L’Université de Strasbourg - Sa renaissance et son avenir

L’Université de Strasbourg - Sa renaissance et son avenir
Revue des Deux Mondes6e période, tome 53 (p. 241-269).
L’UNIVERSITÉ DE STRASBOURG
SA RENAISSANCE ET SON AVENIR

Fustel de Coulanges, qui avait enseigné l’histoire à la Faculté de Strasbourg, disait à ses élèves de l’École normale : « Si jamais Strasbourg nous est rendu, si l’un de vous y occupe mon ancienne chaire, je le prie, le jour où il en prendra possession, d’accorder un souvenir à ma mémoire. » Le 20 janvier 1919, M. Christian Pfister inaugurait, à Strasbourg, son cours sur l’histoire de l’Alsace de 1648 à nos jours, et le vieil Alsacien qui avait passé toute sa vie loin de son Alsace, avait la joie d’accomplir le vœu de Fustel de Coulanges. Il y avait seulement deux mois que nos troupes avaient défilé devant la statue de Kléber et que le drapeau français flottait sur la cathédrale.

Aussitôt la vie universitaire se réveilla dans les superbes édifices que leurs fondateurs ont consacrés aux lettres et à la patrie. Litteris et patriæ, lit-on au frontispice de l’Université. La devise était bonne, nous n’avions qu’à la reprendre ; les bâtiments étaient vastes, nous n’avions qu’à y installer nos maîtres, nos méthodes et notre langue : au premier abord la tâche semblait simple et légère. En réalité, comme toutes celles qui incombaient à nos nouveaux administrateurs, elle était hérissée de difficultés. Les hommes qui furent chargés d’assurer la continuité de notre enseignement, — rares professeurs alsaciens à qui les Allemands avaient à regret entrebâillé la porte de l’Université, professeurs français en « mission temporaire, » jeunes officiers mis à la disposition des Facultés par le Grand-Quartier-Général, — se sont tirés de l’épreuve à leur honneur. Peut-être ni l’opinion française, ni l’opinion alsacienne ne leur ont-elles rendu pleine justice.

Première légende à détruire : celle de notre imprévoyance. Durant la guerre, le service d’Alsace-Lorraine au ministère de la guerre avait confié à des personnes d’une parfaite compétence le soin de préparer toutes les mesures politiques, économiques, administratives qui s’imposeraient à la France dans ses provinces reconquises. En ce qui touche l’Université, dès 1917, un rapport très complet et très remarquable fut rédigé par M. Pfister, au nom de la commission de l’enseignement supérieur. Nous n’approuverons pas toutes les solutions préconisées alors par M. Pfister. Lui-même, une fois en Alsace, n’a-t-il pas modifié quelques-unes de ses opinions ? L’Alsace de 1919 ressemble si peu à celle de 1914 ! Partout la guerre a créé de l’imprévu, suscité des idées nouvelles, et, sur toutes les questions, nous sommes bien obligés de réviser nos jugements de la veille. Ce rapport néanmoins contient toutes les données historiques et statistiques du problème, et c’est d’après elles que les premiers organisateurs de l’Université française ont travaillé, et bien travaillé [1].

La principale difficulté provenait de la langue. Dans les gymnases allemands, le français n’était enseigné que comme une langue étrangère. L’usage, il est vrai, s’en était transmis dans les familles de la bourgeoisie, et, à la veille de la guerre, l’étude en avait été favorisée par des cours, des représentations, des lectures données dans des cercles et des écoles privées : le nombre des Alsaciens sachant le français augmentait alors de jour en jour. A partir d’août 1914, ce mouvement s’arrêta : il ne pouvait plus être question d’enseigner la langue de l’ennemi, et la parler devenait un délit durement réprimé. Les délateurs étaient aux aguets ; pour l’Allemand, la délation est une vertu civique. Un mot français, une interjection prononcée dans un tramway, dans la rue, dans une maison dont la fenêtre était restée ouverte : manifestation hostile à l’Allemagne ! Les conseils de guerre extraordinaires institués en Alsace-Lorraine prononcèrent des milliers de condamnations pour usage du français. Quant aux jeunes gens enrôlés dans l’armée allemande, ils étaient soumis à une surveillance plus rigoureuse encore : ce n’est pas de quarante-huit heures de prison qu’ils eussent payé le crime de s’exprimer en français. En 1918, ce régime de terreur avait produit tous ses effets ; les cœurs étaient plus que jamais fidèles à la France, mais tous les Alsaciens en avaient été réduits à se servir de leur dialecte, quand il leur répugnait d’employer le « bon allemand. » Et pourtant, quand nos troupes pénétrèrent en Alsace, ceux d’entre nous qui avaient autrefois séjourné dans le pays, furent stupéfaits d’entendre par les rues une foule de gens parler notre langue : afin de mieux accueillir les soldats libérateurs, chacun faisait l’effort le plus touchant pour retrouver au fond de sa mémoire les dix mots dont il avait gardé le souvenir, et chacun les répétait à tout venant ; jamais, depuis 1870, on n’avait tant parlé français à Strasbourg, mais quel français !

Dans toutes les classes sociales on se mit alors fiévreusement à l’étude. Les livres et les journaux français affluèrent en Alsace. Partout s’organisèrent des cours du soir.

Quand l’Université fut rouverte, voici ce que constata un des maîtres de la Sorbonne, M. Lanson, venu à Strasbourg pour y occuper la chaire de littérature française : « Il apparut que les jeunes Alsaciens savaient, un certain nombre, le français, et, à peu près tous, du français. Ils étaient passablement rouillés... Mais ces jeunes gens avaient tout de même pris à l’école ou dans la famille un fonds de français qui reparut vite. A l’Université, comme dans toute la ville, le retour de notre langue fut rapide. Au début de janvier, on avait peine à faire jaillir quelques mots ; à la fin de mars, de tous côtés on entendait parler... Mais pour écrire, c’était une autre affaire. Les jeunes Alsaciens sont très embarrassés, se sentent gauches et n’osent pas : ils ont d’eux-mêmes une défiance qui leur ôte leurs moyens. J’ai fait l’expérience de proposer un sujet de dissertation de licence : quinze étudiants sur quarante m’ont remis une copie. Chez la plupart on sentait constamment l’allemand sous le français : la terminologie allemande, la syntaxe allemande, la dialectique allemande gouvernaient l’usage de notre langue [2]. »

Familiariser ces cerveaux avec les méthodes latines, les accoutumer à penser en français, ce sera la mission des instituteurs, des professeurs de lycée et d’université. Elle sera facile : causez avec quelques Alsaciens, vous reconnaîtrez bientôt que, dans les choses de la pratique, quand ils échappent à la discipline imposée par les pédants d’Allemagne, ils montrent des qualités de précision et de lucidité, le contraire de l’esprit germanique. Mais il fallait courir au plus pressé et commencer par apprendre aux étudiants le français usuel. Des officiers furent chargés de cette besogne, et, par petits groupes, les étudiants suivirent des leçons de langue.

A la Faculté des lettres la tâche fut relativement aisée. Dans les Facultés de droit, de médecine et des sciences, on fit des conférences spéciales sur la terminologie française. Dans leurs cours, les professeurs durent s’astreindre à un débit très lent, à une accentuation très nette, à un vocabulaire extrêmement simple.

Grâce au bon vouloir des étudiants et des maîtres, tous les cours ont été faits en français, — merveilleux succès auquel les plus optimistes n’osaient prétendre : l’Université de Strasbourg a pu, dès le premier jour, démontrer qu’elle avait à jamais rompu avec la culture germanique, qu’elle était française, rien que française.

D’autres complications naissaient du régime des examens. Les Alsaciens-Lorrains qui se présentaient aux cours de l’Université, avaient commencé leurs études selon le système allemand. D’où la nécessité de combiner à leur usage un régime transitoire qui, sans blesser leurs intérêts, sans gêner leur carrière, établit une juste équivalence entre les grades allemands et les grades français. On maintint donc l’ » examen, d’état » qui donnait accès aux places de l’enseignement secondaire ; en même temps, on décida que ceux qui ne sauraient pas assez de français, devraient aller faire un stage dans une Université française avant d’être pourvus d’un poste. A la Faculté de médecine double difficulté : les études médicales, en France et en Allemagne, sont dirigées d’après des méthodes très différentes ; d’autre part, chez nous, quand la guerre éclata, elles étaient en pleine réorganisation ; il fallait donc liquider à la fois et le régime allemand et l’ancien régime français. A la Faculté de Droit, on devait, dans l’enseignement et dans les examens, faire une large place au droit allemand, puisque, longtemps encore, des lois allemandes seront appliquées en Alsace et en Lorraine. D’innombrables questions se posaient ainsi chaque jour. On est arrivé à les résoudre, bien que le personnel fût trop peu nombreux et mal secondé par quelques bureaucrates allemands, laissés provisoirement en place, et qui naturellement ignoraient tout du fonctionnement des facultés françaises. Tous les examens ont été passés en français, l’examen d’état, le P. C. N., la licence, etc..

