-il ? » demanda Mirville, « Ai-je été malade ? »

— « O père, père ! Quelle frayeur vous nous avez causée ! » — « Mirville ! » s’écria Andréa. « Mirville !… Vous vous sentez mieux n’est-ce pas ? »

— « Mais, oui, » répondit Yves. « Qu’y a-t-il, Docteur Stone ? »

— « Une attaque d’indigestion aiguë, je crois, M. Mirville, » répondit le médecin. « Mais, vous en êtes presque remis… M. Andréa et moi allons vous aider à vous rendre à votre chambre et nous vous mettrons au lit… Une bonne nuit de repos et il n’y paraîtra plus. »

— « Je ne comprends pas pourquoi… » commença le malade. Puis, la mémoire lui revenant, il s’écria :

« Éliane ! Éliane, ma fille bien-aimée ! »

— « Je ne vous quitterai pas, père, » dit Éliane ; « si le Docteur Stone le permet, je passerai la nuit sur le canapé dans votre chambre. »

— « Non ! Non ! » protesta Mirville. « Va te coucher, ma chérie et sois sans inquiétude ; M. Andréa veillera toute la nuit, je sais, si c’est nécessaire, et le Docteur Stone… »

— « Je passerai la nuit à la villa Andréa, M. Mirville, » interrompit le médecin. « Mlle Éliane, vous faites mieux d’obéir à votre père… Vous avez confiance en nous, M. Andréa et moi, pour prendre soin de M. Mirville, n’est-ce pas, Éliane ? »

— « Confiance ! Certes, oui ! » répondit Éliane. « Bonne nuit, père chéri, » ajouta-t-elle, en donnant un baiser à Mirville. « C’est pour vous obéir que je me retire ; j’aimerais mieux passer la nuit auprès de vous. »

— « Soyez sans inquiétude ; Éliane, » dit Andréa.

— « Bonne nuit, à vous aussi, papa Andréa, » dit la jeune fille, en déposant un baiser sur le front de celui-ci, ainsi qu’elle le faisait chaque soir.

— « Bonne nuit, Éliane, chère enfant bien-aimée ! » répondit Andréa.

— « Bonne nuit, Éliane, ma fiancée chérie ! » murmura Tanguay, en tendant la main à la jeune fille. Éliane posa sa main dans celle du médecin et celui-ci pressa cette main doucement.

— « Vous pouvez donner à Éliane le baiser de fiançailles, Docteur Stone, » dit Mirville. « Si Éliane n’y a pas d’objections, vous avez ma permission. »

Tanguay attira à lui sa fiancée et déposa un baiser passionné sur son front.

Il pouvait être deux heures du matin, quand Yves Mirville s’éveilla. Il aperçut Andréa assis dans un fauteuil et il lui fit signe de s’approcher.

« Andréa, » dit Mirville, « je me suis tu quand le Docteur Stone a dit que j’avais eu une attaque d’indigestion aiguë. »

— « Vous avez perdu connaissance, Mirville et… »

— « Je sais ! Je sais !… Andréa, cette berceuse qu’Éliane a chantée, c’est ma femme, ma Stella chérie qui l’avait composée… »

— « Hein !… Vous en êtes sûr, Mirville ? »

— « Oui ! Oui ! Je suis sûr de ce que j’affirme et je pourrais vous dire toutes les paroles de cette berceuse et vous la chanter, si je le voulais… »

— « Alors ?… » balbutia Andréa.

— « Andréa, » reprit Mirville, « Éliane est ma fille, ma véritable fille… »

— « Vous ne vous trompez pas, mon ami ? »

— « Non, je ne me trompe pas… Je l’ai aimée en l’apercevant… Éliane est ma fille… Un nom, ça se change facilement et Courcel peut se convertir en Lecour… surtout quand le nom de Courcel a été déshonoré ».

— « Qu’allez-vous faire, Mirville ? »

— « Je vais tout lui raconter à ma fille chérie, tout… Qu’importe le résultats. Ensuite, je disparaîtrai, si elle le désire. »

— « Si je connais bien Éliane, elle vous aimera plus peut-être parceque vous avez souffert… Elle croira en votre innocence, j’en suis sûr, Mirville ! »

— « Puissiez-vous dire vrai, Andréa !… Mais, le Docteur Stone, le fiancé d’Éliane… Qui sait s’il voudra épouser la fille d’un ex-forçat ! »

— « Si le Docteur Stone refuse d’épouser Éliane parceque son père a été malheureux, » dit Andréa, « il n’est pas digne de cet ange qu’est votre fille, Mirville. »

— « Éliane décidera… Si elle le préfère, je ne dirai rien à son fiancé… Il épousera la fille adoptive de M. Mirville et… je sais qu’il la rendra heureuse. »

— « Comme vous le dites, Mirville, il est mieux, en effet, qu’Éliane décide. »

— « Demain, c’est-à-dire ce matin même, je lui dirai tout à Éliane… oui, tout ! »

— « Et vous ferez bien, » répondit Andréa. « Maintenant, Mirville, prenez cette potion calmante que le médecin a prescrite et essayez de dormir ; moi, je veille. » — « Pauvre Andréa ! Que vous devez avoir sommeil… Quel bon ami vous avez été pour moi depuis… depuis…

— « Cher Mirville, » dit Andréa, attendri, « je n’avais jamais connu ce que c’était d’avoir un ami avant de vous rencontrer… et votre amitié m’est précieuse plus que tout au monde… Allons ! Essayez de dormir maintenant, je vous prie. »

Yves Mirville était assez remis pour assister au déjeuner. Sans doute, il était un peu pâle ; mais le Docteur Stone le considérait hors de danger.

« Puisque vous êtes en si bonne voie, M. Mirville, » dit le Docteur Stone, « je vais retourner à Smith’s Grove par le train de dix heures… Nous nous rencontrerons tous, samedi, n’est-ce pas, puisque vous allez venir, tous, à Smith’s Grove ce jour-là. »

— « Oui. Samedi, nous nous rendrons chez M. Pierre pour cette affaire de terrain… Nous emmènerons Éliane, qui désire tant revoir M. Pierre et aussi le jeune Paul. »

— « Quel bonheur de vous revoir si tôt ! » s’écria le médecin. « Rendez-vous, donc, à onze heures a.m. au bureau de M. Pierre, samedi ! »

Après le départ du Docteur Stone, Mirville dit à Éliane qu’il désirait lui parler dans son bureau privé.

« Mon enfant, » lui dit-il, « réponds-moi franchement : ce nom de Lecour, sous lequel je t’ai connue, était-il vraiment le tien ?… Je veux le savoir, Éliane, je veux tant le savoir ! »

— « Père, » répondit Éliane, « ma mère m’a fait jurer, avant de mourir, de ne jamais dévoiler notre véritable nom… Mais, vous êtes mon père adoptif et vous avez le droit de savoir… Mon véritable nom, c’est Éliane Courcel. »

— « Éliane Courcel… » répéta Yves.

— « Tenez, père, » reprit Éliane, « voici les portraits de mon père et de ma mère, aussi le mien, à l’âge de neuf ans. »

Éliane ouvrit le médaillon que nous avons vu déjà ; celui dans lequel elle avait caché le billet d’Andréa. Yves, en reconnaissant le portrait de sa femme, s’écria :

« C’est Stella ! C’est ma femme ! Éliane ! Éliane ! Je suis Yves Courcel, ton !… Éliane ! Éliane ! ” Et Yves tendit les bras vers sa fille.

Éliane se jeta dans les bras qui lui étaient tendus et, à son tour, elle s’écria :

« Ô mon père ?  !… C’est donc parceque vous êtes mon père que je vous ai aimé, en vous apercevant pour la première fois ? »

— « La voix du sang, ma bien-aimée ; c’était la voix du sang ! »

— « Mais, père, comment se fait-il ?… »

— « Écoute, ma chérie ; je vais tout te raconter… »

Et Yves Courcel raconta à Éliane tout ce qui s’était passé, jadis : son amitié pour Sylvio Desroches, la disparition de celui-ci, son arrestation à lui, Courcel, sa condamnation au pénitencier à perpétuité. Il raconta aussi son évasion de Cayenne avec Andréa… Il raconta tout…

« Éliane, » dit-il ensuite, « c’est à toi de décider… Crois-tu en mon innocence ?… Dis, mon enfant, y crois-tu ? »

— « Si j’y crois, père !… J’y ai toujours cru, mon père chéri ! »

— « Merci, ma bien-aimée !… Ah ! tes paroles me font du bien, Éliane, tant tant de bien !  ! »

— « Et M. Andréa, père ? »

— « Andréa, Éliane, je n’ai jamais su pourquoi il était au pénitencier… Mais, je n’ai pas besoin de te dire… »

— « Que m’importe, père ! M. Andréa est l’homme le plus noble, le plus honnête, le meilleur.

— « Oui, ma fille, et tu l’aimeras comme par le passé, je sais… Mais le Docteur Stone, Éliane ?… Dois-je le mettre au courant ?… Dois-je lui dire ? »

— « Il faut tout lui dire, assurément ! »

— « Et, s’il… hésitait ensuite, à épouser la fille d’Yves Courcel ? »

Éliane sourit.

— « Je ne crains rien ; il m’aime tant !… Et il vous honore et respecte trop pour douter un instant de vous, mon père… Samedi, vous lui direz tout, n’est-ce pas ?… Le plus tôt sera le mieux. »

— « Bien, Éliane, ma chérie, il sera fait comme tu le désires… et Dieu veuille que je ne sois pas la cause d’une rupture entre vous, mes enfants… Dieu le veuille ! »

La cloche sonnant pour le lunch, Yves Courcel (ou Mirville, comme nous allons continuer à le nommer, pour le moment) présenta son bras à Éliane et tous deux entrèrent dans la salle à manger. Andréa les y attendait… anxieusement… S’il allait lire du mépris pour lui dans les yeux d’Éliane qu’il idolâtrait !… Maintenant qu’elle savait qu’il avait été un forçat… peut-être qu’elle allait le mépriser… Son Éliane !… Cette exquise jeune fille, pour qui il aurait donné cet fois sa vie…

Andréa jeta un regard timide sur Éliane… Mirville avait dû tout lui raconter et maintenant qu’elle savait… peut-être qu’elle ne l’aimerait plus lui, Andréa, peut-être qu’elle le mépriserait même…

« Papa Andréa, » dit Éliane, en faisant une caresse à ce brave homme, « je sais tout… et je suis bien heureuse, je vous l’assure… Depuis que j’ai appris tout ce que mon père doit à votre si généreuse bonté, je vous aime… oh ! tant !… Tenez, papa Andréa, je vous aime bien plus qu’hier et bien moins que demain ! »

— « Éliane ! Cher Ange bien-aimé ! » murmura Andréa. « Que Dieu vous donne tout le bonheur que vous méritez !  ! »


CHAPITRE XVIII

APRÈS DOUZE ANS


À neuf heures, le samedi matin, Mirville et Andréa, accompagnés d’Éliane partirent, en automobile, pour Smith’s Grove. Même, Tristan et Rayon étaient de la partie. Il faisait un temps idéal et tout promettait une excursion de plaisir en même temps qu’un voyage d’affaires.

On approchait de Smith’s Grove, quand Éliane, tout à coup, devint très pâle et porta la main à son cœur.

« Qu’y a-t-il, Éliane ? » demandèrent, ensemble, Yves Mirville et Andréa.

— « Avez-vous vu cet homme, dans la limousine que nous venons de rencontrer ? » demanda Éliane, d’une voix tremblante.

