L’Utopie (Verhaeren)

Les Forces tumultueusesSociété du Mercure de France (p. 129-135).


L’UTOPIE




Monuments noirs carrant leur masse, en du brouillard !
Le naphte en torches d’or y brûle au fond des caves ;
Des corps mi-nus, des torses roux, des bras hagards,
S’y démènent, parmi les poix, les plombs, les laves
Dont les rouges ruisseaux brûlent les os du sol.
Le clair effort humain, vers la rage, y dévie ;
Le vice et la vertu s’y nouent, en des viols
Si terribles qu’en tremble et qu’en pleure la vie ;
Aubes, midis et soirs ne s’y distinguent pas ;
Et le soleil, telle une plaie envenimée,
Tache le ciel et saigne et suppure, là-bas,
Sous des loques de feu, de suie et de fumée.

Lieux sinistres ! Et néanmoins tout y paraît
Capté dans l’ordre et le devoir, comme en des rêts ;
Le crime est régulier, précis, mathématique ;
La loi l’instaure et les vieilles dialectiques
Le défendent, en leurs livres, dès qu’il le faut.


— Oh tout le sang qui s’égoutta des échafauds,
Depuis quels temps lointains, dans la plume des scribes !

L’encre brûle, troue et salit le manteau clair
Où la justice, au fond de ses palais, s’exhibe ;
Le droit s’y vend d’être un homme de proie et l’air
Y est malsain, pour les consciences vivantes.
Textes creusés en labyrinthes d’épouvante,
Textes pareils à des couteaux, textes serrés,
Comme des dents, textes faussés, textes tarés,
Toute la mort sournoise y comprime la vie ;
Tout acte humain dont la routine a peur, dévie
Soudain vers le délit, le crime ou le forfait ;
La glose enchaîne tout et le code est parfait :
Les mots y sont maîtres et rois — et les mots tuent !

Aussi dites, avec quel trépidant espoir,
Ceux qui pensent, voient-ils venir les mains hardies
Qui dans l’émeute et la fureur, un soir,
Arracheront au torse en feu de l’avenir,
Les flammes d’or de leur désir
Et, sur les tours du mal au ciel brandies,
Disperseront les aigles roux des incendies.


Une heure brève et folle — et puis la délivrance.

La force agit, par rage et par outrance,
Autant que par sereine et profonde lenteur,
Il est des phares sanglants sur les hauteurs
Dont la clarté sinistre est auxiliaire,
Plus que l’étoile, au téméraire explorateur
Qui vient des pays d’ombre aux régions solaires !

Oh dans le monde entier, ces tempêtes d’idées !
Prisons, bouges, autels, trônes — et l’échafaud,
Le mal, le bien, le vrai, le faux,
Toutes forces barricadées,
Face à face, derrière un mur d’airain.
Puis tout à coup, dans le lointain,
La foule et sa clameur et sa force nouvelle
Seule d’accord
Avec les forces éternelles
Qui prend d’assaut la vie et repousse la mort.

Alors,
Avec quelle prudence,
Avec quel esprit juste, avec quel tact
Des invisibles concordances,


Avec quelle ample audace et quel génie exact,
Il nous faudra scruter les lois les plus profondes
Qui font s’entrenouer la vie et s’attirer les mondes
Pour que le peuple entier des volontés
S’engage, en des chemins de paix et d’harmonie,
Et sente aussi, à travers lui, l’effluve et la clarté
De l’attraction blanche et infinie.

Celui qui prouve et sait vaincra celui qui croit.

Simple, serein, puissant et droit,
Dans le cirque géant des forces familières,
L’homme organisera sa vie aventurière ;
Les forts s’imposeront non plus en oppresseurs,
Mais en élus, la nature maîtresse
Mettant ses dons les plus larges et les meilleurs,
Dans leurs exploits et leur sagesse.

Un unanime consentement
Suivra leur geste, ainsi qu’au firmament,
Les flottilles des étoiles suivent tels astres
Dominateurs et clairs comme des vaisseaux d’or ;
L’évidence subjuguera l’esprit si fort
Que nul n’aura le cœur de tenter les désastres,


Ni de barrer, par sa démence ou sa fureur,
La route en joie et fleurs vers le bonheur ;
Les liens humains seront les liens mêmes des choses
Noués entre eux pour resserrer le droit,
Et le monde, roulé dans les métamorphoses,
Après avoir eu foi en Dieu, croira en soi.