Hachette (p. 125-138).
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IX


Les mardis et les vendredis matin, jours de marché, Kobus avait l’habitude de fumer des pipes à sa fenêtre, en regardant les ménagères de Hunebourg aller et venir, d’un air affairé, entre les longues rangées de paniers, de hottes, de cages d’osier, de baraques, de poteries et de charrettes alignées sur la place des Acacias. C’étaient, en quelque sorte, ses jours de grand spectacle : toutes ces rumeurs, ces mille attitudes d’acheteurs et de vendeurs débattant leur prix, criant, se disputant, le réjouissaient plus qu’on ne saurait dire.

Apercevait-il de loin quelque belle pièce, aussitôt il appelait Katel et lui disait :

« Vois-tu, là-bas, ce chapelet de grives ou de mésanges ? vois-tu ce grand lièvre roux, au troisième banc de la dernière rangée ? Va voir. »

Katel sortait ; il suivait avec intérêt la marche de la discussion ; et la vieille servante revenait-elle avec les mésanges, les grives ou le lièvre, il se disait : « Nous les avons ! »

Or, un matin, il se trouvait là, tout rêveur contre son habitude, bâillant dans ses mains et regardant avec indifférence. Rien n’excitait son envie : le mouvement, les allées et les venues de tout ce monde lui paraissaient quelque chose de monotone. Parfois il se dressait, et regardant la côte des Genêts tout au loin, il se disait : « Quel beau coup de soleil là-bas, sur le Meisenthâl. »

Mille idées lui passaient par la tête : il entendait mugir le bétail, il voyait la petite Sûzel, en manches de chemise, le petit cuveau de sapin à la main, se glisser sous le hangar et entrer dans l’étable, Mopsel sur ses talons, et le vieil anabaptiste monter gravement la côte. Ces souvenirs l’attendrissaient.

« Le mur du réservoir doit être sec maintenant, pensait-il ; bientôt, il faudra poser le grillage. »

En ce moment, et comme il se perdait au milieu de ces réflexions, Katel entra :

« Monsieur, dit-elle, voici quelque chose que j’ai trouvé dans votre capote d’hiver. »

C’était un papier ; il le prit et l’ouvrit.

« Tiens ! tiens ! fit-il avec une sorte d’émotion, la recette des beignets ! Comment ai-je pu oublier cela depuis trois semaines ? Décidément je n’ai plus la tête à moi ! »

Et regardant la vieille servante :

« C’est une recette pour faire des beignets, mais des beignets délicieux ! s’écria-t-il comme attendri. Devine un peu, Katel, qui m’a donné cette recette ?

— La grande Frentzel du Bœuf-Rouge.

— Frentzel, allons donc ! Est-ce qu’elle est capable d’intenter quelque chose, et surtout des beignets pareils ? Non… c’est la petite Sûzel, la fille de l’anabaptiste.

— Oh ! dit Katel, cela ne m’étonne pas, cette petite est remplie de bonnes idées.

— Oui, elle est au-dessus de son âge. Tu vas me faire de ces beignets, Katel. Tu suivras la recette exactement, entends-tu, sans cela tout serait manqué.

— Soyez tranquille, monsieur, soyez tranquille, je vais vous soigner cela. »

Katel sortit, et Fritz, bourrant une pipe avec soin, se remit à la fenêtre. Alors, tout avait changé sous ses yeux ; les figurée, les mines, les discours, les cris des uns et des autres : c’était comme un coup de soleil sur la place.

Et rêvant encore à la ferme, il se prit à songer que le séjour des villes n’est vraiment agréable qu’en hiver ; qu’il fait bon aussi changer de nourriture quelquefois, car la même cuisine, à la longue, devient insipide. Il se rappela que les bons œufs frais et le fromage blanc, chez l’anabaptiste, lui faisaient plus de plaisir au déjeuné, que tous les petits plats de Katel.

