L’Unique et sa propriété (traduction Lasvignes)/Stirner


STIRNER



Au numéro 19 de la Philipstrasse, à Berlin, on lit sur une plaque de marbre l’inscription suivante gravée en lettres dorées :


DANS CETTE MAISON EST MORT
MAX STIRNER
(Dr  Caspar Schmidt, 1806,1856)
AUTEUR DU LIVRE IMMORTEL
« L’UNIQUE ET SA PROPRIÉTÉ »


Cette plaque fut posée en 1892. Jusque-là, depuis 1845, silence profond sur l’homme et sur le livre. En ces dernières années seulement, des esprits très divers ; entre autres, un philosophe, un musicien et un poète, se rencontrent sur ce nom et découvrent que l’œuvre que la censure en 1845 avait qualifiée d’ « absurde » et dédaigné pour cette raison de poursuivre, est unique comme le titre qu’elle porte. De tous côtés l’intérêt s’éveille. M. Schellwien étudie parallèlement Stirner et Nietzsche. M. J. H. Mackay rassemble pieusement les moindres écrits de Stirner et parvient à reconstituer en partie sa biographie. Hans de Bülow — très candidement et sans la moindre ironie — dans un remarquable discours prononcé devant une société philharmonique associe le nom de Stirner à celui du prince de Bismarck.

À dix années près, pareille rénovation se fait en France pour Stendhal, et après le même silence. Il n’y a pas là qu’une simple coïncidence, l’un et l’autre précédaient leur temps. Il fallait encore cinquante années d’histoire. L’individu avait encore de dures expériences à subir pour pouvoir s’élever à un degré supérieur de fierté ou d’irrespect qui le rapprochât de l’Égotiste de Stendhal, de l’Égoïste de Stirner.

Stirner appartient à une époque de pressentiments. De 1815 à 1848 en Allemagne, peu d’événements marquants ; mais quel travail sourd ! Il n’y a pas alors à chercher à faire le départ de l’agitation politique et de l’effervescence philosophique. Elles se pénètrent, elles ont des actions réciproques. Napoléon n’avait pas seulement bouleversé matériellement l’Europe, il avait jeté le désarroi dans la pensée. Sur la vision kantienne de paix éternelle était passée l’ombre immense de la Force étreignant le monde, d’Alexandrie à la Bérésina. Quand on allait croire que l’idée seule possédait la réalité objective, qu’elle seule conditionnait les évènements, on les vit dominés par un facteur formidable d’une telle certitude que l’on conclut de sa réalité matérielle à son existence idéale. La Force se posait à côté de l’impératif catégorique. Hegel parut alors, qui enveloppe la Force et l’Idée dans l’Absolu. L’État en était une forme. Mais en Allemagne précisément il n’y avait rien qui répondît à cette unité substantielle, à ce « terrestre divin » (irdisch göttliches) d’Hegel. Il y avait partout aspiration à l’unité, mais de longtemps encore irréalisée. De là l’inquiétude de ces temps. Quel serait l’État central autour duquel se ferait l’agglomération définitive ?

L’Empire appartenait par tradition à l’Autriche. Mais était-ce à Vienne que la pensée allemande s’était manifestée ? Était-ce à Vienne que s’était opérée l’organisation de la défense nationale ? Était-ce à Vienne que revenait l’honneur de la résurrection germanique ? La tradition montrait le centre de l’Allemagne à Vienne et tous les yeux étaient tournés vers Berlin. Au Parlement de Francfort c’était une oscillation constante entre la fidélité au passé et l’espoir que donnait la jeune puissance du Nord. Mais Metternich continuait à exercer de Vienne, sur toute l’Allemagne et sur la Prusse même, sa politique de réaction. La censure était l’instrument principal du gouvernement, car il s’agissait de faire obstacle au mouvement intellectuel qui menaçait de tout emporter.

Le danger en effet venait de partout. La critique historique et la philosophie elles-mêmes, occupées des événements d’un autre âge ou de l’idée pure, étaient hantées par les préoccupations de l’heure. L’agitation unitaire recrutait ses adhérents dans les partis les plus différents. Mais l’accord existait sur ce point qu’il fallait éliminer l’Autriche comme élément de résistance et de stagnation entravant la marche en avant de la jeune Allemagne. Vers le Rhin, sous l’action de Gervinus, l’agitation prenait un caractère libéral et démocrate, tandis que Dahlmann, fermé au libéralisme, voyait la Prusse appelée à grouper autour de son roi, investi par Dieu, l’Allemagne définitivement une et conservatrice.

Or, quand la fièvre était partout, quelques années après la mort d’Hegel, Stirner écrivit froidement son livre.

Malgré ses très honorables efforts, M. J. H. Mackay n’a pu dissiper entièrement l’obscurité qui entoure l’existence de Stirner. Nous apprenons qu’il est né à Bayreuth en 1806 ; son père était fabricant d’instruments à vent. Stirner encore tout enfant perd son père. Sa mère se remarie bientôt et va vivre à Berlin, mais lui demeure à Bayreuth chez son parrain qui prend soin de ses études. Plus tard il va à Berlin, s’inscrit à l’Université et suit les cours d’Hegel et de Schleiermacher. Il ne peut parvenir au grade de docteur et s’établit professeur libre. Il enseigne à Berlin dans un pensionnat de jeunes filles, situation qu’il conserve jusqu’à la publication de « l’Unique ». Il fut marié deux fois. Sa seconde femme, Marie Dännhardt, le quitta quand vinrent les jours noirs. Quelques semaines avant l’apparition de son livre, il abandonna sa place, simplement par dignité personnelle, jugeant qu’il y avait incompatibilité entre son rôle d’éducateur et le caractère subversif de son œuvre. Il fit alors diverses entreprises commerciales qui échouèrent. Il voulut, entre autres choses, établir à Berlin un service central pour la distribution du lait. Cette entreprise eut le sort des autres. Il vécut encore quelques années assez misérablement et mourut en 1856 d’une piqûre de mouche charbonneuse.

Peu de renseignements sur son tempérament. Ses notes d’université le donnent comme élève « travailleur et appliqué ». Il fut très aimé comme professeur pour la clarté de son enseignement et la douceur de son caractère. Enfin il joua un personnage assez effacé dans le milieu politique et littéraire où il fréquenta. Et son livre fut pour tous une surprise.

