L’américanisme/09

CHAPITRE NEUVIÈME.


LES CONGRÈS DES RELIGIONS.


Nous avons vu que, dans la pensée des Américanistes, l’Église est trop fermée aux dissidents, et que, pour procurer l’expansion extérieure du catholicisme, le grand moyen à employer est de supprimer les douanes, abaisser les barrières, élargir les portes, écarter en un mot tout ce qui peut retenir d’entrer chez nous ceux « qui n’ont gardé que leur raison pour guide » ou « qui comprennent la foi autrement que nous ».

C’est pour la réalisation de cette idée qu’ont été imaginés les congrès des religions[1], ainsi définis par le promoteur de celui que l’on se proposait de tenir à Paris durant l’Exposition de 1900 : « Une réunion des représentants de toutes les religions du monde dans laquelle l’idée religieuse, sous sa forme la plus générale, serait défendue et célébrée pour le bienfait moral quelle apporte à l’humanité religieuse »… « De la sorte, les religions sont regardées du côté de l’homme. Elles sont considérées, moins comme des doctrines abstraites, plus comme un aliment de la personnalité morale, et il ne s’agit point tant de credo et de vérité, que d’âmes croyantes et de sincérité. »

Donc plus de Credo, plus de vérités révélées : une idée, et encore une idée dans sa forme la plus générale ; voilà ce à quoi les congrès des religions doivent amener la religion. Car si l’on veut y préciser l’idée religieuse, la polémique se réveillera, encore une fois la religion ne sera plus « la charité » ; on verra reparaître « les divisions », se renouveler « les hostilités religieuses » et « les haines sectaires ». Écartons donc les dogmes et ne considérons la religion que du côté de l’homme et du bienfait que l’idée religieuse peut lui apporter.

On conçoit qu’après avoir tracé ce programme, le promoteur du congrès de Paris ait ajouté :

« C’est l’Église catholique, chacun en a le sentiment, qui devra faire, pour cette grande idée du congrès universel des religions, les concessions les plus généreuses. »

Eh ! sans doute, seule elle a des dogmes immuables, seule elle aurait à se diminuer, ou plutôt à s’anéantir. L’auteur de ces lignes, M. Charbonnel, voulait bien donner l’assurance que « cette générosité (!) aurait son retour ».

Qu’on n’objecte point que ce programme est celui d’un apostat. M. Charbonnel, lorsqu’il le traça, non seulement était encore abbé, mais c’est après l’avoir tracé qu’il reçut les adhésions qu’on lira aux documents, et qu’il fut reconnu sans conteste organisateur du congrès projeté.

Mgr Keane avait donné de ces congrès à peu près la même idée dans le Bulletin de l’Institut catholique de Paris par des paroles que nous avons déjà citées, en partie du moins, et qu’il faut relire ici :

« Puisqu’un trait distinctif de la mission de l’Amérique est, par la destruction des barrières et des hostilités qui séparent les races, le retour à l’unité des enfants de Dieu longtemps divisés, pourquoi quelque chose d’analogue ne pourrait-il pas se faire en ce qui concerne les divisions et les hostilités religieuses ? Pourquoi les congrès religieux n’aboutiraientils pas à un congrès international des religions où tous viendraient s’unir dans une tolérance et une charité mutuelles, où toutes les formes de religions se dresseraient ensemble contre toutes les formes d’irréligion ? »

Le premier de ces congrès — et, il faut l’espérer, le dernier, — eut lieu à Chicago. « Il y avait là, dit Mgr Keane, des représentants de l’univers tout entier. Ils étaient venus de l’Inde, de la Chine, du Japon, de la Perse, de la Palestine, du monde entier. » Les instantanés photographiques qui furent pris montrent sur l’estrade des popes, des muphtis, des bonzes, mêmes des femmes, et l’une d’elles a présidé certaine séance. On y voit aussi des prêtres ou prélats catholiques, et des représentants des innombrables sectes protestantes d’Amérique. Le congrès dura dix-sept jours, du 11 au 28 septembre 1893.

« Ils furent consacrés à l’étude de ces questions d’ordre plutôt philosophique que théologique, sur lesquelles confucianistes, shintoïstes, grecs orthodoxes, chrétiens d’Arménie, protestants, libres-penseurs, se firent tour à tour les interprètes des doctrines qu’ils représentaient. »

Le compte-rendu officiel fut publié en deux gros volumes de 1600 pages environ chacun. La place qu’y occupent les catholiques est fort petite.

Le P. Elliot présenta « un essai sur la nature intime et les fins de la religion, dans lequel on pouvait aisément distinguer les enseignements et l’esprit de son maître, le savant et aimable P. Hecker. »

Mgr Ireland prononça un discours sur les harmonies de la religion catholique avec l’état actuel de la vie moderne.

