L’Utilitarisme/Chapitre IV

Traduction par P.-L. Le Monnier.
Félix Alcan (p. 65-77).

CHAPITRE IV

De quelle sorte de preuve est susceptible le principe d’utilité

On a déjà remarqué que les questions de fins suprêmes n’admettent pas de preuves dans le sens ordinaire du mot. Tous les premiers principes, ceux de nos connaissances comme ceux de notre conduite, ont cela de commun qu’on ne peut les prouver par le raisonnement. Mais les premières prémisses de notre conduite étant matières de fait peuvent être le sujet d’un appel direct aux facultés qui jugent les faits, c’est-à-dire aux sens ou à la conscience interne. Le même appel aux mêmes facultés peut-il être fait sur la question des fins pratiques ? Ou bien avec quelle autre faculté peut-on en prendre connaissance ?

Demander quelles sont les fins pratiques, c’est demander, en d’autres termes, quelles sont les choses désirables. La doctrine utilitaire est que le bonheur est désirable et qu’il est la seule chose désirable comme fin ; toutes les autres choses ne sont désirables que comme moyens pour atteindre cette fin. Que doit-on demander à cette doctrine, quelles conditions doit-elle remplir pour avoir droit à la confiance qu’elle réclame ?

Un objet est visible ; la seule preuve qu’on puisse en donner, c’est que tout le monde le voit actuellement. La seule preuve qu’on donne qu’un son peut être entendu, c’est qu’on l’entend, et il en est ainsi pour presque toutes les autres sources d’expérience. De même j’ai peur qu’on ne puisse prouver qu’une chose est désirable qu’en disant que les hommes la désirent actuellement. Si la fin que se propose l’utilitarisme n’était pas reconnue comme fin en théorie et en pratique, je crois que rien ne pourrait en convaincre une personne quelconque. On ne peut donner la raison qui fait que le bonheur général est désirable, on dit seulement que chaque personne désire son propre bonheur. C’est un fait, et nous avons ainsi la seule preuve possible que le bonheur est un bien, que le bonheur de chacun est un bien pour chacun, et que le bonheur général est un bien pour tous. Le bonheur a prouvé ainsi qu’il est une des fins de la conduite humaine, et par suite un des criteriums de la morale.

Mais par cela seulement, il n’est pas prouvé qu’il soit le seul criterium. Pour y arriver, il semble qu’on n’ait qu’à suivre la même méthode, et qu’à montrer que non seulement les hommes désirent le bonheur, mais qu’ils ne désirent jamais autre chose. Cependant il est évident qu’ils désirent des choses qui, dans le langage ordinaire, sont bien distinctes du bonheur. Par exemple, ils désirent la vertu, l’absence du vice, non moins réellement que le plaisir et l’absence de souffrance. Le désir de la vertu n’est pas aussi universel que le désir du bonheur, mais comme fait il est aussi incontestable. Les adversaires de l’utilitarisme en concluent qu’ils ont raison de professer qu’à côté du bonheur il y a d’autres buts d’action, et que le bonheur n’est pas un principe d’approbation ou de désapprobation.

