Le Courrier fédéral (p. 204-209).

CHAPITRE XIX

PROJETS D’AVENIR


Le dîner fut très gai à la villa Andréa. Après le dîner, tous se réunirent à la bibliothèque et firent des projets d’avenir, d’avenir prochain ; car il fut décidé, tout d’abord, que le mariage d’Éliane et de Tanguay se ferait aussitôt que Sylvio Desroches serait de retour de la France.

« Je suis assez rétabli pour partir la semaine prochaine, » dit Desroches. « Qu’en penses-tu, Tanguay ? » ajouta-t-il, en s’adressant à son fils.

— « Je pense que vous pourriez partir, en effet, père, » répondit Tanguay, « du moment que vous vous ferez accompagner… Pourquoi n’amenez-vous pas Paul ? Paul est un garçonnet intelligent, qui vous est tout dévoué. »

— « C’est une bonne idée, » répondit Sylvio Desroches. « J’amènerai Paul et je partirai la semaine prochaine. »

— « Et, dès ton retour, Desroches, nous marierons nos enfants, » dit Courcel. « Tanguay, » ajouta-t-il, pourquoi ne viens-tu pas t’établir à Bowling Green, sans retard ?… Tu le comprends, je ne puis me séparer d’Éliane. Vous habiterez, tous deux la villa Andréa et nous te ferons construire un bungalow qui te servira de bureau, sur ce terrain. Bamboula couchera au bungalow et entretiendra le bureau. »

— « Mais, M. Courcel, » répondit Tanguay, « il y a déjà trois médecins à Bowling Green, ce me semble et… »

— « Deux seulement, deux médecins seulement, car le Docteur Jackson est mort hier. »

— « Le Docteur Jackson, le médecin de cette pauvre Lucia ! » dit Éliane.

— « Mon ami Courcel vous suggère là une bonne idée, Docteur Desroches, » dit Andréa. « Nous ne pouvons pas nous séparer d’Éliane, d’ailleurs, la chère enfant ! »

— « Et ce serait cruel de ma part de vouloir vous en séparer, je sais. J’accepte donc votre proposition… nous ne nous séparerons pas. »

— « Bravo ! » s’écria Andréa.

— « Maintenant, Messieurs, » dit Yves Courcel, « je crois qu’il serait bon de reprendre, tous, nos noms respectifs… Nous allons d’abord faire connaître nos noms aux domestiques. »

— « C’est une bonne idée, » répondit Sylvio.

— « Je vais appeler Mme Duponth ; elle aura vite fait d’avertir les domestiques et d’arranger tout pour le mieux, » dit Courcel. « Qu’en pensez-vous, Andréa ? »

— « Je pense, comme M. Desroches, que vous faites bien, et Mme Duponth devrait être mise au courant immédiatement ; grâce au tact qu’elle possède, tout ira bien, je crois. »

Ce disant, Andréa posa le doigt sur un timbre et Mme Duponth elle-même arriva à la porte de la bibliothèque.

« Ah ! Mme Duponth ! » s’écria Yves Courcel ; « c’est précisément à vous que nous avons affaire… Entrez, Mme Duponth. Venez vous asseoir, nous allons causer. »

Mme Duponth prit un siège, non loin d’Éliane, et Yves reprit :

— « Mme Duponth, j’ai une question à vous demander et je voudrais que vous me promettiez d’y répondre franchement… Me le promettez-vous ? »

— « Sans doute, Monsieur, » répondit Mme Duponth, que ce préambule semblait vivement surprendre.

— « Dites-moi, alors, Mme Duponth, là-bas, sur les bords du rio Oyapok, lorsque nous nous sommes présentés chez vous, mon ami M. Andréa et moi, pour vous vendre du poisson, vous êtes-vous doutée d’où nous venions ? »

— « Mais… Monsieur… » murmura Mme Duponth.

— « Vous avez promis de répondre franchement, Mme Duponth, » reprit Yves. « Vous en doutiez-vous ? »

— « Oui, je m’en suis doutée… Non ; j’en étais sûre… »

— « Ah ! » s’écrièrent, en même temps, Yves et Andréa.

— « J’en étais sûre, » reprit Mme Duponth. « Je vous avais vus, traversant l’Oyapok sur un îlot flottant… Or, suivre le courant du rio, même sur un îlot flottant, c’est un jeu d’enfant ; mais, pour se mettre en frais de traverser l’Oyapok, en de telles circonstances, il faut y être contraint… D’ailleurs, vous veniez de la rive nord… et… je savais à quoi m’en tenir… mon mari, lui aussi, le savait.. D’ailleurs… »

— « Continuez, Mme Duponth, je vous en prie ! » dit Yves.

— « Eh ! bien, j’allais dire que vos habits, quoiqu’ils eussent été teints, avaient la coupe de… »

— « De la livrée de Cayenne, » acheva Yves.

— « Oui, » répondit Mme Duponth.

— « Et malgré cela, vous nous avez accueillis chez vous, vous nous avez donné de l’ouvrage et vous nous avez traités avec une entière confiance ! »

— « Pourquoi pas ? » dit, simplement Mme Duponth. « Je suis bonne physionomiste et je savais que je pouvais avoir confiance… Je vous aurais confié, à vous et à M. Andréa, ma vie, si c’eut été nécessaire. »

Très émus, tous écoutaient ces paroles de Mme Duponth.