Si la vie de Stirner est obscure, les origines de son livre sont bien fixées. Il nous dit lui-même comment il le composa. C’est dans la société des « Libres », qui se réunissait chez Hippel, cabaretier de Berlin, que l’idée lui en vint. Auditeur presque toujours silencieux, c’est là qu’il recueillit au hasard des discussions philosophiques et politiques les éléments sur lesquels il devait exercer sa critique. Car le fond de son œuvre est la critique des écrits des frères Bauer et de Feuerbach, qu’il écrivit par fragments dans l’ordre chronologique où se publièrent ces travaux. Les critiques de Stirner tournant autour d’un point unique, il fut amené sans y avoir pensé à en tirer un livre.

La société des « Libres » n’avait ni statuts, ni cérémonial, ni président et n’imposait aucune obligation à ses membres. En conséquence, le monde le plus divers y passa. À côté des poètes Freiligrath, Herwegh, Hoffmann von Fallersleben qui abandonnent le lied et l’élégie pour la satire politique, on y rencontre les pères du collectivisme, Marx et Engels, peut-être aussi Bettina von Arnim, la Bettina de Goethe, qui sous le titre habile « Ce livre appartient au roi » fait une critique aiguë du régime personnel. Mais ceux qui formaient le noyau réel de la société furent Bruno et Edgar Bauer, Arnold Ruge et enfin Stirner. Ceux-là donnent à la Société sa note véritable. Les « libres » ont quelque parenté avec les « libertaires » d’aujourd’hui, exception faite pour Stirner qui n’épargne pas non plus l’« humanisme » des Bauer. Mais il est infiniment plus près d’eux que des doctrinaires du collectivisme qui, après une courte apparition dans la société des « libres », s’aperçurent que leurs tendances étaient toutes différentes. Marx et Engels même écrivirent en 1845 un pamphlet mordant intitulé, par allusion aux frères Bauer : « La Sainte Famille ou Critique de la critique Critique contre les Bruno Bauer et consorts. »

S’il y eut dans cette société tant d’éléments divers, ce n’est pas que l’opposition politique en fût le seul lien. Tous, qu’ils fussent constitutionnels, collectivistes ou démocrates, avaient reçu l’enseignement d’Hegel. Et ceux même qui partis d’Hegel se retournaient contre lui, en gardaient l’empreinte. Mais l’heure étant aux préoccupations politiques, les théories philosophiques, chez les néo-hegéliens et chez Stirner, dégénèrent en critique sociale.

Hegel considérait l’État comme un absolu, comme une chose existant en soi. L’État existe dans tout État comme l’Homme dans tout homme. L’être contingent et périssable que je suis ne peut pas plus modifier cet absolu que le kantien ne peut agir sur les vérités supérieures qui règnent dans sa conscience. L’État est à la fois idée et volonté. Étant absolu, il ne connaît pas d’impératif, d’absolu au-dessus de son absolu. Par conséquent la morale individuelle n’existe pas pour lui. Enfin l’essence de l’État étant la souveraineté, il cesse d’exister, s’il la limite par une convention, si son existence n’est pas une manifestation perpétuelle de force. Cette doctrine formidable interprétée et mise en œuvre par des hommes d’action était la mort de toute individualité, la résorption de tous les individus dans l’État. Les néo-hégéliens en virent peut-être le péril pour les libertés et tentèrent de concilier leur foi dans l’absolu hégélien avec leur foi politique. Ils transportèrent cet absolu de l’État à l’Homme.

Ce sont eux qui feront les premiers frais de la critique de Stirner. S’adressant à Feuerbach, il dira : vous avez fait du divin l’humain, vous avez fait du prédicat le sujet, vous vous êtes borné à permuter les termes entre eux. Qu’est-ce que cet Homme qui est pour vous l’absolu ? Est-ce tel homme que voici ? Non, mais l’Homme qu’il y a en lui et qui n’est pas lui. C’est ce quelque chose de divin, cet esprit, cet au-delà qu’il porte en lui et vers lequel il doit tendre. En discuter la réalité c’est faire de la scolastique, c’est demander à propos de tel chien si le Chien dans ce chien a une existence réelle.

Nous entrons alors dans le royaume des fantômes.

Le fantôme c’est l’Idée, c’est l’Esprit. Nous sommes possédés, comme au moyen âge on était possédé du Mauvais. Aujourd’hui ce sont des concepts qui nous possèdent, mais, comme dans la possession par l’esprit du Mal, notre personnalité est abolie. Car nous ne sommes que la demeure de l’Esprit, du Saint-Esprit. C’est la réalisation du règne terrestre du Christ. En effet, pour le christianisme l’esprit et l’esprit seul est vérité. Tandis que pour l’antiquité le monde seul était une vérité dont elle soupçonna la relativité, jusqu’à ce qu’elle découvrit enfin la non-vérité de cette vérité. L’œuvre commence avec Socrate, elle continue et s’achève dans les temps chrétiens.

Désormais ce n’est plus le monde, c’est l’esprit qui est vérité. Elle est insaisissable ici-bas parce qu’elle existe en dehors et au-delà du monde. Abstraire l’individu des contingences terrestres pour le faire vivre dans cet au-delà, c’est à quoi se ramènent toutes les tentatives actuelles. C’est l’esprit, ce sont les esprits aujourd’hui qui sont les véritables maîtres du monde, il y en a partout : « Fantômes dans tous les coins ». Nous sommes hantés par les idées de Dieu, de Droit, de Vérité, de Justice, de Patrie, d’Honneur, etc., etc. Nous en sommes les esclaves. En proie à l’idée nous nous agitons désespérément dans une sarabande folle et le monde apparaît au spectateur froid comme une « maison de fous ».

Mais ceux-là mêmes qui s’érigent en adversaires du christianisme sont encore des chrétiens, parce qu’ils opposent des concepts aux concepts. Bien plus, ils sont infiniment plus pieux, plus chrétiens que ceux qui glorifient le Christ. Car, avant la Réforme, le catholicisme faisait le départ bien net entre le temporel et le spirituel. Les institutions sociales étaient essentiellement profanes et recevaient seulement la consécration de l’Église, tandis que la Réforme, puis la Révolution leur reconnaissent un caractère sacré par elles-mêmes ; ce sont des choses saintes, dont l’idée sainte est soigneusement cultivée en nous. « Nos athées sont des gens pieux. » Quand la formule religieuse disparaît, nous sommes plus religieux que jamais. Car l’âme du chrétien vit dans l’au-delà. Or ces idées saintes sont des « au-delà ». Hier, tu faisais abnégation de toi dans ton effort pour réaliser la patrie céleste. Aujourd’hui tu fais abandon de ta personne pour réaliser la patrie terrestre. Le point de vue s’est simplement déplacé.

Droit, Justice, Patrie, Honneur, Humanité, etc., etc., c’est avec des fantômes qu’on tient les hommes. Car ce ne sont pas là des idées innées ; il faut au préalable l’éducation.

