Marpon ; Flammarion (tome 1p. 141-158).
◄  X. —
XII. —  ►

XI

LES CAILLES GUERRIÈRES


Dans un adorable paysage au milieu d’un bois touffu, la résidence d’été de la Kisaki élève ses jolies toitures en écorces dorées. L’épais feuillage des arbres prodigieusement hauts semble s’écarter à regret pour faire place à ces toits brillants, qui se projettent tout autour du palais et abritent une large verandah dont le sol est couvert de tapis et jonché de coussins de soie et de satin brodés d’or.

La vue ne peut s’étendre bien loin et l’habitation est comme enfermée par la végétation aux fraîches transparences. De sveltes roseaux, couleur d’émeraude, laissent flotter comme des banderoles leurs étroites feuilles qui semblent vouloir se détacher de la tige et dressent un panache argenté et floconneux. Des buissons d’orangers s’épanouissent près des hauts bambous et mêlent leurs fleurs odorantes aux fleurs rouges des cerisiers sauvages. Plus loin, des camélias énormes escaladent les arbres ; à leurs pieds de larges feuilles rouges couvertes d’un fin duvet se déploient auprès de hautes bruyères si délicates, si légères qu’elles semblent des touffes de plumes vertes. Au-dessus de ce premier étage de verdure, les palmiers, les bananiers, les chênes, les cèdres entrecroisent leurs branches et forment un réseau inextricable à travers lequel la lumière filtre teintée de mille nuances.

Un ruisseau glisse lentement sur un lit de mousse épaisse, et son cristal fluide est légèrement troublé par une poule d’eau, au charmant plumage, qui l’effleure en poursuivant une libellule, dont le corps grêle jette des éclats de métal.

Mais plus que les fleurs environnantes, plus que le velours de la mousse et les lueurs argentées du ruisseau, les toilettes des femmes qui occupent la verandah sont brillantes et splendides.

La Kisaki, environnée de ses femmes favorites et de quelques jeunes seigneurs, les plus nobles de la cour, assiste à un combat de cailles.

À cause de la chaleur, la souveraine porte une robe légère en gaze de soie couleur pigeon des montagnes, nuance de vert qu’elle seule peut porter. Au lieu des trois lames d’or de sa couronne, elle a posé sur sa chevelure trois marguerites aux pétales d’argent.

Au-dessus de son oreille gauche, de la tête d’une longue épingle enfoncée dans ses cheveux, pend au bout d’une chaînette d’or une grosse perle d’une rare beauté et parfaitement ronde.

La Kisaki, penchée par dessus la balustrade, suit avec attention la lutte acharnée de deux cailles qui combattent déjà depuis longtemps.

Deux jeunes garçons, vêtus d’un costume semblable, différent par la couleur, sont accroupis sur les talons en face l’un de l’autre, surveillant le duel des jolis oiseaux, prêts à relever les morts et à mettre en présence de nouveaux combattants.

— Combien j’ai peu de chance de gagner, dit un seigneur au visage spirituel, moi qui ai osé parier contre ma souveraine !

— Tu es le seul qui ait eu cette audace, Simabara, dit la Kisaki, mais si tu gagnes, au prochain combat je suis sûre que tous parieront contre moi.

— Il pourrait bien gagner, dit le prince de Tsusima, époux de la belle Iza-Farou-No-Kami.

— Comment ! s’écria la Kisaki, suis-je donc si près de perdre ?

— Vois, ton champion faiblit.

— Courage ! encore un effort ! courage, petite guerrière ! dit la reine.

Les cailles, les plumes hérissées, le cou allongé, s’arrêtèrent un instant, se regardant immobiles, puis s’élancèrent de nouveau. L’une d’elles tomba.

— Ah ! c’est fini, s’écria la Kisaki se relevant, elle est morte ! Simabara a gagné.

Des jeunes filles apportèrent des sucreries et des friandises de toutes sortes, du thé cueilli sur les montagnes voisines, et les jeux cessèrent un instant.

Alors un page s’approcha de la Kisaki et lui dit que, depuis quelques minutes, un messager était là, apportant des nouvelles du palais.

— Qu’il vienne, dit la souveraine. Le messager s’avança et se prosterna.

— Parle, dit la Kisaki.

— Lumière du monde, dit l’homme, l’ambassade du siogoun est arrivée.

— Ah ! dit vivement la Kisaki. Et quels sont les princes qui la composent ?

— Les princes de Nagato, de Satsouma, d’Ouésougui, de Sataké.

