CHAPITRE XI

mon journal de retour à lowell


Lowell, mardi, 14 juin, 1887, 8 hrs p.m. — Ma chère Rose, ce matin, je revois Lowell et je rentre de nouveau dans mon bureau que j’ai quitté depuis quinze jours. C’est un tombeau que j’ouvre ; il y fait froid et c’est sombre ; mais je veux désormais m’efforcer d’en changer l’aspect ; pourrai-je y réussir ? Je dépose tout d’abord sur ma table les deux photographies de ma chère Rose qui m’avaient suivi dans mon voyage à Montréal. Je les trouvais trop précieuses pour les laisser dans mon bureau pendant mon absence. Dans mes voyages, je les transportais sur moi comme un talisman. Je m’assis en face de ma table où tout était resté en place comme à mon départ. J’étais bien un peu fatigué de mon long trajet en chemin de fer, cependant je ne voulus prendre aucun repos. Je méditais et je songeais à ceux que j’avais laissés à Montréal, et surtout à ma Rose, à Ste-Martine, quand madame Boulé frappa tout doucement à ma porte et vint causer avec moi. Elle était toute contente et réjouie de me revoir. Elle me sauta au cou et m’embrassa sur les deux joues. Oh ! charmante femme, bonne seconde mère que j’aimais à retrouver quand j’étais loin de ma véritable mère. Elle causa longtemps, s’informant de ma famille, mais surtout me questionnant sur ma fiancée qu’elle aimait déjà beaucoup avant de la connaître. Entendre parler de ma Rose, en ce moment, quand je venais à peine de la quitter, quand j’avais encore le goût de son dernier baiser sur les lèvres, quand sa voix résonnait encore à mon oreille, c’était un bonheur ineffable. J’aurais causé longtemps encore, si la cloche ne nous avait appelés pour le dîner. J’entrai dans la salle à manger ; ma place y était restée libre. Tous les pensionnaires déjà attablés me reçurent avec un sourire sympathique. J’avais laissé des indifférents et je retrouvais des amis. Je m’efforçai d’être plus gai pendant le repas et je causai un peu avec mes voisines qui parurent apprécier les efforts de mon affabilité.

Après le dîner, madame Boulé revint avec moi dans mon bureau ; elle était si anxieuse de me dire tout ce qui s’était passé pendant mon absence qu’elle ne pouvait attendre une minute de plus. D’après elle, l’écrit diffamatoire du docteur X, n’avait nullement nui à ma réputation ; par contre il avait servi à me faire connaître davantage, car aussitôt après sa publication, la clientèle avait augmenté considérablement, malheureusement je n’étais pas là pour y répondre. Pendant mon absence j’avais perdu la pratique de trois femmes qui réclamaient mes services pour des soins particuliers. Beaucoup d’autres patients s’étaient présentés qui avaient paru fort désappointés de ne pas me trouver. Le colportage de porte en porte de la prétendue lettre du doyen par le docteur Y avait stimulé la curiosité d’un grand nombre de personnes qui se disaient : « Si l’on fait une guerre si acharnée à notre petit docteur, c’est qu’il en vaut la peine et que l’on craint sa science et ses capacités »…