— « Êtes-vous heureuse ici, Mme Duponth ? » demanda Yves.

— « Heureuse ! » s’écria la brave femme. « Oui, je le suis. »

— « Ah ! tant mieux, » dit Yves ; « car jamais nous ne pourrons vous rendre ce que vous avez fait pour nous, jamais ! N’est-ce pas, Andréa ? »

— « Jamais ! » répéta Andréa.

— « Madame, » dit Sylvio Desroches, en se levant, et saluant Mme Duponth, « permettez-moi de vous presser la main… Vous êtes le plus loyal cœur que je connaisse ! »

— « Assurément, oui ! » s’exclamèrent-ils tous.

— « Et maintenant, Mme Duponth, » reprit Yves, « je vais vous dire pourquoi j’avais été envoyé à Cayenne… »

— « Je vous en prie, Monsieur ! » dit Mme Duponth, en faisant un geste de protestation.

— « Je veux que vous sachiez… tout… J’avais été condamné au pénitencier, à perpétuité, pour vol et assassinat… Je fus accusé d’avoir tué, pour le voler, mon meilleur ami. »

— « Mais vous étiez innocent… » acheva Mme Duponth. « Plus d’un souffre à Cayenne, sans l’avoir mérité. »

— « Merci, » répondit Yves. « Ce fut un terrible procès et tout était contre moi, puisque mon ami Sylvio Desroches, avait disparu. »

— « Sylvio Desroches ! » s’écria Mme Duponth. « Alors, vous vous nommez Yves Courcel ! »

— « Comment ! Vous avez entendu parler de cette affaire ! » s’écria Yves, à son tour.

— « Vous êtes étonné, je le sais, » dit Mme Duponth ; « mais, je vais tout vous expliquer… Vous vous souvenez que, le mois dernier, Mlle Éliane fut retenue à sa chambre pour un léger rhume ?… Dans l’après-midi, armée de mon tricot, j’entrai lui tenir compagnie. Mlle Éliane me demanda de lui remettre un paquet de journaux qui se trouvait dans une petite valise… »

— « Je me souviens, » dit Éliane.

— « Mlle Éliane commença à lire ces journaux, mais bientôt, elle s’endormit. Craignant que les journaux tombassent brusquement, du lit sur le plancher, et éveillassent Mlle Éliane, je m’en emparai… Certes, je ne voulais pas commettre d’indiscrétion ; mais, machinalement, je lus… Ces journaux racontaient l’affaire Courcel-Desroches. »

— « Eh ! bien, oui, Mme Duponth, » dit Yves ; je suis cet Yves Courcel en question et… » désignant Sylvio, « voici M. Sylvio Desroches, celui qu’on m’accusait d’avoir assassiné. »

— « O Monsieur ! » s’exclama Mme Duponth, en croisant ses mains, dans son ardeur. « Alors… »

— « Oui, la présence de M. Desroches me justifie pleinement et, dès demain, nous allons tous reprendre nos véritables noms… C’est vous, Mme Duponth, qui serez chargée d’annoncer ce changement au personnel de la villa Andréa… Nous pouvons nous fier à vous ; vous ferez les choses avec votre tact ordinaire, je sais. »

— « Je ferai de mon mieux, Monsieur… Courcel, et si Mlle Éliane… »

— « Éliane est ma fille, ma véritable fille, Mme Duponth et le Docteur Stone se nomme véritablement le Docteur Tanguay Desroches, le fils de mon ami, M. Sylvio Desroches. »

— « Je m’en souviendrai, » dit Mme Duponth, en se levant, « et dès ce soir, votre véritable nom, celui de Mlle Éliane et de Messieurs Desroches seront connus à la villa… Bon soir, » ajouta l’aimable femme en se retirant.

Mais au moment où Mme Duponth allait quitter la bibliothèque, Éliane courut vers elle et, l’entourant de ses bras, lui mit un baiser sur le front.

— « Chère chère bonne Mme Duponth ! » murmura Éliane. « Merci, oh ! merci pour tout ce que vous avez fait, jadis, pour mon bien-aimé père et pour mon bon papa Andréa ! »

Après le départ de Mme Duponth on causa encore pendant quelque temps puis Éliane se leva pour se retirer dans sa chambre. Pour le lendemain, une excursion avait été projetée à Cave City, en automobile et, comme on devait partir de bonne heure, on allait se coucher bientôt.

Tanguay vint déposer un baiser sur le front de sa fiancée.

« Ma bien-aimée ! » murmura-t-il. « O Éliane, combien je t’aime ! »

— « Moi aussi, je t’aime, Tanguay ! » répondit la jeune fille, avec un sourire ému.

Combien ils étaient heureux, tous deux ! Combien ils étaient heureux, tous, ce soir-là : Yves Courcel, Sylvio Desroches et Andréa, du bonheur de leurs enfants et de leur propre bonheur !… Et ce serait ainsi, toujours… Les jours, les semaines, les mois, les années s’enchaîneraient, et tous seraient heureux rien que de la joie de vivre… Ce jour avait été le plus beau de leur vie peut-être, et demain… Ah ! demain appartint à Dieu !…

Jouissez de votre bonheur, ce soir, Yves, Sylvio et Andréa… Cueillez les fleurs du pur amour, Éliane et Tanguay, en ce soir de ce beau jour… Car, souvent… que dis-je ? toujours… les jours se suivent mais ne se ressemblent pas.