— C’est bien ! dit la Kisaki en faisant un geste pour congédier le messager. Ces seigneurs vont s’ennuyer en attendant le jour de l’audience, continua-t-elle en s’adressant aux princes réunis autour d’elle ; le Mikado, mon divin maître, est avec toutes ses femmes et toute sa cour au palais d’été ; le daïri est à peu près désert. Tsusima, va donc chercher ces princes et conduis-les ici, ils prendront part à nos jeux. Qu’on prépare à leur intention quelques pavillons dans l’enceinte de la résidence, ajouta-t-elle en se tournant vers ses femmes.

Les ordres furent transmis à l’intérieur de la maison, et le prince de Tsusima, après s’être incliné profondément, s’éloigna.

Le daïri n’était distant du palais d’été que d’une demi-heure de marche, il fallait donc une heure pour y aller et en revenir.

— Préparez un nouveau combat, dit la Kisaki.

Les oiseliers crièrent les noms des combattants :

— L’Ergot-d’Or !

— Le Rival-de-l’Éclair !

— L’Ergot-d’Or, c’est un inconnu, dit la souveraine ; je parie pour le Rival-de-l’Éclair ; je le crois invincible : il a tué Bec-de-Corail, qui avait massacré de nombreux adversaires.

Tous les assistants parièrent avec la reine.

— S’il en est ainsi, dit-elle en riant, je parie seule contre vous tous ; je m’associe à la fortune de l’Ergot-d’Or.

La lutte commença : le Rival-de-l’Éclair s’élança avec la vivacité qui lui avait valu son nom. D’ordinaire, au premier choc, il mettait son adversaire hors de combat ; mais, cette fois, il se recula en laissant quelques plumes au bec de son antagoniste qui n’avait pas été atteint.

— Bien ! bien ! s’écria-t-on de tous côtés. L’Ergot-d’Or débute à merveille !

Quelques seigneurs s’accroupirent sur leurs talons pour suivre le combat de plus près.

Les oiseaux se rejoignirent une seconde fois. Mais alors on ne vit plus rien qu’un ébouriffement confus de plumes frémissantes, puis le Rival-de-l’Éclair tomba la tête ensanglantée, et l’Ergot-d’Or posa fièrement une de ses pattes sur le corps de son ennemi vaincu.

— Victoire ! s’écria la Kisaki en frappant l’une contre l’autre ses petites mains couleur de lait. L’Ergot-d’Or est le roi de la journée, c’est à lui que revient le collier d’honneur.

Une des princesses alla chercher un écran de laque noire qui contenait un anneau d’or enrichi de rubis et de grains de corail, et duquel pendait un petit grelot de cristal.

On apporta le vainqueur à la reine qui, prenant l’anneau entre deux de ses doigts, le passa au cou de l’oiseau.

D’autres combats eurent lieu encore ; mais la Kisaki, singulièrement distraite, y fit à peine attention ; elle prêtait l’oreille aux mille frissons de la forêt, et semblait s’irriter du gazouillement du ruisseau qui l’empêchait de percevoir distinctement un bruit très-faible et lointain. C’était peut-être le heurt léger des sabres passés à la ceinture d’un seigneur, l’écrasement du sable des allées sous des pas nombreux, le claquement brusque d’un éventail qu’on ploie et qu’on déploie.

Un insecte, un oiseau qui passait, faisaient évanouir ce bruit à peine saisissable.

Cependant, il s’affirma bientôt ; tout le monde l’entendit. Des murmures de voix s’y mêlaient.

— Voici les ambassadeurs, dit Simabara. Peu après, on entendit le cliquettement des armes dont les princes se dépouillaient avant de paraître devant la souveraine.

Tsusima s’avança de l’intérieur de la maison et annonça les nobles envoyés qui parurent à leur tour et se prosternèrent devant la Kisaki.

— Relevez-vous, dit vivement la jeune femme, et apprenez les lois qui régissent notre petite cour des fleurs. L’étiquette cérémonieuse en est bannie, j’y suis considérée comme une sœur aînée. Chacun est libre et à l’aise et n’a d’autre occupation que d’imaginer des distractions nouvelles, ici le mot d’ordre est gaieté.

Les seigneurs se relevèrent, on les entoura et on les questionna sur les récents événements d’Osaka.

La Kisaki jeta un rapide regard sur le prince de Nagato ; elle fut frappée de l’air de faiblesse empreint dans toute la personne du jeune homme ; mais elle surprit dans ses yeux un étrange rayonnement plein de fierté et de joie.

— Il a lu les vers que je lui ai donnés, pensa-t-elle. Suis-je folle d’avoir écrit cela !