Pour apprécier ces résultats à leur juste valeur, il faut se rappeler dans quelles circonstances ils ont été obtenus. L’Université s’est reconstituée en pleine occupation militaire, alors que le statut de l’Alsace-Lorraine n’était pas fixé par les traités, et que des scrupules de droit public entravaient notre liberté d’action, — situation ambiguë que compliquait la détestable inertie du pouvoir central. Jusqu’à l’arrivée de M. Millerand à Strasbourg, il n’y a pas eu de gouvernement en Alsace-Lorraine. Si, en principe, la décision appartenait aux services de Paris, ceux-ci, en fait, ne décidaient rien. Etaient-ils victimes de cette sorte d’aboulie qui paralyse toute administration française, tant qu’elle n’a pas été réveillée par la menace d’un grand péril ? Ou bien étaient-ils réduits à l’inaction, faute d’avoir su prendre parti entre les deux dans politiques qui prétendaient, chacun à sa façon, régler le sort du pays reconquis, l’un exigeant l’application stricte et immédiate de toutes les lois françaises, l’autre réclamant un régime provisoire, respectueux de certaines coutumes et de certaines institutions ? Quelle que fût la raison de cette carence de gouvernement, elle jetait dans un terrible embarras les doyens et les professeurs de l’Université, comme tous les fonctionnaires : ils passaient leur temps à expédier des « rapports » sans jamais recevoir d’ordres. Ils étaient les premiers à s’en plaindre. Les Alsaciens et les Lorrains s’en plaignaient encore davantage, et leurs doléances, vertement exprimées, étaient fidèlement transmises à Paris, qui continuait de ne rien répondre. Tout changea, lorsque le Président du Conseil eut envoyé à Strasbourg un homme de décision, muni des pleins pouvoirs du gouvernement. Mais on effacera malaisément de l’esprit des Alsaciens l’impression que leur a laissée l’anarchie administrative dont ils furent, quatre mois durant, les spectateurs épouvantés.

En ce qui concerne l’Université, il subsiste certaines méfiances. Elles n’étaient peut-être pas tout à fait injustifiées quand elles furent conçues. Elles céderont, espérons-le, devant l’œuvre accomplie jusqu’à ce jour. Les Allemands sont entrés dans Strasbourg à la fin de septembre 1870, et leur Université n’a été ouverte que le 15 mai 1872. Les Français sont entrés dans Strasbourg le 22 novembre 1918, et leur Université était ouverte le 15 janvier 1919. Le rapprochement est rassurant.

Cette heureuse improvisation est de bon augure. Du reste, à mettre tout de suite la machine en marche, nous avons gagné d’en mieux connaître les rouages ; nous avons pu commettre, — sans grand dommage, — des erreurs, d’inévitables erreurs, qui eussent été beaucoup plus lourdes, peut-être irréparables, si nous avions prétendu faire du définitif avant toute expérience ; nous savons maintenant ce que souhaitent les Alsaciens ; nous avons suscité des discussions, des critiques qui ne sont point de pure théorie. Mais il ne s’agit plus d’improviser ; les temps du système D sont révolus. Il faut organiser à Strasbourg une grande, une très grande Université, qui réponde pleinement aux vœux de l’Alsace et aux exigences de l’intérêt national.


I. — LE PASSÉ DE L’UNIVERSITÉ

Si les Alsaciens se sont si fort alarmés, c’est qu’au premier abord tous les Français n’ont pas paru comprendre que, par sa situation, son passé, l’importance de ses établissements scientifiques, l’Université de Strasbourg ne pouvait être traitée comme une quelconque de nos universités régionales. Il est parmi nous des esprits timorés encore affligés de cette humilité et de ce doute de soi-même qui, durant un demi-siècle, ont engourdi l’initiative française. Persuadés que la France ne peut « faire mieux que l’Allemagne, » ils eussent accepté pour Strasbourg l’avenir médiocre dont s’accommode, chez nous, l’esprit provincial. Au lieu de stimuler leurs ambitions, la somptuosité des installations des Facultés allemandes les jetait dans un profond découragement : comment faire vivre tous ces instituts et tous ces laboratoires ? comment peupler cette « ville universitaire » ? M. Millerand dut protester publiquement que la France voulait fonder à Strasbourg une Université plus puissante et plus riche que la Kaiser-Wilhelms-Universität. Ces promesses ont-elles dissipé toutes les appréhensions ? Les Alsaciens aiment à cultiver leurs mécontentements ; ils ont été trop malheureux pour n’être pas incurablement sceptiques. et leur inquiétude paraît si naturelle, quand on sait les raisons de sentiment, de tradition et d’intérêt qui les attachent à leur Université ! Cette institution est alsacienne par son histoire, alsacienne par ses fondations, alsacienne aussi par les grands sacrifices qu’elle a coûtés à l’Alsace.

En 1558 l’humaniste Jean Sturm, originaire de l’Eiffel, qui avait étudié à Louvain et enseigné à Paris, fondait un « gymnase » à Strasbourg, dans le cloître des Dominicains. Après avoir passé par des classes correspondant à notre enseignement secondaire, les élèves pouvaient suivre des cours de philosophie et même recevoir des notions de droit, de médecine et de théologie ; mais le Gymnase ne conférait pas les grades académiques. Les professeurs des cours supérieurs étaient, tous, chanoines prébendes du chapitre réformé de Saint-Thomas. L’école dépendait de la ville de Strasbourg. Les fonds étaient fournis par les écoliers et surtout par les revenus de plusieurs couvents sécularisés : Augustins, Dominicains, Franciscains.

Ce fut la division supérieure du Gymnase qui devint l’Université de Strasbourg. Maximilien II fit du Gymnase une « Académie » à laquelle il donna le droit de former des bacheliers et des maîtres es arts, mais refusa la collation des grades de théologie, de droit et de médecine : l’Empire augmentait toujours à regret les privilèges de Strasbourg, ville libre et protestante. Enfin, en 1621, Ferdinand II consentit à transformer l’ « Académie » en Université avec pouvoir de conférer les grades dans toutes les facultés. Quant au Gymnase, il resta un simple établissement d’enseignement secondaire ; il s’est perpétué jusqu’à nos jours sous le nom de « Gymnase protestant. »

Ce fut donc seulement au XVIIe siècle que l’Université reçut de l’Empereur ses litres et ses privilèges, mais en réalité, elle remonte aux temps de l’humanisme et de la Réforme. A sa naissance elle est purement strasbourgeoise et purement luthérienne, double caractère qui explique maintes particularités et maintes vicissitudes de son histoire.

La guerre de Trente ans contraria le développement de l’Université. Les désordres de cette ère de troubles n’étaient pas encore réparés quand l’Alsace redevint française. La convention d’Illkirch (1681) avait maintenu tous les droits et privilèges de l’Université qui demeurait une institution de la République de Strasbourg ; mais en vertu de la capitulation de 1685, Louis XIV chargea son représentant, le « préteur royal, » de maintenir ces mêmes droits et privilèges, d’administrer les biens de l’Université et de veiller à ce que les charges, honneurs et dignités de la dite Université ne fussent accordés qu’à des personnes capables et « bien intentionnées au service du roi. » Cette tutelle royale imposée à l’Université eut le sort de toutes les mesures de contrainte, qui furent alors prises en Alsace : en fait, elle fut bientôt abrogée par la tolérance du pouvoir royal, la modération des fonctionnaires et l’incoercible esprit d’indépendance des Alsaciens. Au début, il y eut quelques conflits entre les préteurs et les recteurs qui eux-mêmes s’entendaient assez mal avec les magistrats de la ville ; les premières années du régime français furent peu favorables à l’Université. Au XVIIIe siècle, celle-ci brilla d’un éclat incomparable. A l’heure où nos vieilles Universités se mouraient de langueur, incapables de faire tête aux audaces de la pensée et de la science avec leurs méthodes surannées et leur appareil médiéval, discréditées par le ridicule de leur formalisme et le scandale de leur vénalité, un grand foyer intellectuel s’allumait à Strasbourg. On y voyait accourir des Allemands et des Français désireux d’écouter les leçons d’historiens comme Schœpflin et Koch, d’hellénistes comme Schweighœuser, de naturalistes comme Hermann, de jurisconsultes comme Schiller et Silberrad. La France peut hardiment revendiquer cette gloire. Les maîtres qui répandaient alors dans le monde la renommée de l’Université de Strasbourg, étaient, tous, des Alsaciens, Français de nation et Français de sentiment. « Parmi tous les biens dont l’Alsace est comblée, disait Schœpflin, je regarderai comme le plus grand que, gauloise par ses origines, elle soit revenue à la France. » Lorsqu’on 1872, Guillaume Ier signe le diplôme de l’Université allemande, il veut qu’on y attache le sceau de l’ancienne Université, et les professeurs allemands célèbrent à l’envi les maîtres du XVIIIe siècle, prétendant être leurs légitimes successeurs : autant de mensonges. Française fut l’Université du XVIIIe siècle, française comme l’admirable parure de monuments et d’œuvres d’art dont se décora, dans le même temps, l’Alsace tout entière.