Mais l’utilitarisme méconnaît-il que les hommes désirent la vertu, a-t-il dit que la vertu n’est pas désirable ? C’est tout le contraire. – Il soutient non seulement qu’on désire la vertu mais qu’on doit même la désirer pour elle-même. – Quelle que soit l’opinion des moralistes utilitaires, quant aux conditions originales qui font que la vertu est vertu, ils peuvent croire (comme ils le font) que les actions et dispositions ne sont vertueuses que parce qu’elles sont faites en vue d’un autre but que la vertu ; cependant ceci accordé, et ce qui est vertueux étant fixé, ils ne placent pas seulement la vertu à la tête des choses bonnes comme moyens pour arriver à la fin suprême, ils reconnaissent encore comme un fait psychologique la possibilité de son existence, bien en lui-même pour l’individu, sans rapport avec aucune autre fin ; ils déclarent que l’état de l’esprit n’est pas bon, n’est pas conforme à l’utilité, ne peut conduire vraiment au bonheur général, à moins que l’individu aime la vertu de cette manière, comme une chose désirable en elle-même, lorsque même, dans les cas individuels, elle ne produit pas ces autres conséquences désirables qu’elle tend à produire et qui font qu’elle est vertu. Cette opinion n’est nullement contraire au principe du bonheur. Les éléments du bonheur sont nombreux ; chacun d’eux est désirable en lui-même et non pas seulement comme partie d’un tout. Le principe d’utilité n’exige pas qu’un plaisir donné comme la musique, qu’une exemption de souffrance comme la santé, soient considérés comme moyens pour atteindre quelque chose de collectif qu’on appelle bonheur, ni qu’on les désire comme moyens. Ces choses sont désirées et désirables pour elles-mêmes ; elles sont à la fois moyens et parties du but. La vertu, suivant l’utilitarisme, n’est pas naturellement et originairement partie du but, mais est capable de le devenir : elle le devient dans ceux qui l’aiment d’une manière désintéressée ; ceux-là la désirent et la chérissent non comme un moyen de bonheur, mais comme partie de leur propre bonheur. Pour que ceci soit plus clair, nous devons rappeler que la vertu n’est pas la seule chose qui, considérée d’abord et nécessairement comme moyen, se soit ensuite associée avec son but et soit devenue alors désirable en elle-même. Que dirons-nous par exemple de l’amour de l’argent ? À l’origine on n’a pas dû désirer l’argent plus qu’on ne désirait un tas de cailloux brillants. Il n’a d’autre valeur que celle des choses qu’il paie ; on le désire non pour lui-même, mais pour les choses qu’il permet d’acquérir. Cependant l’amour de l’argent n’est pas seulement une des plus grandes forces motrices de la vie humaine, dans beaucoup de cas on désire l’argent pour lui-même. Le désir de le posséder est souvent plus fort que le désir d’en user, il va toujours grandissant jusqu’à ce qu’il absorbe et domine tous désirs des objets qu’on obtiendrait par lui. On peut alors dire que l’argent n’est pas désiré pour le but où il mène, mais comme partie du but. D’abord moyen d’atteindre le bonheur, il est arrivé à être lui-même un élément principal de la conception individuelle du bonheur. On peut dire la même chose des grands buts de la vie humaine, du pouvoir par exemple, ou de la gloire : il ne faut pas oublier pourtant, qu’à ces deux choses est annexée une certaine somme de plaisir immédiat qu’on pourrait croire naturellement inhérent, ce qu’on ne peut pas dire de l’argent. En outre, ce qui fait le plus grand attrait naturel du pouvoir et de la gloire, c’est l’aide immense donnée par eux pour la réalisation de nos autres désirs. C’est cette forte association établie entre nos autres désirs et les désirs du pouvoir et de la gloire qui donne à ces derniers une intensité particulière, dominante dans certains caractères. Dans ce cas les moyens sont devenus une partie du but, et partie plus importante que celle qui est formée par tous les autres moyens. Ce qui est une fois désiré comme moyen pour atteindre le bonheur, est arrivé à être désiré en soi ; mais il est toujours désiré comme partie du bonheur. La personne est ou croit qu’elle est heureuse par la possession de ce moyen, comme elle se croirait malheureuse si elle le perdait. Le désir dans ce cas n’est pas plus différent du désir du bonheur que l’amour de la musique ou le désir de la santé. Ces choses sont comprises dans le bonheur, elles en sont des éléments. Le bonheur n’est pas une idée abstraite mais bien un tout concret et ces éléments forment quelques-unes de ses parties. Le principe utilitaire sanctionne et approuve qu’il en soit ainsi. La vie serait une pauvre chose, bien dénuée de sources de bonheur, si la nature humaine n’était pas construite de telle sorte que des choses d’abord indifférentes, mais conduisant ou s’associant à la satisfaction de désirs primitifs, deviennent en elles-mêmes des sources de plaisir d’une valeur plus grande en permanence et en intensité que celle des plaisirs primitifs.

