L’amour saphique à travers les âges et les êtres/26

(auteur prétendu)
Chez les marchands de nouveautés (Paris) (p. 198-209).

L’Amour saphique, Bandeau de début de chapitre
L’Amour saphique, Bandeau de début de chapitre

XXVI

LES LESBIENNES SENTIMENTALES


Il est un très grand nombre de femmes éprouvées par la vie, par l’amour des hommes, qui vouent à une amie un amour exalté, lequel revêt tous les caractères de la passion sans pourtant que jamais intervienne entre elles le sexe et les joies passionnelles.

Ces lesbiennes pures s’en tiennent aux baisers, aux enlacements où la pudeur est toujours respectée et leur amour plutôt intellectuel se contente de jouissances sentimentales.

Cette pureté de relations n’exclut pas chez celles qui le pratiquent la pire des jalousies. Un avocat eut à défendre un jour une femme galante qui, dans un accès de jalousie féroce, avait poignardé une amie parce que celle-ci s’était abandonnée à un amant de cœur.

Or, aucune relation intime n’existait entre ces deux femmes ; elles avaient leur sexe en dégoût ; la caresse trop pratiquée les lassait et les répugnait ; leur liaison était toute spirituelle. Elle n’excluait pourtant point le désir de la fidélité corporelle chez l’autre.

Mlle C… admettait volontiers les corvées d’amour de son amie auprès d’hommes qui la payaient : ceci était un devoir professionnel. Mais elle se révoltait à l’idée que l’autre se donnerait par plaisir à un homme ou à une femme.

Beaucoup de femmes galantes, excédées de leur vie, meurtries par la brutalité physique et morale de leurs clients et de leurs amants de cœur accourent à l’amour lesbien comme à une purification, une idéalisation du mystère passionnel.

L’amante est une amie, une confidente ; celle avec qui l’on pleure, pour qui l’on se dévoue avec exaltation, que l’on admire, que l’on adore passionnément.

Trop habituées au geste passionnel, tout amour implique pour elles la joie physique ; elles cherchent naturellement le spasme chez leur amante ou provoqué en elles par celle-ci ; pourtant la sensualité n’est pas le but de leur liaison, elle en devient simplement la conséquence.

Il nous a été donné de voir se dérouler la vie vraiment lamentable d’une pauvre créature qui méritait mieux que l’existence cruelle qui fut la sienne.

Née à la campagne, chez des parents pauvres et grossiers, elle fut mariée très jeune à un homme âgé, libidineux et brutal qui la tortura littéralement au moral et au physique jusqu’au moment où, affolée, à bout de résignation, elle s’enfuit.

Douée de beaucoup d’imagination, naturellement très supérieure à sa situation, elle avait beaucoup lu de romans grapillés çà et là ; elle rêvait à l’amour, mais à un amour idéal, délicat, passionné, dévoué, dénué de la brutalité que seule elle avait connue. Elle vint à Paris, essaya de trouver du travail, et comme elle était jolie, bien que frêle, elle ne rencontra qu’un amant. Elle le prit à contre-cœur, quoique celui-ci fût à cent lieues de la cruauté de son mari. Désireuse de s’affranchir du joug, elle entra dans un hippodrome où, gagnant sa vie chichement, péniblement, au prix d’un travail fatigant et dangereux, elle put se passer d’amant. L’homme l’effrayait, lui répugnait ; un baiser, le désir lu en des yeux enflammés, lui causait des transes. Et cependant, au fond de son cœur, elle souhaitait toujours ardemment l’amour sentimental célébré par les romans dont elle se bourrait sans trêve.

Il advint que, durant un exercice de chars antiques, elle fut blessée grièvement. La seule personne qui vint la voir à l’hôpital, la secourut, s’occupa d’elle, fut une femme, une écuyère de haute école fort belle, à qui elle avait fait pitié.

Remise, rentrée à l’hippodrome, Eugénie B… voua une affection exaltée à sa protectrice qui lui apparaissait plus belle, plus troublante, plus imposante qu’une reine. Celle-ci s’amusa à ce rôle de souveraine ; puis, lesbienne, exigea des preuves de l’amour d’Eugénie que celle-ci accorda, docile, mais sans éprouver autre chose qu’une passion sentimentale envers l’écuyère.

Celle-ci se lassa promptement de son amante au cœur brûlant et à la chair froide. Elle la congédia avec quelque dureté, et cependant en prenant soin par de bons conseils de faciliter la vie de la pauvre petite. Pour suivre ses avis, Eugénie apprit à retoucher des photographies et à faire cette broderie de paillettes sur tulle, que l’on nomme de la broderie de Lunéville. Ces aptitudes lui assuraient le pain. Mais c’était au prix d’un travail assidu et très fatigant. Le chagrin de la séparation avec l’écuyère aidant, Eugénie tomba malade, et ensuite, sans ressources, incapable de se remettre à l’ouvrage, il lui fallut encore recourir pour vivre à l’amour vénal. Ce fut une suite de liaisons sans durée, de passades, d’apprentissage effrayant des toquades masculines, dans laquelle elle acheva de prendre l’homme dans une horreur effrayée, un dégoût insurmontable.