Elle continua, il est vrai, d’être exclusivement luthérienne. Le roi de France n’avait pas touché au statut religieux de l’Université. En 1752, Louis XV transféra à Strasbourg l’ancienne Académie catholique de Molsheim et lui donna le titre d’ « Université épiscopale ; » elle fut dirigée par les Jésuites français de la province de Champagne et, après l’expulsion des Jésuites, par des prêtres séculiers. A l’Université de Strasbourg rien ne fut changé : sur 18 professeurs, 13 étaient chanoines prébendes de Saint-Thomas et jouissaient à ce titre d’une maison, d’une somme d’argent et d’une provision de blé ; les cinq autres étaient payés par le Magistrat ou par les étudiants ; tous, qu’ils fussent ou non chanoines, devaient jurer qu’ils tenaient pour vraies les doctrines de la confession d’Augsbourg et y conformaient leur vie, et tous suivaient le culte à Saint-Thomas. Aucun catholique, encore moins aucun calviniste, ne pouvait professer à l’Université. Or, les étudiants catholiques suivaient, pour le droit et la médecine, les cours de ces professeurs luthériens. En 1788, apparaît même sur le registre des immatriculations le nom d’un juif. On voit quel esprit de tolérance régnait dans la vieille république de Strasbourg, sous le roi Très-Chrétien.

La Révolution ne se montra pas plus tyrannique que la monarchie. Elle n’inquiéta ni les protestants d’Alsace ni l’Université ; elle excepta leurs biens de la vente des biens ecclésiastiques. Cependant toutes les Universités, celle de Strasbourg comme les autres, sombrèrent dans la tourmente. Une école spéciale de médecine fut fondée, puis une école de droit. Une « Académie luthérienne » instituée en 1803, et qui était un simple séminaire, recueillit l’ancien patrimoine de l’Université. Enfin, en 1808, quand fut créée par Napoléon l’Université impériale, les écoles de droit et de médecine furent érigées en Facultés, auxquelles s’adjoignirent une Faculté des lettres, une Faculté des sciences et, sous la Restauration, une Faculté de théologie protestante.

Ces cinq Facultés vécurent côte à côte jusqu’en 1870. Elles comptaient une quarantaine de professeurs et une vingtaine d’agrégés, en comprenant le personnel de l’École de pharmacie et celui de l’Ecole du service de santé militaire. Elles étaient dispersées dans divers quartiers de la ville, logées sans faste, dotées d’un maigre budget et mal outillées pour les recherches scientifiques. Mais des maîtres illustres occupèrent les chaires de Strasbourg. Pasteur a enseigné la chimie à l’École de pharmacie, puis à la Faculté des sciences. Ce fut là qu’il poursuivit ses expériences sur les cristaux et ses recherches pour la production artificielle de l’acide racémique, — obligé d’acquérir lui-même les instruments nécessaires à ses travaux, car il ne recevait pour « frais de cours » que 1 200 francs par an, sur lesquels il devait prélever le salaire de son garçon de laboratoire [3]. Plus tard ce fut à la Faculté des lettres que « dans une atmosphère d’engouement et d’enthousiasme, » Fustel de Coulanges donna ses leçons sur la Cité antique : 300 auditeurs se réunissaient régulièrement au pied de sa chaire, et « des élèves à barbe grise prenaient des notes avec l’ardeur de la vingtième année. » Le souvenir de Pasteur et de Fustel de Coulanges suffit à illustrer les Facultés françaises de Strasbourg ; mais il faut aussi rappeler les noms, — presque tous alsaciens, — de Reuss, de Schmidt, de Jung, à la Faculté de théologie protestante, de G. -F. Schutzenberger, d’Aubry, de Rau à la Faculté de droit, de Hirtz, de Sedillot, de Küss à la Médecine, de Daubrée et de Schimper aux sciences. Ainsi se maintint jusqu’en 1870 la réputation scientifique de l’Alsace.


II. — L’UNIVERSITÉ DE L’EMPEREUR-GUILLAUME

Dans sa séance du 24 mai 1871, un mois avant que la situation de l’Alsace-Lorraine dans l’empire fût définitivement réglée, le Reichstag émettait le vœu qu’il fût fondé à Strasbourg une Université modèle dont les maîtres, choisis parmi les plus éminents de toute l’Allemagne, seraient « les pionniers de l’esprit allemand. » La charte de la nouvelle Université et son statut provisoire furent promulgués l’année suivante. La fête de l’inauguration eut lieu le 1er mai 1872.

Ce jour-là, il y eut des harangues, des cortèges, des hoch et des beuveries. Les étudiants accoururent de toutes les parties de l’empire avec leurs bannières, leurs insignes et leurs rapières. Les « Masures » de Kœnigsberg, les « Teutons » de Giessen, les « Vandales » et les « Suèves » de Heidelberg défilèrent, bottés, éperonnés et balafrés, par toutes les rues de Strasbourg. Le soir, quand leur retraite aux flambeaux passa sur la place Gutemberg, quelques coups de sifflet retentirent dans la foule. Un peu plus loin, près du château, nouveau coup de sifflet. Cette fois, c’était un vieillard de soixante et onze ans, d’un patriotisme teuton irrécusable, le baron von und zu Aufsess, fondateur du musée germanique de Nuremberg qui, se sentant incommodé après cette longue journée de fête, sifflait son domestique, comme il eût sifflé son chien. Deux juristes se précipitèrent sur l’infortuné et se mirent en devoir de l’assommer : l’un était le juge von der Goltz qui, depuis, devint membre du Directoire de la Confession d’Augsbourg, l’autre le professeur Carl Binding, auteur d’une savante étude sur le droit barbare des Burgondes. Ils rossèrent si bien le baron que celui-ci rendit l’âme trois jours après, non sans avoir consigné dans son journal cette remarque mélancolique : « Cela est d’un bien fâcheux augure pour l’avenir de la nouvelle Université. »

Chargés de faire sentir à leurs frères retrouvés la supériorité de la culture germanique, les « pionniers » se mirent à l’œuvre. Les premiers savants de l’Allemagne vinrent à Strasbourg pour se consacrer à cette tâche patriotique et largement rémunérée. C’étaient, parmi les plus illustres, Heinrich Brunner, Paul Laband, Lœning pour le droit ; von Recklinghausen pour la médecine ; Grœber, Michaëlis, Nôldecke, Scherer, Studemund pour les lettres et la philosophie ; de Bary pour les sciences.

L’Université de l’Empereur-Guillaume se logea tant bien que mal dans les bâtiments naguère occupés par les Facultés françaises et dans quelques autres immeubles. La ville mit à sa disposition l’ancien palais épiscopal du XVIIIe siècle qui abrita la Faculté de philosophie, les services administratifs et la bibliothèque universitaire. Ce fut en vue de cette installation que les Allemands massacrèrent sans vergogne les délicieuses décorations dont Robert de Cotte avait orné la demeure des Rohan. Ces locaux dispersés et inconfortables répondaient mal aux visées ambitieuses des fondateurs de l’Université. Les professeurs demandaient la création d’un « quartier universitaire » où tous les enseignements et tous les services seraient concentrés. Après de longues discussions sur le choix d’un emplacement, on commença, en 1875, d’élever un vaste ensemble de constructions. La plus grande partie en était achevée, neuf années plus tard.