Un dressage incessant nous en pénétrera. C’est là la tâche que s’impose l’État et ce sera la première condition de son existence.

Existe-t-il un point réel où l’être réel que je suis puisse sans détriment pour sa personnalité s’harmoniser avec l’être idéal qu’on appelle l’État, sans que celui-ci, dont l’essence est la puissance absolue, voie son absolutisme en quelque façon réduit, c’est-à-dire aboli ? On a parlé d’un contrat. Pour que ce ne fût pas une fiction, il faudrait que l’État pût traiter avec tels individus qu’il lui convient, qu’il pût refuser toute convention avec les autres, et réciproquement que l’individu fût libre de rester en dehors des groupements artificiels qui constituent les sociétés ou les États. Or il est évident que l’individu n’est pas libre de refuser le contrat. Quand on parle du « contrat de travail » entre le travailleur prolétaire et le capitaliste détenteur des richesses, l’hypocrisie est moindre, parce que le prolétaire a du moins la liberté, en général, de refuser les conditions offertes — c’est le plus souvent la liberté du suicide. Tandis que, du fait qu’il existe, l’individu par son existence même est signataire du contrat social.

L’État ne connaît que des contractants, c’est-à-dire des citoyens. il ignore, il veut ignorer l’individu. Il se contente d’envisager en lui une de ses manières d’être, une de ses qualités : le citoyen. Le citoyen de son côté repousse tout ce qui n’est pas l’État, il repousse l’an-archie au sens de Proudhon.

Mais l’individu dépasse en tout sens le citoyen et se trouve naturellement en conflit avec l’État. Par sa naissance, il porte immédiatement atteinte à cette sorte d’harmonie préétablie que conçoit l’État. Car il est peu probable que son individualité corresponde précisément à l’idéal citoyen. Tel qu’il voudrait s’affirmer, c’est-à-dire en se développant sans contrainte, l’individu apparaît criminel parce que sa personnalité fait éclater le cadre où la société l’enferme. Je veux me manifester comme Moi, et l’État aussi. Mais l’un et l’autre en tant que Moi, en tant qu’absolu, ayant une puissance souveraine illimitée, ne peuvent coexister sans se rencontrer, sans se heurter ; il faut que le plus fort refoule totalement le plus faible. L’État ne reconnaît qu’à lui-même le droit d’être un Moi. Tout son effort tendra à chasser de moi le Moi pour n’en garder que le citoyen. « Cette peau de lion du Moi, l’État, ce mangeur de chardons, s’en empare et fait le beau avec. »

« L’État, dit Stirner, c’est l’ostracisme organisé des Moi. » Ce mot n’est pas qu’une figure. L’ostracisme à Athènes ne fut pas une mesure exceptionnelle, ce fut, durant toute une époque, un moyen courant de gouvernement, un instrument commode aux mains de l’État pour empêcher les Moi trop marquants de diminuer sa personnalité. Pour tous ceux qui correspondaient au type moyen du citoyen — type idéal — on n’avait que faire de l’ostracisme. « L’ostracisme, dit le poète comique Platon, n’est pas fait pour les médiocres. » Miltiade et Thémistocle le subirent précisément parce que leurs personnalités puissantes ne pouvaient se plier à l’ordre légal, et qu’ils étaient, par leurs attitudes mêmes, par tous leurs gestes, par leurs pensées, criminels ; parce qu’ils dépassaient démesurément le rôle ingrat que l’État leur imposait. Leur supériorité exhalait le crime. Rien de changé dans l’État moderne ; sauf le procédé, qui est moins franc. Dans la cité antique, c’était un nombre déterminé de citoyens qui édictaient l’ostracisme, en inscrivant le nom de celui qu’ils voulaient frapper sur des tessons d’argile. Aujourd’hui, c’est une puissance anonyme et indéfinie qui plane lourdement au-dessus du Moi, prête à s’abattre sur lui s’il manifeste la velléité de s’élever, car, par le fait qu’il s’élève, il se soulève, c’est-à-dire se révolte. Malheur à qui n’a pas l’âme domestiquée. Nécessairement, la réalisation de cet être amorphe agréable à l’État, sur lequel la loi n’a pas de prise, implique toutes sortes de capitulations de conscience, lâchetés que l’on décore du nom d’empire sur soi-même. Si l’individu est suffisamment souple et s’il sait plier aux innombrables occasions où l’être fier se révolte, il arrivera sans encombre au bout de son existence, oublié des tribunaux. Celui-là sera un bon citoyen, infiniment meilleur qu’un être fier et généreux qui, par ses protestations incessantes au nom de la justice — de la justice individuelle — trouble l’ordre établi. Car cette justice individuelle est rarement compatible avec la justice sociale, base de l’Ordre. Sache te faire petit, « rapetisse ton cœur », dit le Chinois. C’est le seul moyen pour toi d’être heureux. Fais-toi oublier. Ne fais pas émerger ton individualité si haut que l’État l’aperçoive, mais sois une vague anonyme de l’océan humain.

La société y pourvoit par le « dressage », c’est par là qu’elle atteint à l’harmonie idéale. Donc, on nous « serine » certaines « ritournelles » et, quand on constate que nous en sommes suffisamment saturés, « on nous déclare majeurs ». Ces ritournelles, ce sont les formules de respect par lesquelles on nous agenouille devant les idées sacro-saintes. Il est probable que ce dressage ne se fera pas sans porter quelque dommage à la fierté de l’individu. « La peur du gendarme est le commencement de la sagesse. » Ce proverbe populaire, dans sa trivialité, est plein d’enseignements. Il nous apprend que la sagesse, c’est-à-dire le total des qualités du citoyen, se ramène à la peur, enfin que le populaire personnifie les concepts les moins susceptibles de représentation et qu’il oublie bien vite l’idée pour ne plus connaître que les individus, les uniformes qui en sont les signes. Quelle que soit la croyance, religieuse ou laïque, pas de prêtres sans vêtements sacerdotaux. La chasuble ou la culotte rouge sont les inviolables sanctuaires de l’idée sacro-sainte.

Le « dressage » n’élève pas l’individu à vouloir, à oser, il l’élève à craindre. C’est l’« abêtissez-vous » transporté dans la vie civile et laïque. Car il s’agit pour l’État, pour la nation d’être un « être florissant », une « nation florissante. » Une « nation florissante », c’est-à-dire une nation dont les fonctions de tous les jours (approvisionnements, transactions, consommations, etc.) se font avec une régularité parfaite, sans secousse, qui, par conséquent, possède des rouages merveilleux (merveilleusement dociles), un vaste engrenage qui se meut régulièrement sans fin, qui possède une armée d’outils — humains — admirablement automatisés, fonctionnant sans relâche. Dans une telle société, il ne peut y avoir de soubresauts. La tension des instincts humains est calculée mathématiquement et ces instincts sont canalisés tous dans le sens du profit de la société. La base d’une nation florissante est donc l’esclavage. Tel est l’idéal actuel, en partie réalisé un siècle après la Déclaration des droits de l’Homme.

