L’Unique et sa propriété (traduction Lasvignes)/Partie 2/Chapitre 2


II


LE PROPRIÉTAIRE


Puis-je par le libéralisme parvenir à Moi et à ce qui est Mien ?

Qui donc le libéral considère-t-il comme son égal ? L’homme ! Sois seulement homme — et tu l’es certes — le libéral te nomme son frère. Il s’inquiète très peu de tes opinions et divagations personnelles, s’il peut apercevoir « l’homme » en toi.

Mais comme il s’inquiète peu de ce que tu es comme être privé, et même, s’il est strictement conséquent avec son principe, qu’il n’y attache aucune importance, il ne voit en toi que ce que tu es comme espèce : ce n’est pas toi qu’il voit mais l’espèce, non pas Hans ou Kunz, mais l’homme, non pas l’être réel ou unique, mais ton essence, ton concept, non pas l’être corporel, mais l’esprit.

Hans, tu ne serais pas son égal, parce qu’il est Kunz et par conséquent n’est pas Hans ; comme homme tu es la même chose qu’il est ; et comme, en tant que Hans, tu n’existes pas pour lui, — s’il est vraiment libéral et n’est pas un égoïste inconscient — il se rend ainsi la fraternité très facile : ce n’est pas Hans duquel il ne sait rien et ne veut rien savoir qu’il aime en toi, mais l’Homme.

Ne pas voir autre chose entre toi et moi que des « hommes » c’est pousser à l’extrême la conception chrétienne suivant laquelle chacun n’est rien qu’un concept pour l’autre (par exemple, un être appelé à la félicité, etc.).

Le christianisme proprement dit nous rassemble encore sous une autre conception moins générale : Nous sommes les « enfants de Dieu » et « l’esprit de Dieu nous anime » . Tous cependant ne peuvent se vanter d’être enfants de Dieu, mais « ce même esprit qui témoigne à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu manifeste aussi quels sont les enfants du Diable[1] » . Par conséquent un homme pour être enfant de Dieu ne devrait pas être l’être du Diable ; la filiation divine exclurait certains hommes. Au contraire pour être enfants de l’Homme, c’est-à-dire être hommes, nous n’avons besoin que d’appartenir à l’espèce humaine, nous n’avons besoin que d’être des spécimens de cette espèce. Mon moi t’importe peu à toi, bon libéral, il n’est que ma cause privée ; il te suffit que nous soyons tous deux enfants d’une même mère, l’espèce humaine ; comme enfant de l’homme, je suis ton égal.

Que suis-je maintenant pour toi ? Ce moi corporel, ce moi qui va et qui marche ? Rien moins que cela. Ce moi corporel avec ses pensées, ses résolutions, ses passions est à tes yeux une cause privée, qui ne te regarde pas, elle est « cause pour soi ». En tant que cause pour toi, il n’existe que mon concept, mon concept de l’espèce ; l’homme qui aussi bien qu’il s’appelle Jean, pourrait être Pierre. Ce n’est pas moi que tu vois, l’homme corporel, mais un Irréel, le fantôme, c’est-à-dire un Homme.

Nous avons reconnu comme nos égaux, au cours des siècles chrétiens, les hommes les plus dissemblables, mais à chaque fois en prenant pour mesure l’esprit que nous cherchions en eux ; ainsi l’égalité eut pour condition l’esprit de délivrance, plus tard l’esprit d’honnêteté, enfin l’esprit humain et un visage humain : telles furent les transformations du principe d’égalité.

Ainsi, en considérant désormais l’égalité comme égalité de l’esprit humain, on a découvert une égalité qui comprend tous les hommes, car qui pourrait nier que nous autres hommes, nous avons un esprit humain, c’est-à-dire pas d’autre esprit qu’un esprit humain !