— « Je ne l’ai pas remarqué, » dit Mirville.

— « Ni moi, » dit Andréa.

— « C’est M. Castello… J’ai peur de cet homme ! » Et Éliane frissonna, malgré que le thermomètre fut à 80 degrés, à l’ombre.

— « Ma chérie, » dit Mirville, « sois sans inquiétude et sans crainte. Nous sommes là M. Andréa et moi, et ce Castello n’a qu’à se bien tenir. »

— « Certes ! » ajouta Andréa. « Je lui dirais bien deux mots à ce particulier-là, si j’avais la chance de le rencontrer. »

— « Sois sans crainte, Éliane, » dit Mirville. « Tiens, » ajouta-t-il, afin de distraire un peu sa fille, « voici les premières maisons de Smith’s Grove… et voici la rue où demeure M. Pierre. »

— « Et voilà le bureau de M. Pierre, » dit Andréa. « Voyez-vous son enseigne, Éliane ? »

— « Oui, je la vois, » répondit Éliane en souriant. « Ce bon M. Pierre ! Quel plaisir de le revoir ! »

La porte du bureau de l’agent d’immeubles s’ouvrit et le Docteur Stone accourut au-devant d’Éliane et des deux hommes. Éliane descendit de l’auto, suivie d’Andréa.

« Je vais me rendre au garage, » dit Mirville ; « je serai de retour dans une dizaine de minutes… Andréa, Docteur Stone, je vous confie mon plus cher trésor, ma fille chérie ! »

— « Nous prendrons bien soin d’elle, » affirmèrent-ils, tous deux, au moment où l’auto, contenant Mirville et le chauffeur s’élançait sur la route.

« M. Pierre est occupé avec un client, » dit le Docteur Stone à Éliane et Andréa, « Veuillez me suivre dans la salle d’attente. »

À ce moment, Paul s’approcha, le visage radieux et salua Éliane.

« Mlle Lecour… Je veux dire Mirville… »

— « Paul ! Cher Paul ! » s’écria Éliane. « Comment ça va-t-il, Paul ? »

« Ça va bien, très bien, Mlle Mirville. Je suis heureux, tout à fait heureux… Ils sont si bons pour moi M. Pierre et M. le Docteur Stone ! »

— « Et tu apprends l’art de devenir agent d’immeubles, hein, Paul ? Tu réussiras, j’en suis sûre… D’ailleurs, quand le temps sera venu, nous y verrons ! »

— « Merci ! Merci ! » dit Paul, qui salua et se retira.

« Éliane, » demanda le Docteur Stone, « pourquoi êtes-vous si pâle ? »

— « Pâle ! Vraiment ! » s’exclama la jeune fille en se frottant les joues du revers de sa main. « Voyez-vous, Docteur Stone, nous avons croisé, en chemin, M. Castello… et j’ai peur de cet homme. »

— « Castello ! » s’écria le médecin. « Castello a bien prouvé qu’il pouvait être dangereux ; mais je ne le craindrais pas à ce point, ma chérie… Nous… »

— « Nous sommes là, Docteur Stone, n’est-ce pas et personne n’oserait toucher à un cheveu de sa tête, j’en suis certain. »

M. Pierre arrivait dans la salle d’attente, après avoir reconduit son client.

« Tiens ! » pensa Andréa, en apercevant M. Pierre. « En voilà encore un dont le visage semble m’être familier… Pourtant, je n’ai jamais rencontré ce M. Pierre… C’est singulier, tout de même !… C’est dans l’air du Kentucky, je crois cette lubie de reconnaître des gens qu’on n’a jamais vus auparavant ! »

« Mlle Éliane ! » disait M. Pierre. « Quel bonheur de vous recevoir ! »

— « Combien j’avais hâte de vous revoir, moi aussi, M. Pierre ! » s’écria Éliane.

— « Tang… Le Docteur Stone m’a annoncé la grande et bonne nouvelle, Mlle Éliane, » dit M. Pierre. « Je l’ai félicité et encore… Je vous souhaite, à tous deux, bonheur parfait ! »

— « Merci, cher M. Pierre, merci ! » répondit Éliane.

— « M. Pierre, » intervint le Docteur Stone, « je vous présente M. Andréa… M. Andréa, M. Pierre. »

— « Ah ! M. Andréa ! » dit M. Pierre. « Je suis heureux de faire votre connaissance enfin… Le Docteur Stone m’a tant parlé de vous et de M. Mirville ! … M. Mirville ne vous a-t-il pas accompagné ? »

— « Il sera ici dans quelques instants, » répondit Andréa… « Ah ! le voilà, je crois ; j’entends le bruit d’une automobile… elle s’est arrêtée devant la porte. »

Le Docteur Stone quitta la salle d’attente afin d’aller au-devant du nouvel arrivé.

« Par ici, M. Mirville, » dit le médecin, en ouvrant la porte de la pièce où se tenaient Éliane, Andréa et M. Pierre.

M. Pierre alla à la rencontre de M. Mirville. Mirville, venant de dehors, ne distingua pas, tout d’abord, les traits de M. Pierre… Mais, comme celui-ci s’approchait davantage, Yves fit quelques pas en arrière et s’écria :

« Desroches !… Sylvio Desroches !  ! »

— « Courcel !… Yves Courcel !  !  !… Ciel ! C’est Courcel ! » cria Sylvio Desroches, à son tour.

Tous s’approchèrent des deux hommes et tous étaient pâles d’émotion et de surprise.

« Grand Dieu ! Desroches ! » répéta Courcel. « Toi, vivant ! Toi que l’on a cru mort !… assassiné… par moi !  ! »

— « Ah ! Courcel, je t’expliquerai tout… Je vais partir pour la France afin de te réhabiliter. »

— « Éliane ! » s’écria Courcel. « Tu as entendu, ma fille ? »

— « Oui, oui, père, j’ai entendu… et je suis si heureuse ! »

— « Desroches, » dit Courcel, en entourant de son bras les épaules d’Andréa, « je veux te dire ce qu’est mon ami Andréa… Je veux te dire qu’il est la personnification de l’honnêteté, de la bonté et de la générosité. »

— « M. Andréa, » dit Desroches, « Yves Courcel et moi avions été surnommés « les deux inséparables »… nous serons trois inséparables, dorénavant, si vous le voulez bien. »

— « Si je le veux ! » s’exclama Andréa.

— « Yves, » demanda Sylvio, « tu sais, n’est-ce pas que ta femme et ta fille ont quitté la France depuis longtemps ? »

— « Oui, je le sais, Sylvio, » répondit Yves.

— « Que sont-elles devenues ?… Le sais-tu, Courcel ? »

— « Stella, ma femme est morte… Ma fille, mon Éliane… la voici, Desroches, » ajouta-t-il, en entourant Éliane de ses bras.

— « Ta fille, dis-tu ?… Ciel !… Éliane serait… »

— « Éliane, que j’ai adoptée, la croyant Mlle Lecour, Éliane est ma véritable fille, Desroches. »

— « Ciel ! » dit le Docteur Stone, « Éliane, votre fille ! »

— « Oui, Docteur Stone… Le soir où je me suis évanoui, c’est parceque Éliane avait chanté — ou commencé à chanter — une berceuse que sa mère, ma femme, ma Stella avait composée, paroles et mélodie… Je l’avais entendu si souvent cette berceuse !… Le soir même de mon arrestation, ma femme l’avait chantée en berçant notre enfant… »

— « Je me souviens de cette berceuse, Courcel, » dit Sylvio Desroches… Et il commença à chanter :

En regardant tes lèvres roses,
Ton front charmant,
Lorsque, dans mes bras, tu reposes… »

— « Justement, Descoches, » dit Yves Courcel… Cette berceuse, tu l’as entendue souvent, toi aussi… Ma femme la chantait aussi pour endormir ton fils… Desroches, qu’est devenu ton fils Tanguay ? »

— « Courcel, » dit Desroches, sans répondre directement, « tu te souviens combien souvent nous avions fait le projet de marier nos deux enfants ensemble… ton Éliane et mon Tanguay… »

— « Je me souviens, » répondit Courcel. « La destinée, cependant — la Providence, je devrais dire — en a décidé autrement… et le Docteur Stone… »

— « Courcel, » dit Desroches, en posant sa main sur l’épaule du Docteur Stone. « Courcel, voilà mon fils Tanguay. »

— « Tanguay ! » s’écrièrent, simultanément Éliane, Yves Courcel et Andréa.

— « Éliane, » dit Tanguay, oui, je suis votre ex-compagnon d’enfance… je suis Tanguay Desroches. »

— « Tanguay ! Tanguay ! » ne cessait de répéter Éliane.

— « Combien j’étais loin de me douter, Éliane, alors que je donnais mes soins à Mme Lecour, dans la caverne, combien j’étais loin de me douter, dis-je que je soignais Mme Courcel, ma seconde mère ! »

— « Quel enchaînement de circonstance ! » s’exclama Courcel. « Tanguay, » ajouta-t-il, en tendant sa main au médecin, « j’aurais, sans crainte, donné ma fille au Docteur Stone ; au fils de mon ami, je la donne avec le plus grand bonheur. »

— « Merci, M. Courcel, » répondit Tanguay. « Et Éliane, qu’en dit-elle ? » demanda-t-il, en entourant de son bras la taille de sa fiancée.

— « J’ai toujours aimé mon compagnon d’enfance, » répondit Éliane, cachant son visage sur l’épaule de Tanguay.

— « Merci, chère bien-aimée ! » murmura Tanguay.

— « Nous avons bien des choses à discuter, et je propose que vous reveniez avec nous à la villa Andréa, » dit Courcel. « Ferme ton bureau, Desroches ; toi aussi, Tanguay et partons ! »

— « C’est une excellente idée », dit Tanguay en riant, « et je l’approuve de tout cœur… Je vais avertir Hannah, par téléphone, cependant, car elle serait capable de donner l’alarme, me croyant retourné à la caverne, » ajouta-t-il joyeusement.

— « Courcel, » demanda Desroches, « je dois partir pour la France la semaine prochaine ; ne m’accompagneras-tu pas ? »

— « Non, Desroches, » répondit Courcel. « Qu’irais-je faire en France, d’ailleurs ?… Je n’y ai pas un seul ami. »

— « Mais, Courcel… tu étais un des hommes les plus populaires ce me semble… Et puis, la France… c’est le pays, vois-tu, Yves… et le pays… »

— « La France ne me dit plus rien depuis que j’ai découvert que je n’y ai pas un seul ami… Quand j’ai été accusé du plus abominable des crimes, pas un n’a cru à mon innocence… Malgré ma vie honnête jusque là, malgré les parents honnêtes que j’avais eu, malgré… Ah ! ne me parle plus de la France ; jamais je n’y retournerai, jamais !… Et, si tu revois nos anciens compagnons : d’Artigny, d’Oural, Letendre… et les autre… dis-leur bien combien je les méprise tous, pour leur abandon, alors que j’avais besoin d’amitié. »

Yves Courcel était en colère ; cela se voyait. Il en voudrait toujours à ses compatriotes pour la conduite qu’ils avaient tenue alors qu’il était sous le coup d’une accusation fausse.

« Père » dit doucement Éliane, « il faut savoir pardonner… Pensez à Celui qui fut, jadis, abandonné de tous ses amis… Il a pardonné, Lui, vous savez, père chéri ! »

— « Éliane ! Chère enfant. » dit Courcel en pressant sa fille dans ses bras. « Allons ! » reprit-il. « Partons ! En route pour la villa Andréa ! »

— « Père, » demanda Éliane, « voulez-vous que nous emmenions Paul aussi ? »

— « Paul ? » dit Yves. « Ah ! oui, cet enfant qui… »

— « Paul ! » appela Éliane.