C’est toujours l’hypocrisie qui distingue la conception moderne de l’État de la conception antique. Jamais l’antiquité n’afficha dans des « déclarations de droits » sa sollicitude pour les esclaves. Jamais elle ne poussa l’effronterie jusqu’à les déclarer libres en les maintenant en servitude. Aujourd’hui l’État crie à tout venant qu’il veut le bonheur de ses esclaves, mais ce n’est qu’une supercherie ou une illusion, il n’a en vue que lui-même. Il s’agit pour lui d’intéresser le plus grand nombre possible d’hommes à sa conservation. Ces gens-là sont des citoyens. Malheureusement, des deux parts, cette tentative est un leurre — si l’on ne met en jeu que l’intérêt. Dans l’ordre actuel des choses, il n’y a qu’un petit nombre de citoyens qui puissent être liés par l’intérêt à l’État. Pour la grosse masse, l’ampleur du sacrifice passe singulièrement l’exiguïté des services rendus par la nation.

La grande hypocrisie contemporaine est de travestir les esclaves en citoyens. L’esclave antique travaillait pour le citoyen — dont il était la propriété et qui était directement intéressé à sa conservation —, mais il n’avait pas l’honneur onéreux de l’impôt et du service militaire, qui incombaient exclusivement aux participants de l’État, aux citoyens. Le service militaire, dans l’antiquité grecque comme chez les Romains, fut un véritable impôt foncier. Seul l’homme libre — celui qui avait une propriété ou du moins recevait de l’État sa subsistance — avait le droit et l’obligation de porter les armes. L’héroïsme antique s’éleva à une hauteur que les temps modernes contemplent sans espoir d’y atteindre. Cependant il avait une base matérielle. Ces hommes avaient conscience qu’ils défendaient leur liberté, c’est-à-dire leurs propriétés individuelles, leurs biens territoriaux. L’appât d’un accroissement territorial — pour chaque citoyen — était un des éléments de l’amour de la patrie. Et nous voyons constamment des partages de terres — entre les guerriers — suivre les guerres de conquêtes. On n’employait pas les esclaves comme combattants, mais les rares fois où Sparte et Athènes eurent recours à cet expédient, elles leur donnèrent la liberté, en d’autres termes, la propriété. Les Hilotes qui combattirent en Chalcidie sous les ordres de Brasidas furent à leur retour déclarés libres et dotés de terres en Laconie. Les esclaves athéniens qui prirent part au combat naval des Arginuses devinrent propriétaires en Attique.

Au siècle dernier, la Révolution voulut faire aussi des hommes libres, c’est-à-dire des propriétaires. La réforme agraire devait être la conséquence immédiate de la Déclaration des Droits. Ces « cordonniers », dont parlaient avec mépris les émigrés, eurent l’illusion qu’ils étaient propriétaires. Pour eux, la Patrie et la Constitution s’identifiaient. C’est que Constitution signifiait : partage des biens nationaux. Le soldat des armées de Sambre-et-Meuse avait la même fierté que le citoyen antique, parce qu’il défendait ou croyait défendre sa part du sol. Napoléon eut aussi un sentiment très net des éléments intégrants de la valeur du soldat. On lui a reproché d’avoir fait appel aux instincts de lucre et de s’être conduit comme chef de bande quand il montrait à ses soldats l’Italie ou l’Égypte comme une proie dont chacun aurait sa part. Il n’apparaît pas cependant que l’héroïsme des armées napoléoniennes fut de moins bon aloi que l’héroïsme d’autres armées qui ne furent apparemment guidées que par l’idée pure.

La faiblesse de la Révolution fut de ne pas se borner à déclarer libres ceux seuls qui possédaient quelque chose ou auxquels elle pouvait attribuer quelque chose. Le quatrième État surgit. À ceux-là, aux dénués, on reconnut tous les droits, sauf un. « Avez-vous inscrit parmi vos Droits de l’Homme que l’homme ne doit pas mourir de faim quand il y a du pain moissonné pour lui ? » dit Carlyle. Ce droit de vivre fut oublié dans la série. Pour eux, la réforme agraire fut lettre close. Et ceux qui la réclamèrent furent inculpés de haute trahison (répression du Babouvisme).

Ainsi les temps modernes ont créé la classe nouvelle des esclaves-citoyens ou esclaves-libres, qui comprend tous les non-possédants. Leur servitude a simplement changé d’aspect. Dans le régime industriel actuel, ils obéissent à des forces anonymes, impersonnelles. Ils sont investis des obligations très honorables du citoyen, en même temps que la loi d’airain passe sur eux son niveau. Chaque non-possédant assume la double charge du citoyen et de l’esclave, sans avoir rien à attendre de l’État, qui, ayant affaire à des masses esclaves, source inépuisable de forces définitivement assouplies et muettes, se préoccupe bien plus de réaliser des économies que d’épargner des vies humaines. Car les ressources financières ont une limite. Mais il gaspille sans compter les existences, elles lui coûtent si peu. Exemples : pour les chevaux, calcul bien connu des compagnies parisiennes de transports ; pour les hommes, industrie des allumettes en France, campagne de Madagascar, etc.

Prêtez l’oreille et entendez à cette fin d’époque cette mélopée de souffrance qui monte de partout jusqu’à nous, de l’hôpital, de l’usine, des charniers coloniaux… Ose-t-on dire qu’il y a contrat entre la société et la misérable créature si peu humaine travaillant aux filatures qui volontairement se fait prendre un doigt dans la machine pour toucher l’indemnité (fait fréquent, enquête officieuse faite par l’Office du Travail dans le département du Nord, 1892) ? Et cette foule hurlante de faim que, dans une grande capitale, un arrêté municipal avait rassemblée, en pleine époque de paix, sur la place de l’Hôtel-de-Ville, pour une distribution de pommes de terre et qui les dévora crues sur place (cite par René Lavollée). Est-ce un contrat qui la lie à l’État ? Quel est donc le secret de cette passivité ? Comment des masses absolument matérialistes, n’ayant plus aucun espoir aux compensations de l’au-delà, persistent-elles à rester misérablement esclaves aux mains d’une poignée ?

