L’algèbre et la trigonométrie dans l’enseignement primaire

L’algèbre et la trigonométrie dans l’enseignement primaire
Revue pédagogique, second semestre 1883 (p. 151-157).

L’ALGÈBRE ET LA TRIGONOMÉTRIE
DANS L’ENSEIGNEMENT PRIMAIRE



Le programme des écoles normales d’instituteurs, du 3 août 1881, a ajouté à l’arithmétique l’algèbre élémentaire, en deuxième et en troisième année ; il a aussi introduit, en troisième année, des notions très sommaires de trigonométrie. Le programme des écoles primaires supérieures, du 15 janvier 1881, avait déjà mentionné l’algèbre, en troisième et en quatrième année, et la trigonométrie, en quatrième année.

Ainsi, deux nouvelles branches des mathématiques sont maintenant étudiées dans nos écoles normales et même dans nos écoles primaires supérieures. Il importe de s’entendre sur le caractère, l’esprit et les limites d’un enseignement donné régulièrement pour la première fois. La circulaire du 18 octobre 1881, réglant l’application des programmes, se borne à dire que les éléments de l’algèbre serviront aux élèves-maîtres « pour l’étude de la géométrie et pour la solution des problèmes difficiles ». L’administration laissant aux professeurs le soin d’interpréter au mieux les brèves indications du programme, nous allons donner notre opinion sur le sujet.

L’épithète d’élémentaire correspond, dans les lycées, à une algèbre déjà étendue et assez difficile. Aussi, pour éviter toute assimilation, nous nous serions volontiers servi, dans les programmes primaires, de cet intitulé : « Notions d’algèbre et de trigonométrie appliquées ». Est-il besoin d’ajouter que nous n’entendons nullement par là une collection de règles empiriques, mais bien une science modeste, facile, intuitive, étudiée surtout en vue des applications ?

À l’école normale, l’arithmétique et la géométrie sont exposées rigoureusement et assez complètement. On présente alors aux futurs instituteurs des types de raisonnement mathématique, excellents et définitifs. Mais ce serait, à notre avis, une faute pédagogique que d’exposer devant ces jeunes gens, — quand même le temps le permettrait, — l’algèbre avec la même ampleur et les mêmes détails, d’essayer d’établir ses théories dans toute leur généralité et d’analyser ses discussions fines et délicates.

Nous savons quelle patience et quel art il faut pour amorcer les mathématiques. C’est plaisir de suivre, dans nos petites écoles, le maître s’ingéniant pour familiariser peu à peu les enfants avec les nombres et les lignes : il se garde bien de leur imposer de prime saut des abstractions prématurées ! Quoique les élèves de nos écoles normales n’aient plus des intelligences d’enfants, nous estimons qu’il faut encore procéder avec modération et ménager les transitions, pour leur donner le sens, le goût et l’habitude de l’algèbre pratique.

I

Des trois heures par semaine attribuées dans les écoles normales à l’arithmétique et à l’algèbre pendant les deux dernières années, nous n’en prenons qu’une pour l’algèbre.

Nous débutons par des problèmes simples, assez nombreux, où nous faisons chercher l’inconnue représentée par , en évitant les mots nouveaux. Certes la notation ne simplifie guère ces premiers exercices, et nous voulons seulement habituer les commençants à la nouvelle manière. Nous les mettons bientôt en présence de questions, assez compliquées en arithmétique, et qu’ils résolvent aisément avec les , les signes et des égalités successives. Nous disons alors que cette résolution facile des problèmes sur les nombres, par les équations, c’est de l’algèbre.

Nous abordons à leur tour les équations isolées, c’est-à-dire sans questions concrètes leur servant de support. Nous dégageons l’inconnue à l’aide de transformations faciles et en faisant appel au bon sens. Nous sommes ainsi amenés à la règle pour résoudre toute équation de premier degré à une inconnue. Traitant à la suite des exemples numériques variés, sans répéter l’explication chaque fois, nous nous habituons à calculer sûrement et rapidement. Une fois rompus à ce maniement des équations ordinaires, nous en reprenons la théorie pour la préciser et mettre les principes en lumière.