Aussitôt le petit ex-marmiton entra dans la salle d’attente.

— « Présent, Mlle Lec… Mirville, » répondit-il.

— « Père, » dit Éliane, « voilà Paul, notre meilleur ami. C’est grâce à lui que nous avons pu quitter la caverne, M. Desroches, Tanguay et moi. »

Yves Courcel posa sa main sur l’épaule de Paul.

— « Brave enfant ! » s’écria-t-il. « Si M. Desroches veut te le permettre, nous allons t’emmener passer le dimanche avec nous, à Bowling Green. »

— « Monsieur Desroches ? » interrogea Paul. « Je ne… »

— « M. Pierre, son véritable nom c’est Desroches, Paul, » dit Éliane. Et comme Paul ouvrait de grands yeux, Éliane, que l’étonnement du garçonnet amusait, voulut l’étonner davantage. « Le Docteur Stone, Paul, » ajouta-t-elle, « c’est le Docteur Desroches, le fils de M. Desroches et M. Mirville, c’est M. Courcel… Moi, je suis Éliane Courcel. T’en souviendras-tu, Paul ? »

— « Je vais essayer de m’en souvenir, Mlle Lec… Mirv… Courcel, je veux dire. »

Tous rirent d’un bon cœur.

La permission ayant été accordée à Paul de les accompagner à la villa Andréa, il prit place à côté du chauffeur et tous se virent bientôt sur la route de Bowling Green… et du bonheur… du moins, on le supposait…

Souvent, pourtant, hélas, le véritable bonheur, en ce monde, est de courte durée.


CHAPITRE XIX

PROJETS D’AVENIR


Le dîner fut très gai à la villa Andréa. Après le dîner, tous se réunirent à la bibliothèque et firent des projets d’avenir, d’avenir prochain ; car il fut décidé, tout d’abord, que le mariage d’Éliane et de Tanguay se ferait aussitôt que Sylvio Desroches serait de retour de la France.

« Je suis assez rétabli pour partir la semaine prochaine, » dit Desroches. « Qu’en penses-tu, Tanguay ? » ajouta-t-il, en s’adressant à son fils.

— « Je pense que vous pourriez partir, en effet, père, » répondit Tanguay, « du moment que vous vous ferez accompagner… Pourquoi n’amenez-vous pas Paul ? Paul est un garçonnet intelligent, qui vous est tout dévoué. »

— « C’est une bonne idée, » répondit Sylvio Desroches. « J’amènerai Paul et je partirai la semaine prochaine. »

— « Et, dès ton retour, Desroches, nous marierons nos enfants, » dit Courcel. « Tanguay, » ajouta-t-il, pourquoi ne viens-tu pas t’établir à Bowling Green, sans retard ?… Tu le comprends, je ne puis me séparer d’Éliane. Vous habiterez, tous deux la villa Andréa et nous te ferons construire un bungalow qui te servira de bureau, sur ce terrain. Bamboula couchera au bungalow et entretiendra le bureau. »

— « Mais, M. Courcel, » répondit Tanguay, « il y a déjà trois médecins à Bowling Green, ce me semble et… »

— « Deux seulement, deux médecins seulement, car le Docteur Jackson est mort hier. »

— « Le Docteur Jackson, le médecin de cette pauvre Lucia ! » dit Éliane.

— « Mon ami Courcel vous suggère là une bonne idée, Docteur Desroches, » dit Andréa. « Nous ne pouvons pas nous séparer d’Éliane, d’ailleurs, la chère enfant ! »

— « Et ce serait cruel de ma part de vouloir vous en séparer, je sais. J’accepte donc votre proposition… nous ne nous séparerons pas. »

— « Bravo ! » s’écria Andréa.

— « Maintenant, Messieurs, » dit Yves Courcel, « je crois qu’il serait bon de reprendre, tous, nos noms respectifs… Nous allons d’abord faire connaître nos noms aux domestiques. »

— « C’est une bonne idée, » répondit Sylvio.

— « Je vais appeler Mme Duponth ; elle aura vite fait d’avertir les domestiques et d’arranger tout pour le mieux, » dit Courcel. « Qu’en pensez-vous, Andréa ? »

— « Je pense, comme M. Desroches, que vous faites bien, et Mme Duponth devrait être mise au courant immédiatement ; grâce au tact qu’elle possède, tout ira bien, je crois. »

Ce disant, Andréa posa le doigt sur un timbre et Mme Duponth elle-même arriva à la porte de la bibliothèque.

« Ah ! Mme Duponth ! » s’écria Yves Courcel ; « c’est précisément à vous que nous avons affaire… Entrez, Mme Duponth. Venez vous asseoir, nous allons causer. »

Mme Duponth prit un siège, non loin d’Éliane, et Yves reprit :

— « Mme Duponth, j’ai une question à vous demander et je voudrais que vous me promettiez d’y répondre franchement… Me le promettez-vous ? »

— « Sans doute, Monsieur, » répondit Mme Duponth, que ce préambule semblait vivement surprendre.

— « Dites-moi, alors, Mme Duponth, là-bas, sur les bords du rio Oyapok, lorsque nous nous sommes présentés chez vous, mon ami M. Andréa et moi, pour vous vendre du poisson, vous êtes-vous doutée d’où nous venions ? »

— « Mais… Monsieur… » murmura Mme Duponth.

— « Vous avez promis de répondre franchement, Mme Duponth, » reprit Yves. « Vous en doutiez-vous ? »

— « Oui, je m’en suis doutée… Non ; j’en étais sûre… »

— « Ah ! » s’écrièrent, en même temps, Yves et Andréa.

— « J’en étais sûre, » reprit Mme Duponth. « Je vous avais vus, traversant l’Oyapok sur un îlot flottant… Or, suivre le courant du rio, même sur un îlot flottant, c’est un jeu d’enfant ; mais, pour se mettre en frais de traverser l’Oyapok, en de telles circonstances, il faut y être contraint… D’ailleurs, vous veniez de la rive nord… et… je savais à quoi m’en tenir… mon mari, lui aussi, le savait.. D’ailleurs… »

— « Continuez, Mme Duponth, je vous en prie ! » dit Yves.

— « Eh ! bien, j’allais dire que vos habits, quoiqu’ils eussent été teints, avaient la coupe de… »

— « De la livrée de Cayenne, » acheva Yves.

— « Oui, » répondit Mme Duponth.

— « Et malgré cela, vous nous avez accueillis chez vous, vous nous avez donné de l’ouvrage et vous nous avez traités avec une entière confiance ! »

— « Pourquoi pas ? » dit, simplement Mme Duponth. « Je suis bonne physionomiste et je savais que je pouvais avoir confiance… Je vous aurais confié, à vous et à M. Andréa, ma vie, si c’eut été nécessaire. »

Très émus, tous écoutaient ces paroles de Mme Duponth.

— « Êtes-vous heureuse ici, Mme Duponth ? » demanda Yves.

— « Heureuse ! » s’écria la brave femme. « Oui, je le suis. »

— « Ah ! tant mieux, » dit Yves ; « car jamais nous ne pourrons vous rendre ce que vous avez fait pour nous, jamais ! N’est-ce pas, Andréa ? »

— « Jamais ! » répéta Andréa.

— « Madame, » dit Sylvio Desroches, en se levant, et saluant Mme Duponth, « permettez-moi de vous presser la main… Vous êtes le plus loyal cœur que je connaisse ! »

— « Assurément, oui ! » s’exclamèrent-ils tous.

— « Et maintenant, Mme Duponth, » reprit Yves, « je vais vous dire pourquoi j’avais été envoyé à Cayenne… »

— « Je vous en prie, Monsieur ! » dit Mme Duponth, en faisant un geste de protestation.

— « Je veux que vous sachiez… tout… J’avais été condamné au pénitencier, à perpétuité, pour vol et assassinat… Je fus accusé d’avoir tué, pour le voler, mon meilleur ami. »

— « Mais vous étiez innocent… » acheva Mme Duponth. « Plus d’un souffre à Cayenne, sans l’avoir mérité. »

— « Merci, » répondit Yves. « Ce fut un terrible procès et tout était contre moi, puisque mon ami Sylvio Desroches, avait disparu. »

— « Sylvio Desroches ! » s’écria Mme Duponth. « Alors, vous vous nommez Yves Courcel ! »

— « Comment ! Vous avez entendu parler de cette affaire ! » s’écria Yves, à son tour.

— « Vous êtes étonné, je le sais, » dit Mme Duponth ; « mais, je vais tout vous expliquer… Vous vous souvenez que, le mois dernier, Mlle Éliane fut retenue à sa chambre pour un léger rhume ?… Dans l’après-midi, armée de mon tricot, j’entrai lui tenir compagnie. Mlle Éliane me demanda de lui remettre un paquet de journaux qui se trouvait dans une petite valise… »

— « Je me souviens, » dit Éliane.

— « Mlle Éliane commença à lire ces journaux, mais bientôt, elle s’endormit. Craignant que les journaux tombassent brusquement, du lit sur le plancher, et éveillassent Mlle Éliane, je m’en emparai… Certes, je ne voulais pas commettre d’indiscrétion ; mais, machinalement, je lus… Ces journaux racontaient l’affaire Courcel-Desroches. »

— « Eh ! bien, oui, Mme Duponth, » dit Yves ; je suis cet Yves Courcel en question et… » désignant Sylvio, « voici M. Sylvio Desroches, celui qu’on m’accusait d’avoir assassiné. »

— « O Monsieur ! » s’exclama Mme Duponth, en croisant ses mains, dans son ardeur. « Alors… »

— « Oui, la présence de M. Desroches me justifie pleinement et, dès demain, nous allons tous reprendre nos véritables noms… C’est vous, Mme Duponth, qui serez chargée d’annoncer ce changement au personnel de la villa Andréa… Nous pouvons nous fier à vous ; vous ferez les choses avec votre tact ordinaire, je sais. »

— « Je ferai de mon mieux, Monsieur… Courcel, et si Mlle Éliane… »

— « Éliane est ma fille, ma véritable fille, Mme Duponth et le Docteur Stone se nomme véritablement le Docteur Tanguay Desroches, le fils de mon ami, M. Sylvio Desroches. »

— « Je m’en souviendrai, » dit Mme Duponth, en se levant, « et dès ce soir, votre véritable nom, celui de Mlle Éliane et de Messieurs Desroches seront connus à la villa… Bon soir, » ajouta l’aimable femme en se retirant.

Mais au moment où Mme Duponth allait quitter la bibliothèque, Éliane courut vers elle et, l’entourant de ses bras, lui mit un baiser sur le front.

— « Chère chère bonne Mme Duponth ! » murmura Éliane. « Merci, oh ! merci pour tout ce que vous avez fait, jadis, pour mon bien-aimé père et pour mon bon papa Andréa ! »

Après le départ de Mme Duponth on causa encore pendant quelque temps puis Éliane se leva pour se retirer dans sa chambre. Pour le lendemain, une excursion avait été projetée à Cave City, en automobile et, comme on devait partir de bonne heure, on allait se coucher bientôt.

Tanguay vint déposer un baiser sur le front de sa fiancée.

« Ma bien-aimée ! » murmura-t-il. « O Éliane, combien je t’aime ! »

— « Moi aussi, je t’aime, Tanguay ! » répondit la jeune fille, avec un sourire ému.