Elle lui fit signe cependant de s’approcher.

— Imprudent, lui dit-elle, pourquoi t’être mis en route si faible, si malade encore ?

— Tu as daigné protéger ma vie, divine reine, dit le prince, pouvais-je tarder plus longtemps à venir te témoigner mon humble gratitude ?

— Il est vrai que ma prévoyance t’a sauvé de la mort, mais n’a pas réussi à te préserver de blessures terribles, dit la reine ; il semble que tout ton sang ait coulé hors de tes veines. Tu es pâle comme ces fleurs de jasmin.

Elle lui montrait une branche épanouie qu’elle tenait entre ses doigts.

— Tu as dû souffrir beaucoup, ajouta-t-elle.

— Ah ! puis-je t’avouer, s’écria Nagato, que pour moi la douleur physique est un soulagement : il est une autre blessure plus poignante, celle dont je meurs, qui ne me laisse pas de repos.

— Quoi ! dit la Kisaki en cachant dans un sourire une profonde émotion, est-ce ainsi que tu te conformes à mes volontés ? N’as-tu pas entendu que la gaieté seule règne ici ? Ne parle donc plus de mort ni de tristesse ; laisse ton âme se détendre au milieu des effluves de cette belle et fortifiante nature. Tu passeras quelques jours ici, tu verras quelle vie champêtre et charmante nous menons dans cette retraite. Nous rivalisons de simplicité avec nos antiques aïeux, les pasteurs, qui, les premiers, plantèrent leurs tentes sur ce sol. Iza-Farou, continua-t-elle en interpellant la princesse qui passait devant la maison, j’ai envie d’entendre des histoires, rappelle nos compagnons et mets fin à leur entretien politique.

Bientôt tous les privilégiés admis à l’intimité de la souveraine furent rassemblés.

On rentra dans la première salle de l’habitation. La Kisaki gagna une estrade très-basse, couverte de tapis et de coussins, et s’y coucha à demi. Les femmes s’installèrent à gauche, les hommes à droite, et aussitôt des serviteurs posèrent à terre, devant chacun, un petit plateau d’or, couvert de friandises et de boissons tièdes.

Par tous les panneaux ouverts l’air embaumé des bois pénétrait dans cette pièce assez vaste, laquelle était emplie par un demi-jour vert, reflet des arbres voisins. Les murailles étaient merveilleusement décorées : des animaux fabuleux, l’oiseau foo, la licorne, la tortue sacrée se détachaient sur des fonds d’azur, d’or ou de pourpre, et un paravent en émaux cloisonnés couleur turquoise et feuille morte, décrivait ses zigzags derrière l’estrade. Aucun meuble, rien que d’épais tapis, des coussins, des draperies de satin historiées d’oiseaux, brodés dans des cercles d’or.

— Je vous déclare tout d’abord, dit la Kisaki, que je ne dirai pas un mot. Je suis prise d’une nonchalance, d’une paresse invincibles. D’ailleurs, je veux entendre des histoires et non en conter.

On se récria beaucoup contre cette décision.

— C’est irrévocable, dit la reine en riant ; vous n’obtiendrez même pas quelques paroles de flatterie, votre narration achevée.

— N’importe ! s’écria Simabara, je vais raconter l’histoire du loup changé en jeune fille.

— C’est cela ! c’est cela ! s’écrièrent les femmes ; le titre a notre approbation.

— Un vieux loup…

— Ah ! il est vieux, ce loup ? dit une jeune princesse avec une moue dédaigneuse.

— Vous savez bien que pour donner asile à une âme humaine, un animal doit être vieux.

— C’est vrai ! c’est vrai ! cria-t-on ; commence !

— Un vieux loup, reprit Simabara, habitait dans une grotte, près d’une route très-fréquentée. Ce loup avait un appétit insatiable, il sortait donc souvent de sa caverne, s’avançait au bord du chemin et happait un passant. Mais cette façon d’agir ne fut nullement du goût des voyageurs, ils cessèrent de passer par cette route et peu à peu elle devint tout à fait déserte. Le loup médita profondément et chercha le moyen de faire cesser cet état de choses. Tout à coup il disparut et on le crut mort. Quelques audacieux se risquèrent sur le chemin, ils virent alors une belle jeune fille qui leur souriait.

— Voulez-vous me suivre et venir vous reposer dans un lieu frais et charmant ? leur dit-elle.

On n’eut garde de refuser, mais dès qu’elle fut loin de la route, la jeune fille redevint un vieux loup et croqua les voyageurs ; puis il reprit sa forme gracieuse et retourna au bord de la route. Depuis ce temps il n’est pas un voyageur qui ne soit tombé dans la gueule du loup !