L’aspect monumental et l’aménagement luxueux de ces édifices excita l’admiration générale en Allemagne, en Alsace, dans le monde entier. En 1884, Charles Grad écrivait dans la Revue internationale de l’Enseignement : « Aucune ville d’Europe, sans en excepter les grandes capitales, dont nous avons visité tous les établissements d’instruction, ne présente pour l’enseignement supérieur une installation aussi riche ou dont les diverses parties soient mieux combinées et réunies... On a voulu faire grand, et l’on a réussi. Gouvernement et représentants du peuple alsacien se sont entendus et ont rivalisé d’efforts, sans reculer devant aucun sacrifice, pour doter l’Alsace-Lorraine d’une haute école sans rivale pour ses dispositions et son luxe de construction. » (On verra tout à l’heure qui a supporté les sacrifices.) Il était impossible en effet de ne pas admirer l’ampleur de la conception et l’ingéniosité du plan général.

L’Université se compose de deux groupes de bâtiments : la Faculté de médecine derrière l’Hôpital civil, les autres Facultés au Nord de la ville, à la place des anciennes fortifications.

La Faculté de médecine s’étend maintenant sur près de deux kilomètres. Une suite de grands pavillons, séparés par des plantations ou des jardins, mais reliés par des tunnels, abritent les instituts et les cliniques : instituts d’anatomie, de pathologie, de physiologie, de chimie physiologique, d’hygiène, de pharmacologie, clinique chirurgicale, clinique d’accouchements et de gynécologie, clinique ophtalmologique, clinique médicale, institut de bactériologie (inachevé), cliniques pédiatrique, oto-rhinologique, dentaire, dermatologique et syphiliographique. Tous ces services sont pourvus de salles d’opération et de laboratoires admirablement outillés. :

Les bâtiments des autres Facultés s’élèvent dans les quartiers neufs de Strasbourg, sur des terrains où se trouvaient autrefois les remparts et leurs glacis. Des pelouses, des massifs, des bassins et des jets d’eau décorent la large place qui précède l’édifice principal. C’est une immense construction, œuvre d’un architecte de Carlsruhe. Sa façade pompeuse et correcte s’inspire, assez pauvrement, de notre art classique : elle date de l’époque où les artistes allemands imitaient volontiers les travaux de nos Prix de Rome et n’avaient pas encore inventé ces monstrueuses combinaisons de « vieil allemand » et de « barokostyle » qui caractérisent l’architecture germanique de ces vingt dernières années. Au rez-de-chaussée : une grande salle vitrée pour les cérémonies universitaires, les locaux de l’administration et du Sénat, les salles de cours des Facultés de théologie, de droit, de philosophie (celle-ci correspond à notre Faculté des lettres). Au premier étage sont logés les « séminaires » où l’élite des étudiants est associée aux travaux et aux recherches des professeurs. Chaque séminaire se compose d’une salle de conférences, d’une bibliothèque spéciale et d’un cabinet pour le professeur. Certains de ces séminaires prennent le nom d’instituts, tel l’institut d’archéologie qui possède une des plus belles collections de moulages qui soit en Europe.

De beaux ombrages séparent l’édifice principal des huit instituts de la Faculté des Sciences, établis dans autant de bâtiments parmi les verdures et les fleurs du jardin botanique. Ce sont les instituts de chimie, de physique, de botanique, de minéralogie, de paléontologie, de zoologie (avec un très riche musée d’histoire naturelle), d’astronomie (avec un observatoire pourvu des instruments les plus perfectionnés) et de pharmacie. Chaque institut renferme des laboratoires, des salles de cours, une bibliothèque et le logement du professeur chargé de diriger les études. Les laboratoires ont été, tous, construits sur les indications des professeurs.

Enfin l’Université possède une bibliothèque d’un million de volumes, somptueusement logée dans le bâtiment qui fait pendant à celui du Landtag, en face du Palais impérial.

Quand on explore aujourd’hui cette cité universitaire, on y découvre bien des défectuosités. Là, comme ailleurs, l’Allemand a cédé à son éternel besoin d’imposture : il y a toujours quelque chose de mensonger dans ses organisations les plus grandioses. A l’intérieur du bâtiment principal, ce ne sont que marbres, colonnes, vestibules et galeries ; peu de lumière et beaucoup de place perdue, tout pour l’apparat. Lorsque les professeurs français pénétrèrent dans leur nouveau domaine, ils découvrirent avec surprise que cette magnifique Université ne possédait pas l’éclairage électrique, que dans certains laboratoires le matériel était suranné et délabré, que, dans les bibliothèques des séminaires, les livres semblaient choisis au hasard ou triés par une censure pangermaniste(pas un volume de Flaubert dans le séminaire de philologie romane ; pas un volume de Fustel de Coulanges dans celui d’histoire du moyen âge). Mais, après avoir constaté ces imperfections, ils s’émerveillaient de tant de ressources mises libéralement à la disposition des maîtres et des étudiants, et, songeant à sa pauvre et étroite Sorbonne, M. Lanson s’écriait : « O ma France, éternellement héroïque, merveilleusement débrouillarde, et irrésistiblement pingre, qui sais bien parfois gaspiller, mais qui ne sais pas dépenser, qui vis au jour le jour et calcules toujours trop juste, avec tes habitudes séculaires de gagne-petit ! [4]. »

Jusqu’en 1914, l’Université n’a cessé de grandir, si l’on ne tient compte que du développement des constructions et de l’accroissement du nombre des étudiants ; mais, depuis quinze ans, son renom scientifique avait bien décliné. « Il fait bon habiter ici, » disait, en 1872, Arthur Springer, un des premiers professeurs allemands débarqués à Strasbourg. Un an plus tard, Arthur Springer retournait à Leipzig, déconcerté de l’indifférence des Alsaciens, écœuré de l’inintelligence de ses compatriotes. Les autres furent plus patients, se consolèrent entre eux d’être mis au ban de la société alsacienne et restèrent en Alsace. Cependant, peu à peu, la première équipe disparut. Aux illustrations succédèrent des médiocrités. L’Université fut plus que jamais une citadelle du pangermanisme (plusieurs de ses professeurs signeront le manifeste des intellectuels). L’Empereur envoya ses deux fils à Strasbourg, dans l’espoir que tant d’honneur séduirait les Alsaciens et rejaillirait sur l’Université. Les Alsaciens esquissèrent ce sourire narquois dont ils accueillaient toutes les « faveurs » impériales, les professeurs eurent l’aubaine de quelques titres, et l’Université ne s’en porta pas mieux.

Vers la fin de la guerre, l’Allemagne qui sentait la partie perdue et, pour la première fois, songeait sérieusement à concéder un semblant d’autonomie à l’Alsace-Lorraine, était, dit-on, disposée à tenter un grand effort en faveur de l’Université de Strasbourg. La France a pris sa place... et ses charges.


III. — LA FUTURE UNIVERSITÉ

En rentrant à Strasbourg, la France y trouve une tradition de haut savoir qui est en partie son œuvre ; elle y trouve aussi de grands établissements admirablement agencés pour à formation intellectuelle des Alsaciens et pour l’avancement de toutes les sciences. Il lui appartient de maintenir la tradition et de prendre en main le précieux instrument que la victoire met à sa disposition. Son devoir est clair.

Comment s’en acquittera-t-elle ? Quel statut, quels professeurs, quels étudiants, quelles ressources va-t-elle assurer à l’Université, afin que celle-ci puisse remplir sa tâche sans décevoir l’attente des Alsaciens, sans manquer à sa mission nationale ?


Le statut. — On a beaucoup discuté sur le statut de la future Université : les uns voudraient adopter le statut allemand avec quelques modifications, les autres le statut des Universités françaises, tel qu’il a été fixé par la loi du 10 juillet 1896. Le second parti nous semble préférable. Le statut de l’Université de l’Empereur-Guillaume n’était pas rigoureusement calqué sur celui des autres Universités de l’empire, mais il en reproduisait les règles fondamentales. Or, a priori, mieux vaut ne pas introduire dans une maison française les us et coutumes de l’Allemagne sans avoir examiné si la supériorité en est réelle, indéniable.