Combien ils étaient heureux, tous deux ! Combien ils étaient heureux, tous, ce soir-là : Yves Courcel, Sylvio Desroches et Andréa, du bonheur de leurs enfants et de leur propre bonheur !… Et ce serait ainsi, toujours… Les jours, les semaines, les mois, les années s’enchaîneraient, et tous seraient heureux rien que de la joie de vivre… Ce jour avait été le plus beau de leur vie peut-être, et demain… Ah ! demain appartint à Dieu !…

Jouissez de votre bonheur, ce soir, Yves, Sylvio et Andréa… Cueillez les fleurs du pur amour, Éliane et Tanguay, en ce soir de ce beau jour… Car, souvent… que dis-je ? toujours… les jours se suivent mais ne se ressemblent pas.


CHAPITRE XX

DISPARUE


Le lendemain matin, Yves Courcel, Andréa, Sylvio Desroches et Tanguay étaient réunis dans la salle à manger ; ils attendaient Éliane pour se mettre à table. Mais, comme l’heure avançait sans qu’Éliane apparut, Yves proposa qu’on déjeunât.

« Éliane sera mécontente, si nous retardons le déjeuner pour l’attendre, » dit-il. « Elle ne saurait tarder à arriver, d’ailleurs, puisque nous devons partir à dix heures pour Cave City et qu’il est déjà neuf heures. »

Les quatre hommes se mirent à table. Inutile de dire que Tanguay n’aurait pu nommer ensuite les mets qu’il mangeait, car il avait les yeux fixés continuellement sur la porte, espérant, à chaque instant, y voir apparaître sa bien-aimée. Cependant, le déjeuner était déjà chose du passé et Éliane était toujours absente.

« Éliane est en retard, » dit, tout à coup, Andréa. « Pourtant, ce n’est pas son habitude de se faire attendre, la chère enfant ! »

— « Elle fait la grâce matinée, je présume, » répondit Yves Courcel. « Nous en serons quittes pour partir plus tard… Allons fumer un cigare à la bibliothèque, » ajouta-t-il ; « cela fera passer plus vite les heures de l’attente. »

Tous se dirigèrent vers la bibliothèque, mais un pli soucieux se creusait sur le front d’Andréa.

« C’est singulier, » se disait-il, in petto ; mais je n’aime guère ce retard d’Éliane… Serait-elle malade ?… Je vais attendre un peu ; ensuite, j’aviserai… Courcel n’est pas inquiet — il n’a pas raison de l’être non plus — Il est vrai qu’il ignore ce qui s’est passé hier soir… Il ignore qu’un étranger a été vu par Éliane, par moi ensuite, sur les terrains de la villa… Pauvre Éliane !… Chère petite !… « Cest Castello ! C’est Castello ! » s’est-elle écriée… et moi, je me suis lancé à sa poursuite… Inutilement ; l’individu avait disparu et j’ai eu beau faire bonne garde, je ne l’ai pas aperçu… Éliane aurait-elle ?… »

« À quoi pensez-vous si sérieusement, Andréa ? » demanda Yves Courcel. « Pourquoi froncez-vous les sourcils ainsi ?… Quelque chose vous tracasse, peut-être ?… Qu’est-ce ?… »

— « C’est ridicule de ma part, je le sais, Courcel, » répondit Andréa, « mais je n’aime guère ce retard d’Éliane. »

— « Éliane ! » s’écria Tanguay. « Vous êtes inquiet au sujet d’Éliane ?… Dites-nous, M. Andréa, dites-nous… »

— « Il est probable que la chère enfant est, en ce moment, dans la salle à manger, à prendre tranquillement son déjeuner, » dit Sylvio Desroches, en souriant.

— « Vraiment, » dit Andréa, « j’ai bien envie d’aller m’en assurer. J’y vais ! »

— « Je vous accompagne, Andréa, » dit Courcel.

— « Nous vous accompagnerons tous, » dit Tanguay, « Éliane !… Quelque chose est arrivé à Éliane !  ! »

— « Mon fils, » dit Sylvio Desroches à Tanguay, « ne te mets pas martel en tête ainsi, je te prie. Il ne peut être arrivé quoi que ce soit à la chère petite ; sauf qu’elle est peut-être un peu indisposée et préfère garder sa chambre. »

— « Sylvio a raison ; il ne peut être arrivé rien de mal à ma chérie, » dit Courcel. « Mais, allons à la salle à manger sans retard ; peut-être y trouverons-nous Éliane. »

— « Allons ! Oui, allons ! » s’écrièrent-ils tous.

Mais Éliane n’était pas dans la salle à manger et, tout à coup, ces quatre hommes qui l’adoraient, furent pris de panique… Où était Éliane ?… Pourquoi se retard ?… Était-elle malade, souffrante, seule dans sa chambre ?… Il fallait s’en assurer tout de suite ; cette incertitude était intolérable !

Yves posa son doigt sur un timbre et un domestique entra dans la salle à manger.

« Dites à Lucette que je désire lui parler immédiatement, » dit Yves au domestique. Lucette était la servante attachée au service personnel d’Éliane.

Quelques instants s’écoulèrent, puis Lucette arriva dans la salle à manger. Lucette, une jeune fille de Bowling Green, était toute dévouée à sa jeune maîtresse.

« Lucette, » demanda Yves Courcel, « Mlle Éliane n’est-elle pas encore levée ? »

— « Non, Monsieur, » répondit la jeune servante, « et j’en suis un peu surprise, même. »

— « Surprise ? » demanda Yves, « Pourquoi ? »

— « Parceque, hier soir, Mlle Éliane m’a dit qu’elle allait se lever de bonne heure ce matin, à cause d’une excursion projetée à Cave City. »

— « Allez immédiatement frapper à la porte de chambre de Mlle Éliane ! » s’écria Yves. « Allez ! »

Lucette ne prit pas seule la direction de la chambre d’Éliane : Yves, Andréa, Tanguay et Sylvio la suivirent. Arrivée à la porte de la chambre de la jeune fille, Lucette frappa ; mais elle ne reçut pas de réponse…

« Frappez encore ! » s’écrièrent les quatre hommes ensemble

Lucette, très effrayée, frappa, de nouveau, à coups précipités… Pas de réponse !

Yves Courcel, repoussant la servante, saisit alors le bouton de la porte ; la porte s’ouvrit.

« Entrez, Lucette, » dit Courcel, d’une voix tremblante, « et faites de la lumière… La chambre est sombre ; on n’y voit rien. »

Lucette pénétra dans la chambre et fit de la lumière. Aussitôt, un cri retentit et les quatre hommes se précipitèrent, à leur tour, dans la pièce…

Le cri de Lucette eut vite son explication et les quatre hommes restèrent pétrifiés sur place, en proie au désespoir : le lit d’Éliane n’avait pas été défait. La robe de nuit de la jeune fille était encore au pied de la couchette, là où Lucette la plaçait, chaque soir… Par terre, à côté d’un fauteuil, sur lequel Éliane avait l’habitude de s’asseoir pour faire un peu de lecture avant de se mettre au lit, étaient un livre et un éventail. La fenêtre était large ouverte, quoique cachée, sous des rideaux épais. Sur l’appui de la fenêtre, des empreintes de terre fraîche se voyaient clairement…

Éliane avait été enlevée ! Éliane avait disparu !  !


CHAPITRE XXI

LE RETOUR À LA CAVERNE


« Castello ! »

Ce nom, jeté au milieu du silence entrecoupé de sanglots qui régnait dans la chambre d’Éliane, c’est Andréa qui le prononça.

« Castello ? » demanda Tanguay. « Pourquoi prononcez-vous ce nom en ce moment, M. Andréa ?… Le soupçonnez-vous, ce bandit d’être pour quelque chose dans la disparition de notre ange ? »

« Non seulement je le soupçonne ; mais… je sais. »

— « Vous savez ? » s’exclamèrent-ils tous.

— « Oui, je sais… Hier soir, vous vous rappelez que j’ai quitté la bibliothèque, après qu’Éliane se fut retirée ?… J’allais chercher dans ma chambre des photographies de notre propriété à Macapa… »

Et même en ce moment solennel, Yves, Sylvio et Tanguay remarquèrent qu’Andréa disait « notre » propriété et non « ma » propriété, « comme il en avait assurément le droit… Brave et généreux Andréa !

— « Oui, nous nous en rappelons, » dit Yves.

— « Eh ! bien, au moment où je passais près de la serre attenant à la salle à manger, Éliane sortait de cette serre… Sur son visage se lisait une grande terreur : « Papa Andréa ! Papa Andréa ! » s’écria la chère enfant, « J’ai peur, peur ! »

— « Peur, ma chérie ? » demandai-je — « Oui, peur !… Un homme est sur notre terrain ; il surveille la villa… C’est Castello ! C’est Castello ! » ajouta-t-elle, en frissonnant. »

— « Castello ! » s’écria Tanguay. « Éliane craignait tant cet homme ! Mais, pourquoi ne m’avez-vous pas averti, M. Andréa, puisque ma fiancée était en danger ? »

— « Ah ! voilà, » répondit Andréa ; « Éliane me l’a défendu. Elle ne voulait pas que vous fussiez effrayée, tous, à son sujet et elle m’a demandé, en grâce de n’en rien dire… Je sortis donc et fis le tour de la propriété, emmenant Tristan avec moi. Tristan a du flair et je compris que Castello — si c’était lui qui rôdait autour de la villa — avait dû s’enfuir du côté de Bowling Green, car Tristan partit, d’un trait, dans cette direction et je dus le rappeler… Pour plus de sûreté, ensuite je détachai notre chienne danoise « Lagarde » et je ne comprends pas comment un étranger ait pu mettre le pied sur notre terrain, quand Lagarde était déchaînée. »

— « Peut-être Lagarde a-t-elle été tuée par ce Castello, » dit Yves ; « c’est la seule explication, je crois… Je vais m’en informer. »

Yves sonna et Mme Duponth se présenta aussitôt. Mme Duponth avait les yeux rouges ; elles avait pleuré.

« O Messieurs ! » s’écria-t-elle. « Mlle Éliane !  ! »

— « Hélas, Mme Duponth ! » dit Yves.

— « Lucette m’a tout raconté ; elle aussi, pauvre fille, est au désespoir. »

— « Ma fille bien-aimée a été enlevée, Mme Duponth ! » pleura Yves. « Nous allons faire des recherches immédiates… Si nous ne la retrouvons pas, nous mettrons la chose entre les mains de la police… Mon Éliane ! Ma fille chérie ! » ajouta Yves en sanglotant.

À ce moment, on frappa à la porte de la chambre et Andréa ayant donné l’ordre d’entrer, un domestique parut et dit :

« Messieurs, la chienne danoise Lagarde a été trouvée, à moitié morte, non loin de la villa… On a dû lui administrer le chloroforme, je crois, car Lagarde avait une sorte de capuchon sur la tête, imbibé de quelque chose qui sent très fort. »

Ayant dit ce qu’il avait à dire, le domestique sortit.

« Ne perdons pas de temps, » dit Tanguay. « Éliane, ma chère fiancée, est entre les mains du plus méprisable des hommes… Ce Castello ne reculera devant rien… Partons à la recherche d’Éliane ! »

— « Mais, où la chercher la pauvre enfant ? » demanda Sylvio Desroches.

— « À la caverne, » répondit Tanguay.

— « À la caverne ! » crièrent-ils tous.

