L’américanisme/16

CHAPITRE SEIZIÈME.


SPIRITUM INNOVA IN VISCERIBUS.


Les nouvelles générations, dit M. l’abbé de Broglie[1], ne se sentent pas à l’aise dans la froide prison où les matérialistes voudraient les murer. L’horizon bas et borné des choses d’ici-bas ne leur suffit pas. Elles éprouvent le besoin de l’infini et de l’invisible que Musset a si bien décrit :

…Jouis, dit la Sagesse antique ;
Je ne puis ; malgré moi, l’avenir me tourmente…
Une immense espérance a traversé la terre…
Malgré nous, vers le Ciel, il faut lever les yeux.

» En même temps une inquiétude profonde commence à pénétrer ceux qui réfléchissent sur les conditions de vie et de durée de la société civilisée. Cette société ne saurait subsister sans principes moraux : cela est évident. D’un autre côté, les principes de la vieille morale sont sapés par l’athéisme et le positivisme.

» À la morale sans Dieu a rapidement succédé la morale sans obligation et sans devoir, c’est-à-dire une morale qui laisse toute liberté aux vices et aux passions.

» Les docteurs des écoles négatives ont essayé de parer à ce danger : ils ont inauguré de nombreux systèmes pour diriger la conduite des hommes, en se servant de motifs d’intérêt ou de persuasion.

» Mais ces systèmes… sont de pures théories abstraites, sans efficacité sur le cœur des hommes et sur leur conduite.

» Il est donc à prévoir qu’un grand nombre d’esprits, dans la double pensée de rendre à l’humanité un idéal dont elle ne saurait se passer, et d’empêcher la société de redescendre, faute de principes, vers la barbarie, se tourneront vers la religion, qui a été partout et toujours l’institutrice morale de l’humanité, et lui demanderont le secours dont ils sentent vivement le besoin. Seulement… lorsque viendra le jour où le besoin d’une croyance se fera sentir avec force, lorsque la société, se sentant perdue, appellera la religion à son secours… le catholicisme aura-t-il une force suffisante pour accomplir l’œuvre qui lui sera demandée ? »

C’est la question que M. Taine s’était posée dans la Revue des Deux- Mondes[2]. Il avait dit : « Aujourd’hui, après dix-huit siècles, sur les deux continents, depuis l’Oural jusqu’aux Montagnes Rocheuses, dans les moujiks russes et les settlers américains, le christianisme opère comme autrefois dans les artisans de la Galilée, et de la même façon, de façon à substituer à l’amour de soi, l’amour des autres… Il est encore, pour quatre cents millions de créatures humaines, l’organe spirituel, la grande paire d’ailes indispensables pour soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés, pour le conduire à travers la patience, la résignation et l’espérance, jusqu’à la sérénité, pour l’emporter, par delà la tempérance, la pureté et la bonté, jusqu’au dévouement et au sacrifice. Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu’on les casse, les mœurs publiques et privées se dégradent. »

La Révolution, depuis un siècle, s’acharne à casser ces ailes, et la société gît dans l’égoïsme et la sensualité, quand elle ne va point à la cruauté. Et c’est pourquoi l’on voit les meilleurs, parmi les hommes qui n’ont point reçu le bienfait de la foi ou qui l’ont perdu, tourner leurs regards vers cette religion que l’on veut anéantir et lui demander le secours dont ils sentent vivement le besoin.

Pourra-t-elle le donner ?

M. Taine en doute. Et la raison qu’il en apporte, c’est que, à l’heure actuelle, si « le christianisme s’est réchauffé dans le cloître, il s’est refroidi dans le monde, et c’est dans le monde surtout que sa chaleur est nécessaire. »

La chaleur du catholicisme est nécessaire au monde ! Aucun mot n’a été dit plus vrai sur la situation présente, plus plein d’enseignements et de promesses pour l’avenir de demain.

« Le christianisme s’est refroidi dans le monde. » La Sainte Église constatait déjà avec douleur ce refroidissement à la fin du XIIIe le siècle. « Seigneur Jésus-Christ, lorsque la charité se refroidissait dans le monde, vous avez voulu, pour enflammer nos cœurs du feu de votre amour, renouveler les sacrés stigmates de votre Passion dans la chair du bienheureux François. » Depuis, la Renaissance, le Protestantisme, le Jansénisme, le Libéralisme, ont accumulé les glaces sur le cœur de l’humanité et l’ont conduite à un état voisin de la mort. « S’il ne se fait pas une révolution morale en Europe, si l’esprit religieux n’est pas renforcé dans cette partie du monde, le lien social est dissous. On ne peut rien deviner et il faut s’attendre à tout » (de Maistre). « Le monde semble à la veille ou de finir ou de subir une transformation religieuse » (Blanc de Saint-Bonnet).