Mais sommes-nous plus avancés qu’au commencement du christianisme ? Alors nous devions avoir un esprit divin, maintenant notre esprit doit être humain ; mais si le divin n’a pas épuisé ce qu’il y a en nous, comment l’humain pourrait-il exprimer entièrement ce que nous sommes ? Feuerbach par exemple pense qu’en humanisant le divin, il a trouvé la vérité. Non, si l’idée de Dieu nous a tourmentés, « l’Homme » est plus encore en état de le faire. Nous pouvons résumer ainsi : nous sommes hommes, mais c’est en nous la moindre des choses et cela n’a de signification qu’autant que c’est une de nos qualités, c’est-à-dire notre propriété. A vrai dire, je suis homme par exemple comme je suis un être vivant, une bête, un Européen, un Berlinois, etc. Mais celui qui m’estimerait seulement comme homme ou comme Berlinois m’accorderait une estime qui me laisserait bien indifférent. Et pourquoi ? parce qu’il n’estimerait qu’une de mes qualités, non Moi.

Il en va exactement de même de l’esprit. Un esprit chrétien, un esprit loyal et honnête peut bien être ma qualité acquise, ma propriété, mais je ne suis pas cet esprit : il est mien, je ne suis pas sien.

Par suite nous n’avons dans le libéralisme que la continuation de l’antique mépris du moi. Au lieu de me prendre comme je suis, on ne voit que ma propriété, ma caractéristique et l’on conclut avec moi une honnête union pour ma seule propriété ; c’est ce que j’ai qu’on épouse, non ce que je suis. Le chrétien s’en tient à mon esprit, le libéral à mon humanité.

Mais si l’esprit que l’on ne considère pas comme la propriété du moi corporel, mais comme le moi propre lui-même, et un fantôme, l’homme aussi qui n’est pas reconnu comme ma propriété, mais comme le moi propre, n’est qu’un fantôme, une pensée, un concept.

C’est pourquoi le libéral tourne dans le même cercle que le chrétien. Parce que l’esprit de l’humanité, c’est-à-dire l’homme habite en toi, tu es homme, comme tu es chrétien quand l’esprit de Christ habite en toi ; mais parce qu’il n’habite en toi que comme un second moi, bien qu’étant ton toi propre ou « le meilleur » de ton moi, il reste au-delà de toi, et tu dois t’efforcer de devenir entièrement l’Homme. Effort aussi infructueux que celui du chrétien pour devenir entièrement esprit béat !

Maintenant donc que le libéralisme a proclamé l’Homme, on peut dire que les conséquences dernières du christianisme sont accomplies et qu’en réalité le christianisme ne s’est pas donné originairement d’autre tâche que de réaliser « l’Homme », « l’Homme vrai ». Nous voyons alors que nous étions le jouet d’une illusion quand nous croyions que le christianisme attribuait au moi une valeur infinie, par exemple dans les doctrines de l’immortalité, du salut de l’âme, etc. Non, cette valeur il ne la confère qu’à l’Homme. L’Homme seul est immortel, et c’est seulement parce que je suis Homme, que je suis immortel. En fait, le christianisme devrait aussi enseigner que personne ne meurt tandis que le libéralisme égalise tous les êtres humains comme Hommes ; mais cette éternité comme cette égalité, n’intéresse que l’Homme en moi, non moi. C’est seulement parce que je porte et héberge l’Homme en moi que je ne meurs pas, car on sait que « le roi ne meurt pas ». Louis meurt, mais le roi reste ; je meurs, mais mon esprit, l’Homme, subsiste. Maintenant pour m’identifier entièrement à l’Homme, on a inventé et établi la prétention suivante : Je dois devenir « un être réel de l’espèce »[2].

La religion Humaine n’est que la dernière métamorphose de la religion chrétienne. Car le libéralisme est religion parce qu’il sépare mon être de moi-même et le place au-dessus de moi, parce qu’il exalte « l’Homme » autant qu’une religion quelconque exalte son Dieu ou son idole, parce qu’il en fait un au-delà, parce qu’il fait généralement de tout ce qui est mien, de mes qualités, de ma propriété, quelque chose d’étranger à moi, une « essence », bref parce qu’il me place parmi les hommes et me crée par là une « mission » ; mais le libéralisme se manifeste encore comme religion quand il exige le zèle de la foi pour cet être suprême, « l’Homme », une foi qui prouvera enfin son zèle ardent, un zèle que rien ne pourra vaincre[3]. Mais comme le libéralisme est religion humaine, celui qui confesse cette religion se montre tolérant envers le confesseur de toute autre (catholique, juive, etc.), comme faisait Frédéric à l’égard de quiconque accomplissait ses devoirs de sujet, à quelque genre de béatitude qu’il se rattachât. Cette religion doit être élevée maintenant au rang de culte public et être distincte des autres qui sont « pures niaiseries d’ordre privé » à l’égard desquelles, en raison de leur insignifiance, on pratique le libéralisme le plus large.

