Marpon ; Flammarion (tome 1p. 116-124).

VIII

LE CHÂTEAU D’OVARI


Sur le rivage de l’océan Pacifique, au faîte d’une colline rocheuse, s’élève la forteresse des princes d’Ovari. Ses murailles, percées de meurtrières, se déploient en suivant les sinuosités du terrain. Elles sont masquées çà et là par des groupes d’arbres et des buissons dont la fraîche verdure contraste heureusement avec les parois déchirées des roches couleur de rouille. De loin en loin se dresse une tour carrée dont la base s’élargit comme le pied d’une pyramide ; un toit aux bords relevés la recouvre.

Du sommet de la forteresse la vue est admirable. Une petite baie s’arrondit jusqu’au pied de la colline et offre un abri sûr aux jonques et aux barques qui fendent en tous sens l’eau limpide ; plus loin, les flots bleus de l’océan Pacifique se déroulent et tracent à l’horizon une ligne rigide, d’un azur plus sombre. Du côté de la terre, les premières ondulations d’une chaîne de montagnes bossellent le sol ; des rochers que la mousse veloute le parsèment, et les hautes collines, par places, sont cultivées jusqu’à leur faîte. D’un mont à l’autre une vallée se creuse, laissant voir un village tapi à l’ombre d’un petit bois, près d’un ruisseau, puis au fond de nouvelles collines ferment la vallée.

Une route large et bien entretenue circule entre les mouvements de terrain et passe au pied du château d’Ovari. Cette route, que l’on nomme le Tokaïdo, fut construite par Taïko-Sama ; elle sillonne tout l’empire en traversant les domaines des Daïmios et est soumise uniquement à la juridiction du siogoun.

Le prince qui régnait sur la province d’Ovari résidait alors dans son château.

Vers la troisième heure après midi, le jour où Hiéyas s’enfuyait d’Osaka, la sentinelle placée sur la plus haute tour du palais d’Ovari cria qu’elle apercevait une troupe de cavaliers galopant sur le Tokaïdo. Le prince était à ce moment dans une des cours du château, accroupi sur ses talons, les mains appuyées sur ses cuisses ; il assistait à une leçon de Hara-Kiri que prenait son jeune fils.

L’enfant, assis sur une natte au milieu de la cour, tenait à deux mains un sabre court non affilé et levait son joli visage naïf, mais déjà grave, vers son instructeur, assis en face de lui. Des femmes regardaient du haut d’une galerie, et leurs toilettes faisaient des taches joyeuses sur les teintes claires des boiseries découpées ; des papillons énormes étaient brodés sur leurs robes ou bien des oiseaux, des fleurs ou des disques bariolés, toutes avaient la tête hérissée de grandes épingles en écaille blonde. Elles caquetaient entre elles avec mille minauderies charmantes.

Dans la cour, appuyée contre le support d’une lanterne de bronze, une jeune fille, étroitement serrée dans sa robe de crêpe bleu de ciel, dont tous les plis étaient rejetés en avant, fixait son regard distrait sur le petit seigneur ; elle avait à la main un écran sur lequel était peint un colibri.

— Tiens le sabre vigoureusement, disait l’instructeur, appuie-le par la pointe au-dessous des côtes du côté gauche, aie soin que le tranchant de la lame soit tourné vers la droite. Maintenant, serre bien la poignée dans ta main et pèse de toutes tes forces, puis vivement, sans cesser d’appuyer ramène l’arme horizontalement vers ton côté droit, de cette façon tu te fendras le corps selon les règles.

L’enfant exécuta le mouvement avec une telle violence, qu’il déchira son vêtement.

— Bien ! bien ! s’écria le prince d’Ovari en se frappant les cuisses avec ses mains ouvertes, le petit a de l’audace !

En même temps, il leva les yeux vers les femmes penchées hors de la galerie et leur communiqua son impression par un signe de tête.

— Il sera brave, intrépide comme son père, dit l’une d’elles.

C’est alors que l’on vint prévenir le prince de l’apparition sur la route royale d’un groupe de cavaliers.

— Sans doute un seigneur voisin vient me visiter incognito, dit le prince, ou bien ces cavaliers sont simplement des voyageurs qui passent ; en tous cas il n’y a pas lieu d’interrompre la leçon.

L’instructeur fit alors énumérer à son élève les événements qui obligent un homme de noble race à s’ouvrir le ventre : avoir encouru la disgrâce du siogoun, ou reçu de lui une réprimande en public, s’être déshonoré, s’être vengé d’une insulte par l’assassinat, avoir volontairement ou non laissé échapper des prisonniers confiés à votre garde, et mille autres cas délicats.

— Ajoutez, dit le prince d’Ovari, avoir manque de respect à son père. D’après mon avis, un fils qui insulte ses parents ne peut expier ce crime qu’en accomplissant le Hara-Kiri.

Il jeta en même temps aux femmes un nouveau coup d’œil qui signifiait : il est bon d’inspirer aux enfants la terreur de l’autorité paternelle.