Oui, le monde est à la veille de finir si le christianisme ne vient lui rendre la chaleur vitale qu’il a perdue. Et comment lui rendre cette chaleur ? En le replongeant dans la connaissance de l’ordre surnaturel et dans l’amour de Notre-Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu fait Homme pour notre salut. Seuls cette connaissance et cet amour peuvent emporter de nouveau les âmes à travers la patience, la résignation et l’espérance, jusqu’à la sérénité ; et par delà la tempérance, la pureté et la bonté, jusqu’au dévouement et au sacrifice.

Qui ne sent combien les paroles de Taine sont vraies ? Et qui ne remarquera que ce programme est à l’opposé de celui que les soi-disant démocrates chrétiens nous proposent ? Au lieu de soulever l’homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de son horizon borné, ils fixent son regard sur la terre, ils estiment inopportun de le diriger vers le ciel ; ils excitent l’impatience, voilent la beauté du dévouement et de la divine charité, et à force de crier : Droits et justice ! ils tuent, au haut et au bas de la société, l’esprit de sacrifice qui est le tout du christianisme.

La société chrétienne ne peut être relevée par de tels moyens. Pour régénérer la société païenne, les Apôtres lui ont insufflé le feu dont ils avaient été embrasés au Cénacle : lumière dans l’intelligence par les clartés de la foi, chaleur dans le cœur par la charité divine.

Voilà ce qu’il faut rendre au monde. Toute autre chose n’arrêtera pas d’une minute la course de la société vers l’abîme où elle trouvera ruine et mort.

Taine constate que « le christianisme s’est réchauffé dans le cloître ». Ce nous est une grande joie de pouvoir le constater avec lui. Là est notre meilleure espérance. Il y a à cette heure plus de piété, plus de dévouement, plus de sacrifice dans le cloître qu’il n’y en avait, généralement parlant, lorsque la Révolution vint en fermer les portes, pensant bien l’avoir rendu désert pour toujours. Mais il faut que ce feu devienne plus ardent s’il veut embraser le monde. N’est-ce pas à cette fin que Jésus nous a montré la croix plantée dans son cœur couronné d’épines, et ce cœur comme une fournaise ardente ? « Voyez, nous dit-il, et agissez selon le modèle qui vous a été montré sur la montagne. » (Hebr. VIII, 5.) Pour réchauffer le monde, il ne suffit point d’aimer, il faut être embrasé d’amour ; et cet embrasement, c’est la croix plantée dans le cœur qui l’allume, c’est le faisceau d’épines qui le nourrit.

Le clergé séculier est aussi plus zélé qu’il ne le fut. Mais en tout temps, et surtout dans le temps où nous sommes, le zèle ne peut être complètement livré à lui-même. « La vitesse du monde s’accélère, dit le P. Gratry. Le mouvement sous toutes ses formes, morales, intellectuelles et physiques, se multiplie en des proportions insensées… Voilà le grand danger du monde contemporain et de l’état présent des âmes… Toute notre force est dans la prière et dans la foi, augmentées dans nos âmes par le recueillement et la retraite, par l’habitude de la vie intérieure qui, seule, développe la vertu, la lumière et l’amour. Ce n’est jamais par la multiplicité des efforts de surface, ni par la masse des œuvres, que nous sommes les ministres utiles de l’Évangile, mais par la toute-puissance d’un cœur humble appuyé sur Dieu, d’une âme profonde qui puise en Dieu. Là, dis-je, est notre force pour accomplir notre devoir, pour sauver le peuple…[3] »

Que le clergé prenne donc garde que son zèle ne s’égare dans les voies où l’Américanisme prétend le pousser. Nous l’avons vu, les moyens qu’il préconise pour procurer l’extension extérieure de l’Église et son avancement intérieur, auraient pour effet de la dissoudre dans une vague religiosité qui achèverait de glacer les cœurs et le monde.

Le zèle vraiment apostolique, le zèle qui a fait la société chrétienne et qui seul peut la refaire, est celui qui, enflammé de l’amour de Dieu et des âmes, s’attache à propager la foi dans son intégrité et dans sa pureté. Or, comme l’a fort bien dit Dom Laurent Janssens, « l’Américanisme, c’est le principe protestant mis au service du libéralisme total ». Rien de plus glacial, rien de plus mortel. C’est de libéralisme que la société se meurt, comment ce qui la tue pourrait-il lui rendre la vie ?