Le sujet traité par Mgr Keane fut la Religion finale, « The ultimate religion ». Titre étrange, qui fait penser aux néo-chrétiens et aussi aux juifs de l’Alliance-Israélite-Universelle, qui poursuivent les uns et les autres, nous l’avons vu, le projet d’établir au-dessus de toutes les religions une religion définitive, où il ne s’agira plus tant de credo et de vérité que d’âmes croyantes et de sincérité.

Mgr Keane dit des « cinq mille hommes » qui l’entendirent : « Si vous les aviez vus se jeter sur moi pour me remercier ! » Et plus loin : « Ces applaudissements formaient un consolant contraste avec la soupçonneuse et sectaire rancune qui a si tristement rempli l’histoire de la religion dans les siècles passés. »

Le prélat voyait sans doute dans cette ovation la démonstration éclatante de la supériorité de l’irénique sur la polémique dans l’apostolat. Mais si les Pères et les Docteurs de l’Église n’avaient point « tristement rempli l’histoire de la religion » de leurs luttes contre l’erreur, nous auraient-ils transmis la foi dans son intégrité et maintenu l’Église dans la pureté immaculée de la doctrine du Christ ? Où en serions-nous s’ils avaient donné l’accolade à Pelage, à Arius, à Luther et à tant d’autres, vrais « sectaires », ceux-ci ? Est-ce d’eux que le même orateur, dans le même discours, dit : « Des hommes de bonne foi et ardents ont incarné de bonnes et nobles idées dans des organisations séparées de leur création. Ils avaient raison dans leurs idées ; ils avaient tort dans leur séparation. »

L’Église aurait donc dû ne point les rejeter de son sein et accueillir leurs idées. L’avènement de « la Jérusalem de nouvel ordre » en aurait été singulièrement avancé.

À la clôture, un ministre protestant, le Rév. Barrows, s’écria avec un air de triomphe : « Nos espérances ont été réalisées et au-delà, les principes d’après lesquels ce Congrès a été conduit ont été mis à l’épreuve et même parfois tendus à l’extrême, mais ils n’ont pas faibli… Nous avons appris que la vérité est grande et que la Providence a ménagé plus d’un chemin par où les hommes peuvent émerger des ténèbres vers la céleste lumière… J’espère que vous vous souviendrez de Chicago, non pas comme du foyer du plus grossier matérialisme, mais comme d’un temple où les hommes chérissent l’idéal le plus sublime. » Nous connaissons suffisamment cet idéal et quels en sont les premiers auteurs par ce qui a déjà été dit.

Le compte-rendu officiel fut résumé par M. Bonet-Maury, professeur à la Faculté de théologie protestante, dans un livre : Le Congrès des religions à Chicago en 1893. En voici la conclusion :

« Il est difficile de mesurer sur-le-champ la vraie portée des événements dont on est le témoin, car on est enclin à les exalter ou à les dénigrer, suivant les sentiments qu’ils nous inspirent. C’est ce qui est arrivé au premier Congrès des religions. Les uns l’ont salué comme la Pentecôte de l’esprit nouveau de fraternité qui doit animer les hommes ; les autres, au contraire, n’y ont vu qu’une vaine tentative pour faire la synthèse des religions sur la base d’une morale commune et d’une vague sentimentalité religieuse. Quant à nous, nous espérons avoir persuadé ceux qui nous auront lu attentivement, que cela n’a été ni l’un ni l’autre ; mais bien un concile œcuménique des religions historiques, essayant de s’entendre sur certains principes moraux et religieux communs pour une action d’ensemble contre de communs adversaires. À ce titre, c’est, à mes yeux, l’événement qui peut avoir la plus grande portée morale sur l’humanité depuis la déclaration de 1789 sur les droits de l’homme et du citoyen, et ne fait que répondre aux aspirations de l’élite religieuse des races civilisées. »

Nous partageons entièrement cette manière de voir : l’idée d’un Parlement des religions vient en droite ligne des « immortels Principes » ; sa tenue a répondu aux aspirations des néo-chrétiens et a favorisé les visées du judaïsme que certains peuvent prendre pour l’élite religieuse des races civilisées.


Pour qu’il pût avoir « la plus grande portée morale » sur l’humanité, dans le sens désiré par les néo-chrétiens et les juifs, il ne lui a manqué que de se reproduire.

Ce fut du moins tenté.


Les promoteurs du « concile de toutes les erreurs et de toutes les vertus » ne pouvaient en effet s’arrêter en si beau chemin. S’inspirant du vœu énoncé par le R. Lloyd Jones, et ainsi conçu : « Je vois déjà par la pensée le prochain Parlement des religions, plus glorieux et plus plein de promesses que celui-ci : je propose qu’on le tienne à Bénarès, en la première année du XXe siècle », ils résolurent de « rallier les croyants de foi tolérante et les penseurs de pensée libre » à un Congrès universel des religions qui se tiendrait, non pas à Bénarès, mais à Paris, lors de l’Exposition de 1900.

