L’ami Fritz/06
VI
L’idée du réservoir aux poissons avait enthousiasmé Fritz. À peine le dîner terminé, vers une heure, il se remettait en marche pour Hunebourg. Et le lendemain il revenait avec une voiture de pioches, de pelles et de brouettes, quelques ouvriers de la carrière des Trois-Fontaines et l’architecte Lang, qui devait tracer le plan de l’ouvrage.
On descendit aussitôt à la rivière, on examina le terrain. Lang, son mètre au poing, prit les mesures ; il discuta l’entreprise avec le père Christel, et Kobus planta lui-même les piquets. Finalement, lorsqu’on se trouva d’accord sur la chose et le prix, les ouvriers se mirent à l’œuvre Lang avait cette année-là sa grande entreprise du pont de pierre sur la Lauter, entre Hunebourg et Biewerkirch ; il ne put donc surveiller les travaux ; mais Fritz, installé chez l’anabaptiste, dans la belle chambre du premier, se chargea de ce soin.
Ses deux fenêtres s’ouvraient sur le toit du hangar ; il n’avait pas même besoin de se lever, pour voir où l’ouvrage en était, car de son lit il découvrait d’un coup d’œil la rivière, le verger en face et la côte au-dessus. C’était comme fait exprès pour lui.
Au petit jour, quand le coq lançait son cri dans la vallée encore toute grise, et qu’au loin, bien loin, les échos du Bichelberg lui répondaient dans le silence ; quand Mopsel se retournait dans sa niche, après avoir lancé deux ou trois aboiements ; quand la haute grive faisait entendre sa première note dans les bois sonores ; puis, quand tout se taisait de nouveau quelques secondes, et que les feuilles se mettaient à frissonner, — sans que l’on ait jamais su pourquoi, et comme pour saluer, elles aussi, le père de la lumière et de la vie, — et qu’une sorte de pâleur s’étendait dans le ciel, alors Kobus s’éveillait ; il avait entendu ces choses avant d’ouvrir les yeux et regardait.
Tout était encore sombre autour de lui, mais en bas, dans l’allée, le garçon de labour marchait d’un pas pesant ; il entrait dans la grange et ouvrait la lucarne du fenil, sur l’écurie, pour donner le fourrage aux bêtes. Les chaînes remuaient, les boeufs mugissaient tout bas, comme endormis, les sabots allaient et venaient.
Bientôt après, la mère Orchel descendait dans la cuisine ; Fritz, tout en écoutant la bonne femme allumer du feu et remuer les casseroles, écartait ses rideaux et voyait les petites fenêtres grises se découper en noir sur l’horizon pâle.
Quelquefois un nuage, léger comme un écheveau de pourpre, indiquait que le soleil allait paraître entre les deux côtes en face, dans dix minutes, un quart d’heure.
Mais déjà la ferme était pleine de bruit : dans la cour, le coq, les poules, le chien, tout allait, venait, caquetait, aboyait. Dans la cuisine, les casseroles tintaient, le feu pétillait, les portes s’ouvraient et se refermaient. Une lanterne passait dehors sous le hangar. On entendait trotter au loin les ouvriers arrivant du Bichelberg.
Puis, tout à coup tout devenait blanc : c’était lui… le soleil, qui venait enfin de paraître. Il était là, rouge, étincelant comme de l’or. Fritz, le regardant monter entre les deux côtes, pensait : « Dieu est grand ! »
Et plus bas, voyant les ouvriers piocher, traîner la brouette, il se disait : « Ça va bien ! »
Il entendait aussi la petite Sûzel monter et descendre l’escalier en trottant comme une perdrix, déposer ses souliers cirés à la porte, et faire doucement, pour ne pas l’éveiller. Il souriait en lui-même, surtout quand le chien Mopsel se mettait à aboyer dans la cour, et qu’il entendait la petite lui crier d’une voix étouffée : « Chut ! chut ! Ah ! le gueux, il est capable d’éveiller M. Kobus ! »
« C’est étonnant, pensait-il, comme cette petite prend soin de moi ; elle devine tout ce qui peut me faire plaisir : à force de damfnoudels, j’en avais assez ; j’aurais voulu des œufs à la coque, elle m’en a fait sans que j’aie dit un mot ; ensuite j’avais assez d’œufs, elle m’a fait des côtelettes aux fines herbes… C’est une enfant pleine de bon sens ; cette petite Sûzel m’étonne ! »
Et, songeant à ces choses, il s’habillait et descendait ; les gens de la ferme avaient fini leur repas du matin ; ils attachaient la charrue, et se mettaient en route.
