L’album anti-clérical/Le paradis à l’envers


Bibliothèque anti-cléricale (p. 19-30).

LE PARADIS À L’ENVERS

1
L’abbé Grippeminaud vient de tourner de l’œil. En calotin fervent, donnant à tous le bon exemple, il a eu soin d’avoir à son chevet un confrère à tonsure qui lui a administré l’extrême-onction dans toutes les règles de l’art et lui a commandé des obsèques superbes.
2
Le même jour, dans la même maison et sur le même palier, le cordonnier Lichetout, bonhomme dénué de tous préjugés religieux, est également passé de vie à trépas ; mais il est mort en libre-penseur, et sa veuve a énergiquement refusé sa porte à un curé insinuant.
3
Pendant que les amis des deux défunts s’inscrivent sur les registres déposés à la porte de la maison, les croque-morts des deux convois trinquent chez le marchand de vin d’en face ; l’enterrement religieux boit à la santé de l’enterrement civil, et réciproquement.
4
Nos croque-morts facétieux se font tant et tant de politesses qu’ils ne tardent pas à être pleins comme des huîtres ; d’où il résulte qu’ils se trompent de cercueil et que c’est la caisse du libre-penseur Lichetout qui est enfournée dans le corbillard de l’abbé Grippeminaud.
5
Le cadavre de Lichetout est donc trimballé à l’église : là, il a une grand’messe de première classe, est arrosé d’eau bénite jusqu’à plus soif, entouré de cierges en masse et assourdi par les Gloria Domino des chantres qui ne marchandent pas leurs effets de poumons.
6
Aussi, l’âme de Lichetout monte au paradis en chandelle, mais non sans que les anges, porteurs du précieux fardeau, ne se disent en eux-mêmes que ce cadavre tant bénit et rebénit a, chose curieuse, une certaine odeur de chair hérétique, voire même matérialiste.
7
Pendant ce temps, l’abbé Grippeminaud, inséré par erreur en un corbillard tout recouvert d’immortelles rouges, est gratifié d’un enterrement civil, renforcé, au cimetière, d’un grand discours dans lequel sont proférées mille abominations contre le dogme et le culte.
8
L’infortuné Grippeminaud en est quitte, grâce à son scapulaire, pour être plongé en purgatoire ; et là, il est introduit, avec la perspective d’y bouillir des milliards et des milliards d’années, dans une marmite où son jus se mêle au jus d’un nègre et d’une tireuse de cartes.
9
Après de longues souffrances, l’abbé réussit à s’échapper du purgatoire un beau matin, en mettant à profit une violente dispute survenue entre l’ange de service et un portefaix trapu qui ne veut pas entrer.
10
Or, voilà que, malgré toute sa splendeur et toute sa puissance, le bon Dieu père s’ennuyait à six francs l’heure dans le céleste séjour. Il y avait des kyrielles de siècles qu’il entendait toujours la même musique ; cela commençait à lui taper ferme sur les nerfs.
11
C’est pourquoi, un beau matin, profitant de ce que saint Pierre dort du sommeil du juste, papa bon Dieu, après avoir laissé son auréole de parade, se tire lui-même le cordon, et, sans bruit, s’esquive du Paradis, histoire d’aller un brin prendre le frais au dehors.
12
Au tournant d’un nuage, il se trouve nez à nez avec un individu de fort mauvaise mine. Sur le coup, Jéhovah recule d’un pas ; mais il est bientôt tranquillisé. L’individu n’est autre que l’abbé Grippeminaud, errant déguenillé, depuis de longs mois, hors du purgatoire.
13
L’abbé a bien vite exposé son piteux cas au père des humains ; mais l’aventure paraît si extraordinaire à papa bon Dieu, qu’il tient à se rendre compte par lui-même des faits. Épatement de saint Pierre, réveillé en sursaut et voyant le Seigneur en si vilaine compagnie.
14
On vérifie les registres, et, à la date indiquée par le malheureux Grippeminaud, le bon Dieu père voit, en effet, la constatation d’entrée du cordonnier libre-penseur ; il est en outre mentionné, sur le Grand-Livre, que le mécréant Lichetout a été installé chez saint Crépin.
15
Ayant confié Grippeminaud à la garde du pipelet céleste, papa bon Dieu se rend à l’atelier de saint Crépin, et y trouve Lichetout, dont les sentiments impies ne font aucun doute pour les saints ses compagnons ; mais saint Crépin affirme que c’est son meilleur ouvrier.
16
N’importe, il faut que justice soit faite ! Jéhovah veut envoyer Lichetout en enfer, malgré saint Crépin et la Vierge Marie ; celle-ci notamment se fâche et s’oppose au départ du cordonnier, dont les chaussures lui sont indispensables pour toutes ses apparitions dans les montagnes.
17
Pour tout arranger à l’amiable, il est décidé que Grippeminaud sera en Paradis selon son droit ; quant à Lichetout, on lui construit une échoppe en dehors du céleste séjour, mais à côté même de la loge de Pierre, afin que le précieux cordonnier soit à la portée des bienheureux.
18
Lichetout, malin comme un singe, a promptement lié connaissance avec saint Pierre, portier bon vivant, qui ne dédaigne pas de boire un petit coup. Les deux voisins deviennent grands amis, et saint Pierre propose même à Lichetout d’être son sous-portier.
19