Elles ont encore le Respect. Le législateur a compris que c’était là un instrument formidable au moyen duquel il pouvait décérébrer les masses, leur enlever conscience et sauvegarder ainsi l’ordre établi. La culture du Respect est la plus grande partie de sa tâche et il a placé à toutes les avenues de l’existence des fantômes que Stirner appelle des « personnalités de respect » (Respektspersonen). C’est la Loi, la Famille, la Propriété, etc.

Tout s’explique par la Personnalité de respect. L’État tient les hommes par la puissance de l’Idée, il évoque des « causes sacrées », il se donne lui-même comme cause sacrée. Il parle gravement des « intérêts supérieurs de l’humanité », etc.

Puisque ce livre nous vient d’Allemagne, considérons l’Allemagne et la montée extraordinaire du socialisme. En face de ces forces, il a fallu prendre des mesures de défense, des lois contre les menées subversives ont été votées ; mais quelle sanction à ces lois ? À un parti qui a une organisation d’État, dont les congrès sont de véritables parlements, qui prend des décisions souveraines et peut donner le mot d’ordre pour la cessation immédiate du travail, qu’est-ce que l’État oppose ? — Le Respect. C’est la dernière citadelle où, longtemps encore, tous les partis de révolution viendront se briser. D’ailleurs, on a contre eux la force, et cette force, esclave du Respect, est tirée d’eux-mêmes contre eux-mêmes. C’est ici que le fantôme fait merveille. Depuis que la transformation du régime du travail a entraîné l’éclosion de véritables armées de travailleurs, depuis que le collectivisme est apparu dans la production industrielle annonçant le collectivisme social, l’ordre établi s’est vu perdu s’il n’opposait pas armée à armée. C’est une des causes profondes du maintien des armées permanentes. On a fait alors donner au Respect tout ce qu’il pouvait donner. On a joué de l’ennemi héréditaire, du péril national menaçant de tout temps la Nation, cette Sublime Personnalité de Respect. Mais c’est bien moins au delà qu’en deçà des frontières que l’homme de gouvernement voyait le péril. C’est contre l’ennemi intérieur que cet appareil formidable est dirigé. Si l’objet était bien réellement la défense du sol national, des milices suffiraient. Mais elles seraient évidemment illusoires contre une insurrection de travailleurs, puisque c’est parmi eux, au moment même de leur révolte qu’il faudrait lever les répresseurs. Si l’on en doute, que l’on médite cette parole de M. de Hansemann, président de la Banque d’escompte de Berlin, que rapporte M. Jules Huret dans son enquête sur le socialisme : « La meilleure garantie qu’on ait contre le socialisme, c’est encore un gouvernement fort et une armée disciplinée. »

Mais cette grande « école de Respect » n’est pas seulement employée à la répression ; on entrevoit aussi de l’utiliser pacifiquement au cas d’une crise sociale. Malgré tous les efforts du « dressage », on n’est pas encore parvenu à persuader à l’ouvrier qu’il a, en face du corps social, une mission, une obligation de travail et qu’il occupe dans son usine un poste de combat qu’il ne peut déserter. Il est vrai qu’il existe déjà des services publics que le travailleur ne peut abandonner quand il lui plaît, parce qu’ils intéressent « le salut de l’État ». Mais l’idée d’une grève générale est toujours dans l’air. Et il peut se faire quelque jour que les fonctions du corps social soient brusquement arrêtées. À cet égard le gouvernement a déjà ses sûretés. N’a-t-il pas avec l’armée permanente, par l’obligation du service militaire jusqu’à 45 ans, le moyen de forcer l’ouvrier à accomplir quand même sa « mission sociale » et à exécuter, travesti en soldat les travaux qu’il a refusé hier d’accomplir en blouse. Il y a des précédents.

Ainsi, dit Stirner, une vie humaine n’est que la peur perpétuelle des revenants. Peur qu’on décore du nom de Respect. C’est le Respect qui arrête tremblant Robespierre au moment où il va céder aux objurgations des siens et marcher sur la Convention. Comme ses amis l’adjuraient de faire canonner la Convention par Henriot, il répétait à tout instant : « Mais est-ce légal, est-ce légal ? » Hésitation qui le perdit. Napoléon lui-même, au 18 Brumaire, eut une défaillance et faillit s’évanouir au moment de porter à la « représentation nationale » le coup suprême. Au-dessus de la Convention, au-dessus des Cinq-Cents planait le fantôme de la loi. Ceux-là mêmes qui avaient su libérer leurs âmes de bien des scrupules portaient encore l’empreinte de l’éducation et n’échappaient pas encore au Respect. Que dire des âmes du vulgaire ? Les gendarmes que la Commune envoyait fusiller rue Haxo étaient conduits par une troupe infime et traversaient une foule sympathique qui leur criait de s’enfuir. Ils le pouvaient évidemment et cependant aucun n’osa. Habitués à l’obéissance passive, l’autorité à laquelle ils étaient soumis antérieurement ayant disparu, d’instinct ils obéissaient jusque dans la mort à la Commune qui devait être l’autorité, puisqu’elle disait l’être et qu’elle en prenait les insignes.

Pourtant, de temps à autre, au cours de l’histoire, des événements singuliers surgissent qui laissent voir la conception étrange que les gouvernants se font de ces « causes sacrées. » Le voile se soulève et l’on aperçoit que les masses sont seules à contempler ces idéals. Il apparaît que ces « principes supérieurs » sont simplement des mobiles directeurs que les conducteurs de peuples entretiennent soigneusement dans les intelligences, dont ils reconnaissent la nécessité absolue, mais qu’ils ne considèrent pas le moins du monde comme devant déterminer leurs propres actes — politiques tout au moins. Un symptôme de ce qui se passe dans les sphères gouvernementales est cette parole que, depuis un siècle, nombre de « gens éclairés » prononcent avec gravité : « il faut une religion pour le peuple », considérant naturellement qu’en raison de leur degré supérieur d’éclairement, ils peuvent se passer de la foi religieuse qu’ils remplacent d’ailleurs par quelque autre religion (impératif catégorique, pitié, superhomme, etc.). Mais ce n’est qu’un degré. Parvenons jusqu’à ceux qui ont en mains la machine gouvernementale. Qui a vu clair dans certains faits de l’histoire contemporaine (1898) constatera chez l’homme d’État, quant à ces « principes supérieurs », ce même scepticisme que professe la classe éclairée, quant à la religion « nécessaire au peuple ». Pour lui, il s’agit avant tout de gouverner, et il se présente rarement que sa conduite soit déterminée par l’Idée. C’est un hasard si la chose se produit ; la fatalité le contraint à mettre la Morale au rang des autres superstitions et à passer outre. Avant 1789, la chose était aussi peu cachée que possible ; mais, depuis que le protestantisme politique a fait son apparition, le trafic des indulgences politiques ne se fait plus ouvertement et l’on pourrait croire à une épuration morale parmi les conducteurs de peuples. Cependant l’homme d’État en est resté à Machiavel. Mais la chose ne s’avoue plus, et l’hypocrisie entoure de ses ténèbres épaisses les agissements des politiques. Par éclairs pourtant, la vérité se fait jour. Pour ne parler que de l’Allemagne, le procès Von Tausch est d’un profond enseignement. M. de Tausch, agent de politique secrète, se montra sincèrement étonné quand le tribunal lui fit grief de ses faux, ne concevant pas, dit-il, qu’on pût incriminer des procédés, blâmables peut-être sous le rapport de la morale individuelle, mais obligatoires dans la haute politique… Le président ne le laissa pas continuer. Il faut taire ces choses-là. C’est pourquoi lorsque sous l’Empire M. Nisard parla en public des deux morales, ce fut une réprobation qui dure encore. Pourtant il n’avait commis qu’une indiscrétion.