En même temps, sa chairs était enfin éveillée, et elle la contentait avec des amies, des camarades, par rancune de l’homme, auquel elle accordait son corps et le simulacre de son spasme, sans plus.

Mais, ces étreintes purement matérielles ne pouvaient la contenter. Elle s’éprit sentimentalement d’une femme, auteur de romans qui lui avaient plu, et désormais le but de toute son existence fut de se rapprocher de cette femme, de songer à elle, de tâcher de l’intéresser à cet amour qu’elle lui vouait.

Malheureusement pour Eugénie, cette femme-auteur répugnait absolument aux amours saphiques ; elle eut pitié de la pauvre énamourée, mais dut l’écarter de sa voie. Et durant des années, le martyre sentimental d’Eugénie fut vraiment indicible.

Cela et sa vie misérable, ses fatigues sexuelles, son travail épuisant, eurent raison de sa faible santé ; elle s’éteignit dans un hôpital, âgée de vingt-neuf à trente ans. Elle fut vraiment un type accompli de l’amour lesbien sentimental.

Au contraire de la lesbienne sensuelle qui peut goûter autant ou même plus l’amour masculin, la lesbienne sentimentale a horreur et effroi de l’homme.

Tout la choque, tout lui fait peur de son adversaire masculin. Elle adore la douceur, la pitié, la tendresse féminines, et se délecte en des caresses puériles, des étreintes jolies, des contacts de peau fraîche et douce, agréablement parfumée. La voix claire de son amante lui est une joie.

Elle oppose à tous ces charmes féminins l’éclat dur du rire et de la voix de l’homme, sa peau rude et velue, sa barbe aux senteurs de fauve, ses gestes brusques et la brutalité de son étreinte. La verge masculine la remplit de terreur, le sperme la dégoûte ; le coït lui est aussi douloureux physiquement dans sa chair glacée que pénible pour son âme révoltée.

Elle adore la femme de toute sa haine de l’homme.

La lesbienne sentimentale est ordinairement une femme galante, mais qui a été entraînée dans la prostitution par les circonstances plutôt que par sa volonté ou son tempérament. Les nécessités de son existence lui deviennent promptement répugnantes et le client lui paraît l’ennemi et le bourreau.

Dans la classe bourgeoise, la lesbienne sentimentale est plus rare. Les adeptes du saphisme sont plus fréquemment des sensuelles que ne contente pas l’amour de leur mari ou qu’effraie la liaison extra-conjugale, ou alors des inverties que tente la féminité.

Cependant, il est indéniable que certaines femmes déçues, aux illusions déflorées par les réalités conjugales, sont entraînées vers l’amour lesbien par leur persuasion d’y rencontrer une tendresse qu’on leur refuse, des douceurs dans l’étreinte que ne sauraient leur procurer l’enlacement de l’homme et son amour égoïste et despotique.

Nous ne croyons pas que la femme soit organisée autrement que l’homme pour l’amour, au point de vue intellectuel ; mais, en outre que chaque individu a son tempérament spécial, l’éducation influe indéniablement sur elle comme sur l’homme.

Dans notre société actuelle, la jeune fille bourgeoise est élevée uniquement dans le but du mariage et pour être la compagne effacée de l’homme ; on ne lui donne, on ne lui permet aucune préoccupation intellectuelle prédominante ; elle n’a aucun puissant dérivatif pour sa pensée qui demeure éternellement tournée vers l’amour, puisque ce sera sa seule fonction, avec ses dérivés de maternité.

Comme, en même temps on s’efforce de la maintenir chaste, si le tempérament sensuel ne s’impose pas en elle, on arrive à créer dans la jeune fille un être hybride bizarre qui, à la fois, rêve perpétuellement d’amour, et s’effraie des réalités de celui-ci.

Ne sachant rien des vérités de la vie, ne pouvant pas comprendre que l’homme, délivré de la perpétuelle obsession intellectuelle de l’amour par les préoccupations de sa profession, ne lui accorde que ses élans charnels, elle rêve d’un amour impossible.

Si son mari est suffisamment doux, qu’il sache ne pas briser en elle brutalement ses illusions, elle se résigne à une vie sentimentale tout autre que celle qu’elle a rêvée et reporte sur ses enfants toute son exaltation. Si, au contraire, le mari est maladroit et brutal, la femme profondément ulcérée est conduite au besoin de trouver une compensation en dehors de son ménage.