Je passai une grande partie de l’après-midi avec M. P… le mari de madame Amanda, qui me dit toute sa joie et celle de ses amis, les membres du Cercle Canadien, de me revoir. Tous ceux-ci connaissaient ma véritable histoire. Ils savaient très bien que je n’étais pas diplômé et cependant ils voulaient à tout prix me retenir à Lowell. Ils avaient répondu aux docteurs X et Y que la lettre qu’ils exhibaient était fausse, mensongère et fabriquée de toute pièce pour éviter la concurrence. On m’encouragea à tenir bon et à ne pas m’occuper des cancans suscités par la jalousie. La joie de mes amis était tellement vraie et les sentiments qu’ils exprimaient tellement sincères qu’ils en avaient donné une manifestation éclatante quelques jours auparavant, c’est-à-dire le samedi précédent quand ils avaient reçu le télégramme leur annonçant mon retour. Le Cercle Canadien et les propriétaires de L’Étoile, qui craignaient la semaine précédente que je ne revinsse plus, avaient engagé des pourparlers avec un certain monsieur pour le nommer à ma place à la rédaction de L’Étoile. Les conditions étaient acceptées de part et d’autre ; il n’y avait plus qu’à signer le contrat quand on reçut mon télégramme annonçant mon arrivée prochaine à Lowell. Cette nouvelle fut reçue avec tant de joie qu’on me conserva l’office de rédacteur et qu’on refusa d’accepter l’offre de l’autre monsieur. J’en fus d’autant plus heureux et reconnaissant aux propriétaires de L’Étoile que le monsieur qui devait me remplacer était un de mes anciens professeurs de l’École du Plateau à Montréal. Pouvais-je espérer une plus belle réception et un meilleur accueil ? Que m’importaient désormais la conduite et les sentiments antipathiques des deux médecins qui s’étaient attiré le mépris de la population canadienne.

Ne va pas croire, ma chère Rose, que malgré toutes les marques de sympathie que je reçois de mes amis, des pensionnaires de madame Boulé et d’une bonne partie de la population du Petit Canada, je vais trouver la ville de Lowell beaucoup plus attrayante et plus belle qu’auparavant. Si je n’avais l’espoir de te revoir bientôt dans cette ville, pendant les deux mois de tes vacances, elle me paraîtrait encore comme un lieu de supplice ou plutôt comme le purgatoire, l’antichambre où je dois souffrir tous les tourments de l’ennui avant d’entrer dans le paradis de mes amours. Mon bureau est aussi morne ; la ville, malgré sa population assez dense, me paraît aussi déserte. Je vais m’efforcer par tous les moyens possibles de chasser l’ennui qui m’a poursuivi jusqu’aujourd’hui ; mais je ne te promets point de réussir. Je vais chercher, par mes études, mes lectures et la composition de mes articles de L’Étoile, à occuper les nombreux et longs moments de loisir que me laissera la pratique de la médecine. Bien que l’on soit heureux de mon retour, je suis certain que j’aurai encore moins de patients qu’auparavant parce que, l’été approchant, les maladies diminuent de fréquence, et on ne se fera certainement pas un devoir de contracter une maladie pour le simple plaisir de me rendre visite à mon bureau.

À cinq heures, je me rends à la bibliothèque publique. J’ouvre au hasard le premier livre qu’on me présente et j’ai sous les yeux les mots suivants : « Les affaires de Rose furent bientôt terminées… » Qu’est-ce à dire ? On m’avait donné, sans que je le demandasse, le livre « Perdue », par Henry Gréville. Je l’avais ouvert machinalement au chapitre XXXII pour y lire cette phrase à laquelle les anciens augures auraient pu attacher toutes les significations possibles pour les attribuer à mes dispositions présentes…

Mercredi, 15 juin, 8¼ hrs p.m. — Aujourd’hui j’ai commencé à suivre la routine ordinaire de mes jours d’attente. J’ai lu beaucoup ; j’ai annoté à profusion mes livres de médecine ; j’ai écrit quelques articles pour L’Étoile, j’ai reçu des patients, et je suis sorti pour parcourir les rues afin d’y trouver quelques distractions. J’ai passé une grande partie de l’avant-midi avec ta charmante sœur Amanda. Nous avons causé beaucoup, mais nous n’aurions certainement pas trop de trois ou quatre jours complets pour vider nos sacs à nouvelles et nous raconter les événements de mes quinze jours d’absence. Inutile de te dire, ma chère Rose, que nous avons plus parlé de toi que de tout autre. Le temps est si agréable et s’écoule si vite quand tu fais le sujet de mes conversations que je suis heureux de rencontrer quelqu’un à qui je puisse m’ouvrir franchement de mon amour pour toi. Si je n’avais peur d’ennuyer tout le monde, je ne parlerais toujours que de toi. Parfois je m’oublie…