« Si je n’avais pas besoin, en quelque sorte, de faire ma partie de yourker, de prendre mes chopes, de voir David, Frédéric Schoultz et le gros Hâan, se dit-il, j’aimerais bien passer six semaines ou deux mois de l’année à Meisenthâl. Mais il ne faut pas y songer, mes plaisirs et mes affaires sont ici : c’est fâcheux qu’on ne puisse pas avoir toutes les satisfactions ensemble. »

Ces pensées s’enchaînaient dans son esprit.

Enfin, onze heures ayant sonné, la vieille servante vint dresser la table.

« Eh bien ! Katel, lui dit-il en se retournant, et mes beignets ?

— Vous avez raison, monsieur, ils sont tout ce qu’on peut appeler de plus délicat.

— Tu les as réussis ?

— J’ai suivi la recette ; cela ne pouvait pas manquer.

— Puisqu’ils sont réussis, dit Kobus, tout doit aller ensemble, je descends à la cave chercher une bouteille de forstheimer. »

Il sortait son trousseau à la main, quand une idée le fit revenir ; il demanda :

« Et la recette ?

— Je l’ai dans ma poche, monsieur.

— Eh bien, il ne faut pas la perdre ; donne que je la mette dans le secrétaire ; nous serons contents de la retrouver. »

Et, déployant le papier, il se mit à le relire.

« C’est qu’elle écrit joliment bien, fit-il ; une écriture ronde, comme moulée ! Elle est extraordinaire, cette petite Sûzel, sais-tu ?

— Oui, monsieur, elle est pleine d’esprit. Si vous l’entendiez à la cuisine, quand elle vient, elle a toujours quelque chose pour vous faire rire.

— Tiens ! tiens ! moi qui la croyais un peu triste.

— Triste ! ah bien oui !

— Et qu’est-ce qu’elle dit donc ? demanda Kobus, dont la large figure s’épatait d’aise, en pensant que la petite était gaie.

— Qu’est-ce que je sais ? Rien que d’avoir passé sur la place, elle a tout vu, et elle vous raconte la mine de chacun, mais d’un air si drôle…

— Je parie qu’elle s’est aussi moquée de moi, s’écria Fritz.

— Oh ! pour cela, jamais, monsieur ; du grand Frédéric Schoultz, je ne dis pas, mais de vous…

— Ha ! ha ! ha ! interrompit Kobus, elle s’est moquée de Schoultz ! Elle le trouve un peu bête, n’est-ce pas ?

— Oh ! non, pas justement ; je ne peux pas me rappeler… vous comprenez…

— C’est bon, Katel, c’est bon, » dit-il en s’en allant tout joyeux.

Et jusqu’au bas de l’escalier, la vieille servante l’entendit rire tout haut en répétant : « Cette petite Sûzel me fait du bon sang. »

Quand il revint, la table était mise et le potage servi. Il déboucha sa bouteille, se mit la serviette au menton d’un air de satisfaction profonde, se retroussa les manches et dîna de bon appétit.

Katel vint servir les beignets avant le dessert.

Alors, remplissant son verre, il dit :

« Nous allons voir cela. »

La vieille servante restait près de la table, pour entendre son jugement. Il prit donc un beignet, et le goûta d’abord sans rien dire ; puis un autre, puis un troisième. ; enfin, se retournant, il prononça ces paroles avec poids et mesure :

« Les beignets sont excellents, Katel, excellents ! Il est facile de reconnaître que tu as suivi la recette aussi bien que possible. Et cependant, écoute bien ceci, — ce n’est pas un reproche que je veux te faire, — mais ceux de la ferme étaient meilleurs ; ils avaient quelque chose de plus fin, de plus délicat, une espèce de parfum particulier, — fit-il en levant le doigt, — je ne peux pas t’expliquer cela ; c’était moins fort, si tu veux, mais beaucoup plus agréable.

— J’ai peut-être mis trop de cannelle ?

— Non, non, c’est bien, c’est très-bien ; mais cette petite Sûzel, vois-tu, a l’inspiration des beignets, comme toi l’inspiration de la dinde farcie aux châtaignes.

— C’est bien possible, monsieur.