La petite nappe blanche était mise au bout de la table, le couvert, la chopine de vin et la grosse carafe d’eau fraîche dessus, toute scintillante de gouttelettes. Les fenêtres de la salle, ouvertes sur la vallée, laissaient entrer par bouffées les âpres parfums des bois.
En ce moment le père Christel arrivait déjà quelquefois de la côte, la blouse trempée de rosée et les souliers chargés de glèbe jaune.
« Eh bien, monsieur Kobus, s’écriait le brave homme, comment ça va-t-il ce matin ?
— Mais, très-bien, père Christel ; je me plais de plus en plus ici, je suis comme un coq en pâte, votre petite Sûzel ne me laisse manquer de rien. »
Si Sûzel se trouvait là, aussitôt elle rougissait et se sauvait bien vite, et le vieil anabaptiste disait :
« Vous faites trop d’éloges à cette enfant, monsieur Kobus ; vous la rendrez orgueilleuse d’elle-même.
— Bah ! bah ! il faut bien l’encourager, que diable ; c’est tout à fait une bonne petite femme de ménage ; elle fera la satisfaction de vos vieux jours, père Christel.
— Dieu le veuille, monsieur Kobus, Dieu le veuille, pour son bonheur et pour le nôtre ! »
Ils déjeunaient alors ensemble, puis allaient voir les travaux, qui marchaient très-bien et prenaient une belle tournure. Après cela, le fermier retournait aux champs, et Fritz rentrait fumer une bonne pipe dans sa chambre, les deux coudes au bord de sa fenêtre, sous le toit, regardant travailler les ouvriers, les gens de la ferme aller et venir, mener le bétail à la rivière, piocher le jardin, la mère Orchel semer des haricots, et Sûzel entrer dans l’étable avec un petit cuveau de sapin bien propre, pour traire les vaches, ce qu’elle faisait le matin vers sept heures, et le soir à huit heures après le souper.
Souvent alors il descendait, afin de jouir de ce spectacle, car il avait fini par prendre goût au bétail, et c’était un véritable plaisir pour lui, de voir ces bonnes vaches, calmes et paisibles, se retourner à l’approche de la petite Sûzel, avec leurs museaux roses ou bleuâtres, et se mettre à mugir en chœur comme pour la saluer.
« Allons, Schwartz, allons, Horni… retournez-vous… laissez-moi passer ! » leur criait Sûzel en les poussant de sa petite main potelée.
Ils ne la quittaient pas de l’œil, tant ils l’aimaient ; et quand, assise sur son tabouret de bois à trois pieds, elle se mettait à traire, la grande Blanche ou la petite Roesel se retournaient sans cesse pour lui donner un coup de langue, ce qui la fâchait plus qu’on ne peut dire.
« Je n’en viendrai jamais à bout, c’est fini ! » s’écriait-elle.
Et Fritz, regardant cela par la lucarne, riait de bon cœur.
Quelquefois, l’après-midi, il détachait la nacelle et descendait jusqu’aux roches grises de la forêt de bouleaux. Il jetait le filet sur ces fonds de sable ; mais rarement il prenait quelque chose, et, toujours en ramant pour remonter le courant jusqu’à la ferme, il pensait :
« Ah ! quelle bonne idée nous avons eue de creuser un réservoir ; d’un coup de filet, je vais avoir plus de poisson que je n’en prendrais en quinze jours dans la rivière. »
Ainsi s’écoulait le temps à la ferme, et Kobus s’étonnait de regretter si peu sa cave, sa cuisine, sa vieille Katel et la bière du Grand-Cerf, dont il s’était fait une habitude depuis quinze ans.
« Je ne pense pas plus à tout cela, se disait-il parfois le soir, que si ces choses n’avaient jamais existé. J’aurais du plaisir à voir le vieux rebbe David, le grand Frédéric Schoultz, le percepteur Hâan, c’est vrai ; je ferais volontiers le soir une partie de youcker avec eux, mais je m’en passe très-bien, il me semble même que je me porte mieux, que j’ai les jambes plus dégourdies et meilleur appétit ; cela vient du grand air. Quand je retournerai là-bas, je vais avoir une mine de chanoine, fraîche, rose, joufflue ; on ne verra plus mes yeux, tant j’engraisse, ha ! ha ! ha ! »
Un jour, Sûzel ayant eu l’idée de chercher en ville une poitrine de veau bien grasse, de la farcir de petits oignons hachés et de jaunes d’œufs, et d’ajouter à ce dîner des beignets d’une sorte particulière, saupoudrés de cannelle et de sucre, Fritz trouva cela de si bon goût, qu’ayant appris que Sûzel avait seule préparé ces friandises, il ne put s’empêcher de dire à l’anabaptiste, après le repas :
« Ecoutez, Christel, vous avez une enfant extraordinaire pour le bon sens et l’esprit. Où diable Sûzel peut-elle avoir appris tant de choses ? Cela doit être naturel.