« Dans les temps anciens, dit le P. Aubry, l’atmosphère intellectuelle n’était pas comme maintenant pleine de ces senteurs d’hérésie qui la rendent aujourd’hui si dangereuse. On était dans le vrai, on le puisait partout, on le respirait avec l’air. La théologie était, selon la belle parole de Guizot, « le sang qui coulait dans les veines du monde européen » ; et on ne peut mieux expliquer d’un seul mot qui exprime tout, comment la constitution même des intelligences était trempée de foi. La douce France, comme disaient nos troubadours, était le vase qui portait au milieu du monde, et versait sur les nations l’esprit de Jésus-Christ. Ce vase qui pourrait être brisé par la colère de Dieu, il doit être réparé pour sa gloire. »

Oui, pour que le monde revienne à la vie, il faut que le vase que Dieu s’était fait de ses mains, la France, pour recevoir, la première parmi les peuples, le vin surnaturel de la foi et le verser aux autres nations, soit réparé pour la gloire de Dieu. Et si le clergé de France veut accomplir les sublimes destinées que de Maistre présageait de lui après que la Révolution aurait achevé son cours[4], il faut que lui-même se retrempe dans l’esprit de foi et qu’il n’ait d’autre vue, d’autre passion, que d’en imbiber les âmes. Son but, l’unique but de son zèle, doit être de ramener ces temps anciens où, selon la parole de Guizot, « la théologie était le sang qui coulait dans les veines du monde européen. »

Le reste ne vaut, ne peut valoir qu’en qualité d’artères pour faire circuler ce sang.

« Ce qui nous manque selon les uns, dit le P. Aubry, c’est la publicité, le journal, la brochure ; selon les autres, c’est la polémique, le combat, la réponse à toutes les objections. Ceux-ci veulent de l’union, de l’entente, de la centralisation, une sorte de complot ; ceux-là, des patronages, des conférences, des cercles, des confréries, des organisations ingénieuses, enfin ce qu’on est convenu d’appeler les industries du zèle apostolique. D’autres encore demandent des savants, des hommes universels à la hauteur de leur siècle.

» Tout cela est très bien, tout cela mène au but ; mais tout cela n’est bon qu’avec quelque chose de mieux encore.

» Ce mieux, c’est que ces journaux, ces conférences, ces livres, ces patronages, ces cercles, ces confréries, et encore, et surtout, les catéchismes, les écoles et les universités, versent abondamment et puissamment dans les âmes, les institutions et les œuvres, la sève chrétienne, la vie surnaturelle. Que chacun ait cela en vue en tout et par-dessus tout ; que ces choses soient estimées vaines et inutiles si elles ne procurent point ce bien au-dessus de tout bien.

« On ne guérit pas une nation malade, dit encore le P. Aubry, avec de l’enthousiasme, des sentiments, de grands cris d’espérance jetés dans les chaires, les tribunes, les journaux et les livres. »

Et surtout on ne la convertit pas en prêchant aux hommes leurs droits et en taisant leurs devoirs ; en marquant du dédain pour l’humilité, l’obéissance, l’esprit de pauvreté et même la divine charité ; en encourageant la convoitise des choses de ce monde et en remettant à plus tard de parler des espérances éternelles.

Ceci n’apporte à l’âme que le froid de l’égoïsme ; et cela — les grandes phrases et les grands discours — ne fait qu’une flambée dans l’imagination.

Il faut un autre feu pour réchauffer le monde et lui rendre la vie.

Il faut que les hommes recommencent à savoir que la grâce sanctifiante qui est donnée au saint Baptême crée en eux une nouvelle vie, vie d’ordre surnaturel et divin qui les fait vraiment enfants de Dieu par une participation réelle à la nature divine. Les Juifs estiment être la seule race vraiment humaine ; nous sommes, nous chrétiens, une race surhumaine, plus élevés au-dessus du reste de l’humanité, par la grâce, que les autres hommes ne le sont, par la raison, au-dessus des animaux. Il faut que les fils d’Adam réapprennent comment, par l’Incarnation et la Rédemption, cette grâce a découlé du sein de Dieu dans le Cœur de Jésus-Christ, sa source, son réservoir sur la terre ; — comment, de cette source, elle est versée dans les trésors de l’Église qui, en sa qualité et en vertu de ses fonctions de mère, vit de cette grâce et en fait vivre ses enfants ; — comment elle se répand dans tout le corps mystique de Jésus-Christ, c’est-à-dire dans toute créature déifiée, depuis le Pape, tête et centre de l’Église, jusqu’au dernier des fidèles, en passant par les veines de la hiérarchie ; — comment elle féconde l’élément humain et produit la vie chrétienne avec sa riche moisson de fruits dans les âmes ; — comment en cet ordre admirable, la grâce habituelle divinise l’homme ; — comment cette divinisation n’est pas une métaphore, mais une réalité, puisque, dès ici-bas et par les vertus infuses, la participation à la vie divine commence, pour se consommer dans la gloire par la vision intuitive et l’amour béatifique.