Elle va alors vers l’amant si elle conserve des illusions sur l’homme ; elle se tourne vers la femme si celles-ci sont irrémédiablement écroulées en elle.

Les philosophes, les sociologues, les psychologues se plaisent à déclarer communément que non seulement les sensations et les sentiments de la femme en amour sont différents de ceux de l’homme, mais que c’est par suite de l’instinct qu’en général l’amour influe beaucoup plus sur sa vie mentale que chez l’homme.

Chez l’homme, nous dit-on, l’appétit sexuel se sépare beaucoup plus facilement que chez la femme du reste des instincts et de la vie intellectuelle en général.

Le fait est habituellement vrai ; mais, selon nous, la cause en est, non pas à la conformation cérébrale de la femme et à ses instincts naturels, mais dans l’éducation qui lui est donnée, la place sociale qui lui est dévolue et le pli imprimé à ses idées.

Si la femme, sortant de la vie chaste, tombe dans des désordres pires que ceux de l’homme — ce fait mérite d’ailleurs de ne pas être accepté aveuglément — cela tend à ce que la société ne lui accorde qu’une vie passionnelle, dans le mariage aussi bien que hors du mariage. Au lieu que chez l’homme ses désirs passionnels soient contrebalancés par l’intérêt qu’il éprouve pour sa profession, ses ambitions, etc., la femme ne peut se rattacher à rien qui la sauve de l’empire passionnel. Si celui-ci la gagne, elle en est la victime sans défense.

Dans les pensionnats de jeunes filles, particulièrement les couvents, les amitiés exaltées sont extrêmement fréquentes, non seulement entre les pensionnaires, mais entre celles-ci et les religieuses.

Ce serait tomber dans l’exagération que de prétendre que toutes sont des lesbiennes ; mais il ne faut point non plus fermer les yeux et déclarer que le vice saphique ne fleurit pas dans ces temples de chasteté mis sous l’invocation de la Sainte-Vierge.

Ce que l’on remarque le plus souvent, c’est l’onanisme, une tendresse sentimentale passablement factice et d’autant plus exhubérante entre les fillettes — tendresse qui se contente ordinairement de baisers sur la figure, dans le cou, de pressions de mains, de paroles et de billets enflammés, d’adorations passionnées pour telle religieuse jeune et jolie ; et, enfin, quelques cas de véritable amour saphique. En général, lorsque celui-ci est pratiqué entre pensionnaires, l’une d’elle, l’initiatrice, a été initiée, à son heure, par quelque servante ou une religieuse, et son esprit s’est exalté en lisant des livres pornographiques. Le saphisme, il faut se le dire, n’est pas spontané, au contraire de l’onanisme qui est un vice naturel et, pour ainsi dire, machinal.

Ce qui est le plus fréquent, c’est le saphisme entre maîtresse et élèves. Il prend deux formes : celle, violente, exaspérée, bestiale, qui va jusqu’au sadisme et que nous étudierons dans le chapitre suivant ; celle d’une sentimentalité aiguë où les caresses sont accompagnées d’un délire de tendresse et de l’éclosion d’une foule de sentiments exaltés, plus ou moins sincères.

Il est un fait que l’on ne saurait nier ; chez la femme comme chez l’homme, le besoin de l’amour physique est d’autant plus impérieux que le corps se fatigue moins en des exercices matériels ; le besoin de l’amour sentimental est d’autant plus despotique que l’imagination est plus vide et plus inoccupée.

Les sports accomplis avec intelligence et sans excès éteignent les désirs chez les deux sexes ; les occupations intellectuelles suppriment les hantises sentimentales.

Dans les couvents, l’exercice physique est presque nul ; l’activité cérébrale ne reçoit aucun élément pour l’entretenir et la satisfaire. De plus, la religiosité pousse les jeunes filles dans une voie d’exaltation qui ne saurait se satisfaire — à moins qu’elle n’aille jusqu’à l’hystérie religieuse — dans le domaine religieux. Toute cette excitation trouve un dérivatif dans les amitiés passionnées qui, parfois, vont jusqu’aux relations physiques.

Selon les tempéraments, ces amours peuvent être très sérieuses, très profondes et touchantes, ou superficielles, puériles, factices.

Certaines femmes épuisent toute leur faculté de tendresse dans ces amitiés féminines, ont des trouvailles d’ingéniosité sentimentale, et, plus tard, n’éprouvent plus pour l’homme qu’elles aiment qu’un sentiment affaibli et banal, en comparaison de leur juvénile enthousiasme pour quelque compagne du premier âge.


L’Amour saphique, Vignette de fin de chapitre
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