— « Oui, à la caverne… C’est dans ce repaire, que ce chien de Castello a entraîné Éliane, j’en suis persuadé… À la caverne ! À la caverne ! »

— « Qui nous conduira à la caverne ? » demanda Courcel. « En connais-tu le chemin, Tanguay ? »

— « Moi ? Non, je ne pourrais y aller directement ; mais Paul nous y conduira. » Puis Tanguay, qui venait d’apercevoir Paul dans le jardin, appela le garçonnet.

« Paul ! » appela le médecin.

— « Oui, M. le Docteur, je viens, » répondit l’enfant.

— « Paul, » demanda Tanguay, quand celui-ci arriva dans la chambre d’Éliane, « pourrais-tu nous conduire directement à la caverne ? »

— « À la caverne ! » s’écria Paul. « Oh ! Messieurs, ne me demandez pas de retourner là ; j’ai… j’ai peur ! »

— « Écoute, Paul, » dit Tanguay, « il s’agit d’aller au secours de Mlle Courcel… Elle a été enlevée, la nuit dernière et… elle est à la caverne… Castello… »

— « Mlle Courcel enlevée ! Mlle Courcel à la caverne ! Oh ! partons ! Partons ! Je n’ai plus peur du tout et je retournerai à la caverne, quand j’y laisserais ma vie… Mlle Courcel, à la caverne ! »

— « Partons ! Partons sans retard alors ! Ma fille ! Ma chérie ! »

En moins de cinq minutes, la limousine de la villa Andréa contenant Yves Courcel, Andréa, Tanguay, Sylvio Desroches et Paul, se dirigeait vers la caverne. Paul était au volant. Mme Duponth aussi accompagnait les quatre hommes. La limousine, allant à quarante milles à l’heure, serait bientôt à proximité de la caverne.

« Docteur Desroches, » dit Paul, tout à coup, « que ferons-nous si le pont-levis n’est pas abaissé ?… Ce chien de Castello a dû prendre la précaution de relever le pont. »

— « Je n’avais pas pensé à cela, Paul, » dit Tanguay, en pâlissant. « Ne nous effrayons pas d’avance, cependant ; peut-être le pont sera-t-il en place… Espérons-le, mon Dieu ! »

— « Vous le savez, Docteur, » reprit Paul, « le pont relie les bords d’un terrible précipice, au fond duquel gronde un torrent, précipice de douze pieds de largeur… Comment ferons-nous si… »

— « Attendons, Paul, attendons d’être rendus au précipice pour le franchir !… Mlle Courcel est à la caverne, j’en suis sûr, et nous l’en délivrerons, quand nous devrions risquer cent fois notre vie pour ce faire. »

— « Vous l’avez dit, Docteur Desroches ! » s’écria Paul. « Mlle Courcel ! Un ange, s’il en fut jamais ici-bas ! »

Les prévisions de Paul se réalisèrent : hélas, le pont-levis avait été relevé !… Un cri de désappointement s’échappa des lèvres de Tanguay : comment franchir le précipice, comment ?… Ce pont levé, c’était la preuve presque certaine qu’Éliane était dans la caverne ; Castello, en homme prudent, avait ôté à ceux qui pouvaient le poursuivre tout moyen de pénétrer dans la caverne !

« Le pont est levé ! » s’écria Paul.

— « Hélas ! Hélas ! » dit Tanguay. « Comment franchirons-nous le précipice ? »

— « Il faut faire un pont improvisé, » répondit Courcel. « Ma fille est là, entre les mains de ce bandit Castello et… »

— « Qui sait ce qui se passe, en ce moment, dans la caverne ! » s’exclama Tanguay. « Il faut y pénétrer, il le faut !  ! »

Tous couraient, affolés, sur le bord du précipice, se demandant comment ils allaient le franchir… Éliane était là, dans la caverne ; il fallait aller à son secours !

Un cri d’Andréa, qui s’était éloigné un peu de ses compagnons, les fit tous accourir.

« Voyez donc ! Voyez donc ! » disait Andréa, très excité. « Voici un arbre qui a dû être renversé par la dernière tempête !… Cet arbre peut servir de pont, puisqu’il relie les deux bords du précipice… Frêle pont, sans doute, mais… »

— « Mais sur ce pont, tout frêle soit-il, je franchirai le gouffre ! » s’écria le père d’Éliane.

— « Non, non, pas vous, M. Courcel, » dit Tanguay ; « ce sera moi… Mais, je ne sais pas faire fonctionner le levier qui sert à abaisser le pont et… »

— « Docteur Desroches, » interrompit Paul, « je sais comment le pont s’abaisse, moi ! Je passerai sur ce pont improvisé… Je ne pèse guère et je suis bon acrobate. »

— « Brave enfant ! » murmurèrent-ils tous.

L’enfant était blanc jusqu’aux lèvres et, malgré lui, il frissonnait d’épouvante. Tous pressèrent le garçonnet dans leurs bras au moment où il allait risquer sa vie pour leur faciliter le moyen de pénétrer dans la grotte et une larme tomba sur son front quand Mme Duponth, à son tour, le pressa dans ses bras.

« Brave Paul ! » dit-elle, émue. « Dieu te bénisse ! »

C’est sur ses genoux et sur ses mains que Paul traversa le pont fait d’un seul arbre. Il se gardait bien de jeter les yeux au fond du gouffre ; le torrent qui y grondait lui eut donné le vertige, il le savait bien…

À un moment donné, l’arbre formant le pont, se mit à rouler vers la gauche… Heureusement, Paul, ainsi qu’il l’avait dit, était bon acrobate : il se cramponna à l’arbre de toutes ses forces et il ne perdit ni son sang froid, ni sa présence d’esprit. Un cri de terreur était venu aux lèvres de Mme Duponth et les quatre hommes avaient pâli ; mais le garçonnet continuait à ramper vers le côté opposé, puis il mit pied sur la terre ferme enfin !

Un soupir de soulagement s’échappa de toutes les poitrines… Brave Paul !… Jamais on n’oublierait comme il s’était dévoué en ce jour !

Le pont-levis abaissé, tous le franchirent avec grand empressement. Paul posa son doigt sur un point imperceptible de la pierre ensuite et l’on entendit un glissement doux : la porte d’entrée s’ouvrait toute grande et tous pénétrèrent dans la caverne…

Que trouveraient-ils dans la caverne ?… Éliane était-elle là, prisonnière, encore une fois, de Castello ?… On le saurait bientôt.


CHAPITRE XXII

UN SUPPLICE À LA CASTELLO


On avait confié à Paul la direction de l’expédition. Paul seul, connaissait tous les tours et détour des couloirs de la caverne. On ne pouvait risquer d’éclairer sa route, même au moyen d’une allumette ; trahir sa présence dans la grotte, ce serait la condamnation d’Éliane peut-être. En effet, Castello, se sachant découvert, serait capable d’en venir aux extrémités, afin de se venger. On devait donc cheminer à tâtons, dans une parfaite obscurité. Tous marcheraient, à moitié courbés, les mains en avant et n’avançant qu’avec d’extrêmes précautions ; sans quoi on risquerait de s’assommer sur les parois ou sur le plafond de la caverne.

Paul ferma la porte d’entrée de la caverne, car un courant d’air pouvait trahir leur présence, et il fit, aussitôt, noir… comme il fait sous terre…

C’est une expression populaire que celle-ci : « Il fait noir comme sous terre. » Expression erronée cependant ; il ne fait jamais noir comme sous terre, à la surface du sol, jamais ! Il y a toujours un point de repère — si je puis m’exprimer ainsi — à la surface du sol. Il existe toujours une sorte de lueur, inexplicable peut-être, mais réelle, qui fait que l’œil fini par s’accoutumer à l’obscurité, assez pour pouvoir s’y conduire un peu… Mais, sous terre !… Ah ! là règne une obscurité au-delà de ce qu’on peut s’imaginer… bien au-delà.

Un jour que j’explorais une houillère, dans la Nouvelle Écosse, accompagnée de l’inspecteur de cette houillère, j’eus la curiosité de connaître la sensation de l’obscurité complète. Nous étions à 1800 pieds sous terre… Je remis ma lanterne à l’inspecteur et je restai seule, dans un couloir formant un coude brusque… «  Je crois que vous n’aimerez guère la sensation, » m’avait dit l’inspecteur en riant… En effet… Je n’y pus tenir que trois ou quatre secondes et j’appelai l’inspecteur à grands cris… C’était terrible ! Tout simplement terrible !  ! L’obscurité qu’il fait sous terre semble peser sur vous et vous écraser ; elle vous enveloppe dans une étreinte qui ressemble à celle de la mort. Vos yeux se dilatent, comme pour essayer de saisir une lueur, votre cœur cesse de battre, des sueurs froides inondent votre front… Si l’inspecteur n’était accouru à mon appel, je sais bien que je me serais évanouie…

Nos amis, précédés de Paul, se mirent à cheminer dans la caverne… On n’allait pas vite, dans cette profonde obscurité… À un moment donné, le garçonnet se pencha à l’oreille d’Yves Courcel et dit :

« Le couloir tourne brusquement à gauche, ici ; avertissez les autres, s’il vous plaît. »

À peine Paul venait-il de dire ces paroles que des cris, cris de terreur, d’une terreur indicible, parvinrent jusqu’aux excursionnistes.

« C’est Éliane ! » cria, presque, Tanguay.

— « Ma fille ! » murmura Yves Courcel.

— « Silence Pour l’amour de Dieu, silence ! » supplia Paul. « Castello est là ; je viens de l’entendre parler… S’il soupçonnait notre présence ici, il tuerait Mlle Courcel ! »

Les cris se répétèrent… À ces cris désespérés, à ces appels de leur bien-aimée ils ne pouvaient répondre… Il leur fallait cheminer lentement et à tâtons dans ces interminables couloirs… Ils n’avaient pas la liberté de répondre aux appels d’Éliane par un mot encourageant… Un mot, un cri de leur part et c’en était fait de la jeune fille, ils le sentaient bien…

« C’est intolérable ! » dit, tout bas, Andréa.

— « Courage ! » dit Paul. « Nous aurons bientôt les lumières du grand salon pour guider nos pas. »

En effet, ayant parcouru le petit couloir, ils arrivèrent dans le couloir principal de la caverne ; celui qui conduisait directement au grand salon…

Le salon était vivement éclairé et les portières entr’ouvertes laissaient passer assez de clarté pour les guider tous à travers la caverne…

« Consentez à devenir ma femme, Éliane, » disait, en ce moment, la voix de Castello, » et je vous délivrerai immédiatement de ce supplice.

Seuls, des cris perçants, désespérés, répondirent à Castello.

Alors, Yves, Andréa, Tanguay, Sylvio et Mme Duponth hâtèrent le pas, précédés de Paul et, arrivés près du grand salon, ils virent un tableau si épouvantable qu’ils crurent mourir de désespoir et de colère : Éliane, les bras et les jambes fortement liés, était couchée sur un canapé — sur ce même canapé, nous avons vu souvent Lucia étendue — et Castello, debout, près du canapé, les bras croisés, un sourire méchant et sot sur les lèvres, regardait souffrir sa victime…

Car, Éliane souffrait tellement, de la frayeur surtout, que ses yeux avaient de ces lueurs qu’on aperçoit chez les insensés.