« Il y aurait donc à Paris, écrivait le zélateur attitré du congrès, M. Charbonnel, dans la Revue de Paris, à côté des représentants des trois grands cultes de France, à côté des prélats catholiques, des pasteurs protestants et des rabbins, un certain nombre de représentants des cultes plus éloignés de notre civilisation, du bouddhisme, par exemple, du brahmanisme, du shintoïsme, du confucianisme, du taoïsme. Ils furent cent soixante-dix aux plus importantes réunions de la salle de Christophe Colomb. Les délégations pourraient être cette fois plus nombreuses encore. M. Barrows, l’organisateur et le premier président du premier Parlement des religions, nous assurait tout dernièrement que le prestige de la France agirait sur les imaginations d’Orient et attirerait plus d’adhésions. Et, sans doute, l’Église anglicane, l’Église russe et le monde musulman, qui n’allèrent point à Chicago, viendraient à Paris pour des raisons de sympathie ancienne ou nouvelle acquise à cette seconde patrie de tous, la France. »

Un peu plus loin, le même, dans la même Revue, marquait en ces termes le but où le congrès devait tendre :

« Ne pourrait-on pas tenter ce qui s’appellerait bien l’union morale des religions ? Il se ferait un pacte de silence sur toutes les particularités dogmatiques qui divisent les esprits, et un pacte d’action commune par ce qui unit les cœurs, par la vertu moralisatrice et consolante qui est en toute foi. Ce serait l’abandon du vieux fanatisme. Ce serait la rupture de cette longue tradition de chicanes qui tient les hommes acharnés à de subtils dissentiments de doctrine, et l’annonce de temps nouveaux, où l’on se soucierait moins de se séparer en sectes et en chapelles, de creuser des fossés et d’élever des barrières, que de répandre par une noble entente le bienfait social du sentiment religieux. L’heure est venue pour cette union suprême des religions. »

Nul théâtre ne pouvait être plus en vue à toutes les nations ; nulle occasion ne pouvait être plus propice pour mettre en contact toutes les extravagances sorties de la cervelle humaine ; nul instrument plus puissant que le génie français[2] ne pouvait être choisi pour donner crédit dans le monde entier à la conclusion que le public ne manquerait point de tirer de ce spectacle : « Entre tant de religions, y en a-t-il une vraie, y en a-t-il une bonne ?

 » Devine si tu peux et choisis si tu l’oses. »

Allant au-devant de cette difficulté, Mgr Ireland disait dans son discours sur le Progrès humain, prononcé à l’inauguration des travaux du Congrès auxiliaire de l’Exposition de Chicago : « On a tiré des objections contre les congrès religieux de ce que l’accord ne saurait y exister sur beaucoup de points, et de ce que la vérité est exposée à y souffrir de la juxtaposition de l’erreur. Ce point de vue ne peut prévaloir, les vérités vitales et primordiales qui concernent le Dieu suprême seront confessées par tous, et la proclamation de ces vérités aura un immense avantage. »

L’avantage, ou plutôt le désavantage, aurait été sûrement que les gens se fussent dit : Tenons-nous-en à notre indifférence ; c’est plus sûr, c’est surtout plus commode.

On le voit, rien ne pouvait être imaginé de plus efficace pour avancer le grand œuvre rêvé par les néo-chrétiens et poursuivi par l’Alliance-Israélite-Universelle. Non point que nous accusions les promoteurs de ce congrès d’avoir agi en cela de connivence avec les juifs ; mais n’auraient-ils point subi à leur insu « cette singulière et infatigable influence » que les juifs excellent à « cacher », mais qu’ils exercent avec une « supériorité sans égale » ?


L’initiative du congrès de Chicago avait été prise par des protestants auxquels des catholiques s’étaient ralliés. Celle du congrès de Paris fut prise par des prêtres catholiques. « C’est un signe étrange, disait, dans son numéro du 28 septembre 1895, le Journal des Débats, qui n’a pourtant pas le sens chrétien bien développé, — c’est un signe étrange que des prêtres catholiques se mettent à la tête d’un congrès des religions. En réalité, il n’y a point lieu de s’en étonner, si l’on a suivi, depuis quelques années, les prédications et les écrits de certains prêtres qui sont à l’avant-garde du clergé français. Ce sont, en quelque sorte, — prenez le mot avec toutes les atténuations possibles, — des évolutionnistes. »

L’abbé Charbonnel, qui s’était fait ou qui avait accepté d’être l’avocat et le commis-voyageur de l’entreprise, et qui, hélas ! y laissa sa soutane et sa foi, a raconté l’accueil qui lui fut fait dans le clergé : « Très saintement attaché aux traditions d’une mysticité aveugle et silencieuse, le clergé des paroisses ignorait jusqu’au fait de la tenue d’un Parlement des religions à Chicago, et, bien entendu, ce qu’il avait pu être. Renouveler cela, qu’était-ce donc ? Faire un congrès des religions en 1900, à quoi bon ?