À ce moment un grand bruit de chevaux piaffant sur les dalles se fit entendre dans une cour voisine, et une voix impérieuse cria :

— Qu’on lève les ponts-levis ! qu’on ferme les portes !

Le prince d’Ovari se dressa vivement :

— Qui donc commande ainsi chez moi ? dit-il.

— C’est moi ! répondit la même voix.

Et en même temps un groupe d’hommes pénétrait dans la seconde cour.

— Le régent ! s’écria le prince d’Ovari en se prosternant.

— Relève-toi, ami, dit Hiéyas avec un sourire amer, je n’ai plus droit aux honneurs que tu me rends ; je suis, pour le moment, ton égal.

— Que se passe-t-ii ? demanda le prince avec inquiétude.

— Congédie tes femmes, dit Hiéyas. Ovari fit un signe : les femmes disparurent.

— Emmène ton frère, Omiti, dit-il à la jeune fille qui avait affreusement pâli à l’entrée de Hiéyas.

— Ta fille se nomme Omiti ? s’écria celui-ci dont le visage s’empourpra subitement.

— Oui, maître. Pourquoi cette question ?

— Rappelle-la, je te prie.

Ovari obéit. La jeune fille revint tremblante, les yeux baissés.

Hiéyas la regarda fixement avec une expression de visage effrayante pour qui connaissait cet homme. La jeune fille releva la tête cependant, et l’on put lire dans ses yeux une intrépidité invincible, une sorte de renoncement à soi-même et à la vie.

— C’est toi qui nous as trahis, dit Hiéyas d’une voix sourde.

— Oui, dit-elle.

— Que signifie ceci ? s’écria le prince d’Ovari en faisant un soubresaut.

— Cela veut dire que le complot si bien ourdi derrière les murs de ce château, si mystérieusement dérobé à tous, elle l’a surpris et dévoilé.

— Misérable ! s’écria le prince en levant le poing sur sa fille.

— Une femme, une enfant, enrayant un projet politique ! reprit Hiéyas. Un vil caillou qui vous fait trébucher et vous précipite à terre, c’est dérisoire !

— Je te tuerai ! hurla Ovari.

— Tuez-moi, qu’importe, dit la jeune fille, j’ai sauvé le roi. Sa vie ne vaut-elle pas la mienne ? Depuis longtemps, j’attendais votre vengeance.

— Tu n’attendras plus longtemps, dit le prince en la saisissant à la gorge.

— Non, ne la tue pas, dit Hiéyas ; je me charge de son supplice.

— Soit, dit Ovari, je te l’abandonne.

— C’est bien, dit Hiéyas, qui fit signe à Faxibo de ne pas perdre de vue la jeune fille. Mais laissons ce qui est passé ; regardons vers l’avenir. M’es-tu toujours dévoué ?

— En peux-tu douter, maître ? et ne dois-je pas désormais réparer le tort que t’a fait l’un des miens à mon insu ?

— Écoute alors : un complot vient de m’arracher brusquement le pouvoir. J’ai pu échapper à la mort qui m’attendait et j’ai fui me dirigeant vers ma principauté de Micava. Tes domaines sont situés entre Osaka et ma province, ta forteresse domine la mer et elle peut barrer le chemin aux soldats venant d’Osaka, c’est pourquoi je me suis arrêté ici pour te dire d’assembler tes troupes le plus promptement possible et de mettre le pays en état de défense. Ferme le château fort. Je resterai ici où je suis à l’abri d’un coup de main, tandis que mon fidèle compagnon Ino-Kamo-No-Kami (Hiéyas désigna un seigneur de sa suite, celui-ci salua profondément le prince d’Ovari qui lui rendit son salut) gagnera le château de Micava, fortifiera toute la province et donnera l’alarme à tous les princes mes alliés.

— Je suis ton esclave, maître ; dispose de moi.

— Donne donc sur-le-champ des ordres à tes soldats.

Le prince d’Ovari s’éloigna.

Des serviteurs firent entrer les hôtes de leur maître dans des salons frais et aérés ; ils leur servirent dû thé, des sucreries et aussi un léger repas.

Bientôt Ino-Kamo-No-Kami prit congé de Hiéyas qui lui donna ses dernières instructions, et emmenant avec lui deux des seigneurs qui les avaient accompagnés, il remonta à cheval et quitta le château.

Hiéyas appela Faxibo.

Celui-ci était occupé à dévorer un gâteau au miel, tout en ne quittant pas des yeux Omiti, assise dans un coin de la salle.

— Saurais-tu te déguiser au point de n’être pas reconnu ? lui demanda-t-il.

— Au point que toi-même ne me reconnaîtrais pas, dit Faxibo.

— Eh bien ! demain matin, tu retourneras à Osaka et tu t’arrangeras de façon à savoir ce qui se passe au palais. D’ailleurs tu voyageras avec une femme.

Hiéyas se pencha à l’oreille de l’ancien palefrenier et lui parla bas.

Un mauvais sourire effleura les lèvres de Faxibo.

— Bien ! bien ! dit-il, demain au jour je serai prêt à partir.