L’Université comprenait six Facultés : théologie évangélique, droit et science politique, médecine, philosophie (comprenant l’histoire et les lettres), sciences mathématiques et naturelles, théologie catholique, depuis 1903. Dans chaque Faculté, les professeurs étaient de diverses sortes : les ordinaires nommés par l’Empereur sur une liste de trois ou quatre candidats présentés par la Faculté, les honoraires qui pouvaient ne pas être pourvus de grades universitaires, les extraordinaires nommés par le statthalter d’Alsace-Lorraine sur la présentation de la Faculté. A la tête de l’Université était placé le recteur, choisi, parmi les professeurs ordinaires, par le Plenum, c’est-à-dire par l’assemblée de tous les professeurs. Il présidait le Sénat universitaire et veillait à l’exécution de ses décisions. Ce Sénat se composait du recteur, du prorecteur (le recteur sortant de charge), des doyens des six Facultés et d’un professeur ordinaire de chaque Faculté désigné par ses collègues pour un an. Les doyens n’étaient pas élus, chaque professeur ordinaire étant doyen à son tour. Les pouvoirs du recteur et ceux des doyens ne duraient qu’une année. Deux commissions permanentes fonctionnaient sous la direction du Sénat : la commission disciplinaire qui avait juridiction sur les étudiants et la commission administrative qui donnait son avis sur la gestion des biens de l’Université.

Le grand inconvénient d’une pareille organisation saute aux yeux. Aucun pouvoir permanent n’assure le gouvernement et l’administration de l’Université, car le Sénat est renouvelé tous les ans, à l’exception du recteur qui, sous le titre de prorecteur, y siège une seconde année. Aussi personne ne songe-t-il à défendre ces dispositions du statut allemand. En revanche, on vante beaucoup l’institution du recteur élu, on veut y voir la garantie des privilèges de l’Université, le signe de son indépendance.

Observons que le recteur ne pouvait être choisi que parmi les professeurs ordinaires, c’est-à-dire parmi des fonctionnaires impériaux. Notons que ce choix n’était valable qu’après approbation de l’Empereur, ce qui diminuait déjà l’indépendance du Rector magnificus et par suite celle de l’Université. Mais regardons de plus près ce que cachait cette façade médiévale, et nous découvrirons que la fameuse autonomie de l’Université était un leurre.

A côté du recteur se tenait le curateur. Celui-là était un simple fonctionnaire de carrière, nommé par l’Empereur et choisi le plus souvent pour des raisons qui n’avaient rien de commun avec le bien de l’Université. Veut-on se rendre compte du véritable caractère de la fonction ? Back, l’ancien maire de Strasbourg, y fut appelé en récompense de ses services politiques. Le rôle du curateur transparaissait déjà à travers certains articles du statut, mais il était autrement important que ne le laissait supposer la loi écrite. En réalité, il disposait du budget de l’Université, car c’était lui qui transmettait aux services de Berlin les desiderata des diverses Facultés. Il avait sous ses ordres une troupe d’employés dont les traitements annuels montaient à 64 970 marks. Enfin, l’on devine quelle devait être l’influence de ce fonctionnaire impérial et permanent en face des grands dignitaires de l’Université dont l’autorité était éphémère.

Ce qu’il fallait penser de l’autonomie de l’Université, on le vit en 1901, quand, contre le gré de la Faculté de philosophie, Guillaume II nomma Martin Spahn professeur d’histoire à Strasbourg. Ce jeune homme de vingt-cinq ans que rien ne désignait pour occuper cette chaire, touchait le prix des accommodements que son père, chef du Centre catholique, venait de négocier avec le gouvernement. Les professeurs protestèrent à l’unanimité ; toutes les Universités d’Allemagne et même d’Autriche s’insurgèrent, Mommsen à leur tête ; mais ces indignations firent long feu ; Martin Spahn resta à Strasbourg, et le tout-puissant directeur de l’enseignement supérieur fut honoré d’un portrait de Guillaume II avec ces mots : « Ce ne sont pas les plus mauvais fruits auxquels s’attaquent les guêpes. » Les guêpes recommencèrent en 1914, quand fut nommé à Strasbourg le professeur Schultze, gendre de ce même fonctionnaire qui, treize ans auparavant, avait reçu la photographie de l’Empereur. Schultze n’en fit pas moins son cours. Décidément un statut, même contresigné de Guillaume Ier, ne suffisait pas à défendre contre les fantaisies de Guillaume II les privilèges de l’Université.

Les dispositions de la loi française sont-elles plus libérales et plus tutélaires que la charte de l’Université allemande ? Nous le croyons, — sans nous faire d’illusions sur leurs lacunes et leurs imperfections.

Liard disait de la loi du 10 juillet 1896, qui constitua les Universités régionales : « Cette loi brève et simple est une date dans l’histoire de notre enseignement supérieur. Elle y marque la fin d’une étape et le commencement d’une autre. » L’étape avait été longue. Les cadres de l’ancienne Université napoléonienne n’avaient été brisés que très lentement. Reconnaissance de la personnalité civile des Facultés, création de Conseils de Facultés, puis d’un Conseil général des Facultés, ces réformes avaient passé successivement dans la loi, après avoir été à demi réalisées dans la pratique ; peu à peu, l’effort opiniâtre de l’administration était venu à bout de la résistance des Chambres. Qui sait si un jour les Français ne reconnaîtront pas que, dans ces cinquante dernières années, les bureaux ont eu, sur bien des choses, des vues plus larges, plus hardies que celles des parlementaires asservis à des intérêts électoraux ?

Aujourd’hui chaque Université française possède la personnalité civile. Elle est gouvernée par un Conseil qui remplit l’office du Sénat, et qui se compose du recteur, des doyens des Facultés et de deux délégués de chaque Faculté désignés par leurs collègues pour trois années. En outre, les maires des villes qui allouent des subventions à l’Université, et, dans le même cas, les présidents des conseils généraux des départements, les présidents des établissements ou associations formés dans le dessein de favoriser le développement de l’Université siègent au Conseil pour certaines délibérations. Les bienfaiteurs de l’Université peuvent être également convoqués. Ainsi constitué, le Conseil offre des garanties de bonne gestion que ne présente pas le Sénat universitaire. Les doyens sont choisis pour plusieurs années, les délégués élus pour trois ans ; les pouvoirs de ceux-ci et de ceux-là sont renouvelables. Il se trouve donc à la tête de l’Université des hommes en état de connaître et de conduire les affaires. D’autre part, n’est-il pas juste que les villes, les départements, les sociétés, les particuliers qui contribuent à la prospérité de l’Université, soient associés à son administration ?

Le Conseil exerce une juridiction disciplinaire sur les étudiants et sur les professeurs. Quant à ses pouvoirs administratifs, ils sont absolus, s’il s’agit d’administrer les biens de l’Université, d’exercer des actions en justice, de réglementer les cours libres ainsi que les cours, conférences et exercices communs à plusieurs Facultés, d’instituer des œuvres dans l’intérêt des étudiants, de répartir les jours de vacances. Sur tous ces points le ministre ne peut annuler les délibérations que pour excès de pouvoir ou violation de la loi. Pour acquérir, aliéner, échanger, emprunter, accepter des dons et des legs, créer des enseignements nouveaux rétribués sur les fonds de l’Université, réglementer les titres et les droits universitaires, le Conseil a besoin de l’approbation du ministre. Enfin, c’est le ministre qui établit le budget et les comptes, transforme ou supprime les chaires rétribuées sur les fonds de l’État, règle les services communs et peut fermer un établissement d’Université par mesure disciplinaire ; mais, dans tous ces cas, il doit prendre l’avis du Conseil.

La loi, on le sait, n’a pas accordé à nos Universités tous les privilèges que certaines personnes revendiquaient et continuent de revendiquer pour elles. Toutefois, elle leur a conféré le privilège essentiel sans lequel toute indépendance leur eût été impossible : des ressources propres et le droit de les administrer. En leur permettant de faire état, dans leur budget, des sommes versées par les étudiants pour frais d’études, d’inscriptions, de bibliothèque et de travaux pratiques, on leur a donné un « principe de vie et d’émulation, » selon l’expression de M. Poincaré dans l’exposé des motifs de la loi. Ce « principe de vie » eût été plus actif et plus fécond, si les droits du ministre avaient été moins larges et moins absolus. Mais que l’on compare les pouvoirs légaux du Conseil à ceux que laissait au Sénat la présence du curateur impérial, et l’on verra que l’Université ne perdra rien à passer sous le régime de la loi française.