Les princes applaudirent fort à cette histoire ; mais les femmes se récrièrent.

— Cela veut dire que nous sommes des pièges dangereux cachés par des fleurs, dirent-elles.

— Les fleurs sont si belles que nous ne verrons jamais le piège, dit le prince de Tsusima en riant.

— Allons, dit la reine, Simabara boira deux tasses de saké pour avoir blessé les femmes.

Simabara vida les tasses gaiement.

— Autrefois, dit la princesse Iza-Farou, en lançant un regard malicieux à Simabara, les héros étaient nombreux : on parlait de Asahina, qui saisissait de chaque main un guerrier tout cuirassé et le lançait loin de lui, de Tametomo et de son arc formidable, de Yatsitsoné qui n’avait pour bouclier que son éventail ouvert, de combien encore ! leurs grandes aventures emplissaient les causeries. On affirmait, entre autres choses, qu’un jour, Sousigé, le cavalier sans rival, revenant de voyage, aperçut plusieurs de ses amis accroupis autour d’un damier ; il lança alors son cheval par dessus leurs têtes, et le cheval se tint immobile sur ses pieds de derrière au centre du damier. Les joueurs, stupéfaits, crurent que ce cavalier tombait du ciel. En ce temps-ci je n’ai entendu conter rien de pareil.

— Bon ! bon ! s’écria Simabara, tu veux donner à entendre qu’aucun de nous ne serait capable d’accomplir une telle prouesse d’équitation, et que le temps des héros est passé.

— C’est en effet ce que je voulais vous faire comprendre, dit Tza-Farou en éclatant de rire ; ne devais-je pas riposter à votre loup insolent ?

— Elle avait le droit de nous venger, dit la Kisaki, elle ne subira aucune punition.

— Fleur-de-Roseau sait une histoire, elle ne veut pas la dire, s’écria une princesse qui, depuis un instant, chuchotait avec sa voisine.

Fleur-de-Roseau se cacha le visage derrière la large manche de sa robe. C’était une toute jeune fille un peu timide encore.

— Allons, parle, dit la Kisaki, et sois sans crainte, nous n’avons rien de commun avec le loup de Simabara.

— Eh bien ! voici, dit Fleur-de-Roseau, soudain rassurée. Il y avait dans l’île de Yéso un jeune homme et une jeune fille qui s’aimaient tendrement. Ils avaient été, dès le berceau, fiancés l’un à l’autre et ne s’étaient jamais quittés. La jeune fille avait quinze ans, le jeune homme dix-huit. On songeait à fixer l’époque de leur mariage. Par malheur le fils d’un homme riche devint amoureux de la jeune fille et demanda sa main à son père, et celui-ci, méprisant ses engagements anciens, la lui accorda. Les jeunes gens eurent beau le prier, le père demeura inflexible. Alors la fiancée alla trouver son amant au désespoir.

— Écoute, lui dit-elle, puisque l’on veut nous séparer dans ce monde, que la mort nous réunisse. Allons sur le tombeau de tes ancêtres et tuons-nous.

Ils firent comme elle avait dit, ils se couchèrent sur le tombeau et se poignardèrent ; mais l’amoureux méprisé les avait suivis. Il s’approcha lorsqu’il ne les entendit plus parler. Il les vit alors étendus l’un près de l’autre, immobiles, la main dans la main.

Tandis qu’il se penchait vers eux, deux papillons blancs s’élevèrent de la tombe et s’envolèrent gaiement en faisant palpiter leurs ailes.

— Ah ! s’écria le jaloux avec colère, ce sont eux, ils m’échappent, ils fuient dans la lumière, ils sont heureux, mais je veux les poursuivre à travers le ciel.

Il saisit alors le poignard abandonné et se frappa à son tour.

Un troisième papillon s’élança alors ; mais les autres étaient déjà loin : celui-ci ne put jamais les rejoindre.

Aujourd’hui encore, regardez au-dessus des fleurs ; lorsque revient le printemps, vous verrez passer les deux amants ailés, tout près l’un de l’autre ; regardez encore, vous apercevrez bientôt le jaloux qui les poursuit sans les atteindre jamais.

— En effet, dit Iza-Farou, les papillons sont toujours groupés ainsi : deux qui voltigent l’un près de l’autre et un troisième qui les suit à distance.

— J’avais aussi remarqué cette particularité sans pouvoir me l’expliquer, dit la Kisaki, l’histoire est jolie, je ne la connaissais pas.