Talleyrand, qui eut quelque franchise, fut exécré de tous les partis ; il empêcha pourtant le démembrement de la France. Mais cet homme suait l’irrespect. On rapporte qu’au 14 juillet 1790, lors de la fête de la Fédération, comme il se rendait en habits sacerdotaux sur l’Autel de la Patrie pour y officier, il dit à La Fayette : « Surtout ne me faites pas rire ! » Mot horrible au milieu de la sainte exaltation de la foule.

Il ne faut pas toucher sous peine de mort aux Personnalités de respect. En retour, quels que soient vos actes, appelez-les à votre secours, réclamez-vous d’elles et vous êtes sauvés. Trahissez la Patrie, faites des faux pour masquer des agissements qui ne paraissent pas précisément avoir eu pour but l’intérêt de la Patrie, mais couvrez votre acte du saint nom de la Patrie, une masse imbécile vous absoudra et ira même jusqu’à l’apothéose.

Cette imbécillité des foules est l’œuvre la plus forte de l’État. Mais quand l’État travaille à détourner l’individu de soi-même, à lui faire « abandonner sa propre cause pour une cause plus haute », quelle mission a-t-il lui-même ? — L’État ne connaît pas de cause plus haute que la cause de l’État. S’il poursuit la réalisation de la justice, c’est uniquement parce que l’expérience lui a appris que la justice est pour lui une cause vitale. Mais qu’il lui soit démontré, par un raisonnement juste ou faux, qu’il peut vivre sans justice, ou qu’un déni de justice, dans tel cas, est nécessaire à sa vie, il ne prendra pas pour lui le suicide glorieux qu’il demande aux hommes en faveur des « intérêts supérieurs de l’humanité ». Sa mission, si c’est là une mission, c’est de vivre. Vivre à tout prix, quand même cette vie ne repose que sur la violation du droit des gens, des engagements pris, sur le pillage à main armée, etc., quand même cette existence de l’État entraîne une consommation effroyable d’existences humaines qu’il dépose avec quelques paroles de regret « sur le fumier de l’Histoire ». Ayant quelque pudeur, il recouvre ses actes du manteau de la civilisation. Quand l’État dit « guerre pour le commerce » entendez « assassinat suivi de vol ». « Cela sonne moins bien, dit l’éminent jurisconsulte Clarke, mais cela représente la même politique. »

L’État est le plus beau type de l’égoïsme individuel, et ce serait un leurre de croire, en nos temps où le gouvernement se proclame émané du peuple, que les deux volontés populaire et gouvernementale soient coïncidantes. Il est manifeste que l’État a une volonté distincte, absolument propre et d’autant plus puissante qu’elle est plus individuelle ; car si elle n’était que la moyenne des volontés individuelles, elle serait quelque chose d’indéterminé, d’essentiellement fluctuant, indécis, et qui aboutirait à l’immobilité. Il a une volonté d’individu, parce que, derrière le concept État, il y a effectivement des oligarques en nombre déterminé qui lui donnent sa vie réelle.

En face de cet égoïsme, le mien se lève. L’État existe en soi et pour soi. Eh bien, je prétends aussi exister en moi et pour moi. À son absolu j’oppose mon absolu, comme je fais d’ailleurs pour tous les autres concepts qui prétendent m’asservir de la même façon. Il y aurait erreur cependant à assimiler Stirner aux anarchistes de notre temps, aux « propagandistes par le fait ». Ceux-là sont des idéalistes, qui vont droit devant eux, logiciens impitoyables de l’idée de justice dont ils sont « possédés ». Millière clamant sur les marches du Panthéon : « Vive l’Humanité ! » et tombant sous les balles versaillaises, Angiolillo, à l’heure suprême, criant sa foi dans une seule parole « Germinal ! » n’ont rien de commun avec le positivisme glacé de Stirner. Dans ces têtes il y avait l’aperception de germinations futures d’idées et de forces, il y avait l’idéal chrétien, l’Homme-Dieu, le Superhomme. Tandis que l’Égoïste est à lui-même son parti, sa patrie, son Être Suprême, son Humanité, etc.

Étant à moi-même mon État, je pratique la Raison d’État.

L’expérience ayant démontré, aux Princes, l’excellence du machiavélisme, comme il n’y a pas pour moi d’autre prince que moi, il va de soi que je lui emprunterai ses moyens d’action. Mais il n’est pas à craindre que je me précipite tête baissée contre la muraille de l’État : ce serait me ruer au suicide, ébranler peut-être l’État, mais pour d’autres qui viendraient après moi, or je ne connais pas les autres, je suis unique. Je ne m’inquiète que de moi-même. L’important à mes yeux, c’est de faire que cette muraille n’existe pas pour moi, je la minerai si je ne puis tenter l’assaut, ma préoccupation de tous les instants sera de manifester ma volonté et mon existence en tous sens. Si j’ai des forces suffisantes, je livrerai ouvertement le combat, sinon je me soumettrai… en apparence. J’utilise tous les moyens à ma portée, la ruse, le mensonge, les faux serments. La société n’a pas de prise sur moi, parce que je ne connais pas le Respect et que je ne frémis pas devant les puissances invisibles qu’elle place sur ma route. Je ne me révolte pas et cependant ma vie est une insurrection constante. Je guette les instants de faiblesse des forces qui pèsent sur moi et je porte toute mon action là où elles défaillent. « Je contourne les lois d’un peuple jusqu’à ce que j’aie pu rassembler mes forces pour les renverser. » — « D’ailleurs, la tromperie, l’hypocrisie, le mensonge paraissent pires qu’ils ne sont. Qui, pour cacher une atteinte aux lois, ne voudrait tromper la police, la loi ; qui, devant les sbires, ne prendrait aussitôt la mine d’un citoyen honnête et loyal ? Celui qui ne le fait se laisse faire violence, il est lâche — par conscience. » Stirner paraît ainsi tenir en bien petite estime l’apôtre ou le héros. Son Égoïste n’a pas les yeux fixés sur le Surhomme du passé ou de l’avenir. Il ne cache pas dans sa paillasse un Mémorial de Sainte-Hélène et le portrait de Napoléon, il a simplement les yeux fixés sur lui-même. Stirner fait aussi peu de cas de l’héroïsme d’un Socrate. Pour lui, son refus de fuir est une faiblesse. Il avait encore la superstition du pouvoir établi et il sanctionna sa condamnation en l’acceptant.