Ceux qui voudraient garder la structure et les rouages de l’ancienne Université, redoutent surtout la présence d’un recteur fonctionnaire de l’État. Avouons que le rectorat est chez nous une institution assez saugrenue. Le recteur dirige à la fois les enseignements primaire, secondaire et supérieur de son ressort : c’est beaucoup pour un seul fonctionnaire. M. Millerand a déchargé le recteur de Strasbourg du soin de gouverner les écoles et les lycées. Mais le rôle du recteur vis-à-vis de l’Université n’en reste pas moins paradoxal. Dans notre vieux système universitaire, il était un agent de l’Etat. Il n’a pas cessé de l’être, mais, depuis 1896, il est devenu, en même temps, le représentant de l’Université ; si bien qu’il fait tour à tour deux personnages qui peuvent et même, en certaines occasions, doivent différer d’opinion. Il tient ses pouvoirs du ministre, et c’est lui qui convoque le Conseil. S’il était un simple délégué du ministre, il pourrait faire cette convocation à son gré, mais c’est le Conseil qui en fixe la date par son règlement intérieur. Président du Conseil, il fait exécuter ses décisions et, en son nom, ordonne les dépenses, passe les marchés, accepte les dons et les legs... Le lendemain, le voici de nouveau délégué du ministre pour nommer aux emplois de professeur.

Il est fort probable qu’un jour, franchissant la seconde étape prévue par Liard, on finira par dédoubler la fonction : le Conseil élira un président pour le représenter, tandis que le ministre chargera un fonctionnaire d’exercer le contrôle de l’État sur la gestion de l’Université. Malheureusement, il est non moins probable que, ce jour-là, s’élèveront de terribles conflits entre le Président du Conseil de l’Université et le représentant de l’État. Sous le régime allemand, le curateur et le recteur ne vivaient pas en trop mauvaise intelligence ; le recteur ne passant qu’une année à la tête de l’Université se contentait volontiers des prérogatives honorifiques de sa fonction en Allemagne ; puis, les volontés d’en haut sont, la plupart du temps, devinées et exécutées avant d’avoir été exprimées. En France, les choses pourraient prendre une tournure moins pacifique, et il faudrait des textes bien ingénieux pour régler les rapports de l’État et de l’Université. Est-ce le moment de les improviser ? Faut-il tenter cette expérience à Strasbourg où de tels conflits seraient particulièrement dangereux ? Les Allemands y sont en situation d’exploiter tout ce qui peut troubler l’esprit public. D’ailleurs, il n’est pas vrai, comme certains le prétendent, que notre loi mette le Conseil à la merci du recteur. Celui-ci, après tout, n’a qu’une voix dans les délibérations, et l’on a vu, plus d’une fois, nos Universités repousser des projets que leurs recteurs voulaient leur imposer.

La plus sage est donc d’appliquer à Strasbourg la loi française. Si elle est libéralement interprétée, selon l’esprit de ses auteurs, elle ne peut ni gêner l’essor, ni menacer l’indépendance de l’Université.


Les professeurs. — Leur choix et leur nombre importent plus que le texte du statut ; une Université dont la valeur scientifique sera solidement établie ne sera jamais en peine de défendre ses privilèges devant l’opinion publique.

Dès maintenant, il est décidé que toutes les matières étudiées dans l’Université d’hier le seront également dans celle de demain. A la réouverture des cours, environ cent soixante-dix professeurs et maîtres de conférences seront répartis dans les six Facultés. Des instituts nouveaux seront créés, plus tard : en ce moment, le personnel de l’enseignement supérieur se trouve très réduit ; beaucoup de jeunes professeurs sont tombés sur les champs de bataille ; pendant cinq ans, les concours pour l’agrégation de droit et de médecine ont été suspendus. Le nombre des étudiants, qu’on ne connaît pas encore, influera aussi sur le nombre des chaires. Il serait périlleux d’organiser des enseignements avant d’être certain qu’ils ont chance de réussir à Strasbourg.

Il va de soi que les maîtres seront pris dans l’élite scientifique de la France. On ne les attirera que si l’on peut leur offrir des traitements considérables, mais cela touche aux ressources de l’Université.

On s’était demandé s’il convenait de conserver la Faculté de théologie catholique. Elle n’existait que depuis 1903. Gréée après de laborieuses négociations avec le Saint-Siège, c’était, dans la pensée du gouvernement, un outil de germanisation. Jusqu’alors le clergé alsacien avait été instruit dans les séminaires par de vieux maîtres fidèles au souvenir de la France, et l’on attribuait à cette formation sa sourde et persévérante hostilité à l’Allemagne. On estima que, mêlés aux étudiants de l’Université, les jeunes clercs seraient plus accessibles aux idées germaniques et se rapprocheraient peu à peu du Centre allemand. Il faut ajouter que la fondation de cette Faculté s’accordait assez mal avec les traditions séculaires de l’Université fortement attachée au luthérianisme par ses origines et par les fondations de Saint-Thomas qui continuent de former une partie de son patrimoine. Sous ce rapport, il ne pouvait déplaire aux catholiques, c’est-à-dire à la grande majorité des Alsaciens-Lorrains, que l’Allemagne démantelât elle-même la vieille forteresse construite par la Réforme à Strasbourg. Quelle allait être l’attitude de la France ? Au premier abord, il pouvait sembler politique et généreux de prendre ici le contre-pied de l’Allemagne, de rendre l’instruction des clercs aux séminaires et de fermer la Faculté ; cette conduite eût paru d’autant plus naturelle qu’aujourd’hui l’on n’enseigne la théologie catholique dans aucune des Universités de France. Le gouvernement s’est cependant arrêté au parti contraire : il a cru qu’il fallait éviter toute mesure qui diminuât l’importance de l’Université, et il a été convaincu que les catholiques alsaciens verraient dans la suppression de la Faculté le triompha de certaines influences protestantes. Respecter le statu quo était pour lui le moyen de se tenir à l’écart des querelles confessionnelles qui sont le fléau de l’Alsace. Ces raisons étaient excellentes ; mais le recrutement des professeurs souffrira peut-être quelques difficultés ; il n’est pas certain que les Instituts catholiques de France voient d’un œil très favorable cette école concurrente, instituée et soutenue par l’Etat.


Les étudiants. — En 1913, sur 2 037 étudiants on comptait 1 040 Alsaciens-Lorrains. Cette statistique, comme toutes les statistiques allemandes, était, d’ailleurs, inexacte. Sous le nom d’Alsaciens-Lorrains, elle comprenait les fils d’immigrés et les fils de fonctionnaires, même nés hors de la « Terre d’empire. » Les huit cents inscrits de la présente année 1919 représentent donc à peu près tout ce que l’Alsace-Lorraine peut fournir d’étudiants à l’Université de Strasbourg ; mais ce nombre même va probablement diminuer. De jeunes Alsaciens voudront poursuivre leurs études dans des Universités françaises, afin de s’y familiariser avec notre langue, et l’on aura raison de les y encourager, car il est souhaitable de voir beaucoup d’Alsaciens en France, — comme beaucoup de Français en Alsace. Cet exode, d’ailleurs, ne sera que passager. Autre danger plus grave et plus durable : les Lorrains continueront-ils de suivre les cours de Strasbourg ? C’est une conception tout artificielle, contraire au passé et au tempérament des deux provinces que celle d’une Alsace-Lorraine. Victimes de la même iniquité, soumis au même joug, les Alsaciens et les Lorrains ont vécu comme des frères d’infortune ; ils détestaient trop les Allemands pour songer qu’ils différaient entre eux sur bien des points. Aujourd’hui, l’histoire va reprendre son cours, et chacun des deux peuples suivre son humeur. L’Alsace plus particulariste restera chez elle. La Lorraine désannexée obéira à ses affinités séculaires, et ce n’est plus vers Strasbourg qu’elle tournera les yeux, mais vers Nancy. L’Université de Nancy recueillera la plupart des étudiants lorrains. Le mouvement a commencé. Il serait imprudent de le contrarier. Nancy a beaucoup souffert de la guerre et souffrira davantage de la paix. Il devait son magnifique développement pour une large part aux Lorrains et aux Alsaciens venus en France après l’annexion de 1871. Bon nombre de ceux-ci retourneront au pays. Nancy perdra tous les avantages que lui valait la proximité de la frontière. Son Université pour laquelle il fit tant de sacrifices, pâtira du voisinage de l’Université française de Strasbourg. Si l’appoint des étudiants lorrains doit la dédommager de tant de pertes, tout le monde s’en réjouira.

Les Alsaciens formeront donc le noyau de l’Université, mais, pour que celle-ci puisse réaliser tous les espoirs qu’on met en elle, il faut que des étudiants du dehors viennent renforcer l’élément indigène.