— C’est positif. J’aurais tort de ne pas trouver ces beignets délicieux ; mais au-dessus des meilleures choses, il y a ce que le professeur Speck appelle « l’idéal » cela veut dire quelque chose de poétique, de…

— Oui, monsieur, je comprends, fit Katel : par exemple comme les saucisses de la mère Hâfen, que personne ne pouvait réussir aussi bien qu’elle, à cause des trois clous de girofle qui manquaient.

— Non, ce n’est pas mon idée ; rien n’y manque, et malgré tout… »

Il allait en dire plus, lorsque la porte s’ouvrit et que le vieux rabbin entra :

« Hé ! c’est toi, David, s’écria-t-il ; arrive donc, et tâche d’expliquer à Katel ce qu’il faut entendre par « l’idéal. »

David, à ces mots, fronça le sourcil.

« Tu veux te moquer de moi ? fit-il.

— Non, c’est très-sérieux ; dis à Katel pourquoi vous regrettiez tous les carottes et les oignons d’Égypte…

— Écoute, Kobus, s’écria le vieux rebbe, j’arrive, et voilà que tu commences tout de suite par m’attaquer sur les choses saintes ; ce n’est pas beau.

— Tu prends tout de travers, posché-isroel. Assieds-toi, et, puisque tu ne veux pas que je parle des oignons d’Égypte, qu’il n’en soit plus question. Mais si tu n’étais pas juif…

— Allons, je vois bien que tu veux me chasser.

— Mais non, je dis seulement que si tu n’étais pas juif, tu pourrais manger de ces beignets, et que tu serais forcé de reconnaître qu’ils valent mille fois mieux que la manne, qui tombait du ciel pour vous purger de la lèpre, et des autres maladies que vous aviez attrapées chez les infidèles.

— Ah ! maintenant, je m’en vais ; c’est aussi trop fort ! »

Katel sortit, et Kobus, retenant le vieux rebbe par la manche, ajouta :

« Voyons donc, que diable ! assieds-toi. J’éprouve un véritable chagrin.

— Quel chagrin ?

— De ce que tu ne puisses pas vider un verre de vin avec moi et goûter ces beignets : quelque chose d’extraordinaire ! »

David s’assit en riant à son tour.

« Tu les a inventés, n’est-ce pas ? dit-il. Tu fais toujours des inventions pareilles.

— Non, rebbe, non ; ce n’est ni moi ni Katel. Je serais fier d’avoir inventé ces beignets, mais rendons à César ce qui est à César : l’honneur en revient à la petite Sûzel… tu sais, la fille de l’anabaptiste ?

— Ah ! dit le vieux rebbe, en attachant sur Kobus son œil gris ; tiens ! tiens ! et tu les trouves si bons ?

— Délicieux, David !

— Hé ! hé ! hé ! oui… cette petite est capable de tout… même de satisfaire un gourmand de ton espèce. »

Puis, changeant de ton :

« Cette petite Sûzel m’a plu d’abord, dit-il ; elle est intelligente. Dans trois ou quatre ans, elle connaîtra la cuisine comme ta vieille Katel ; elle conduira son mari par le bout du nez ; et, si c’est un homme d’esprit, lui-même reconnaîtra que c’était le plus grand bonheur qui pût lui arriver.

— Ha ! ha ! ha !cette fois, David, je suis d’accord avec toi, fit Kobus, tu ne dis rien de trop. C’est étonnant que le père Christel et la mère Orchel, qui n’ont pas quatre idées dans la tête, aient mis ce joli petit être au monde. Sais-tu qu’elle conduit déjà tout à la ferme ?