Des rats entouraient le canapé sur lequel Éliane était couchée. D’énormes rats, qui sautaient sur ses pieds, sur ses genoux, sur sa poitrine et sur ses bras, frôlant souvent son visage… Éliane, les yeux agrandis par la terreur, les lèvres blanches, le nez pincé, était incapable de faire un seul mouvement pour se défendre de cette sale vermine… C’est seulement par le battement de ses paupières et par ses cris qu’elle était venue à bout de protéger son visage, jusqu’alors… Les rats, effrayés par ces cris et par ces battements de paupières, sans doute, avaient respecté le visage de la jeune fille.


CHAPITRE XXIII

L’ENLÈVEMENT


Quand Éliane se rendit dans sa chambre, la veille, Lucette l’y attendait. La jeune servante enleva la robe de sa maîtresse et elle se préparait à lui faire sa toilette pour la nuit, quand Éliane lui dit :

« Vous pouvez aller vous coucher, Lucette ; je vais lire un peu ; pas longtemps, cependant, car nous partons demain matin pour Cave City… Je me coucherai de bonne heure. »

Quand Lucette eut quitté la chambre, après avoir enveloppé Éliane dans un kimono, celle-ci s’installa sur un fauteuil et essaya, inutilement, de lire… Elle était si heureuse, ce soir-là qu’elle en oubliait, pour le moment la peur qu’elle avait ressentie, tout-à-l’heure, en apercevant un homme qu’elle avait pris pour Castello, sur les terrains de la villa. Combien elle était heureuse ! Et maintenant que son père était réhabilité, par la présence de Sylvio Desroches, l’avenir ne serait-il pas une fête continuelle ?… Bientôt, elle, Éliane, serait la femme, de Tanguay, son compagnon d’enfance qu’elle avait toujours tant aimé !

« Vraiment, » se disait la charmante enfant, en souriant, « j’aurai porté bien des noms dans ma vie : je me serai nommée Éliane Courcel, d’abord, puis Lecour, puis Mirville, puis encore Courcel et, bientôt… je serai devenue Éliane Desroches ! »

Éliane sourit et rougit en même temps en prononçant ce dernier nom, qui serait le sien sous peu, puis elle ouvrit un livre et essaya de lire. Tout à coup, elle porta la main à ses yeux comme pour en chasser un brouillard :

« C’est singulier, » murmura-t-elle, « mais je n’y vois guère… de plus, j’ai la tête lourde comme… Quelle est cette odeur ?… » s’écria-t-elle, soudain, « les fleurs ont dû être portées dehors, pourtant et je ne comprends pas… Ciel !… C’est du chloroforme !… Il faut que je… »

Sa phrase resta inachevée. Sa tête tomba lourdement sur son épaule ; Éliane s’était endormie…

À peine Éliane fut-elle endormie, qu’un homme sauta dans la chambre, tenant dans sa main une couverte d’automobile : cet homme, c’était Castello !

La chambre étant vivement éclairée, Castello se dirigea vers le fauteuil sur lequel gisait Éliane endormie. L’enveloppant de la couverte, il prit la jeune fille dans ses bras et s’enfuit dans la direction de la fenêtre. Saisissant un câble qu’il avait préalablement attaché au balcon, Castello se laissa glisser jusqu’en bas.

Castello s’arrêta pourtant dans sa fuite, deux fois : la première fois, pour examiner le corps de Lagarde, la chienne danoise qui — Castello le crut du moins — semblait se tordre dans les convulsions de l’agonie. Brutalement, il administra un coup de pied à la pauvre bête, puis il reprit la direction des barrières de la villa… Mais, avant de franchir ces barrières, l’ex-contrebandier, le chef des moonshiners se retourna vers la villa et s’écria :

“Ah ! Messieurs Mirville et Andréa… et vous aussi Docteur Stone, vous êtes loin de vous douter, en ce moment, que j’enlève votre Éliane chérie… Elle sera ma femme, vous entendez et jamais, non, jamais vous ne la reverrez ! »

Et le noble (?) Comte Anselmo del Vecchio Castello fit un pied-de-nez dans la direction de la villa Andréa, qui eut fait les délices du plus gamin des gavroches.

À la course, ensuite, Castello se dirigea vers une limousine, toujours portant dans ses bras Éliane endormie. Ayant déposé la jeune fille sur le siège de la limousine ; il appuya sur le bouton du démarreur et aussitôt l’auto partit dans la direction de la caverne.

Arrivée à la caverne, Castello se rendit dans le salon et déposa Éliane sur le canapé, puis, debout, les bras croisés, il attendit son réveil. Mais, il était destiné à attendre longtemps, car, ce n’est que vers le matin que la jeune fille ouvrit les yeux enfin.

« Enfin, vous voilà réveillée, Éliane ! » s’écria Castello, « je commençais à croire que vous ne vous éveilleriez plus… »

— « Monsieur Castello ! » murmura Éliane.

— « Moi-même, ma chère !… Comme vous aviez l’air d’avoir oublié que vous êtes ma fiancée, je suis allé vous chercher à la villa Andréa. »

— « Misérable ! » cria Éliane, « Misérable ! »

— « Et vous allez consentir à devenir ma femme, n’est-ce pas, Éliane ?… Nous partirons pour l’Italie et, je vous le promets, vous serez heureuse !… Vous ne vous imaginez pas combien je suis riche, Éliane !… Je vous com… »

— « Vous épouser ! Vous ! » s’écria Éliane.

— « Pourquoi pas ?… D’ailleurs, il le faudra bien ; vous êtes seule ici, en mon pouvoir, et je défie bien qui que ce soit de venir vous chercher en cette caverne ! »

— « Vous pouvez me tuer, M. Castello, » répondit Éliane ; « mais jamais vous ne me ferez consentir à vous épouser, jamais !

— « Il y a des moyens que je puis employer pour vous faire consentir, Éliane… vous allez voir. »

Ce disant, Castello prit de fortes ficelles et garotta les bras et les jambes de la jeune fille, puis il s’installa debout près du canapé… Qu’avait donc imaginé Castello pour se venger d’Éliane, ou, du moins pour la faire consentir à l’épouser ?… Cette question qu’Éliane se posait, allait bien vite recevoir sa réponse : des rats, d’énormes rats, vinrent folâtrer près du canapé puis, enhardis par la parfaite tranquillité que maintenait Castello, ces rats sautèrent sur les pieds, les jambes, les bras et la poitrine de la jeune fille, incapable de se défendre.

En vain Éliane suppliait-elle Castello de la délivrer de cet horrible supplice.

« Consentez à devenir ma femme, Éliane, » lui disait-il, et immédiatement, je vous délivrerai de ces liens qui vous mettent dans l’impossibilité de vous défendre. Consentez, Éliane ! »

— « Jamais ! » s’écriait-elle.

Castello, les bras croisés, regardait souffrir celle qu’il prétendait aimer… Des cris d’indicible terreur s’échappaient des lèvres d’Éliane, surtout quand un rat s’approchait ce trop près de son visage. Seul, l’Ange de la Caverne semblait être témoin de son supplice…

Mais d’autres témoins arrivaient et le martyre d’Éliane allait prendre fin.


CHAPITRE XXIV

LA FUITE D’UN DRÔLE


Un coup d’œil avait suffi à nos amis pour comprendre ce qui se passait. En un instant, les deux bras de Castello étaient maintenus par Yves Courcel et Andréa, le réduisant ainsi à l’impuissance.

« Maudit ! Trois fois maudit ! » s’écrièrent-ils, tous ensemble, en montrant le poing à Castello.

« Tu vas mourir, chien ! » s’écria Andréa. Et il s’apprêtait à assommer Castello, quand Yves Courcel l’arrêta.

— « Pas de sang, Andréa ! » supplia-t-il. « La loi punira ce drôle comme il le mérite. »

Inutile de dire que Tanguay était accouru auprès d’Éliane ; Mme Duponth, Sylvio et Paul l’accompagnant. En un clin d’œil, les liens retenant Éliane furent coupés et ces liens servirent à lier les mains et les pieds de Castello.

« Éliane ! Éliane ! Ma fille ! Ma bien-aimée ! » s’écriait Yves Courcel.

« Mon ange ! O mon ange chéri ! » disait Tanguay.

« O ma petite enfant ! Éliane adorée ! » pleurait Andréa.

« Ma fille ! » s’exclamait Sylvio Desroches.

« Chère chère Mlle Éliane ! » disaient Mme Duponth et Paul.

— « Père ! Tanguay ! Papa Andréa ! » murmura Éliane, avec un pâle sourire… Puis elle perdit connaissance.

« Vite ! » dit Yves Courcel. « Emmenons-la hors d’ici !… Quand elle reprendra connaissance, il faut qu’elle soit loin de cette caverne maudite… Paul, » ajouta-t-il, « amène la limousine à la porte d’entrée ; nous y déposerons Mlle Courcel immédiatement. »

On enleva le matelas du lit qu’Éliane avait occupé durant son séjour dans la caverne, et sur ce matelas, la jeune fille, toujours évanouie, fut déposée. Aussitôt que Paul vint dire que la limousine était à la porte, on se dirigea processionnellement vers la sortie…

Tanguay ne put s’empêcher de faire la comparaison entre cette fuite de la caverne et celle d’autrefois… Alors, c’est Lucia qui était couchée sur un matelas ; aujourd’hui, c’était Éliane, Éliane évanouie !  !

Quand on eut installé Éliane dans la limousine, Yves Courcel dit :

« Qu’allons-nous faire de ce Castello ? »

— « Il est en sûreté pour le moment, » répondit Andréa ; « pieds et mains liés, il ne peut aller loin. »

« Et, en attendant notre retour, » murmura Paul, in petto, « puissent les rats de la caverne le déchiqueter de la plus belle façon, ce bon M. Castello ! »

— « Nous reviendrons, ce soir, avec la police… » commença Courcel.

Mais Yves Courcel fut interrompu par une exclamation de Tanguay :

« Voyez donc ! Voyez donc ! »

Tous jetèrent les yeux sur le point indiqué par Tanguay : un homme traversait, à la course, le pont improvisé reliant les bords du précipice ; cet homme, c’était Castello.

« Nous n’avons pas le temps de nous occuper de ce bandit, » dit Courcel ; « qu’il aille se faire pendre ailleurs ! »

— « C’est le bonheur que je lui souhaite ! » répondit Andréa.

— « Partons !  ! » dit Tanguay. « Éliane ne reprend pas connaissance et ça devient très inquiétant. »

— « Oui, partons ! » répéta Yves. « Ma pauvre chérie ! Comme elle est pâle, mon Dieu !… À la villa ! À la villa !  !

Et bientôt, la limousine prenait la direction de Bowling Green, ramenant à la villa Andréa, Éliane toujours évanouie.


CHAPITRE XXV

MOURANTE


Tout est silencieux à la villa Andréa ; ce silence a quelque chose de tragique, comme le silence de la mort. Dans les corridors déserts de la villa, dans les salons, dans la bibliothèque, Yves Courcel, Andréa, Tanguay et Sylvio Desroches errent, le visage amaigri, les joues pâlies, les yeux cernés de bistre… Les domestiques marchent sur le bout des pieds et, eux aussi, ont l’air triste… C’est que Éliane, la fille chérie d’Yves Courcel, l’idole d’Andréa, la fiancée de Tanguay, l’adoration de Sylvio Desroches, Éliane est mourante…

Quand Éliane reprit connaissance, après son retour à la villa Andréa, ce ne fut qu’un soulagement passager, car une fièvre intense se déclara, le soir même, et tous ceux qui l’aimaient furent témoin de crises de délire épouvantables. Éliane, qui ne reconnaissait pas du tout ceux qui l’entouraient, se croyait, évidemment, encore dans la caverne…

« De grâce, M. Castello, » disait-elle, « de grâce, ayez pitié !… Délivrez-moi de ce supplice ! »

« Vous épouser ! » s’écriait-elle, en d’autres temps. « Vous épouser ! Vous ! Jamais ! »

« Les rats ! Les rats ! » criait-elle ensuite. « Père ! Tanguay ! Papa Andréa ! » Délivrez-moi de ces sales bêtes !  ! » Et les mains de la pauvre enfant battaient l’air, sans cesser un instant.