On a dit le plus sérieusement du monde : pourquoi des étudiants allemands ne grossiraient-ils pas, comme par le passé, la population universitaire de Strasbourg ? — Au moment même où les Allemands sont repoussés sur la rive droite du Rhin, et où, au gré du peuple d’Alsace, les expulsions sont trop lentes et trop rares, on inviterait d’autres Allemands à s’asseoir sur les bancs de l’Université de Strasbourg ! Inutile d’insister sur cette idée stupéfiante.

Ce sont des étudiants français qu’il convient d’appeler d’abord à Strasbourg. L’État dispose de peu de bourses pour l’enseignement supérieur ; que, du moins, il en réserve quelques-unes à la nouvelle Université. D’autres bourses seront bientôt créées, espérons-le, soit par des particuliers, soit par des sociétés dévouées à l’intérêt national. Il faudrait, avant tout, persuader aux familles françaises d’envoyer leurs enfants faire au moins une année d’études à Strasbourg ; ils y trouveront une atmosphère salubre de sérieux et de travail ; ils y seront reçus avec cette bonne grâce simple et cordiale qui fait le charme de l’accueil alsacien ; ils y travailleront pour la France et eux-mêmes y apprendront certaines choses qu’on ne saurait apprendre ailleurs. Bientôt les nouvelles générations auront quelque peine à comprendre les passions et les souffrances de leurs aînés ; elles ne distingueront que confusément les raisons et le sens de la guerre. Les Alsaciens se chargeront de leur dire la vérité, l’effroyable vérité sur l’Allemagne, car, eux, ils ne sont pas près de l’oublier. Puis, au spectacle de toutes les beautés de l’Alsace, de ses forêts et de ses moissons, de ses richesses et de ses vertus, elles se sentiront une pieuse reconnaissance envers ceux qui sacrifièrent tout pour restituer ces trésors à la France.

Quant aux étrangers (il ne peut s’agir ici des peuples ennemis), ils seront, eux aussi, bien accueillis à Strasbourg. Si une propagande active est menée dans le monde, si l’on fonde des cercles et des « foyers » où les jeunes gens d’une même nation pourront échapper à l’ennui et au péril de l’isolement, on aura vite détourné vers cette Université française les étudiants anglais, américains, grecs, balkaniques que naguère la superstition de la culture germanique conduisait en Allemagne. L’écueil serait qu’ils y vinssent en trop grand nombre, cédant à un autre attrait que celui de s’instruire.

Avant la guerre, une de nos Universités voulut, coûte que coûte, augmenter sa clientèle étrangère ; on vit alors affluer une foule de jeunes gens, — la plupart arrivaient d’Allemagne, — uniquement préoccupés d’apprendre le français, d’explorer une région pittoresque et de recueillir, chemin faisant, des renseignements qui ne concernaient pas toujours la flore et la faune des Alpes. L’Université devint une succursale de l’Ecole Berlitz et les études y tombèrent au niveau de l’enseignement secondaire. Beaucoup d’étrangers pourraient être tentés de se faire inscrire à Strasbourg, pour y prendre en même temps des leçons d’allemand et de français (quelle aubaine !) tout en pédalant à travers les Vosges et la Forêt-Noire. Il serait sans doute absurde de vouloir asservir les étrangers aux programmes de nos examens ; on instituera pour eux des examens et des titres spéciaux : la loi le permet ; mais une sélection rigoureuse écartera les amateurs de villégiature ; il suffira d’une entente avec les Universités étrangères qui expédieront leurs étudiants en Alsace.


Les ressources. — Il en faudra de considérables pour rémunérer les maîtres, outiller les laboratoires, attirer les étudiants.

Le budget de l’Université pour 1914 était de 2 084 444 marks (2 605 555 francs) qui se décomposaient ainsi : ressources diverses, 480 117 marks ; subvention de l’Empire, 400 000 marks ; sommes fournies par l’Alsace-Lorraine, 1 504 327 marks. L’Alsace-Lorraine supportait donc les trois quarts de la dépense. L’Alsace ne sera plus désormais en état d’assumer une part aussi lourde du budget universitaire qui, naturellement, comme tous les budgets, sera deux fois plus élevé qu’en 1914. Nous disons : l’Alsace, c’est-à-dire les deux départements du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, car il est à penser que la Lorraine se désintéressera peu à peu de l’Université. La charge la plus importante retombera donc sur l’État. Déjà M. Millerand a annoncé son intention de demander aux Chambres une dotation de 27 millions. Sur ce capital on pourra achever les constructions en cours, édifier certains bâtiments indispensables, créer un fonds de réserve pour les améliorations futures. Mais les dépenses annuelles (traitements des professeurs, entretien des laboratoires et des bibliothèques) s’accroîtront sans cesse. On plaidera, sans doute, qu’il ne s’agit pas là d’une Université régionale, mais d’une Université nationale dont la destinée intéresse la France entière. Il n’en faudra pas moins compter avec la jalousie des autres Universités qui se plaindront de la situation privilégiée faite à l’Université alsacienne.

L’avenir ne sera assuré que si les particuliers s’en mêlent, s’il se fonde une association riche et puissante pour favoriser le développement de l’Université.

Dans presque tous les centres universitaires il existe maintenant une « Société des Amis de l’Université. » Ces groupements n’ont pas toujours rendu tous les services qu’on avait attendu d’eux : ils ont subi le sort commun à tant d’associations françaises, victimes de la zizanie des partis politiques. Elles sont cependant arrivées, parfois, à attirer l’attention du public sur les besoins de l’enseignement supérieur, elles ont provoqué des libéralités qui se seraient peut-être égarées sur des œuvres moins intéressantes. C’est une Société de ce genre qu’il faudrait créer à Strasbourg, mais sur des bases infiniment plus larges. Les circonstances sont propres à favoriser son essor. Que les Alsaciens y mettent leur esprit d’initiative et leur ténacité, que tous les patriotes comprennent l’urgence et la beauté de l’entreprise, le succès sera certain.

Le rôle de cette Société sera de patronner et de subventionner l’Université. Elle se fera son agent de propagande, elle étendra son renom, elle lui recrutera des étudiants. Elle créera des bourses. Si l’Université ne peut sur son budget instituer un enseignement nouveau d’une utilité reconnue, elle viendra à son secours. Elle contribuera à l’enrichissement des laboratoires et des bibliothèques. Elle pourra indemniser tel professeur à qui l’Université aura permis de donner un cours libre, puisqu’aucune rémunération n’est prévue pour les cours de cette sorte. Bref, sous le contrôle du Conseil et de l’Etat, elle subviendra aux besoins de l’Université.

Les cotisations régulières des membres de la Société ne suffiront pas à remplir sa caisse. Il faudra le concours des Sociétés industrielles d’Alsace, les premières intéressées à la prospérité de l’Université, celui des grandes Universités américaines, celui des Alsaciens dispersés dans le monde, celui des bienfaiteurs dont les fondations constitueront le patrimoine des « Amis de l’Université. » Enfin, pourquoi les villes, les départements et l’État lui-même n’accorderaient-ils pas des subventions à la Société ?


On ne peut, aujourd’hui, que décrire à grands traits les divers aspects de l’œuvre à réaliser et qui se réalisera ; il le faut, nous le devons à l’Alsace.

Nous le lui devons, parce que cette Université est sa gloire et son bien et qu’il serait impie de l’en frustrer. Elle est née à Strasbourg, elle a toujours eu des maîtres alsaciens, au dix-septième siècle, au dix-huitième, même au dix-neuvième, sous le régime des Facultés françaises. Les Allemands, en 1872, prétendirent restaurer l’Université alsacienne de Schœpflin, ils ne firent qu’installer à Strasbourg une Université teutonne : on a vite fait le compte des Alsaciens dont ils tolérèrent la présence à côté des « pionniers de l’esprit allemand : » deux théologiens protestants, deux théologiens catholiques, un historien, un médecin, et l’Université comptait 180 professeurs ! Quelques Privat-docenten Alsaciens-Lorrains furent autorisés à enseigner, mais dûment avertis que jamais ils n’obtiendraient une chaire à Strasbourg.