— Oui, monsieur Kobus, dit le vieux fermier, c’est naturel : les uns naissent avec des qualités, et les autres n’en ont pas, malheureusement pour eux. Tenez, mon chien Mopsel, par exemple, est très-bon pour aboyer contre les gens ; mais si quelqu’un voulait en faire un chien de chasse, il ne serait plus bon à rien. Notre enfant, monsieur Kobus, est née pour conduire un ménage ; elle sait rouir le chanvre, filer, laver, battre le beurre, presser le fromage et faire la cuisine aussi bien que ma femme. On n’a jamais eu besoin de lui dire : « Sûzel, il faut s’y prendre de telle manière. » C’est venu tout seul, et voilà ce que j’appelle une vraie femme de ménage, dans deux ou trois ans, bien entendu, car, maintenant, elle n’est pas encore assez forte pour les grands travaux ; mais ce sera une vraie femme de ménage ; elle a reçu le don du Seigneur, elle fait ces choses avec plaisir. « Quand on est forcé de porter son chien à la chasse, disait le vieux garde Frœlig, cela va mal ; les vrais chiens de chasse y vont tout seuls, on n’a pas besoin de leur dire : « Ça, c’est un moineau, ça une caille ou une perdrix ; » ils ne tombent jamais en arrêt devant une motte de terre comme devant un lièvre. » Mopsel, lui, ne ferait pas la différence. Mais quant à Sûzel, j’ose dire qu’elle est née pour tout ce qui regarde la maison.
— C’est positif, dit Fritz. Mais le don de la cuisine, voyez-vous, est une véritable bénédiction. On peut rouir le chanvre, filer, laver, tout ce que vous voudrez, avec des bras, des jambes et de la bonne volonté ; mais distinguer une sauce d’une autre, et savoir les appliquer à propos, voilà quelque chose de rare. Aussi j’estime plus ces beignets que tout le reste ; et pour les faire aussi bons, je soutiens qu’il faut mille fois plus de talent, que pour filer et blanchir cinquante aunes de toile.
— C’est possible, monsieur Kobus ; vous êtes plus fort sur ces articles que moi.
— Oui, Christel, et je suis si content de ces beignets, que je voudrais savoir comment elle s’y est prise pour les faire.
— Eh ! nous n’avons qu’à l’appeler, dit le vieux fermier, elle nous expliquera cela. — Sûzel ! Sûzel ! »
Sûzel était justement en train de battre le beurre dans la cuisine, le tablier blanc à bavette serré à la taille, agrafé sur la nuque, et remontant du bas de sa petite jupe de laine bleue à son joli menton rose. Des centaines de petites taches blanches mouchetaient ses bras dodus et ses joues ; il y en avait jusque dans ses cheveux, tant elle mettait d’ardeur à son ouvrage. C’est ainsi qu’elle entra tout animée, demandant : « Quoi donc, mon père ? »
Et Fritz, la voyant fraîche et souriante, ses grands yeux bleus écarquillés d’un air naïf, et sa petite bouche entr’ouverte laissant apercevoir de jolies dents blanches, Fritz ne put s’empêcher de faire la réflexion qu’elle était appétissante comme une assiette de fraises à la crème.
« Qu’est-ce qu’il y a, mon père ? fit-elle de sa petite voix gaie ; vous m’avez appelée ?
— Oui, voici M. Kobus qui trouve tes beignets si bons, qu’il voudrait bien en connaître la recette. »
Sûzel devint toute rouge de plaisir.
« Oh ! monsieur Kobus veut rire de moi.
— Non, Sûzel, ces beignets sont délicieux ; comment les as-tu faits, voyons ?
— Oh ! monsieur Kobus, ça n’est pas difficile j’ai mis… mais, si vous voulez, j’écrirai cela… vous pourriez oublier.
— Comment ! elle sait écrire, père Christel ?
— Elle tient tous les comptes de la ferme depuis deux ans, dit le vieil anabaptiste.
— Diable… diable… voyez-vous cela… mais c’est une vraie ménagère… Je n’oserai plus la tutoyer tout à l’heure… Eh bien, Sûzel, c’est convenu, tu écriras la recette. »
Alors Sûzel, heureuse comme une petite reine, rentra dans la cuisine, et Kobus alluma sa pipe en attendant le café.
Les travaux du réservoir se terminèrent le lendemain de ce jour, vers cinq heures. Il avait trente mètres de long sur vingt de large, un mur solide l’entourait ; mais avant de poser les grilles commandées au Klingenthal, il fallait attendre que la maçonnerie fût bien sèche.