« Grand Dieu ! » s’écria Yves Courcel, quand il assista, pour la première fois, à l’une de ces crises de délire : « Tan- guay, n’y a-t-il pas moyen de lui faire comprendre qu’elle est à la villa Andréa, en sûreté, parmi nous ? »

— « Éliane, chère enfant bien-aimée, » suppliait Andréa, « vous êtes à la villa, au milieu de ceux qui vous aiment et qui donneraient leur vie pour vous épargner un moment de peine ou d’angoisses !… Oh ! pauvre pauvre petite !  ! » et Andréa pleurait comme un enfant.

« Éliane chérie, » disait Sylvio Desroches, « il n’y a pas de Castello ici… il n’y a pas… »

— « C’est inutile, père, » dit Tanguay tristement : « Éliane est sourde à nos voix et à nos pleurs… Elle fait 102 de température, dans le moment… Éliane ! Éliane ! »

— « Que faire ! Que faire ! » s’écriait Yves Courcel.

En voyant Éliane délirer ainsi, il semblait à ces hommes qui l’adoraient, que rien ne pouvait être plus épouvantable ; cependant, quand, après huit jours de ces crises, la pauvre malade tomba dans une sorte de coma, leur douleur et leur angoisse devint terrible… Éliane allait mourir !… Éliane, leur bien-aimée !… Éliane, pour qui chacun de ces hommes aurait donné sa vie, sans hésiter un moment !…

« M. Courcel, » dit Tanguay, « faites venir un spécialiste, sans retard… Éliane se meurt… et je n’y puis rien ! » ajouta-t-il, avec un sanglot.

Un spécialiste fut mandé, en toute hâte et, quelques heures plus tard, il arriva à la villa Andréa.

Après s’être consulté avec Tanguay pendant quelques minutes, le spécialiste monta dans la chambre d’Éliane, d’où il sortit bientôt, le visage très grave. Un domestique le conduisit à la bibliothèque, où les quatre hommes l’attendaient avec une anxiété impossible à décrire.

« Docteur ! » crièrent-ils, lorsqu’ils aperçurent le spécialiste. « Dites-nous ! Dites-nous, vite !… »

— « Mes amis, » répondit le médecin, d’une voix émue, « si vous voulez la vérité… »

— « La vérité ! La vérité ! » s’écria Yves Courcel. « Ma fille ! »

— « Ce n’est plus qu’une question d’heures, » reprit le spécialiste… Ce coma… »

— « Et vous ne pouvez rien, rien pour la sauver ? » demanda Yves, en sanglottant.

— « Une seule chose pourrait la sauver… peut-être… mais, c’est tellement risqué que… »

— « Qu’est-ce ? Qu’est-ce ? » demanda Tanguay.

— « Une goutte de sang s’est coagulée sur le cerveau, » répondit le spécialiste, « et il faut l’enlever cette goutte de sang… C’est une opération si délicate, tellement risquée, cependant… Un sur cent peut-être survit à cette opération… C’est mon devoir de vous en avertir. »

— « Et vous pensez que, cette goutte de sang enlevée… » commença Andréa.

— « Non, Monsieur, je ne pense pas que l’opération puisse sauver Mlle Courcel ; mais c’est le dernier moyen. »

— « Alors, que l’opération se fasse, Docteur ! » dit Yves Courcel. « Qu’elle se fasse, sans retard ! »

— « Bien, » répondit le spécialiste. « À vos risques… Je vous en avertis, cependant, la jeune malade peut mourir sous le bistouri… D’un autre côté… si elle ne meurt pas de l’opération, elle devrait, trois heures après, s’éveiller en pleine connaissance. »

— « Faites l’opération, dit Courcel.

— « Il me faut un assistant, » dit le spécialiste. Tanguay, ne se sentant pas capable d’assister le spécialiste dans cette opération, si dangereuse pour sa chère fiancée, on fit venir, de Bowling Green, le Docteur Widelands, puis, au moment où les deux médecins, le spécialiste et son assistant, quittaient la bibliothèque pour faire l’opération, Yves Courcel s’écria :

« Sauvez-la, Docteur ! Ma fille ! Mon seul trésor !  ! »

— « Ma fiancée ! » dit Tanguay.

— « Mon idole ! » pleura Andréa.

— « Nous l’aimons tant, la chère enfant ! » dit, à son tour, Sylvio Desroches.

— « Messieurs, » répondit gravement le spécialiste, « je ferai de mon mieux… Dieu fera le reste ! »

Puis, accompagné du Docteur Widelands, il se dirigea vers la chambre d’Éliane.

Yves, Andréa, Tanguay et Sylvio, restés à la bibliothèque, passèrent bientôt par toutes les angoisses. Ils essayaient de fumer ; ils ne le pouvaient pas… leurs cigares s’éteignaient et tombaient de leurs doigts. Tour à tour, ils se levaient et faisaient quelques pas, puis ils retombaient sur leurs sièges. Cette attente… ils ne devaient jamais l’oublier…

Tout à coup, Tanguay se dirigea vers la porte de la bibliothèque ; aussitôt, Sylvio se leva et posa la main sur l’épaule de son fils, lui demandant :

— « Où vas-tu, Tanguay, mon fils ? »

— « Je… Je… » balbutia Tanguay, les lèvres tremblantes, « Éliane… »

— « Tanguay, » dit Sylvio, « tous, nous sommes dévorés d’anxiété et d’inquiétude… Quelqu’un souffre tout autant que toi, en ce moment… vois, plutôt ! »

Du doigt, Sylvio Desroches désigna Yves Courcel, Yves Courcel qui était saisi d’un tremblement nerveux et dont le visage était tout bouleversé par la douleur.

Tanguay reprit son siège et le silence régna, de nouveau dans la pièce… Mais, soudain, Andréa, qui, malgré son immense bonté, sa générosité et son parfait désintéressement, n’avait, depuis l’enfance, dit un seul mot de prière, Andréa, levant sa tête, qu’il avait appuyée sur ses bras repliée, s’écria :

« Mon Dieu, sauvez notre Éliane, notre enfant ; vous seul le pouvez !  ! »

Et, encore une fois, tout devint silencieux.

Enfin, quelqu’un ouvre doucement la porte de la bibliothèque : c’est Mme Duponth. Elle aussi, la brave femme est pâle et inquiète. En apercevant Mme Duponth, les quatre hommes se levèrent et coururent vers elle.

— « Éliane ? » demandèrent-ils. « Avez-vous des nouvelles ? » — « Oui, Messieurs, » répondit Mme Duponth. « L’opération a très bien réussi… Mlle Éliane dort paisiblement. »

— « Dieu en soit béni ! » s’exclama Yves Courcel. « Mme Duponth, » ajouta-t-il, « pourrions-nous la voir… un instant… rien qu’un instant ! »

— Je vais demander au médecin, » répondit Mme Duponth. « Ah ! le voici ! » ajouta-t-elle, en se retirant.

Le spécialiste entra à la bibliothèque, à son tour.

« Tout s’est bien passé, » dit-il. « J’ai enlevé la goutte de sang coagulée qui pesait sur le cerveau… Maintenant, elle va dormir trois heures… Il est neuf heures, » ajouta-t-il, en regardant l’heure à sa montre ; « à minuit, elle devrait s’éveiller. »

— « Et si elle ne s’éveille pas ? » demanda Andréa.

Le spécialiste ne répondit pas.

« Je sais, hélas ! » dit Tanguay. « Si Éliane ne s’éveille pas dans trois heures… elle ne s’éveillera… jamais ! »

— « Mon Dieu !  ! » s’exclamèrent-ils tous.

— « Le Docteur Desroches a raison, » répondit le spécialiste. « Nous allons espérer pour le mieux… Moi, je pars ; mais le Docteur Widelands restera toute la nuit à la villa… Vous me téléphonerez, sans doute, des nouvelles, demain matin ?… J’espère qu’elles seront bonnes ! Au revoir, Messieurs !  ! »

Le Docteur Widelands permit aux quatre hommes de voir Éliane, un instant. Combien elle était changée, la pauvre enfant !… Mais, ce n’est qu’une courte vision qu’ils eurent de leur chérie ; le Docteur Widelands leur fit signe de se retirer, puis il alla les trouver dans la bibliothèque et leur dit :

« À minuit, quand Mlle Courcel s’éveillera, je vous le ferai dire immédiatement, puis, si, en reprenant connaissance elle vous demande, vous pourrez entrer la voir pour quelques instants… Moi, je vais rester à portée de la voix de la garde-malade, jusqu’à minuit… Si vous aimez à me tenir compagnie, Docteur Desroches… »

— « Je vous accompagne, Docteur Widelands, » répondit Tanguay. Et les deux médecins quittèrent la bibliothèque.

Ce furent trois heures inoubliables encore, celles qui s’écoulèrent, si lentement, au gré d’Yves Courcel, d’Andréa et de Sylvio Desroches… Enfin, le grand cadran du corridor d’entrée sonna minuit… Au premier coup de minuit, les trois hommes se levèrent, comme mus par un ressort… Minuit !… C’est à cette heure qu’Éliane devait s’éveiller… sinon… Le cou tendu, les yeux fixés sur la porte, la bouche entr’ouverte, le visage pâli, les mains et les jambes tremblantes, les trois hommes attendaient qu’on vint leur annoncée… quoi ?…

Que faisait-on qu’on ne venait pas ?… Le spécialiste avait bien dit minuit pourtant !… Il y avait déjà quelques minutes que minuit était sonné… Oui, ils s’en souvenaient bien ; le spécialiste avait dit minuit

On ne venait pas !… Alors ?…

Mais la porte de la bibliothèque venait de s’ouvrir et Tanguay, le visage pâle, mais souriant, entra… Inutile de lui demander des nouvelles ; Éliane était sauvée !  !…

« Éliane s’est éveillée, » dit Tanguay. « Elle vous demande tous.

— « Merci, mon Dieu ! » sanglota Yves.

L’entrevue avec Éliane, sauvée de la mort, fut de très courte durée ; mais, quand les trois hommes quittèrent la chambre de la jeune fille, ils emportaient l’espoir de voir leur bien-aimée bientôt convalescente, et enfin guérie.

En effet, au bout d’une dizaine de jours, Éliane put quitter sa chambre ; elle entrait en pleine convalescence.

Le bonheur était revenu à la villa Andréa.


CHAPITRE XXVI

FELICITA


Cinq ans se sont écoulés depuis les évènements racontés dans le chapitre précédent et nous retrouvons, attablés dans la salle à manger de la villa Andréa, plusieurs de ceux que nous avons connus et aimés : Éliane, Yves Courcel et Andréa. Il y a un siège vide à côté d’Éliane, mais, bientôt, l’occupant de ce siège arrive dans la salle à manger ; c’est Tanguay.

Tanguay se dirige vers son siège, mais, en passant, il dépose un baiser sur le front d’Éliane.

« Éliane ! Ma femme chérie ! » murmure-t-il.

— « Mon Tanguay ! » répond Éliane.