Cependant cette Université d’où les Alsaciens-Lorrains étaient évincés, c’était l’Alsace-Lorraine qui en payait les bâtiments, les laboratoires et les professeurs. On rencontre parfois à Strasbourg des Français qui, devant les splendeurs de l’Université, s’émerveillent de la munificence de l’Empire. Non, l’Empire tirait gloire et profit de l’Université ; Guillaume II ne perdait jamais une occasion de rappeler qu’elle avait été fondée par son inoubliable grand-père. Mais la bande des professeurs pangermanistes était logée et entretenue aux frais de l’Alsace-Lorraine. Les bâtiments universitaires ont coûté environ 25 millions de marks. Au début, le Reichstag accorda une subvention de 3 800 000 marks ; l’Hôpital civil a concouru, dans une certaine mesure, à la construction des cliniques ; la ville de Strasbourg a renoncé à ses droits d’octroi sur les matériaux jusqu’à concurrence de 600 000 marks. Tout le reste est resté à la charge de l’Alsace-Lorraine. Quant au budget des dépenses annuelles, nous en avons déjà parlé ; l’Empire n’en payait qu’un sixième. Il faut retenir ces chiffres. Le merveilleux outillage scientifique que la victoire a mis dans nos mains, n’est pas un butin de guerre pris sur l’ennemi, c’est la propriété de l’Alsace-Lorraine.

Nous devons à l’Alsace de gérer, de défendre et d’accroître ce patrimoine, parce que, pendant quarante-cinq ans, ses étudiants n’ont jamais laissé prescrire leur droit. Jamais ils n’ont accepté d’être confondus avec les intrus venus de l’autre rive du Rhin. Ils ont formé des associations où aucun Allemand n’était admis. Dans chaque salle de cours, ils se groupaient et ne laissaient pas les immigrés prendre place parmi eux. Quand le professeur Schultz-Gora se permettait de bafouer devant eux la littérature, l’art, le génie de la France, ils sifflaient Schultz-Gora. Ils en venaient souvent aux mains avec leurs « camarades » allemands. Ils affichaient si ouvertement leur mépris de l’Allemagne que le Sénat prononçait la dissolution de leur cercle. En 1912, ils méritaient cette semonce du prorecteur Rahm : « Camarades, laissez-moi vous parler à cœur ouvert. Depuis quelque temps nous remarquons que vous ne venez pas à nous avec un esprit exempt d’arrière-pensées. Il est de notre devoir de vous mettre en garde contre les dangers auxquels vous vous exposeriez en regardant du côté des Vosges et en vous laissant aller à des illusions, qui ne seront jamais réalisées. » Si, aujourd’hui que ces illusions se sont réalisées, nous voulons témoigner à ces étudiants la reconnaissance qu’inspire leur opiniâtre dévouement à la cause française, travaillons de notre mieux à la grandeur de leur Université.

Tenus d’honneur à l’égard de l’Alsace, nous avons aussi des obligations particulières envers la ville de Strasbourg, Par le fait du retour de l’Alsace-Lorraine à la France, Strasbourg subit une cruelle diminution ; une partie des Allemands qui l’habitaient, ont déjà passé le Rhin ; les autres les suivront bientôt. Strasbourg était le siège de toutes les administrations du Reichsland et retirait de grands profits de la présence d’innombrables fonctionnaires. Il avait le mouvement, la vie, la richesse d’une capitale, et ce fut la cause de son grand essor... Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une des grandes cités de France, comme Rouen, comme Bordeaux.

A mesure que la réunion de l’Alsace à la France se fera plus étroite et que disparaîtront les survivances du régime allemand, Strasbourg perdra presque tous les bénéfices que lui valait naguère sa situation de capitale. Pour conjurer les effets de cette déchéance, on peut compter sur le sens pratique des Strasbourgeois ; mais la France doit venir à leur secours. Déjà, par les stipulations du traité de Versailles relatives à la navigation du Rhin et au port de Kehl, elle a mis Strasbourg en état de devenir une des grandes places commerciales de l’Europe ; elle fera sans doute en sorte que les travaux du port soient rapidement conduits et les voies d’eau améliorées [5]. Cela ne suffira pas. Il faut rendre à cette ville tout l’éclat qu’elle eut dans le passé, multiplier ses écoles et ses musées, veiller à la conservation de ses monuments et de ses vieux logis, inestimables chefs-d’œuvre de l’art français ; mais il importe surtout que, par la variété de ses enseignements et le renom de ses maîtres, l’Université attire à elle des foules studieuses. De toutes les compensations que nous pouvons offrir aux Strasbourgeois, c’est celle-là qu’ils désirent le plus passionnément ; on en put juger à leur émoi quand ils crurent que nous songions à la leur marchander.

Qui ne verrait, enfin, que l’intérêt de la France se confond ici avec celui de l’Alsace ? Qui ne comprendrait qu’au sortir de cette effroyable bataille entre le germanisme et la civilisation, la France déserterait la cause à laquelle on l’a vue donner son sang et sa fortune, si elle n’entretenait à Strasbourg un ardent foyer de science française, d’art français, d’esprit français ? Mais, si nous n’avions pas trouvé ces bâtiments tout édifiés, ces laboratoires tout installés, il nous eût fallu, à n’importe quel prix, construire les uns, aménager les autres ! Ils nous sont indispensables pour organiser sur le Rhin la défense de notre science et de notre pensée. Sans doute il serait criminel, antifrançais d’imiter l’Allemagne, de retourner contre elle l’instrument qu’elle avait forgé pour étendre sa domination sur l’univers : nous ne voulons pas mettre la science au service d’appétits nationaux. Mais il serait non moins criminel de donner dans les illusions où se complurent, avant 1870, les rédacteurs de la Revue germanique, d’assigner à l’Université le rôle d’intermédiaire entre les « deux cultures : » ces « deux cultures » sont maintenant séparées par un abîme insondable, les rêveurs les plus candides ont perdu le droit de s’y tromper. Si près de la frontière, nous serons à même d’être abondamment informés des idées, des travaux, des recherches des Allemands ; nous en profiterons, mais avec le ferme propos de ne jamais accepter leurs disciplines intellectuelles. Chez nous, entre nous, nous travaillerons à la française.

Ce travail, nous allons nous y livrer sous l’œil de l’Allemagne : elle nous regardera, elle nous épiera, nous pouvons compter sur sa vigilance. Si nous échouons, nous nous en apercevrons à sa joie ; si nous réussissons, à son inquiétude. Les Rhénans seront les témoins de notre œuvre les mieux placés, les plus attentifs. Tout comme leurs compatriotes de Munich, de Leipzig ou de Berlin, ils contempleront avec la plus malveillante ironie les efforts que la France va tenter en Alsace. Ils sont du reste convaincus que ces efforts avorteront, et que l’Université de Strasbourg est vouée au marasme et à la ruine, car, en bons Germains qu’ils sont, ils croient toujours à l’excellence de leur culture et à la misère physiologique des races latines. Aussi le trouble dans lequel les a jetés le sentiment de la défaite militaire, deviendrait il bien plus grave s’ils voyaient leurs adversaires remporter des victoires économiques et, comme ils disent, « culturelles. » Or de ces victoires-là, celles qui auraient l’Alsace pour théâtre, seraient les plus sensibles à leur orgueil ; peut-être risqueraient-elles fort d’ébranler la fidélité des Rhénans à l’Empire. Ne nous hâtons pas de préjuger les sentiments des populations du Rhin à l’égard de la France. Tout de même, ce qui ne serait point vrai aujourd’hui peut le devenir plus tard, et nous devons travailler à le rendre vrai. La ruine du militarisme allemand sera peu de chose, si l’on ne détruit l’armature morale de l’Allemagne, et le moyen d’en venir à bout est de faire que l’Allemagne doute d’elle-même et de sa mission. La propagande la plus ingénieuse, la diplomatie la plus habile ne serviront de rien. Le seul argument qui démoralisera l’Allemagne, ce sera notre réussite en Alsace. Que dans dix ans l’Alsace présente le spectacle d’une province heureuse et prospère, les Rhénans se sentiront moins attachés à l’Empire. Que dans dix ans l’Université de Strasbourg soit un des premiers établissements scientifiques de l’Europe, le dogme de la Culture germanique aura perdu beaucoup de ses croyants, même en Allemagne. C’est à Strasbourg que se jouera l’avenir de l’Empire...... et de la France.


ANDRE HALLAYS.

  1. Presque tous les renseignements utilisés dans cet article ont été puisés dans le rapport de M. Christian Plister.
  2. G. Lanson, La Renaissance de l’Université française de Strasbourg. (Revue Universitaire, mai 1919.)
  3. R. Vallery-Radot, La Vie de Pasteur.
  4. Lanson, loc. cit.
  5. Voyez dans la Revue du 1er septembre : la Question du port de Strasbourg, par M. René La Bruyère.