Nous avons cru devoir reculer jusqu’à présent le calcul algébrique, qui, placé au début, risquerait de paraître un peu sec et un peu aride. Nous l’enseignons maintenant, mais en évitant à tout prix les longues démonstrations, Les propriétés générales et déjà connues des nombres étant rappelées, nous voyons ce qu’elles donnent lorsque les nombres sont représentés par des lettres, et comment, à la seule indication d’une opération, on peut substituer des calculs équivalents mais plus rapides et plus simples. Pour nous reposer des abstractions, nous vérifions de temps en temps, par la mise en nombres, les règles générales et les formules établies.

Les questions à deux inconnues viennent après les opérations algébriques, et nous expliquons la résolution des deux équations sur l’exemple même. Nous procédons tantôt par réduction au même coefficient et par addition ou soustraction, tantôt en exprimant une des inconnues à l’aide de l’autre et en substituant. Nous passons aux systèmes de deux équations simultanées, non rattachés à des problèmes particuliers, et nous les traitons de façon à dégager Ha règle générale de résolution.

Vers la fin de l’année classique, nous reprenons des problèmes déjà résolus et nous en traitons aussi de nouveaux, en désignant les données par des lettres, et nous arrivons à la formule de l’inconnue. En algèbre, on ne se propose pas seulement de simplifier, mais surtout de généraliser.

En troisième année, nous débutons par une révision et nous résolvons des questions du premier degré successivement par l’arithmétique, par l’algèbre avec les données particulières, puis d’une manière générale. Nous repassons aussi, en la confirmant, la théorie des équations. Enfin nous revoyons les diverses Opérations littérales, les transformations et les simplifications d’expressions. Nous parlons alors, pour la première fois, des nombres négatifs isolés, sans insister, et nous convenons de leur appliquer les règles relatives aux termes soustractifs des polynômes. Nous considérons ces nombres négatifs comme se rapportant à des grandeurs qu’il s’agit de soustraire, puisqu’elles sont de sens opposé aux autres : temps passé, degrés de froid, passif d’un négociant, etc.

C’est encore à l’aide d’un problème particulier que nous abordons le second degré à son tour. Comment résoudre l’équation posée et qui présente une difficulté nouvelle, provenant de la présence de  ? Nous raisonnons sur l’exemple, en complétant le carré du binôme. Nous passons ensuite aux équations numériques, séparées, en recommençant sur chacune l’explication déjà donnée. Nous arrivons finalement à la forme littérale , et nous aboutissons alors à la formule et à la règle générales.

Nous constatons les valeurs simples de la somme et du produit des deux racines sur diverses équations, puis nous démontrons ces relations si importantes entre les coefficients et les racines.

Il va sans dire que nous résolvons un grand nombre de problèmes variés, se rattachant les uns à l’arithmétique et les autres à la géométrie. Pour ces derniers, nous construisons les formules, et cette application de l’algèbre aux figures intéresse et frappe les commençants.

Les progressions, par différence et par quotient, sont facilement comprises, et il convient de faire correspondre leurs propriétés. La limite de la somme des termes d’une progression géométrique décroissante est un résultat très remarquable, que nous nous empressons d’appliquer à la recherche des génératrices des fractions décimales périodiques.

C’est à l’aide de deux progressions et de l’insertion des moyens que nous définissons les logarithmes. Les Tables de Lalande à cinq décimales, qui suffisent dans tous les cas pratiques, sont seules maniées par nos élèves, et ils effectuent avec elles de nombreux calculs.

Nous mettons en formule les intérêts composés et les annuités pour éteindre une dette et pour constituer un capital. L’application des logarithmes à ces questions est commode et rapide.

À la fin de chacune de nos leçons, nous proposons toujours quelques exercices, car il faut traiter soi-même de nombreux problèmes, pour comprendre vraiment les mathématiques et surtout pour les retenir.

Nous reste-t-il du temps, les compléments de cours ne manquent pas : division des polynômes, quelques cas d’impossibilité et d’indétermination des problèmes, système littéral de deux équations, équation bicarrée, caisses d’épargne, crédit foncier, rentes viagères, etc.

II

Sur les trois heures consacrées en troisième année à la géométrie et au levé des plans, une nous suffit pour la trigonométrie.

