Marpon ; Flammarion (tome 1p. 194-202).

XV

L’USURPATEUR


En deux mois à peine, comme l’avait dit Signénari, Hiéyas était devenu formidable ; il avait sous ses ordres une armée que la rumeur publique fixait à cinq cent mille hommes. Les provinces de Sagami, de Mikava, de Sourouga, qui lui appartenaient, avaient fourni un nombre considérable de soldats. Le seigneur d’Ovari, le plus dévoué des partisans de Hiéyas, avait fait prendre les armes à tous les hommes valides de sa principauté, de sorte qu’il ne restait pas un laboureur sur ses terres. Le prince de Toza s’était retranché d’une façon formidable dans la grande île Sikof, située vers le sud du royaume, en face de la baie d’Osaka. De là il menaçait la capitale du siogoun.

La plupart des seigneurs souverains du Japon, confiants dans la fortune de Hiéyas, lui prêtaient leur aide et tenaient leurs armées à sa disposition.

Hiéyas s’était établi à Yédo, qui n’était alors qu’une bourgade, dont la position stratégique l’avait séduit. Située vers la moitié de la longueur de la grande île Nipon, à l’extrémité d’une baie qui échancrait profondément les terres, environnée de hautes montagnes, elle était facile à fortifier, et, une fois fortifiée, inexpugnable. De plus, sa position au centre du Japon permettait, vu le peu de largeur de l’île, de couper les communications par voie de terre entre la grande île de Yéso, la partie septentrionale du Nipon et sa partie méridionale, dans laquelle étaient situées Kioto, Osaka et les principautés des partisans de Fidé-Yori. De cette façon, on isolait une moitié du Japon, que l’on forçait à rester neutre ou à prendre parti pour Hiéyas.

L’ancien régent avait déployé une activité sans pareille. Malgré son âge avancé et sa santé chancelante, il s’était transporté sur tous les points où il avait cru son influence nécessaire. Chez les princes qui lui étaient hostiles, il feignait de posséder encore le pouvoir qu’il n’avait plus et il leur réclamait le nombre de soldats qu’ils étaient tenus de fournir au gouvernement, en temps de guerre. Puis il se hâtait d’envoyer ces troupes sur des points éloignés. Dans le cas où ses ennemis apprendraient la vérité, ils étaient hors d’état de lui nuire.

Mais, après avoir réalisé ces projets pleins d’audace et s’être mis en mesure de commencer la grande lutte qu’il voulait entreprendre pour usurper le pouvoir, Hiéyas se sentit tout à coup tellement affaibli, accablé par la fièvre et la souffrance, qu’il s’imagina qu’il allait mourir. Il fit appeler en toute hâte son fils, qui résidait alors au château de Mikava,

Fidé-Tadda, fils de Hiéyas, avait alors quarante-cinq ans. C’était un homme sans grande valeur personnelle, mais patient, persévérant et soumis aux intelligences supérieures à la sienne. Il professait pour son père une admiration sans bornes.

Il accourut auprès de son père, amenant avec lui sa plus jeune fille, une charmante enfant de quinze ans.

Hiéyas habitait un château fort qu’il faisait construire depuis de longues années à Yédo, et qui n’était pas complétement achevé. De la chambre dans laquelle il était étendu sur d’épais coussins, il voyait par la large ouverture de la fenêtre l’admirable Fousi-Yama, dont la cime couverte de neige laissait échapper une légère fumée blanche.

— C’est ta fille ? dit Hiéyas, lorsque Fidé-Tadda fut près de lui avec l’enfant.

— Oui, père illustre, c’est la sœur cadette de l’épouse du siogoun.

— Du siogoun, répéta Hiéyas, en hochant la tête et en ricanant. Elle est fort jolie, la petite, continua-t’il après avoir quelques instants considéré la jeune fille, qui rougissait et abaissait ses longs cils noirs sur ses joues. Soigne-la bien, j’aurai besoin d’elle. Puis il fit signe d’emmener l’enfant.

— Je vais peut-être mourir, mon fils, dit-il lorsqu’il fut seul avec Fidé-Tadda, c’est pourquoi je t’ai fait appeler ; je veux te donner mes dernières instructions, te tracer la ligne de conduite que tu dois suivre quand je ne serai plus là.

En entendant son père parler ainsi, Fidé-Tadda ne put retenir ses larmes.

— Attends ! attends ! s’écria Hiéyas en souriant, ne pleure pas encore, je ne suis pas mort et tu vas voir que mon esprit n’est pas obscurci comme voudrait le faire croire le vieux Mayada. Écoute-moi et garde mes paroles dans ta mémoire.

— Chaque mot tombé de ta bouche est pour moi comme serait une perle fine pour un avare.

— Je serai bref, dit Hiéyas, la parole me fatigue. Sache d’abord, mon fils, que le prédécesseur de Go-Mitzou-No, le mikado actuel, m’honora autrefois du titre de siogoun. C’était après la mort de Taïko. Je ne fis pas parade de ce titre pour ne pas porter ombrage aux amis de Fidé-Yori. Je laissai les princes et le peuple prendre l’habitude de m’appeler le régent. Que m’importait le nom par lequel on désignait le pouvoir, pourvu que le pouvoir fût entre mes mains ? Mais aujourd’hui, le titre de siogoun est pour moi de la plus haute importance, car il est héréditaire, et je puis abdiquer en ta faveur. Tu parlais tout à l’heure du siogoun. Le siogoun, c’est moi. Fidé-Yori a reçu, il est vrai, le même titre, et je n’ai pas rappelé à ses insolents conseillers que ce titre m’appartient, J’ai agi prudemment. J’étais entre leurs mains, ils m’auraient assassiné. Mais à présent j’entreprends cette guerre, sache-le bien, comme seul représentant du pouvoir régulier. J’ai fait broder sur mes bannières les trois feuilles de chrysanthème qui forment les insignes qui m’ont été donnés par l’ancien mikado, et c’est au nom de son héritier que je conduis mes armées. J’agis sans sa volonté, c’est vrai ; mais, dès que je serai victorieux, il approuvera mes actes.