La vertu, d’après la conception utilitaire, peut se classer parmi les biens de cette espèce. À l’origine on n’a dû la désirer que parce qu’elle conduisait au plaisir ou surtout écartait la souffrance. Mais une fois l’association formée entre le moyen et le but, on est arrivé à considérer la vertu comme bonne en elle-même, et on l’a désirée avec autant d’intensité que tout autre bien. Seulement il y a entre elle et les autres biens tels que l’amour de l’argent, du pouvoir, de la gloire, cette différence que souvent ces biens rendent l’individu nuisible aux autres, tandis que la culture désintéressée de la vertu rend l’individu bienfaisant pour ses semblables. En conséquence, la doctrine utilitaire, pendant qu’elle tolère et approuve les autres désirs acquis, jusqu’au moment où ils deviennent nuisibles au bonheur général au lieu de l’augmenter, ordonne et demande que la culture développe autant que possible l’amour de la vertu, comme très important pour le bonheur général.

Il résulte des considérations précédentes qu’en réalité on ne désire qu’une chose, le bonheur. Quelle que soit la chose qu’on désire, on ne la désire que comme un moyen qui conduit à quelque but, et par là au bonheur ; on ne désire ce moyen pour lui-même que lorsqu’il est devenu comme une partie du bonheur. Ceux qui cherchent la vertu pour elle-même, la cherchent soit parce que la connaître est un plaisir, soit parce que ne pas la posséder est une souffrance, soit pour ces deux motifs réunis. En réalité comme le plaisir et la souffrance existent rarement séparés, la même personne éprouve du plaisir à atteindre un certain degré de vertu, et de la souffrance à ne pas en atteindre un plus élevé. Si l’un ou l’autre sentiment n’existait pas, cette personne n’aimerait ni ne désirerait la vertu, ou ne la chercherait que pour les autres avantages qu’elle en tirerait, soit pour elle-même, soit pour d’autres.

Nous pouvons répondre maintenant à la question : « De quelle sorte de preuve est susceptible le principe d’utilité ? » Si mon opinion est psychologiquement vraie, si la nature humaine est ainsi constituée qu’elle ne désire que ce qui est une partie du bonheur, ou un moyen d’y arriver, nous n’avons et nous ne désirons pas d’autre preuve pour croire que cela seul est désirable. S’il en est ainsi, le bonheur est le seul but des actions humaines, le seul principe d’après lequel on puisse juger la conduite humaine, et par conséquent le criterium de la morale, puisque la partie est comprise dans le tout.

Maintenant il nous faut décider s’il en est réellement ainsi, si l’humanité ne désire rien que ce qui est pour elle le bonheur ou l’absence de souffrance. Nous arrivons ainsi à une question de fait, d’expérience, qui, comme toutes les questions semblables, est résolue par l’évidence. On ne peut la trancher que par la connaissance, l’observation personnelle, consciencieuse, aidée de l’observation des autres. Je crois que ces sources d’évidence consultées avec impartialité montreront que, désirer une chose en la trouvant agréable, en haïr une autre comme désagréable, sont deux phénomènes inséparables ou plutôt deux parties d’un même phénomène, deux manières différentes de nommer un même fait psychologique : penser à un objet comme désirable (à moins qu’on ne le désire que pour ses conséquences) ou penser à lui comme agréable, c’est une seule et même chose ; et désirer une chose sans que ce désir soit proportionné à l’idée de plaisir qui s’y attache, c’est une impossibilité physique et métaphysique.