Le vrai courage c’est d’oser secouer les chaînes idéales, d’affronter sans terreur le fantôme. L’État connaît nos âmes faibles : « Il ne compte pas sur notre bonne foi et notre amour de la vérité, mais sur notre intérêt et notre égoïsme, il fait fond sur ce que nous ne voulons pas nous brouiller avec Dieu par un faux serment. » Avec les temps nouveaux, naît une espèce nouvelle de héros : ceux qui sauront libérer leurs âmes des derniers préjugés, ceux qui auront « le courage héroïque du mensonge ». Voilà, soit dit en passant, qui mettrait singulièrement à l’aise certains grands menteurs de notre époque (1898-1899) qui se trouvent avoir réalisé, sans le savoir, l’Égoïste de Stirner.

L’Égoïste ne revendique pas de droits. Car ces droits lui sont ou octroyés ou reconnus, suivant qu’il a affaire à un prince ou à une République, ce qui suppose la possibilité d’un refus ou d’une non-reconnaissance, à moins que l’on proclame le Droit une entité supérieure et antérieure à l’individu qui retombe alors au pouvoir de l’idée. Il ne connaît pas des libertés. Le mot liberté suppose, en effet, une discussion antérieure ; or, il n’y a pas plus lieu de mettre en discussion les fonctions de l’être moral et intellectuel que celles du corps humain. Votre « liberté de penser » équivaut à une « liberté de digestion ».

J’ai des propriétés qui sont à moi du fait que j’existe ; je ne veux pas des libertés qui ne sont que des facultés qui supposent un distributeur et qui ont par avance un contenu déterminé.

Dans l’État moderne, par exemple, pour être libre il faut être citoyen. Sois citoyen, c’est-à-dire assujettis-toi à toutes les contraintes imposées par la qualité du citoyen et tu es libre en dehors de ces contraintes. Tu es libre aujourd’hui à titre de citoyen comme, sous Louis XIV, un « sujet loyal » était libre, comme, sous Philippe II, le catholique était libre, tant qu’il n’était pas hérétique. La liberté a pour frontière l’hérésie. Celui qui n’a pas du civisme la même notion que l’État est un hérétique d’ordre civil et trouve bientôt les limites de sa liberté. Tu as la liberté de penser parce qu’on ne peut t’empêcher de penser, mais pense en silence si tu es hérétique. Car, s’il te plaît de penser tout haut, ta pensée sera libre jusqu’à ce qu’elle s’adresse aux « choses sacrées ». Que ta critique porte sur un Droit, une Loi, un État déterminé, elle sera accueillie avec reconnaissance si en indiquant tel point faible, tel vice, elle confirme l’idée de Droit, de Loi, d’État, etc., mais qu’elle s’attaque au principe même, voilà qui est insupportable.

D’ailleurs, l’État moderne sait avec un rare bonheur jouer de la liberté contre la liberté. Voyez ce qui se passe pour la « liberté du travail ». L’État a trouvé le moyen de s’opposer à ceux qui proclament le droit au refus de travail. Hypocritement il déclare que si votre liberté de refus ne peut être violée, vous ne devez porter atteinte à la liberté d’accepter des autres — alors que cette liberté se ramène à une contrainte imposée par une misère trop atroce. La loi est d’une ambiguïté jésuitique sur les faits qui constituent une atteinte à la liberté. Et je lis, à la date du 2 octobre 1890, cette simple note de l’agence Havas qui donne à penser : Dépêche de Carmaux : « On a arrêté une femme Fréjet qui avait tenu à des ouvriers se rendant à leur travail des propos considérés comme portant atteinte à la liberté du travail. »

Le livre de Stirner est la plus forte expression de dégoût de l’hypocrisie sociale contemporaine ; en cela, c’est un livre sain. L’individualisme est né avec les doctrines d’examen. Les puissances établies se sont bien gardées de contrarier ces tendances nouvelles. Insensiblement elles ont établi l’harmonie entre les aspirations idéalistes nées du christianisme et les instincts égoïstiques. On a simplement rendu plus étroit le lien entre l’individu et l’État, on les a fait corrélatifs l’un de l’autre. On a inventé la monade sociale. L’individu a été fondu dans une individualité supérieure où il disparaît. Il se perd volontairement pour se retrouver dans un au-delà qu’on lui représente comme la réalisation la plus haute de lui-même. On ne lui parle plus d’une Jérusalem céleste. On lui montre le but plus proche et plus réel ; souffrir encore quelques générations pour y atteindre : « pas de révolution, évolution » etc., etc… Et, pendant ce temps, les foules demi-sceptiques, mais ayant pris depuis tant de siècles le pli de l’obéissance, s’écoulent passives, annihilées, l’échine courbée devant les Personnalités de Respect.

C’est contre cet anéantissement que Stirner s’insurge, et c’est au moment où naissent les grandes collectivités qu’il crie à l’individu « Fais-toi valoir », formule qu’il inscrit au seuil des temps nouveaux. Au moment où les membres épars de l’Allemagne se rapprochaient et tendaient confusément vers la grande unité aujourd’hui réalisée, il annonce la mort de l’Allemagne et la disparition des peuples qui recouvrent des millions d’individus souverains : « Mort est le peuple. Bonjour, Moi ! »

L’exaltation de Stirner est directement opposée à celle de ses contemporains. Il a l’horreur des collectivités et il n’en épargne aucune, pas même la société collectiviste qu’il appelle le régime des gueux, « Lumpengesellschaft ». Car c’est toujours pour lui l’État chrétien, il n’y a que le suzerain de changé. À Dieu on substitue simplement l’Être collectif qui étouffera plus sûrement l’individu.