Les ouvriers partirent donc la pioche et la pelle sur l’épaule ; et Fritz, le même soir, pendant le soupe, déclara qu’il retournerait le lendemain à Hunebourg. Cette décision attrista tout le monde.
« Vous allez partir au plus beau moment de l’année, dit l’anabaptiste. Encore deux ou trois jours et les noisettes auront leurs pompons, les sureaux et les lilas auront leurs grappes, tous les genêts de la côte seront fleuris, on ne trouvera que des violettes à l’ombre des haies.
— Et, dit la mère Orchel, Sûzel qui pensait vous servir de petits radis un de ces jours.
— Que voulez-vous, répondit Fritz, je ne demanderais pas mieux que de rester ; mais j’ai de l’argent à recevoir, des quittances à donner ; j’ai peut-être des lettres qui m’attendent. Et puis, dans une quinzaine, je reviendrai poser les grilles, alors je verrai tout ce que vous me dites.
— Enfin, puisqu’il le faut, dit le fermier, n’en parlons plus ; mais c’est fâcheux tout de même.
— Sans doute, Christel, je le regrette aussi. »
La petite Sûzel ne dit rien, mais elle paraissait toute triste, et ce soir-là Kobus, fumant comme d’habitude une pipe à sa fenêtre, avant de se coucher, ne l’entendit pas chanter de sa jolie voix de fauvette, en lavant la vaisselle. Le ciel, à droite vers Hunebourg, était rouge comme une braise, tandis que les coteaux en face, à l’autre bout de l’horizon, passaient des teintes, d’azur au violet sombre, et finissaient par disparaître dans l’abîme.
La rivière, au fond de la vallée, fourmillait de poussière d’or ; et les saules, avec leurs longues feuilles pendantes, les joncs avec leurs flèches aiguës, les osiers et les trembles, papillotant à la brise, se dessinaient en larges hachures noires sur ce fond lumineux. Un oiseau des marais, quelque martin-pêcheur sans doute, jetait de seconde en seconde dans le silence son cri bizarre. Puis tout se tut, et Fritz se coucha.
Le lendemain, à huit heures, il avait déjeuné, et debout, le bâton à la main devant la ferme avec le vieil anabaptiste et la mère Orchel, il allait partir.
« Mais où donc est Sûzel, s’écria-t-il, je ne l’ai pas encore vue ce matin ?
— Elle doit être à l’étable ou dans la cour, dit la fermière.
— Eh bien ! allez la chercher ; je ne puis quitter le Meisenthâl sans lui dire adieu. »
Orchel entra dans la maison, et quelques instants après. Sûzel paraissait, toute rouge.
« Hé ! Suzel, arrive donc, lui cria Kobus, il faut que je te remercie ; je suis très-content de toi, tu m’as bien traité. Et pour te prouver ma satisfaction, tiens, voici un goulden, dont tu feras ce que tu voudras. »
Mais Sûzel, au lieu d’être joyeuse à ce cadeau, parut toute confuse.
« Merci, monsieur Kobus, » dit-elle.
Et comme Fritz insistait, disant :
« Prends donc cela, Sûzel, tu l’as bien gagné. »
Elle, détournant la tête, se prit à fondre en larmes.
« Qu’est-ce que cela signifie ? dit alors le père Christel ; pourquoi pleures-tu ?
— Je ne sais pas, mon père, » fit-elle en sanglotant.
Et Kobus de son côté pensa :
« Cette petite est fière, elle croit que je la traite comme une servante, cela lui fait de la peine. »
C’est pourquoi, remettant le goulden dans sa poche, il dit :
« Écoute, Sûzel, je t’achèterai moi-même quelque chose, cela vaudra mieux. Seulement, il faut que tu me donnes la main ; sans cela, je croirais que tu es fâchée contre moi. »
Alors Sûzel, sa jolie figure cachée dans son tablier, et la tête penchée en arrière sur l’épaule, lui tendit la main ; et quand Fritz l’eut serrée, elle rentra dans l’allée en courant.
« Les enfants ont de drôles d’idées, dit l’anabaptiste. Tenez, elle a cru que vous vouliez la payer des choses qu’elle a faites de bon cœur.
— Oui, dit Kobus, je suis bien fâché de l’avoir chagrinée.
— Hé ! s’écria la mère Orchel, elle est aussi trop orgueilleuse. Cette petite nous fera de grands chagrins.
— Allons, calmez-vous, mère Orchel, dit Fritz en riant ; il vaut mieux être un peu trop fier que pas assez, croyez-moi, surtout pour les filles. Et, maintenant, au revoir ! »
Il se mit en route avec Christel, qui l’accompagna jusque sur la côte ; ils se séparèrent près des roches, et Kobus poursuivit seul sa route d’un bon pas vers Hunebourg.