Marpon ; Flammarion (tome 2p. 220-228).

XXVIII

DÉSORMAIS MA MAISON SERA TRANQUILLE


On avait arrêté, les meneurs du complot dans l’auberge du Soleil levant ; mais les soldats de Hiéyas, prévenus à temps, n’avaient pas débarqué, de sorte que, tout en ayant la certitude que Hiéyas était le chef secret de la conspiration, on ne pouvait invoquer aucune preuve contre lui. Cependant il était évident que la guerre civile allait recommencer. Le général Yoké-Moura était d’avis qu’il fallait prendre l’initiative et aller porter la guerre dans la province ennemie. Les autres généraux, au contraire, voulaient rassembler toutes les forces autour d’Osaka et attendre.

La discorde éclata entre les chefs.

— Tu es un imprudent, disaient-ils à Yoké-Moura.

— Vous êtes des fous, répliquait le général.

On ne se décidait à rien. Fidé-Yori, tout entière son bonheur, ne voulait pas entendre parler de la guerre.

— Que mes généraux fassent leur métier, disait-il.

À la prière du prince de Nagato, il envoya cependant vers Hiéyas un vieux chef nommé Kiomassa, dont la prudence et le dévouement étaient connus.

— Qu’il aille à Mikava sous des apparences pacifiques, disait le prince et qu’il s’efforce de savoir si vraiment Hiéyas veut recommencer la guerre. Le mikado a ordonné de demeurer en paix ; le premier qui enfreindra son ordre encourra sa colère. Si la guerre est inévitable, que notre ennemi soit le premier coupable. Kiomassa possède justement un château dans les environs de Mikava ; il peut en se rendant dans ses domaines rendre visite à Hiéyas sans éveiller de soupçon.

Le général Kiomassa était parti, emmenant avec lui trois mille hommes.

— Je viens te voir en voisin, dit-il à Hiéyas lorsqu’il fut au château de Mikava.

Hiéyas le reçut avec un sourire moqueur.

— Je t’ai toujours eu en grande estime, dit-il, et c’est un plaisir pour moi que le hasard t’ait conduit de ce côté. Je disais ce matin aux seigneurs de ma maison, en apprenant. ton arrivée sur mes terres, que, hormis trois choses, je ne voyais rien à reprendre en toi.

— Et quelles sont ces trois choses ? dit Kiomassa.

— Premièrement, tu voyages avec une armée, ce qui est singulier en temps de paix ; deuxièmement, tu possèdes une forteresse qui semble menacer mes provinces ; troisièmement, enfin, tu laisses, contrairement à la mode, pousser ta barbe sous ton menton.

Kiomassa lui répondit sans paraître fâché :

— Je voyage avec une armée pour me préserver de tout danger, car je crois les routes peu sûres ; j’ai une forteresse naturellement pour loger cette armée. Quant à ma barbe, elle m’est très-utile : lorsque j’attache les cordons de mon casque, elle me fait un petit coussinet sous le menton et le préserve du frottement.

— Soit, garde ta barbe, mais rase ton château, dit Hiéyas en souriant ; tes soldats pourront te servir en cela.

— Si tu y tiens à ce point, je demanderai à Fidé-Yori s’il veut m’autoriser à te céder, ce château. Je retourne d’ailleurs vers mon maître. N’as-tu rien à lui faire savoir ?

— Tu peux lui dire que je suis irrité contre lui, dit Hiéyas.

— Pour quelle raison ?

— Parce que sur la cloche de bronze qu’il a dédiée au temple de Bouddha il a fait graver les caractères qui composent mon nom, et l’on tape dessus soir et matin.

— Comment ! s’écria Kiomassa, Fidé-Yori a fait graver sur cette cloche ces mots : Désormais ma maison sera tranquille.

— Je te dis, moi, que tous les caractères de mon nom composent cette phrase et que c’est sur mon nom, en le maudissant, que l’on frappe avec le maillet de bronze.

— Je ferai savoir au siogoun que cette coïncidence te blesse, dit Kiomassa, sans rien perdre de sa placidité.

Il revint à Osaka et raconta comment il avait été reçu par Hiéyas. L’insolence moqueuse et la querelle futile imaginée par l’ancien régent indiquaient suffisamment les intentions hostiles de ce dernier, qui ne cherchait même pas à les déguiser.

— Cette conduite équivaut à une déclaration de guerre, dit Fidé-Yori ; nous devons la considérer comme telle. Cependant, n’attaquons pas, laissons Hiéyas s’avancer ; il ne le fera pas sur-le-champ ; nous aurons, sans doute, le temps de recreuser les fossés autour de la forteresse ; qu’on se mette à l’œuvre tout de suite.

À quelque temps de là Fidé-Yori répudia sa femme, la petite-fille de Hiéyas, et la renvoya à son grand-père. Il annonça en même temps son mariage prochain avec Omiti, à laquelle il avait donné le titre de princesse de Yamato.

Les deux fiancés oubliaient le reste du monde, leur joie les aveuglait ; ils ne pouvaient songer aux dangers qui les menaçaient. D’ailleurs, pour eux, le seul malheur possible était d’être séparés, et ils étaient certains, si un désastre survenait, de pouvoir mourir ensemble.