Mon retour à Lowell a calmé tous les esprits. Je n’entends plus rien de désagréable. Mes ennemis sont tranquilles. C’est peut-être le calme qui précède la tempête. Peu m’importe ; je ne crains plus rien. Calme ou tempête, je ferai mon chemin sans m’occuper de mes voisins. Si par hasard je n’ai pas assez de patients pour me faire vivre, j’ai toujours la ressource de L’Étoile qui défraie mes dépenses. Je resterai ici le temps que je me suis fixé, c’est-à-dire jusqu’à la fin du mois d’août…


Ste-Martine, 15 juin, mercredi, 9 hrs p.m. — Mon doux fiancé, trois jours, trois siècles que tu m’as quittée. Tu ne saurais croire le vide que ton départ a causé dans notre petite maison. Il me semble que je suis seule bien qu’au milieu de mes sœurs qui font des efforts inouïs pour chercher à me distraire. Ma petite sœur surtout s’ingénie, par ses bonnes paroles et ses caresses, à me faire oublier ton absence. Je ne souris plus ; je suis toujours affaissée. Je sais bien que mon ennui et ma tristesse causent beaucoup de chagrin à mes sœurs ; je m’en fais des reproches, mais je ne puis dominer ma douleur. Si j’essaie de sourire, une larme vient humecter ma paupière ; si j’essaie de parler et de répondre aux paroles affectueuses de mes sœurs, je ne puis maîtriser mes émotions et j’éclate en sanglots. J’aime mieux être seule et me taire pour penser toujours à toi. Vois, mon cher Elphège comme tu me rends égoïste. Je ne puis pas t’en faire de reproches, puisque je ne veux plus vivre que pour ton amour, et sans ton amour je ne pourrais plus supporter la vie. Oh ! que j’ai hâte de te revoir ! Encore quatorze jours à attendre ! Oh ! que c’est long… Mille bons baisers, en attendant ceux que je te laisserai prendre, le 29 juin à Lowell, sur mes yeux, sur mes joues et sur ma bouche… Ta Rose qui pleure toujours.

Lowell, vendredi, 17 juin, 8½hrs p.m. — Ma Rose, ma chère petite Rose… J’ai quelque chose de comique ou de sérieux à t’annoncer ce soir. Il ne manquait plus que cela pour me gonfler d’orgueil et me faire croire que je suis quelqu’un. Je compte désormais dans le monde ; je fais ma marque ; j’y laisse mon empreinte, et c’est grâce à toi. Je te suis plus que jamais reconnaissant du bon conseil que tu m’as donné, il y a quelques mois, de venir établir mes pénates à Lowell. Je veux t’en aimer davantage si c’est possible. Si un jour je me vois à la tête de mes concitoyens ou de mes confrères, les médecins, si un jour je suis quelque chose ou quelqu’un dans l’estime de mes compatriotes, je te dirai « Merci, ma Rose, oui, mille fois merci, petite femme ; tu fus mon ange tutélaire, car tu as conduit mes pas dans la voie de la grandeur et de la gloire ; tu fus mon ange consolateur, car tu m’as soutenu dans mes peines ; tu fus mon ange protecteur, car tu m’as défendu contre moi-même quand je faiblissais, et contre ceux qui m’attaquaient ou me traquaient. Rose, ma Rose, je te dois la vie, la santé, la force et le bonheur dont je jouis, et bien plus encore l’estime de mes frères, de mes concitoyens, de mes compatriotes. Tendre fiancée, tu fus ma conseillère et je te dois ma gloire et mes honneurs ». Maintenant sais-tu pourquoi, ma Rose, je me gonfle d’orgueil ? Sais-tu ce qui me fait croire que je suis quelqu’un et que je pourrai avec le temps devenir un grand personnage ? Pour l’apprendre tu n’auras qu’à jeter les yeux sur le petit journal suisse que je t’envoie. Ce petit journal comique me fait penser au Violon et à un autre journal du même calibre de Montréal qui font métier d’attaquer continuellement nos grands hommes du Canada. Il n’y a pas, au Canada, un homme de marque qui puisse échapper aux sarcasmes et aux dents de ces petits farceurs. Le petit journal suisse pratique le même métier. Il est jaloux et il se plaît à attaquer tout ce qui lui paraît grand, supérieur et noble. Il semble ignorer que ses attaques grandissent ceux qu’il croit abaisser. Le petit journal suisse me consacre un long article comme si j’étais un grand personnage ; il me tombe sur le dos parce que j’ai essayé de défendre la religion et nos bons prêtres des États-Unis. C’est trop d’honneur pour moi qui ne fais qu’entrer dans le monde du journalisme ; que sera-ce donc dans quelques années ? Ne riras-tu pas en lisant ce sale journal et ne te diras-tu pas aussi : « Mon Elphège est déjà quelqu’un pour qu’un journal aussi important ou plutôt aussi comique veuille s’occuper de lui »…