— Il faut que le prince de Satsouma nous raconte quelque chose, dit Fleur-de-Roseau.

— Moi ! s’écria le bon vieillard un peu ému, mais je ne sais pas d’histoires.

— Si ! si ! vous en savez, s’écrièrent les femmes, il faut nous en dire une.

— Alors je vais vous rapporter une aventure arrivée il y a peu de temps au cuisinier du prince de Figo.

Cette déclaration provoqua une hilarité générale.

— Vous verrez, dit Satsouma, vous verrez que ce cuisinier a de l’esprit. D’abord, il est fort habile dans son art, ce qui n’est pas à dédaigner, et, de plus, il apporte un soin excessif dans les moindres détails de son service. Il y a peu de jours, cependant, dans un festin auquel j’assistais, les serviteurs apportèrent un bassin plein de riz et le découvrirent devant le Seigneur de Figo. Quelle fut la surprise de celui-ci en voyant, au milieu de la blancheur du riz, un insecte noir, immobile, car il était cuit ! Le prince devint pâle de colère. Il fit appeler le cuisinier, et, du bout de ses bâtonnets d’ivoire, il saisit l’ignoble insecte et le présenta au valet avec un regard terrible. Il ne restait plus d’autre ressource au malheureux serviteur que de s’ouvrir le ventre le plus promptement possible ; mais il paraît que cette opération n’était pas de son goût, car, s’approchant de son maître avec tous les signes de la joie la plus vive, il prit l’insecte et le mangea, feignant de croire que le prince lui faisait l’honneur de lui donner une bribe du repas. Les convives se mirent à rire devant ce trait d’esprit ; le prince de Figo lui-même ne put s’empêcher de sourire, et le cuisinier fut sauvé de la mort.

— Bien ! bien ! cria toute l’assistance, voilà une histoire qui ne blesse personne.

— C’est le tour de Nagato, dit Tsusima, il doit savoir de charmants contes.

Nagato eut un tressaillement comme si on l’eût tiré d’un profond sommeil, il n’avait rien écouté, rien entendu, absorbé dans la contemplation, pleine de délices, de la déesse qu’il adorait.

— Vous voulez un conte ? dit-il, en regardant les princes et les princesses comme s’il les voyait pour la première fois.

Il réfléchit quelques secondes.

— Eh bien, en voici un, dit-il : Il y avait un très-petit étang, né un jour d’orage, il s’était formé sur un lit de mousse et de violettes, de jolis buissons en fleur l’entouraient et se penchaient vers lui ; les nuages, ses parents, n’étaient pas encore dissipés que déjà les oiseaux venaient effleurer son eau du bout de leurs ailes et le réjouir de leurs chants ; il était heureux et jouissait de la vie, la trouvant bonne. Mais voici que les nuages se dispersèrent, et quelque chose de merveilleux, d’éblouissant apparut au-dessus de l’étang. Son eau s’emplit d’étincelles, des frissons diamantés coururent à sa surface ; il était transformé en un écrin magnifique ; mais les nuages revinrent : la vision disparut. Quelle tristesse alors et quels regrets ! L’étang ne trouva plus de charme aux caresses des oiseaux ; il méprisa les reflets que lui jetaient les fleurs de ses rives ; tout lui parut laid et obscur. Enfin, le ciel redevint serein, et cette fois pour longtemps. La lumineuse merveille reparut ; l’étang fut de nouveau pénétré de chaleur, de splendeur et de joie, mais il se sentait mourir sous ces flèches d’or de plus en plus brûlantes. Pourtant, si une branche légère projetait son ombre sur lui ; si un fin brouillard s’élevait et lui servait de bouclier ! comme il les maudissait de retarder d’une minute son délicieux anéantissement ! Le troisième jour, il n’y avait plus une goutte d’eau : l’étang avait été bu par le soleil.

Ce conte plongea les princesses dans une douce rêverie. Les hommes déclarèrent que Nagato venait de créer une nouvelle manière de conter, et que cette improvisation aurait pu être mise en vers.

La reine, qui comprenait que c’était pour elle seule que le prince avait parlé, lui jeta, presque malgré elle, un regard plein d’une mélancolique douceur.

La journée touchait à sa fin. Deux princesses vinrent s’agenouiller devant la Kisaki, afin de prendre ses ordres pour les divertissements du lendemain.

— Demain, dit-elle, après avoir songé quelques instants, déjeuner champêtre et lutte poétique au Verger occidental.

On se sépara bientôt et les ambassadeurs furent conduits aux pavillons qui leur étaient destinés et qui étaient enfouis sous la verdure et les fleurs.