— Qu’est-ce que je disais ? s’écria David, j’en étais sûr ! Vois-tu, Kobus, quand une femme a de l’esprit, qu’elle n’est point glorieuse, qu’elle ne cherche pas à rabaisser son mari pour s’élever elle-même, tout de suite elle se rend maîtresse ; on est heureux, en quelque sorte, de lui obéir. »

En ce moment, je ne sais quelle idée passa par la tête de Fritz ; il observa le vieux rebbe du coin de l’œil et dit :

« Elle fait très-bien les beignets, mais quant au reste…

— Et moi, s’écria David, je dis qu’elle fera le bonheur du brave fermier qui l’épousera, et que ce fermier-là deviendra riche et sera très-heureux ! Depuis que j’observe les femmes, et il y a pas mal de temps, je crois m’y connaître ; je sais tout de suite ce qu’elles sont et ce qu’elles valent, ce qu’elles seront et ce qu’elles vaudront. Eh bien, cette petite Sûzel m’a plu, et je suis content d’apprendre qu’elle fasse si bien les beignets. »

Fritz était devenu rêveur. Tout à coup il demanda : « Dis donc, posché-isroel, pourquoi donc es-tu venu me voir à midi ; ce n’est pas ton heure.

— Ah ! c’est juste ; il faut que tu me prêtes deux cents florins.

— Deux cents florins ? oh ! oh ! fit Kobus d’un air moitié sérieux et moitié railleur, d’un seul coup, rebbe ?

— D’un seul coup.

— Et pour toi ?

— C’est pour moi si tu veux, car je m’engage seul de te rembourser la somme, mais c’est pour rendre service à quelqu’un.

— À qui, David ?

— Tu connais le père Hertzberg, le colporteur, eh bien, sa fille est demandée en mariage par le fils Salomon ; deux braves enfants, fit le vieux rebbe en joignant les mains d’un air attendri ; seulement, tu comprends, il faut une petite dot, et Hertzberg est venu me trouver…

— Tu seras donc toujours le même ? interrompit Fritz, non content de tes propres dettes, il faut que tu te mettes sur le dos celles des autres ?

— Mais Kobus ! mais Kobus ! s’écria David d’une voix perçante et pathétique, le nez courbé et les yeux tournés en louchant vers le sol, si tu voyais ces chers enfants ! Comment leur refuser le bonheur de la vie ? Et d’ailleurs le père Hertzberg est solide, il me remboursera dans un an ou deux, au plus tard.

— Tu le veux, dit Fritz en se levant, soit ; mais, écoute : tu payeras des intérêts cette fois, cinq pour cent. Je veux bien te prêter sans intérêt, mais aux autres…

— Eh ! mon Dieu, qui te dit le contraire, fit David, pourvu que ces pauvres enfants soient heureux ! le père me rendra les cinq pour cent. »

Kobus ouvrit son secrétaire, compta deux cents florins sur la table, pendant que le vieux rebbe regardait avec impatience ; puis il sortit le papier, l’écritoire, la plume, et dit :

« Allons, David, vérifie le compte.

— C’est inutile, j’ai regardé et tu comptes bien.

— Non, non, compte ! »

Alors le vieux rebbe compta, fourrant les piles dans la grande poche de sa culotte, avec une satisfaction visible.

« Maintenant, assieds-toi là, et fais mon billet à cinq pour cent. Et souviens-toi que si tu n’es pas content de mes plaisanteries, je puis te mener loin avec ce morceau de papier. »

David, souriant de bonheur, se mit à écrire. Fritz regardait par-dessus son épaule, et, le voyant près de marquer les cinq pour cent :

« Halte ! fit-il, vieux posché-isroel, halte !

— Tu en veux six ?

— Ni six, ni cinq. Est-ce que nous ne sommes pas de vieux amis ? Mais tu ne comprends rien à la plaisanterie ; il faut toujours être grave avec toi, comme un âne qu’on étrille. »

Le vieux rebbe alors se leva, lui serra la main et dit tout attendri :

« Merci, Kobus. »

Puis il s’en alla.

« Brave homme ! faisait Fritz en le voyant remonter la rue, le dos courbé et la main sur sa poche ; le voilà qui court chez l’autre, comme s’il s’agissait de son propre bonheur ; il voit les enfants heureux, et rit tout bas une larme dans l’œil. »

Sur cette réflexion, il prit sa canne et sortit pour aller lire son journal.