Je ris quelquefois, ma Rose ; mais parfois je gémis encore. Quand donc arriveras-tu pour calmer mes angoisses et apaiser ma douleur ? T’attendre encore onze longs jours et onze nuits tristes. Oh ! quelle heure douce ce sera quand je te reverrai ! Je n’ose y penser, car le temps va me paraître trop long. Parfois la voix d’un désespoir sombre gronde sourdement à mon oreille ; parfois encore je suis abattu et mon âme triste n’a qu’un remords, celui de ma jeunesse, car si j’avais une année de plus je pourrais te dire, ma chère Rose : « Viens, nouvelle épouse, un mari fidèle se veut reposer sur ton sein ».

Beaux rêves, où êtes-vous ? douce réalité, apparaîtras-tu jamais à mes yeux et à mes sens ? Ne te laisseras-tu jamais palper ? Et toi, ma Rose, ma fiancée, dont j’adore l’image placée sur ma table comme un dieu sur l’autel, seras-tu toujours loin de mes yeux qui te cherchent toujours et partout ; loin de mes bras qui se tendent continuellement pour t’enlacer ; loin de mon cœur qui veut battre à l’unisson du tien. Ce que je souffre parfois, ma Rose, ne peut pas se dire. Le corps malade a des gémissements pour manifester sa douleur ; le cœur brisé a des larmes pour calmer ses angoisses ; l’esprit vaincu a l’espérance pour adoucir ses revers ; mais l’âme accablée, l’âme abattue n’a que le silence morne et la mort où se réfugier. Parfois il me semble que la mort rôde autour de moi et me guette, tant j’ai l’âme affaissée. Oh ! ma Rose, qu’il est triste de vivre seul, toujours seul, sans avoir près de soi un cœur qui comprenne les accents du nôtre. Quand donc près de moi soulageras-tu ma douleur morale et dissiperas-tu les inquiétudes de mon âme ? Tu vois, chère Rose, quel jour affreux vient de s’éteindre et quelle nuit triste va éclore…

Dimanche, 19 juin, 8½ hrs p.m. — Qu’ai-je donc fait pour être toujours si malheureux ? Ah ! le vilain caractère que je possède ! Pourquoi ma mère m’a-t-elle donné un esprit aussi affectueux, une âme aussi aimante ? Pourquoi m’a-t-elle façonné un cœur aussi passionné ? Oh ! mère chérie, je te remercie de tes dons ; j’accuse plutôt l’ironie du temps, la raillerie du sort qui semblent m’en vouloir. Vois donc, aujourd’hui dimanche et je suis seul. Ironie du temps ! et dimanche dernier, nous étions si heureux, Rose et moi, l’un près de l’autre, presque dans les bras l’un de l’autre. Raillerie du sort ! Pendant que je pleure et me désole, là tout près de moi, séparé par une cloison toute mince, un jeune homme, assis au piano, fait entendre des accords que nous avons écoutés si souvent ensemble, ces accords harmonieux de nos soirées d’autrefois, ces accords entraînants que mademoiselle Erika H… exécutait avec tant d’âme pour nous pousser dans le tourbillon de la danse. Oh ! ma Rose, tu ne connais pas cet écho qu’on entend dans la solitude, cet écho qui vient réveiller l’âme assoupie dans ses tristes pensées.