Comme on peut bien le penser, Lichetout accepte la proposition de saint Pierre. Celui-ci, qui à son métier de concierge préfère les parties de piquet jouées en compagnie du patriarche Noé, fait allonger son cordon jusqu’à, l’échoppe du cordonnier, lequel devient ainsi le seul et véritable introducteur des âmes au Paradis. À dater de ce moment, il s’en passe de belles : les calotins, les marguilliers, les curés, les moines, les évêques et même les papes sont impitoyablement refusés par Lichetout, qui, par contre, se fait un vrai plaisir d’ouvrir toutes grandes les portes du ciel aux mécréants de toute espèce ; des étudiants matérialistes, d’affreux libres-penseurs, des Zoulous, le Grand-Turc, les grisettes, les excommuniés entrent au Paradis comme chez eux.
20
Alors, les fumisteries commencent. C’est d’abord le sultan Ben-ad-om-Issil qui, plus que jamais amateur du beau sexe, fait une cour assidue à toutes les bienheureuses ; et mesdemoiselles les vierges, peu habituées aux galanteries, écoutent volontiers les propos du Grand-Turc.
21
Le chien de saint Roch est l’objet d’un tas de farces des plus extravagantes. On lui attache, finalement, une casserole à la queue et il devient enragé ; son patron n’est pas loin d’en perdre la tête, tandis que le Père Éternel daigne rire de ces petites drôleries.
22
Les Zoulous, eux, n’ont aucun respect pour leurs vénérables compagnons du séjour de gloire. L’un d’entre eux a pris pour victime le doux Jésus lui-même, et s’amuse à lui retirer sa chaise chaque fois qu’il va s’asseoir, — ce qui ne fait pas rire le doux Jésus.
23
Les cornes de saint Joseph poussent à vue d’œil : un peintre grivois succède à l’ange Gabriel dans les bonnes grâces de la petite Marie. Quand saint Joseph vient pour rentrer dans sa chambre, il trouve le verrou mis à l’intérieur ; aussi, prend-il une humeur massacrante.
24
Mais le plus grand de tous les désespoirs est celui de saint Antoine, qui, en revenant d’une tournée miraculeuse, aperçoit son bien aimé cochon saigné et embroché par un journaliste sans cœur que l’anathème de notre saint-père le pape aurait dû envoyer en enfer.
25
Pendant ce temps, la gendarmerie céleste fait sa ronde habituelle autour du paradis ; elle ramasse comme vagabonds les moines canonisés à qui Lichetout refuse l’entrée du ciel, et, malgré leur bulle de sanctification, elle les plonge au fin fond du Purgatoire.
26
Or, le compère Lichetout ne se contente pas de faire coffrer par les milices de l’archange saint Michel les individus même canonisés dont la tête lui déplaît. Il va jusqu’à lire indiscrètement les prières adressées à Dieu et se garde bien de les faire parvenir à leur destinataire.
27
Et, de plus belle, les farces continuent en Paradis. Deux vieilles bienheureuses, sainte Cunégonde et sainte Scholastique, sont empêtrées de glu par des étudiants farceurs et elles ont toutes les peines du monde à se tirer de cette fort désagréable situation.
28
Saint Loyola, saisi un matin par de robustes gaillards, membres de la Ligue Anti-Cléricale, est enfoncé dans un tonneau, le derrière premier. Il ne peut en sortir, et nos mauvais plaisants s’amusent à le faire rouler sur les pentes les plus rapides. Le Loyala devient complètement fou.
29
Quant aux onze mille vierges, elles ont leur virginité fort détériorée. Le Grand-Turc, qui s’est gaillardement comporté envers la plupart d’entre elles, est obligé, par devoir, de leur acheter des biberons ou tout au moins de payer les mois de nourrice des poupons dont il est le père.
30
Le goût de la rigolade a gagné les anges, qui, au fond, sont de bons diables. Ils laissent leurs harpes dans un coin et se livrent, en place de musique, à des quadrilles folichons. Peu à peu le Paradis se fait gai. On fume, on chahute, on boit des bocks à la santé de ce bon Lichetout.
31
Une grisette, introduite au ciel malgré de nombreux péchés contre le neuvième commandement, a amené avec elle son chat, bien que ce félin soit considéré par l’Église comme un animal diabolique. Minet, excité par sa maîtresse, étrangle, plume et dévore le Saint-Esprit
32
Sur ces entrefaites, les saints grognons, mâles et femelles, ayant à leur tête Jésus-Christ, Joseph et la doyenne des bienheureuses, viennent, d’un air renfrogné, dénoncer le scandale au Père Éternel ; mais Jéhovah leur déclare que jamais le séjour céleste ne lui a paru aussi amusant.
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Une altercation s’ensuit entre Jésus-Christ et Sabaoth. Celui-ci, poussé à bout, dit leurs quatre vérités aux saints grognons ; notamment, il leur déclare, en jurant comme un païen, qu’il a plein le dos de leurs mines hypocrites et de leurs caractères pointus. Puis, en fin de compte, et après les avoir traités de vieilles guenilles puant l’ennui et l’intolérance, il fait un coup d’État libre-penseur, expulse la cohorte des empêcheurs de danser en rond, et, secondé par Lichetout, qu’il nomme son premier ministre, il proclame la laïcisation du Paradis, au son des trompettes de Jéricho.