» Telles furent partout les paroles d’accueil. Mais le clergé intellectuel, le clergé d’enseignement et d’action sociale[3], celui qui depuis a fait le congrès ecclésiastique de Reims, se montra plus compréhensif de la nouveauté qui lui était préparée… Le P. Didon, l’abbé Lemire, l’abbé Naudet furent les partisans les plus vite et les plus franchement conquis du congrès des religions. »

Aux prêtres d’enseignement social et d’action sociale se joignirent des Universitaires, rédacteurs de Revues très recommandées au congrès ecclésiastique de Reims, et accueillies avec une simplicité trop confiante par quelques ecclésiastiques.

« De jeunes catholiques de l’Université, continue M. Charbonnel, M. Georges Fonsegrive et M. Georges Goyau, qui écrivaient alors au Monde et dont on sait aujourd’hui, par la Quinzaine, l’effort à rendre plus sociale l’action de l’Église, entrèrent aussi dans nos vues. »

L’un de ces Universitaires, M. Anatole Leroy-Beaulieu, disait :

« Pour moi qui prétends retrouver, sous la diversité des termes, l’unité du fonds commun, un pareil congrès n’aurait rien que d’édifiant, et je m’imagine que ce serait là, pour notre âge troublé, le plus religieux des spectacles. Réunir des prêtres et des ministres des cultes divers, les associer publiquement, comme à Chicago, pour une prière commune, ce serait montrer à tous les yeux que les cloisons confessionnelles ne sont plus assez hautes ni assez épaisses pour séparer les croyants en sectes ennemies, pour couper l’ humanité religieuse en camps irrémédiablement hostiles. » C’est toujours et partout, on le voit, l’idée émise par l’Alliance-Israélite-Universelle.

Le pasteur protestant Sabatier et le rabbin juif Zadoc-Kahn adhérèrent avec componction.

Enfin le spirite qui signe « Synésius, évêque gnostique de Bordeaux », dans une lettre qu’il eut l’audace d’écrire à Mgr l’archevêque de Paris et dans laquelle il appelait M. Charbonnel, encore abbé, « son frère », disait : « Ce que nous préparons, ce n’est ni une assemblée politique, ni un conseil d’hérésiarques : c’est le véritable concile œcuménique des temps nouveaux… Il n’en peut jaillir que bien et bénédiction sur l’humanité. » Synésius ne se trompait point lorsqu’il croyait sa place marquée dans ce congrès ; le P. Hecker n’avait-il point dit : « On fera appel à des hommes qui, pour défendre l’Église contre les menaces de destruction, sauront employer les armes convenables au temps où nous sommes ; à des hommes qui sauront prendre toutes les aspirations du génie moderne en fait de science, de mouvement social, de spiritisme (autant de forces dont on abuse maintenant), et les transformer toutes en moyens de défense et d’universel triomphe pour l’Église[4] ? » (Vie, p. 368.)

En disant cela, le pauvre homme était sincère ; et parmi ceux qui propagent ses idées et travaillent à les réaliser, il faut compter surtout des naïfs. Mais on voit où ces naïvetés et ces sincérités conduiraient si elles ne rencontraient point d’opposition à leurs tentatives et à leur propagande. Les temps que Notre-Seigneur prédisait lorsqu’il dit : « Le Fils de l’homme trouvera-t-il encore la foi sur la terre ? » ne tarderaient point à venir.

Heureusement Rome est là, et Rome mit l’embargo sur le congrès des religions.



  1. Voir aux Documents, N. XXV.
  2. Dans un discours prononcé au Cercle catholique du Luxembourg sur l’Action sociale de la Jeunesse française, Mgr Ireland disait : « Un savant, Archimède, je crois, disait qu’il soulèverait le monde physique s’il trouvait pour son levier un point d’appui. Or, je voudrais soulever le monde moral, et je vois mon point d’appui dans la jeunesse catholique de France. » Mgr Ireland est ici d’accord avec l’abbé Maignen qui, à propos de l’article du Journal des Débats, disait : « Quand une erreur touche le sol de la France, elle se précise et se clarifie. »
  3. Il ne faut point lire : le clergé des collèges, mais cette partie minime du clergé qui s’est donné la mission d’agiter partout les questions sociales et de vouloir les résoudre avant de s’en être instruit.
  4. Voir aux Documents, N. XXVI.