Petite fiancée, l’absence a trop d’amertume pour moi ; je languis ; je ne veux plus vivre, et, fantôme vivant, je demande au temps de précipiter la course de ses heures ; j’invoque l’avenir et c’est l’ennui qui me répond toujours. Viens, ma Rose, ou j’invoquerai la mort.

Cet après-midi, pour essayer de chasser l’ennui qui m’accable et me mine, je sortis de mon bureau et me dirigeai vers les lieux de promenade où tous les âges se rencontrent et se donnent la main ; où les désœuvrés vont chercher les distractions ; les fatigués, un peu de repos ; les amoureux, des espaces solitaires ; les bonnes, de l’air frais pour les bébés. Au milieu de la foule qui chemine, j’arrive, sans m’en apercevoir, au bord de la rivière. Oh ! souvenir agréable ! douce illusion ! je me croyais au Buisson. Pour un instant mes pensées tristes s’évanouissent ; ma figure se déride ; mon cœur palpite plus fortement ; je respire à l’aise. Ici, comme au Buisson, un cap superbe, couvert de grands arbres et de belle verdure, surplombe un torrent impétueux. Dans le bruit des ondes tumultueuses, je crois reconnaître une voix du passé qui charme mes oreilles et plaît à mon cœur. Il me semble revoir, à quelques pas, l’arbre au pied duquel nous nous sommes assis, tu t’en souviens, chère Rose, pour nous dire nos amours, bâtir des châteaux en Espagne et espérer en l’avenir. Dans le kiosque au milieu des arbres, je crois reconnaître la cabane champêtre auprès de laquelle nous avons pris le repas du pique-nique. Et ces marmitons au bonnet blanc que je vois dans ces baraques ne sont-ils pas nos amis du pique-nique qui jonglaient avec les crêpes ou faisaient frire les pommes de terre ? Je m’approchai d’un jeune arbre sur l’écorce duquel je cherchai des lettres entrelacées ; l’écorce était blanche, unie, intacte ; le couteau des amoureux ne l’avait jamais blessée. Tout à côté, sous une tente malpropre, j’entendais la voix nasillarde d’une sorcière improvisée qui prédisait l’avenir à une petite amoureuse. Il me semblait que tu étais là, ma Rose, écoutant mademoiselle Charlotte H… te dire l’avenir au moyen des cartes.

Mes souvenirs joyeux furent de courte durée, car à l’horizon, de gros nuages blancs et noirs se formaient en longues spirales et, poussés par un vent violent, s’avançaient rapidement, s’étendaient par le ciel et changeaient le jour brillant en une nuit sombre. La pluie menaçait de rompre ses digues à tout instant. Le ciel devenait complice de mon ennui et de ma tristesse qu’il faisait reparaître. Je rentrai dans mon bureau la mort dans l’âme…

Bonsoir, petite Rose, petite fiancée ; je me couche. Oh ! que je voudrais rester endormi jusqu’au jour où tu viendras mettre un terme à mes angoisses.

J’allais oublier de te dire que la nuit dernière j’ai fait le beau rêve que nous étions unis depuis longtemps, et que nous avions une petite fille de cinq ans avec laquelle nous faisions une promenade en voiture. Ma Rose, ma chère petite fiancée, puis-je jamais espérer tant de bonheur. Que je serais heureux si tous mes rêves ressemblaient à celui-là…

Lundi, 20 juin, 10 hrs p.m. — Il n’y a plus de malades à Lowell, ou je suis complètement perdu aux yeux du public, car je ne vois pas l’ombre d’un patient… Il est bon et utile, dans mes jours de malheur, de savoir griffonner et barbouiller avec plus ou moins d’art quelques feuilles de papier blanc. Si ta sœur, Madame C… qui me reprochait tant mon goût et mon amour de la littérature, était ici aujourd’hui à ma place, elle connaîtrait le prix de ces heures passées à lire et à relire les auteurs que j’aimais tant. Elle verrait le gros intérêt que commencent à me rapporter les quelques sous que j’ai donnés aux libraires et aux bibliothèques en échange de leurs petits livres. Où serais-je aujourd’hui et que ferais-je, si ma plume, bien que jeune et inexpérimentée, ne m’avait pas aidé ? N’est-ce pas elle qui gagne mon pain de tous les jours ? n’est-ce pas elle qui me permet d’acquérir de l’expérience et de t’attendre ici ? n’est-ce pas elle qui me procurera le bonheur de passer ici avec toi le temps de tes vacances ?…