Ils avaient été revoir le bois de citronniers. De faibles bourgeons commençaient à bosseler ses buissons, car le printemps revient vite sous ce climat ; à peine la dernière neige fondue, déjà les arbres verdissent. Ils erraient dans les allées brumeuses des jardins, la main dans la main, jouissant du bonheur d’être l’un près de l’autre, de se voir autrement que par la pensée ou le rêve ; car ils s’adoraient, mais ne se connaissaient pas. Ils ne s’étaient vus qu’un instant, et l’image qu’ils avaient gardé l’un de l’autre dans leur mémoire était incomplète et un peu différente de la réalité. Chaque minute leur apportait une surprise nouvelle.

— Je te croyais moins grande, disait Fidé-Yori.

— Tes yeux m’avaient semblé fiers et méprisants, disait Omiti ; une tendresse infinie les emplit, au contraire.

— Comme ta voix est suave, ma bien-aimée ! reprenait le roi ; ma mémoire en avait dénaturé la divine musique.

Quelquefois ils montaient dans un petit bateau, et d’un coup de rame gagnaient le milieu de l’étang. Sur le bord un grand saule laissait pendre vers l’eau les longs plis de ses draperies vertes, des iris perçaient le miroir liquide de leurs feuilles rudes, les nénuphars s’étalaient à la surface. Les deux fiancés jetaient une ligne. L’hameçon s’enfonçait en faisant une série de cercles sur l’eau. Mais le poisson avait beau mordre, la légère bouée restée à la surface de l’étang avait beau danser une danse désordonnée, ils n’y prenaient point garde ; d’un bout du bateau à l’autre, ils se regardaient passionnément. Quelquefois, cependant, ils s’apercevaient que le poisson les narguait, alors leur rire clair éclatait, se mêlant aux chants des oiseaux.

Il avait vingt-trois ans, elle dix-huit.

C’était Omiti pourtant qui parfois s’inquiétait de la guerre.

— N’oublie pas auprès de moi tes devoirs de roi, disait-elle. N’oublie pas que la guerre nous menace.

— Ton cœur est en paix avec le mien, disait Fidé-Yori ; que parles-tu de guerre ?

D’ailleurs le siogoun pouvait sans danger s’absorber dans son amour. Le prince de Nagato le remplaçait. Il avait organisé la défense, s’était efforcé de mettre d’accord les généraux qui se haïssaient mutuellement et ne songeaient qu’à se contrarier les uns les autres. Harounaga surtout lui donnait mille soucis. Il avait interdit à ses soldats de travailler au creusement du fossé autour du château.

— C’est un travail d’esclaves, disait-il, et vous êtes des guerriers.

Les soldats des autres cohortes, ne voulant pas être moins susceptibles que leurs compagnons, refusèrent à leur tour de travailler. De sorte qu’après un mois et demi les enfants pouvaient encore facilement monter et descendre dans le fossé. Nagato fut obligé d’infliger des peines sévères. L’ordre s’établit peu à peu.

Signénari dressa son camp dans la plaine, au nord de la ville. Yoké-Moura s’établit sur la colline nommé Yoka-Yama ; Harounaga, sur celle qui porte le nom de Tchaousi-Yama. Tout le reste des troupes gardait la plage ou était massé dans les forteresses. De plus, Nagato avait chargé Raïden et ses compagnons d’engager tous ceux qui voudraient se battre. Les braves matelots avaient réuni dix mille volontaires.

Ainsi défendue, la ville était difficile à surprendre. Nagato avait l’œil à tout, il avait fait fortifier encore les deux bastions qui se dressent à l’entrée d’Osaka, de chaque côté du fleuve. À l’aide des canaux qui entrecoupent toute la ville, en faisant démolir un certain nombre de ponts, il était arrivé à former un fossé, à isoler le quartier qui renfermait la forteresse. Le prince semblait infatigable. Avec un pareil chef qui songeait à tout et enflammait les soldats par ses paroles et son exemple, la ville pouvait se défendre et espérer encore. Mais tout à coup Nagato quitta Osaka.

Un soir un cavalier s’était arrêté à la porte de son palais. Nagato avait reconnu Farou-So-Chan, un des seigneurs attachés spécialement au service de la Kisaki. Ce n’était jamais sans un profond battement de cœur qu’Ivakoura voyait qui que ce fût venant du Baïri. Cette fois, son émotion fut plus violente encore, Farou-So-Chan était chargé d’une mission particulière et secrète.

— Voici une lettre que la Kisaki m’a chargé de remettre entre tes mains, dit-il avec une gravité triste qui frappa Nagato.

Il déploya la lettre avec un tremblement dans les doigts ; elle exhalait le parfum subtil qu’il aimait tant.

Elle était ainsi conçue :

« Le dixième jour de la cinquième lune, rends-toi dans la province d’Issé, au temple de Ten-Sio-Daï-Tsin, lorsque le soir sera venu, agenouille-toi au seuil du temple et reste en prière jusqu’à ce qu’un jeune prêtre s’approche de toi et te touche l’épaule, lève-toi alors et suis-le, il te conduira vers moi. »

Nagato se perdit en conjectures. Que signifiait ce singulier rendez-vous sur le seuil du temple de la déesse Soleil, dans la province d’Issé ? Était-ce un piège ? Non, puisque Farou-So-Chan était le messager. Mais alors il allait la revoir, toute inquiétude disparaissait devant cette joie.

Le dixième jour de la cinquième lune, c’était le surlendemain. Le prince n’avait, que le temps d’arriver à l’heure prescrite ; il partit précipitamment.