Hiéyas se tut un instant et but une gorgée de thé.

— Seulement, reprit-il bientôt, la mort peut me surprendre, elle me menace, et il faut qu’après moi mon œuvre soit achevée. C’est pourquoi j’abdique aujourd’hui en ta faveur. Tu demeureras au château de Mikava à l’abri des hasards de la guerre, veillant sur ta fille, qui peut servir un de mes projets, jusqu’au jour où la victoire te proclamera le maître du Japon ; alors tu établiras ta résidence à Yédo, la ville la mieux située du royaume. Maintenant le but que tu dois atteindre en gouvernant le pays, je vais tâcher de te le montrer clairement : Taïko-Sama, qui était un homme de génie, bien qu’il fût le fils d’un paysan, conçut le plan, dès qu’il fut au pouvoir, de faire des soixante et un petits royaumes dont se compose le Japon un royaume unique ayant pour chef le siogoun. Ce projet, la vie d’un homme n’était pas assez longue pour le voir se réaliser. Taïko l’entreprit néanmoins avec vigueur, tout en cachant soigneusement ses intentions. Moi seul, je fus le confident de ses pensées, et, jusqu’à ce jour, je ne les ai révélées à personne. Lorsque Taïko jeta les princes dans cette guerre contre la Chine, qui parut aux yeux de beaucoup un acte de folie, c’était pour affaiblir les seigneurs par une guerre dispendieuse et les tenir pendant quelque temps éloignés de leurs principautés. Tandis qu’il les conduisait au combat, j’accomplissais, moi, ses ordres. Je fis construire le Tokaïdo, cette large route qui traverse insolemment les contrées soumises autrefois aux seuls princes, je fis venir à Osaka les femmes, les enfants des seigneurs absents, sous le prétexte de les mettre à l’abri de tout danger si, par malheur, l’armée chinoise envahissait le pays. Lorsque les princes revinrent, on refusa de laisser partir les femmes. Elles durent résider définitivement à Osaka ; elles y sont encore, précieux otages qui répondent de la fidélité des seigneurs de la terre. Comme Taïko était aussi un grand homme de guerre, la victoire vint couronner son entreprise hasardeuse et affermir sa puissance.

Le mikado depuis longtemps déjà s’occupait fort peu des affaires du royaume. Taïko trouva bon qu’il s’en occupât encore moins ; il rendit sa puissance illusoire… Écoute, continua Hiéyas en baissant la voix, cette puissance, il faut l’affaiblir encore ; il faut que le mikado n’ait plus que le titre de souverain ; accable-le d’honneurs, divinise-le de plus en plus, de façon qu’il lève ses regards vers le ciel et les détourne définitivement de la terre. Taïko a été interrompu par la mort dans l’accomplissement de son œuvre, qui est à peine commencée ; les princes sont encore puissants et riches. Poursuis cette œuvre après moi, morcelle les royaumes, jette la discorde entre les seigneurs ; si deux amis ont des principautés voisines l’une de l’autre, interdis-leur de résider en même temps dans leurs domaines ; si ce sont deux ennemis, laisse-les se rapprocher au contraire. La guerre éclatera entre eux et l’un au moins sera affaibli. Garde toujours leurs femmes à Yédo. Mets à la mode un luxe ruineux, les femmes t’aideront en ceci. Epuise les coffres des maris, qu’ils soient contraints à vendre leurs terres. Si l’un d’eux cependant est riche au point de pouvoir fournir à toutes ces dépenses, rends-lui visite, et que, pour accueillir dignement un tel honneur, il soit forcé de dépenser sa dernière lame d’or. Aie soin de fermer rigoureusement le Japon aux étrangers : les princes pourraient former avec eux des alliances redoutables. Donc, que pas un navire venant de contrées lointaines ne soit accueilli dans nos ports. Recherche les chrétiens et massacre-les impitoyablement : ils sont capables de fomenter l’insubordination et la révolte. Tu m’as bien compris, mon fils ? Tu dois l’efforcer de faire du Japon un royaume soumis à un seul maître. Mais ce but sera difficile et long à atteindre et la vie de l’homme est courte ; c’est pourquoi, quand le temps aura blanchi tes cheveux, tu appelleras ton fils comme je t’ai appelé aujourd’hui et tu lui transmettras mes paroles. J’ai fini.

— Mon père, dit Fidé-Tadda en s’agenouillant devant Hiéyas, je vous jure d’accomplir de point en point vos volontés.

— Bien, mon enfant ; mais fais appeler le médecin, dit Hiéyas, qui respirait péniblement, suffoqué par ce long discours. Le médecin fut introduit.

— Illustre savant, dit Hiéyas en le regardant fixement, suis-je très-malade ?

— Non, maître, dit le médecin avec une certaine hésitation.

— Je t’ordonne de dire uniquement la vérité. Suis-je très-malade ?

— Oui, dit le médecin.

— En danger de mort ?

— Pas encore ; mais la vie de fatigues que tu mènes peut hâter ta fin.

— Pourrai-je voir l’issue de la guerre que j’entreprends, en supposant qu’elle durât six lunes ?

— Oh ! oui, dit le médecin, tu peux même prolonger la guerre plus longtemps.

— Eh bien ! je suis riche, s’écria Hiéyas en riant, je n’ai pas besoin de me presser, je vais prendre quelques jours de repos.