22 juin, mardi 10 hrs p.m. — Ma chère Rose, te souviens-tu, un soir à Montréal, tu étais assise au salon dans la grande berceuse ? J’étais à tes côtés ; tout à coup tu tends les bras ; tes mains se joignent en l’air avec bruit et je te dis : « Que fais-tu, méchante ; pourquoi faire mourir les petits anges, les petits papillons ? » — « Elphège, me réponds-tu, ce ne sont pas des petits anges, ni des papillons ; ce sont des insectes qui donnent naissance aux mites ». Et le papillon, plutôt l’insecte avait échappé à ta sage cruauté. Il y a un instant, quand j’entrais dans mon bureau, je vis voler une de ces petites mouches aux ailes blanches ; comme toi j’ai tendu les bras ; j’ai frappé mes mains l’une contre l’autre et je n’ai pas tué la petite mouche qui a continué son vol. Heureux petit insecte au vol rapide ! quel mal peut-il faire dans mon bureau, puisqu’il n’y a rien ici pour le nourrir. Vois donc, ma chérie, comme je suis fou de rappeler ces souvenirs enfantins. Mais, chérie, y a-t-il un souvenir, si peu important soit-il, qui, rappelant une amie ou une heure douce, n’ait pas un charme tout particulier, indéfinissable ?

Jeudi, 22 juin, 10 hrs p.m. — Depuis trois jours il fait un temps de chien. Aujourd’hui la pluie torrentielle n’a pas cessé un seul instant de tomber, et, comme tu peux te l’imaginer, je n’ai pas reçu la visite d’un seul patient, aussi ai-je écrit et lu à m’en fatiguer. J’ai eu encore le temps, plus que jamais, de penser à toi. Il n’y a pas un seul livre qui me tombe sous la main sans que je n’y retrouve quelques chapitres, quelques pages ou quelques lignes qui ne me rappellent ma Rose, ou ne me dépeignent quelque situation analogue à la nôtre. Cet après-midi, je lisais l’histoire d’un jeune voyageur français. Un jour, portant une valise qu’il ne quittait jamais, il entre dans une caverne de brigands qui, dans le dessein de le voler, lui ordonnent d’aller coucher au grenier. Les brigands, étonnés de le voir monter avec sa valise, lui conseillent de la laisser à leurs soins et à leur garde. « Du tout, nobles hôtes, leur répond-il, je ne la quitte jamais ; c’est sur elle que ma tête repose, car elle renferme mon bien le plus précieux, un bien que je préfère à tout ».

Le jeune voyageur monte sa valise, la pose sous sa tête et s’endort en murmurant le nom de Rosita. Pendant son sommeil, les voleurs le tuent et s’emparent de la valise dans laquelle ils trouvent les lettres de sa bien-aimée qui s’appelait Rosita. Ma chère Rose, moi aussi je conserve tes lettres qui me sont plus précieuses que les diamants les plus riches. Je préférerais tout perdre plutôt que tes lettres. Quand je suis parti de Lowell pour Montréal, je les ai emportées avec moi en disant : « On peut tout voler dans mon bureau ; je n’y laisse rien de précieux ; j’emporte mon trésor. Pauvre jeune voyageur, comme il devait aimer tendrement sa fiancée qui s’appelait Rosita ! et toi, chérie, tu t’appelles Rose-Alinda…