Il faut que l’individu se fasse une vie « à part », qu’il se tienne isolé de tous les groupements qui ne connaissent que le membre participant et ne tiennent pas compte des êtres uniques que Moi et Toi nous sommes. Aussi Stirner ne s’embarrasse-t-il pas des systèmes sociaux et se garde-t-il bien de construire comme les autres sa Salente. Tout au plus entrevoit-il pour l’avenir la dissolution de tous les corps collectifs que remplacerait une association éternellement en devenir, jamais fixée, où l’individu entre et sort sans jamais engager son individualité. Il s’oblige seulement à certains services en retour d’autres de la part de l’association, échange qui cesse quand il lui plaît. Mais surtout il doit veiller à ne pas se laisser saisir par la société qui, étant une « cristallisation de l’association », le fixe désormais en une forme géométrique donnée, définitive, immuable, identique pour tous les cristaux intégrants que sont les membres de la communauté, les citoyens, etc. D’ailleurs il ne parle de cette association que d’une manière très générale. Il ne regarde pas trop loin en avant, de peur d’être saisi lui-même par l’Idée et d’être « possédé » à son tour.

Stirner est un destructeur d’enthousiasme. Il souffle sur les auréoles et ne nous laisse qu’une vue exacte et glacée du monde. Il ne nie pas l’idée ; mais, connaissant l’histoire, il a quelque défiance. Quand une idée généreuse apparaît, qu’on parle de la fusion des petites patries dans la plus grande Patrie, de la Fraternité des peuples, d’une ère de justice et d’amour, la terre tressaille, entrouvre ses flancs pour recevoir les hécatombes humaines qui vont être fauchées au nom de l’Idée. Épaminondas veut réaliser l’apaisement définitif et l’unité fédérale de la Grèce, il annonce l’Hellénisme. Cette noble idée a son résultat immédiat : les luttes entre les divers peuples grecs deviennent plus âpres que jamais. Épaminondas passe sa vie à verser le sang grec et meurt en pleine terre grecque, sous le fer grec. En mai 1848, on plante à Paris des arbres de la Liberté. M. Cavaignac père les abreuve en juin de sang français, — ils en pourrirent.

Faut-il donc bannir tout idéal ? Stirner ne nous l’impose pas. Il veut seulement transformer, renverser le rapport de l’individu concevant à l’idée. Il ne reconnaît pas à l’idée d’existence antérieure au sujet pensant. Donc considérons-nous comme créateurs et non comme créatures. Possédons et ne soyons pas possédés. Il ne s’agit pas de rejeter l’héritage des siècles. Les expériences douloureuses consignées dans l’histoire sont acquises. Il ne s’agit pas non plus de se mettre en travers des temps. L’idéalisme chrétien doit évoluer jusqu’au bout : « Le fanatisme ne pourra disparaître qu’après avoir épuisé l’existence et exhalé jusqu’au bout ses fureurs. »

Il y a simplement des malentendus à dissiper. Stirner fait appel à la fierté de chacun, il suscite toutes les forces de l’individu. S’il veut obtenir un résultat, ce n’est pas par « des lamentations et des pétitions » qu’il l’obtiendra, mais en l’exigeant. Le prolétaire n’a pas à jeter l’anathème sur le riche. S’il est misérable, c’est qu’il le veut, et il est directement responsable de sa propre servitude. Il est inutile de songer à des transformations sociales tant que les individus n’ont pas cette conscience. Si l’État, c’est-à-dire l’oligarchie qu’il recouvre, se trouvait en présence d’individus ayant conscience, son attitude serait autre. Le contrat qui nous lie à l’État ressemble assez à l’alliance de l’homme et du cheval. Seulement, c’est l’État qui est l’homme. Mais supposez que le cheval parvienne à la conscience, l’État se trouvera en mauvaise posture sur sa monture s’il veut user de ses procédés de la veille.

Trop longtemps les énergies individuelles ont été refoulées, et c’est l’explication de révoltes atroces. Quand le crime n’est pas une aberration pathologique, qu’il n’est pas « passionnel », il est certain que ce n’est pas seulement un intérêt malentendu qui a poussé le criminel ; il y a en lui une sorte de joie à rejeter le fardeau des lois, à se libérer de la crainte, à secouer le respect. L’anarchiste de cette fin de siècle en est le plus beau type ; mais y a-t-il une grande différence entre tel révolté qui s’adjuge le droit de sortir d’une vie qui ne lui plaît pas « en faisant claquer les portes » et tel affamé qui assassine par derrière d’un coup de hache une vieille femme pour la voler ? Raskolnikoff dit pour expliquer son crime : « Le pouvoir n’est donné qu’à celui qui se baisse pour le prendre. Tout est là, il suffit d’oser. Du jour où cette vérité m’est apparue, j’ai voulu oser et j’ai tué… Tel a été le mobile de mon action. » Qu’on diminue la pesée du Respect sur de telles âmes, la réaction égale et de sens contraire se réduira d’autant. Que l’homme ne soit plus incité par l’attrait singulier d’une résistance à vaincre et qu’il soit appelé par l’intérêt à respecter ce que le Respect enveloppe d’une terreur sacrée, et le plus fort mobile du crime disparaît.

Donc : « Prenons conscience ». Tâchons de voir clairement la politique tortueuse des oligarques. Arrachons-leur leur masque d’hypocrisie. Délivrons-nous nous-mêmes de l’hypocrisie. Mais ne rejetons pas en bloc les idées avec lesquelles nous avons vécu. Conservons celles qui nous sont utiles. Car désormais l’utilité est la norme. Stirner ne nie pas plus la vérité que l’amour. Mais ce ne doivent être que les aliments de l’esprit et du cœur. Cela n’exclut pas le sacrifice, car le sacrifice peut emporter, pour nous-mêmes, une utilité plus haute, immédiate ; mais ici le sacrifice est raisonné. Il faut que ceux mêmes qui nous le demandent comprennent que de nous au concept que nous servons il n’y a pas obligation, mais consentement volontaire, que nous ne sommes plus des troupeaux qu’on attelle aux machines ou qu’on mène à la boucherie sous prétexte de salut public. Que chacun paie à la société en raison de ce qu’il en reçoit. Si la société l’oublie, qu’il oublie la société ! Il connaît la propriété des autres si, en quelque façon, il est propriétaire, sinon non. Il défend la propriété des autres, s’il en a une à défendre et s’ils défendent la sienne, sinon non. Désormais ; le contrat n’est plus un postulat, il existe. Il se conclut et se refuse tous les jours. Car l’individu ne contracte qu’à bon escient et ne fait pas de marché de dupe.

… Mais avant cela il faut que les individus, tous les individus arrivent à la conscience. Or les masses humaines ne seront jamais plus conscientes de la puissance formidable qu’elles représentent en face de la poignée d’hommes qui les tient asservies que les forces naturelles ne le sont de l’infinie faiblesse de l’homme qui les gouverne.


HENRI LASVIGNES.