De même que l’algèbre n’est pour nous qu’un instrument servant à résoudre les problèmes, la trigonométrie doit à son tour nous conduire rapidement au calcul des triangles.

Laissant de côté les lignes trigonométriques de l’arc, nous définissons celles de l’angle comme des rapports de longueurs. Nous négligeons, bien entendu, la sécante et la cosécante, si inutiles ; nous suivons sans peine la variation de chacune des quatre lignes, nous établissons les relations qui lient celles d’un même angle et celles de deux angles complémentaires ou supplémentaires.

Résolus à supprimer tout intermédiaire qui n’est pas indispensable, nous passons sous silence la généralisation de la notion d’angle, les lignes de la somme, des doubles et des moitiés des angles, les discussions, les formules rendues logarithmiques, etc.

Les définitions des lignes étant reprises et énoncées sous forme de principes, pour leur donner plus de relief, nous pouvons résoudre les quatre cas des triangles rectangles.

Les triangles obliquangles n’exigent que la connaissance de la relation des sinus et des diverses expressions de la surface en fonction des trois côtés, de deux côtés et de l’angle compris, et enfin du périmètre et du rayon du cercle inscrit. Lorsqu’on donne un côté et deux angles ou deux côtés et l’un des angles opposés, aucune difficulté, si l’on ne discute pas le second cas. Lorsque ce sont les trois côtés qui sont connus, on peut procéder avec la seule relation des sinus ou, le rayon du cercle inscrit étant le quotient de la surface par le demi-périmètre, se servir de la formule , fournie par la considération d’un triangle : rectangle. Enfin, si les données sont deux côtés et l’angle compris, on établit géométriquement l’expression de la tangente de la demi-différence des angles inconnus.

Un exemple numérique de chacun des quatre cas est traité en détail au tableau par le maître, armé des Tables de Lalande, et qui dispose les calculs dans un bel ordre.

Nous terminons par des applications diverses et en particulier par le calcul des hauteurs et des distances inaccessibles.

Si le temps et l’instruction des élèves le permettent, nous pouvons ajouter au cours quelques compléments, mais avec prudence : sinus de la somme de deux angles en figurant leur somme, élevant une perpendiculaire au côté commun et écrivant que le triangle total est équivalent à la somme des deux triangles partiels ; idée de la construction des Tables de sinus ; relation entre les trois côtés d’un triangle et un angle, etc.

III

Le reproche de conseiller un enseignement peu rigoureux ne nous touche pas ; il est vrai que nos raisonnements ne sont pas présentés sous une forme très générale, mais ils sont toujours exacts. La période d’initiation, que conseillent plusieurs pédagogues, au début d’une étude nouvelle, a, dans l’espèce, une valeur propre et indépendante de toute suite. Du reste, plus tard, lorsque l’enseignement primaire supérieur portera ses fruits, on pourra peut-être enseigner plus complètement l’algèbre et la trigonométrie. Il s’agit, en attendant, d’acclimater parmi nous ces nouvelles venues.

On objecte quelquefois qu’il est difficile d’interroger les élèves instruits comme nous le demandons ; leur savoir est, dit-on, fuyant, superficiel, leurs réponses sont vagues… Il faut, en effet, savoir les bien interroger, ne pas leur demander des exposés généraux hors de leur portée, leur poser seulement les questions particulières et précises qu’ils raisonneront bien.

Enfin, quelques-uns font remarquer le manque de livres appropriés. On peut cependant consulter, en algèbre, les éléments d’Euler, un peu touffus, mais aussi simples que riches et substantiels ; l’aperçu ingénieux et facile de N. Meissas (chez veuve Maire-Nyon, 1843 ; peut-être épuisé), l’ouvrage du regretté M. Sonnet, ceux plus récents de MM. Bovier-Lapierre, Dalsème, etc. Pour la trigonométrie, nous avons l’abrégé pratique de M. Serret (qu’il ne faut pas confondre avec le traité du même auteur), les notions que vient de publier notre collègue M. Burat, etc.

Nous n’osons pas espérer que tous nos lecteurs partageront l’opinion réfléchie que nous venons d’exposer et qui contrarie un peu les traditions générales. Quoi qu’il en soit, il convenait d’agiter dans cette Revue une importante question de méthode.