Le 22 juin, mercredi, 8 hrs p.m. — Rose m’écrit sa dernière lettre avant son départ pour sa promenade chez sa sœur Amanda, de Lowell. Sa lettre est courte : « J’ai tellement hâte, dit-elle, d’arriver à Lowell, mardi prochain, le 28 juin, que je n’ai pas le goût d’écrire et que je n’ai aucune idée, aucune pensée autres que celles de te voir. Je pense sans cesse à mon voyage et au plaisir de tomber dans tes bras pour recevoir tes bons baisers ». Cependant, ma chère Rose trouve encore de bons mots pour m’encourager à persévérer. Elle a hâte d’arriver à Lowell pour m’aider à supporter les petites misères qui sont, hélas ! trop fréquentes pour un jeune débutant dans la vie. Elle est heureuse de lire les louanges que certains journaux m’adressent, et les critiques que d’autres me lancent, parce que, dans les unes comme dans les autres, elle s’imagine retrouver la preuve d’un talent qui perce. Elle dit que les critiques surtout montrent la valeur de celui qu’on attaque. Chère Rose, elle est toujours charitable pour son Elphège qu’elle cherche à grandir continuellement à ses propres yeux. Comment ne pas aimer une amie aussi dévouée, aussi charitable, et toujours aussi encourageante ?… Elle fait déjà ses malles car elle s’imagine que cette manœuvre va abréger la longueur des jours et des heures qu’elle ne cesse de compter avant son départ…

Après le 23 juin, je néglige un peu mon journal ; je n’aurai plus de copie à envoyer à ma Rose à qui je dirai de vive voix ce que je confiais au papier. Mon récit en aura peut-être plus de charme, parce que je ne raconterai que les choses les plus aimables et les événements les plus heureux, et je cacherai plus facilement mes ennuis et mes peines pour ne pas l’attrister et lui causer d’inquiétudes pendant sa promenade. Et puis quand ma Rose sera près de moi, est-ce que j’aurai encore des ennuis et des inquiétudes ? Oh ! non, et si par malheur, ils apparaissent encore, ils se dissiperont aussi vite que la fumée que le vent emporte, et ma Rose n’en aura pas connaissance.

Le matin, le midi et le soir, je compte les jours qu’il me reste encore à passer seul avant l’arrivée de ma chère petite Rose. Mais le dernier jour je n’ose pas compter les heures, parce qu’il me semble que les dernières vingt-quatre heures sont plus longues qu’une journée entière et que les dernières douze heures sont plus interminables que la dernière demi-journée. Je ne sais que faire en ce dernier jour. Le matin je m’éveille de très bonne heure et je songe à quoi ? Mon esprit ne s’arrête à rien. Mon imagination voyage de Lowell à Montréal et à Ste-Martine et revient à mon bureau. Par moment, mes yeux s’attachent au plafond de ma chambrette dont ils explorent attentivement toutes les parties et surtout les quatre coins pour y chercher, y découvrir quelque petit nid, quelque toile d’araignée, et y voir travailler l’insecte, ou y constater son immobilité, lorsqu’il se tapit, sous ses pattes en un petit point gris ou noir, pour attirer dans ses filets la seule mouche qui vole dans mon bureau. Regarder l’araignée travailler, s’immobiliser. se réveiller, attraper la mouche et en faire sa pâture m’eût amusé. Je maugrée presque contre la propreté méticuleuse de Madame Boulé qui m’a privé de ce petit coin d’attraction qui aurait pu me distraire pendant une demi-heure et raccourcir d’autant la longue attente qui me fait souffrir. Par instant mon regard s’abaisse sur le papier aux fleurs multiples des murs et mon imagination se met alors à jongler avec l’agencement et l’entrecroisement des fleurs à travers les ronds et les carrés du papier teint. Je suis comme le malade qui, étendu sur son lit, cherche quelque part un soulagement à sa douleur physique ou une distraction quelconque à son isolement, et qui les trouve dans un rien accroché au plafond ou sur les murs. Je m’amuse à placer les fleurs autrement dans le dessin ; je dispose les ronds et les carrés d’une autre façon ; je mets une teinte plus pâle à tel endroit, une couleur plus foncée à tel autre. Par moment mes yeux fixent un point et ne voient plus ni fleurs, ni ronds, ni carrés ; ils aperçoivent un train qui file à toute vitesse sur des rails suspendus au-dessus de précipices ou accrochés en corniche au flanc d’une montagne. C’est le train qui amène ma Rose. Ah ! voilà qu’il traverse, en ralentissant sa marche, un pont dont l’ingénieur croit les piliers minés par la pluie diluvienne de la veille. J’ai peur et je sursaute sur mon sofa dont je sens alors toute la dureté des ressorts. Je me lève et m’habille lentement pour tuer le temps. Les minutes sont plus longues que d’habitude ; les aiguilles de mon petit cadran n’avancent pas, cependant j’entends toujours le tic-tac du mouvement. Ô temps ! c’est quand on te voudrait voir fuir avec rapidité que tu arrêtes ta marche !