Le feu qui doit revivifier le monde ne peut avoir d’autre foyer que les belles intuitions de la théologie aspirées et reçues dans un cœur pur.

Sans le feu divin qu’elles communiquent à l’âme, le zèle, quelqu’actif, quelqu’étendu, quelqu’entreprenant qu’il soit, reste infécond. On ne le voit que trop. Que d’efforts dépensés en pure perte ! que d’agitations non seulement stériles mais qui, au lieu d’élever le peuple à la hauteur du prêtre, abaissent le prêtre jusqu’au peuple !

Poussant à ses dernières limites l’hypothèse des ravages que cause présentement l’esprit moderne dans les âmes et dans la société, le P. Aubry dit : « Quand les idées régnantes, les désertions et les scandales auraient enlevé à l’Église la moitié, puis les trois quarts, puis les neuf dixièmes, puis les quatre-vingt-dix-neuf centièmes, puis les neuf cent quatre-vingt-dix-neuf millièmes de sa famille, si le millième demeuré fidèle est excellent et radical, tout sera regagné, car ce millième formera la petite mais vaillante armée de Gédéon, la semence saine et irréprochable d’une nouvelle société. Combien serait plus puissante, pour la régénération d’un peuple comme le nôtre, une telle phalange sortie d’écoles théologiques solides, armée de toute la force surnaturelle de l’Évangile, fortifiée de principes sûrs et inébranlables contre l’esprit du siècle ! Certainement elle vaincrait, à moins que l’Ecriture n’eût menti en disant : Hæc est Victoria quæ vincit mundum fides nostra. »

Non ! l’Esprit-Saint n’a point menti. C’est la foi et la foi seule qui a triomphé, qui triomphe et qui peut toujours triompher de l’esprit du monde.

« La foi, c’est le germe transformateur ; elle fermente dans l’âme, envahit, absorbe, transforme tout l’être humain et, par l’être humain, toute la société. »

Et c’est pourquoi, la conclusion du P. Aubry est que « le nœud de la question, c’est l’éducation cléricale formant non pas un sacerdoce amoindri par la faiblesse des méthodes surannées et impuissantes, ou par un enseignement qui se promène sur des surfaces, ou par l’infiltration des idées modernes, mais un sacerdoce retrempé aux vraies sources ; incapable de transiger avec le monde, mais apportant une nouvelle effusion de foi et de lumière dans les intelligences, de vie chrétienne dans les cœurs, de civilisation catholique dans la société[5] . »


Cette conclusion sera aussi celle de ce livre, qui n’a essayé de montrer le mouvement antichrétien qui entraîne le monde, des plus hautes sphères aux plus humbles, que pour faire sentir la nécessité pressante de ranimer en tous la grâce de Dieu. Prêtres, nous avons reçu, par l’imposition des mains, une grâce d’apostolat qui nous rend aptes à former un peuple capable d’adorer et d’aimer Dieu et le Seigneur et Sauveur Jésus ; fidèles, vous avez reçu, par l’eau régénératrice du baptême, puis par l’onction du saint chrême, une participation à la nature divine qui vous rend capables d’efforts contre le mal en vous et hors de vous, d’élans vers le souverain Bien. Gardons tous avec un soin pieux, développons en nous-mêmes et dans le cœur de nos frères, par le Saint-Esprit qui habite en nous, le bon dépôt, comme parle l’Apôtre. Là est la seule source de salut et de vie pour la société comme pour chacun de nous.



  1. Le présent et l’avenir du Catholicisme en France.
  2. Inutile de dire que M. l’abbé de Broglie ne la fait nullement sienne.
  3. H. Pereyve, par Gratry, p. 206, 209 et 210.
  4. Le clergé de France a mille raisons de croire qu’il est appelé à une grande mission ; et les mêmes conjectures qui lui laissent apercevoir pourquoi il a souffert, lui permettent aussi de se croire destiné à une œuvre essentielle. (Considérations sur la France, p. 26.)
  5. Voir Essai sur la méthode des études ecclésiastiques en France, par J.-B. Aubry, 1re et 2e parties. Particulièrement les chapitres IV, IX et X.