« Je suis en retard, » dit Tanguay, en saluant les deux hommes ; « mais j’ai dû aller à Smith’s Grove. L’enfant de Frank-Lewis était malade et Mme Frank-Lewis était très inquiète… inutilement ; l’enfant souffrait d’une simple indigestion. Frank-Lewis et sa femme m’ont prié de vous saluer tous. Ils se proposent de venir passer la journée ici, avec leur petite, dimanche. »

— « Je suis bien contente, » répondit Éliane ; j’aime beaucoup Frank-Lewis, ainsi que sa gentille Edith… La petite aussi est charmante… Comment se nomme-t-elle déjà l’enfant de Frank-Lewis Reeves-Harris ? » demanda Éliane, en riant.

— « La petite se nomme Fairy-Daisy, » répondit Tanguay, en riant à son tour. Fairy-Daisy Reeves-Harris… Est-ce assez ridicule ? »

— « Mais, c’est qu’elle y tient à Fairy-Daisy, la marraine, Mme Reeves-Harris, la grand’mère, » dit Tanguay, très amusé. « Quand cette pauvre Edith ose nommer sa fille Daisy, ou Fairy, seulement, la grand’mère s’empresse d’appeler l’enfant, à son tour, en lui donnant ses deux noms sur un ton emphatique. »

— « L’as-tu vue, aujourd’hui, la grand’mère Reeves-Harris, Tanguay ? » demanda Éliane.

— « Oui, je l’ai vue, Éliane, et elle m’a annoncé une grande nouvelle aussi… »

— « Une nouvelle ? » s’écrièrent-ils tous.

— « Oui, » dit Tanguay en souriant… Mlle Daphné — la nièce de Mme Reeves-Harris, vous savez — épousera bientôt le jeune Docteur Jackson… le fils du médecin de cette pauvre Lucia, tu sais, Éliane. »

— « Mlle Daphné allait bientôt coiffer l’illustre Ste-Catherine, je crois : » dit Andréa. Et tous s’éclatèrent de rire.

— « As-tu vu ton père, Tanguay ? » demanda Yves Courcel.

— « Oui, je l’ai vu, » répondit Tanguay. Il se propose, lui aussi de venir passer une journée avec nous et de se faire accompagner par Paul. »

— « Cher Paul ! » dit Éliane.

— « Le brave enfant ! » s’écria Andréa.

Le dessert allait être servi, quand la porte de la salle à manger s’ouvrit, livrant passage à Rayon, un peu vieilli, sans doute, mais encore folichon, car il gambadait, en aboyant, comme pour annoncer la venue de quelqu’un… Suivant Rayon, arriva Tristan, et, à côté de Tristan, le tenant par son collier, marchait un enfant de trois ans… Était-ce un être humain vraiment que cet ange aux cheveux blonds bouclés, aux yeux bleus, doux et rieurs, à la bouche rose et mignonne ? N’était-ce pas un chérubin, plutôt ?… Courant, l’ange alla se jeter dans les bras d’Éliane en disant :

« Maman ! Maman ! »

— « Mon cher trésor ! Mon ange ! » dit Éliane, en pressant l’enfant dans ses bras.

— « Bonne nuit, maman, » dit l’enfant, entourant de ses bras le cou de sa mère. Comme il le faisait chaque soir, le mignon fit le tour de la table, donnant à chacun un baiser. Des bras d’Éliane, il passa à ceux de Tanguay.

« Bonne nuit, papa chéri, » dit-il ensuite, puis à grand-papa Courcel il souhaita aussi une bonne nuit.

Parvenu à Andréa, il dit :

« Prends-moi, parrain, prends Andréa ! »

Oui, Andréa était le parrain de ce blond chérubin, le premier-né d’Éliane. Quand il s’était agi de choisir un parrain pour l’enfant qui allait naître, Éliane avait offert cet honneur à son père, Yves Courcel ou bien au père de Tanguay. Andréa étant absent de la villa, ce jour-là, Yves dit à Éliane :

« Tu le penses bien, ma chérie, ce serait un honneur et un bonheur pour moi, ou pour M. Desroches d’être parrain de ton enfant ; mais je vais te suggérer de donner ce grand bonheur à M. Andréa… Tu comprends pourquoi je te suggère cela, Éliane ?… Je lui dois tant, à Andréa ; c’est toi, ma bien-aimée, qui payeras ainsi ma dette. »

Et quand l’enfant fut né, Éliane fit demander Andréa et lui dit :

« Papa Andréa, j’ai une faveur à vous demander. »

— « Vraiment ! » s’écria Andréa. « Une faveur ! De moi ! O ma chérie, elle est accordée d’avance, croyez-le… Qu’est-ce, Éliane, mon enfant ? »

— « Papa Andréa, » reprit Éliane, « voulez-vous être le parrain de mon enfant, de mon cher premier-né ? »

— « Éliane ! » s’exclama Andréa. « Vous désirez que je sois le parrain de votre enfant ! Moi ! » et un sanglot monta à ses lèvres. « Inutile de vous le dire, ma toute chérie, » ajouta-t-il, « c’est vous qui me faites une faveur, une faveur inappréciable, et non moi qui vous en fais une… Moi, le parrain de votre enfant, Éliane, de votre premier-né !… Quel bonheur ! »

Et Andréa quitta la chambre d’Éliane afin de ne pas pleurer devant elle.

Mme Reeves-Harris fut marraine. Peut-être Andréa aurait-il préféré une commère toute autre que Mme Reeves-Harris, car, Mme Reeves-Harris estomaquait un peu Andréa ; ensuite, il la trouvait un tant soit peu ridicule avec ses « Reeves-Harris », ses « Frank-Lewis » etc., etc.

Au moment de partir pour l’église, le jour du baptême, Andréa et la commère vinrent trouver Éliane et Andréa demanda :

« Quel nom désirez-vous que nous donnions à votre ange, Éliane ? Nous allions oublier ce… détail, » ajouta-t-il, en riant d’un bon cœur.

— « Je désire que mon fils porte votre nom, papa Andréa, » répondit Éliane. « Il se nommera Yves Andréa ; mais il portera le nom de son parrain… Andréa Desroches… ce sera joli ! »

Andréa ne dit rien, mais des larmes coulèrent sur ses joues.

Et, devant le bonheur parfait d’Andréa, ni Yves, ni Sylvio ne regrettèrent le sacrifice qu’ils avaient fait en sa faveur.

Cet enfant, le fils d’Éliane, combien on l’aimait à la villa Andréa !… Il était roi et maître dans la maison ; chaque désir exprimé par sa bouche mignonne était un ordre auquel on s’empressait d’obéir… Oui, on l’adorait le fils d’Éliane et de Tanguay !… Et grand-papa Desroches donc ! Et Paul ! Paul était fou de bébé Andréa et quand il venait à la villa, il se faisait l’esclave des moindres désirs de ce chérubin de trois ans… Mme Duponth… Eh ! bien, Mme Duponth avait porté bébé Andréa au baptême et, à cause de cela, sans doute, elle considérait que cet enfant lui appartenait un peu… beaucoup même. Mme Duponth n’avait pas eu de famille et elle reportait sur le fils d’Éliane l’amour maternel qui gît dans tout cœur de femme… Quant à Bamboula, il considérait bébé Andréa comme la plus grande merveille du monde, tout simplement ! La première fois que ce blond chérubin lui tendit les bras — à lui, Bamboula — celui-ci faillit en devenir fou de joie.

Mais, pour revenir où nous en étions. Quand on se fut installé dans le salon, après le dîner, Tanguay s’écria tout à coup :

« Oh ! Éliane, j’ai oublié de te remettre cette lettre ; je l’ai sur moi depuis ce matin. »

Ce disant, Tanguay présenta une lettre à sa femme ; l’enveloppe portait le timbre d’un pays étranger.

« Un timbre d’Italie ! » s’exclama Éliane, en s’emparant de la lettre. « Qui peut bien m’écrire de ce pays ? »

— « Peut-être ferais-tu bien de l’ouvrir, ma chérie, » dit Tanguay en souriant ; « c’est le meilleur moyen de savoir à quoi t’en tenir. »

« C’est vrai, » répondit Éliane, en riant. « Tu as toujours des idées si originales, Tanguay ! »

Éliane ouvrit la lettre, puis ses yeux cherchèrent immédiatement la signature et une exclamation vint à ses lèvres. Quand elle eut pris connaissance de la lettre, elle la passa à Tanguay en disant :

« C’est la plus singulière chose ! Lis donc cette lettre tout haut, mon aimé… Cette lettre vient de M. Castello. »

— « De Gastello ! » s’écrièrent-ils tous.

Tanguay lut tout haut ce qui suit :

« Madame E. C. Desroches,
Villa Andréa,
Bowling Green, Kentucky, E.-U.
Amérique du Nord.
Madame,

Vous allez être étonnée, sans doute, de recevoir une lettre de moi ; c’est la première que je vous écris ; ce sera aussi la dernière. Demain, j’entre chez les Bénédictins, communauté austère, comme vous le savez. Dieu m’a pardonné mon passé ; vous aussi, vous serez généreuse, n’est-ce pas et me pardonnerez ?

Puis-je vous prier, Madame, d’accepter, en souvenir de moi, mes livres ainsi que le contenu d’une caisse, qui vous parviendra presqu’en même temps que cette lettre ? Mes livres — toute ma bibliothèque — vous pouvez l’accepter sans remords, car ces livres me sont parvenus en héritage, jadis. Quant aux autres objets que contient la caverne, ils seront vendus à l’enchère et le prix en sera remis au gouvernement des États-Unis d’Amérique ; vous le voyez, Madame, j’essaie d’expier, en remettant au gouvernement ce qui lui revient de droit.

Espérant, Madame, que vous m’avez déjà pardonné, je vous prie de croire au respect avec lequel je signe, pour la dernière fois,
Anselmo del Vecchio-Castello. »

« Castello dans une communauté ! » s’écria Yves Courcel ; « je ne vois pas bien cela d’ici. »

— « Moi non plus ! » répliqua Tanguay.

— « Castello fera un fameux moine ! » dit Yves, en riant d’un bon cœur.

— « Et il compte sur le pardon d’Éliane !… Comme si Éliane pouvait oublier jamais… » commença Andréa.

— « Cher papa Andréa, » dit Éliane, « oui, je pardonne et j’oublie… M. Castello avait été bon et généreux pour ma mère et… »

— « C’est vrai, Éliane, ma chérie, » dit Yves, « ma pauvre femme, ta mère, avait reçu chez Castello une généreuse hospitalité… Moi non plus, je ne saurais l’oublier ! »

— « Que contiendra cette caisse ? » dit Tanguay. « T’imagines-tu ce que ce sera, Éliane ? »

— « Pas du tout. Tanguay !… D’après la lettre de M. Castello, ce colis devrait nous parvenir bientôt. »

En effet, à quelques jours de là, le colis — une caisse longue et lourde — arrivait à la villa Andréa. Il devait contenir un objet fort pesant, car il fut transporté sur un fourgon et quatre hommes durent prêter main forte pour le porter sur la terrasse.

Andréa, avec l’aide de deux domestiques, défit la caisse et enleva la paille qui en recouvrait le contenu !…

On aperçut une statue en marbre blanc, finement ciselé, dont les traits avaient quelque ressemblance avec ceux d’Éliane.

Cette statue, cadeau de Castello, le moine, Éliane la reconnut aussitôt : c’était celle de l’Ange de la Caverne.


Fin de la Deuxième et Dernière partie.
  1. Il y a loin de la coupe aux lèvres.
  2. « Vire de bord ».