Que la journée fut longue ! J’essayai souvent de lire, d’étudier, de feuilleter les journaux pour faire de la copie pour L’Étoile, mais la lecture était insipide ; l’étude, sans attrait ; les journaux, sans nouvelles. Je sortis et je parcourus les rues de la ville ; désertes ou peuplées, elles étaient maussades et ennuyeuses. Je m’en éloignai ; je gagnai la promenade au bord de la rivière ; j’errai dans la campagne. Il me semblait que plus j’avançais plus l’heure retardait. Je revins dans la ville et je me dirigeai vers la maison où j’avais reçu tant de fois des marques de la plus franche hospitalité et de l’amitié la plus sincère. J’espérais y trouver une fois de plus le calme et la joie. Je pensais, insensé que j’étais, que là le temps s’écoulerait plus vite et que les aiguilles des horloges seraient moins lourdes sur le cadran qu’elles parcouraient plus hâtivement.

Madame Amanda, heureuse de revoir ses sœurs après une absence de cinq mois, était tout affairée. Elle ne tenait plus en place dans sa maison qu’elle cherchait à enjoliver davantage ; cependant il manquait bien peu de chose dans cette petite maison que je trouvais déjà si belle et dont je me serais contenté pendant plusieurs années à venir. De la cuisine, madame Amanda courait à la salle à manger, et de là au salon, aux chambres à coucher, déplaçant un meuble, une chaise ; accrochant une photographie, une peinture ; plaçant un ruban ici et là ; disposant des fleurs dans des corbeilles ; retournant de temps à autre à la cuisine pour surveiller la cuisson d’une dinde qui rôtissait en répandant des odeurs alléchantes quand la porte du fourneau s’ouvrait. Je suivais madame Amanda pas à pas, parcourant les chambres avec elle ; l’aidant à replacer les meubles trop pesants ; grimpant sur une chaise ou un escabeau pour suspendre des rideaux. Le temps passait plus vite. Et nous causions des deux sœurs qui arriveraient de bonne heure dans la soirée. Amanda me disait sa joie de les revoir, elle les aimait tant ses deux sœurs qu’elle n’avait pas vues depuis si longtemps. Et moi je lui disais comme j’allais être heureux de retrouver sur la terre étrangère celle à qui j’avais consacré ma vie tout entière. J’entrevoyais désormais des jours plus calmes, plus sereins. Je lui répétais comme j’allais avoir du plaisir à travailler dans mon bureau, à lire, à écrire. Ma Rose près de moi, c’était l’inspiration, l’enthousiasme, l’abondance des idées, la délicatesse des sentiments, la confiance en moi-même dans la pratique de la médecine. Oh ! que j’avais hâte de la revoir !

Pendant que madame Amanda pétrissait la pâte pour en faire des gâteaux ou qu’elle battait les œufs ou la crème avec du sucre pour les glacer, nous continuions à causer. Et le temps filait plus vite. Chère Rose, tu aurais été fière et orgueilleuse d’entendre ta bonne sœur t’attribuer toutes les qualités que l’homme le plus difficile pourrait envier pour son épouse. Ces qualités, j’en connaissais plusieurs et je devinais les autres depuis longtemps. Tout de même il me faisait plaisir d’entendre chanter tes louanges. Pendant ce temps-là les heures passaient et paraissaient moins longues, et le moment approchait où je verrais tes beaux cheveux blonds et tes yeux bleu tendre, où je déposerais sur ta bouche le plus ardent des baisers. Rose, qu’il me tardait de te revoir. Enfin Mr. C. P… venait nous chercher pour aller à ta rencontre. Quelques minutes plus tard, le train entrait en gare.