Ce fait me paraît si évident, que je m’attends à le voir à peine discuté. On ne m’objectera pas que le désir peut avoir un but suprême autre que le plaisir et l’exemption de la souffrance, mais on me dira peut-être que la volonté et le désir sont deux choses différentes. Ainsi, une personne vertueuse ou agissant d’après des intentions fixes réalisera ses intentions sans penser au plaisir qu’elle pourrait prendre en les contemplant ou qu’elle attend de leur réalisation ; et elle persistera à agir ainsi, quand même ces plaisirs devraient diminuer, soit par un changement dans son caractère, soit par une décadence de ses sensations passives, soit par une augmentation dans les souffrances que peut déterminer la réalisation de ses projets. J’admets tout ceci, j’ai déjà montré que j’en étais aussi convaincu que personne. La volonté, le phénomène actif, est différente du désir, état de sensibilité passive ; à l’origine elle était comme le rejeton du désir ; à un moment donné elle s’est détachée du tronc générateur, et a pris racine ailleurs, si bien que souvent au lieu de vouloir une chose parce qu’on la désire, on la désire parce qu’on la veut. Ceci cependant n’est qu’un cas particulier d’un fait bien connu et bien général, la puissance de l’habitude. Beaucoup de choses indifférentes faites d’abord par un motif spécial, sont continuées par habitude. Quelquefois on le fait inconsciemment, la conscience venant seulement après l’action ; d’autrefois ce changement a lieu avec volition consciente, mais volition devenue habituelle, et l’on agit par la force de l’habitude, en opposition peut-être avec la préférence délibérée, comme cela arrive souvent à ceux qui ont contracté des habitudes d’indulgence vicieuse ou nuisible. Enfin, en troisième et dernier lieu vient le cas où l’acte habituel de la volonté, dans un cas individuel, n’est pas en contradiction avec l’intention générale, mais concourt à son accomplissement : c’est le cas de la personne d’une vertu assurée qui poursuit de propos délibéré et constamment une fin déterminée. La distinction entre la volonté et le désir ainsi comprise est un fait psychologique réel d’une grande importance. Mais ce fait se réduit à ceci : la volonté, comme toutes les autres facultés de notre organisation, peut être transformée en habitude ; et alors nous voulons par habitude la chose que nous ne désirons plus pour elle-même, ou que nous désirons seulement parce que nous la voulons. Il n’en est pas moins vrai qu’à l’origine, la volonté est entièrement produite par le désir, si l’on fait signifier à ce mot la haine de la souffrance et l’attraction du plaisir. Laissons de côté la personne qui a la ferme volonté de faire le bien et considérons celle dont la volonté vertueuse est faible, que la tentation peut vaincre, et sur laquelle on ne peut entièrement compter : comment pourra-t-on la rendre plus forte ? comment éveiller ou implanter la volonté d’être vertueux là où cette volonté n’est pas suffisante ? Seulement en faisant que la personne désire la vertu, la voie sous un jour agréable, et non pas pénible. C’est en associant la bonne conduite avec le plaisir, et la mauvaise avec la souffrance, en forçant la personne à reconnaître par sa propre expérience que l’une amène le bonheur, l’autre la souffrance, qu’on peut faire naître cette volonté d’être vertueux, qui, développée, finit par agir sans qu’on pense au plaisir et à la souffrance. La volonté est fille du désir ; elle ne se soustrait à la puissance de son père que pour passer sous celle de l’habitude. Rien ne permet de supposer que ce résultat de l’habitude soit intrinsèquement bon ; il n’y a pas de raison de désirer que le but de la vertu devienne indépendant du plaisir et de la souffrance, à moins que l’influence des associations agréables ou pénibles qui engagent à la vertu ne soit pas suffisante pour qu’on compte sur sa constance infaillible d’action tant qu’elle n’a pas acquis l’appui de l’habitude. L’habitude est la seule chose qui donne de la certitude aux sentiments et à la conduite. Et c’est à cause de l’importance qu’il y a pour les autres à pouvoir compter sur la conduite et les sentiments d’une personne, et pour soi-même de pouvoir compter sur soi, que la volonté de bien faire doit être cultivée dans cette indépendance habituelle. En d’autres termes, cet état de la volonté est un moyen pour arriver au bien, non un bien en lui-même, et il n’est pas en contradiction avec la doctrine, qui enseigne que rien n’est bon pour les hommes, excepté ce qui est un plaisir en soi, ou un moyen d’atteindre le plaisir et d’éviter la souffrance.

Si cette théorie est vraie, le principe d’utilité est prouvé : c’est ce que nous laissons à examiner aux lecteurs qui pensent.