On peut la nommer la religion de l’État, la religion de « l’État libre », non pas, dans le sens admis jusqu’ici, qu’elle soit préférée ou privilégiée de l’État, mais comme une religion que « l’État libre » est autorisé, bien plus, astreint à exiger de chacun des siens, qu’il soit dans le privé, juif, chrétien ou ce qu’on voudra. Elle rend à l’État le même service que la piété filiale à la famille. Pour que la famille soit reconnue et maintenue par chacun des siens dans toute son intégrité, il faut que le lien du sang soit sacré et que le sentiment d’un quelconque de ses membres soit celui de la piété, du respect pour les liens du sang, de telle sorte que tous ceux qui tiennent à lui par le sang lui soient sacrés. Ainsi, pour tout membre de la communauté de l’État, cette communauté doit être sacrée et l’idée qui, pour l’État, est l’idée suprême, doit l’être aussi pour le membre.

Mais quelle est pour l’État la conception la plus haute ? Être une société réellement humaine en laquelle peut être accueilli comme membre quiconque est réellement homme, c’est-à-dire n’est pas Inhumain. Si loin que puisse aller la tolérance d’un État elle cesse en face du non-homme, en face de l’inhumain. Et pourtant ce non-homme est un homme ; « l’inhumain » même contient quelque chose d’humain, possible seulement à un homme, impossible à une bête, quelque chose « d’humainement possible ». Mais bien que tout non-homme soit un homme, l’État l’exclut pourtant, c’est-à-dire l’enferme et fait d’un membre de l’État un prisonnier (sous le régime communiste, la prison devient maison de fous ou la maison de santé).

Il n’est guère difficile de dire en termes frustes ce qu’est un non-homme : c’est un homme qui ne correspond pas au concept de l’homme, de même que l’inhumain est de l’humain qui ne répond pas au concept de l’humain. La logique appelle cela un « jugement contradictoire ». Pourrait-on exprimer ce jugement qu’un homme peut être sans être homme, si on ne faisait pas valoir l’hypothèse que le concept d’homme peut être séparé de l’existence, l’être de l’apparence ? On dit : il a l’apparence de l’homme, mais ce n’est pas un homme.

Pendant de longues suites de siècles, on a porté ce « jugement contradictoire ». Bien plus encore, en ces temps il n’y eut que des non-hommes. Quel individu aurait correspondu au concept ? Le christianisme ne connaît qu’un homme et cet homme unique — Christ — est en même temps au sens inverse du mot un non-homme, c’est-à-dire un surhomme, un Dieu. L’homme réel n’est que le non-homme.

— Des hommes qui ne sont pas des hommes qu’est-ce sinon des fantômes ? Tout homme réel, parce qu’il ne correspond pas au concept « homme », ou parce qu’il n’est pas l’« homme-espèce » est un fantôme. Mais suis-je encore un non-homme, quand cet homme qui se dressait devant moi comme mon idéal, ma mission, mon essence, mon concept et m’apparaissait dans un au-delà, je le rabaisse à mon moi propre, à ma propriété inhérente, de sorte que l’homme n’est pas autre chose que mon humanité, mon état d’homme, et que tout ce que je fais est humain parce que je le fais et non parce que cela correspond au concept « homme » ? Je suis réellement l’homme et le non-homme et je suis en même temps plus qu’homme, c’est-à-dire que je suis le moi qui possède cette qualité en bien propre.

Finalement on devait en arriver à ceci que l’on exigeât de nous non plus d’être chrétiens, mais hommes ; car quoique nous n’eussions jamais pu devenir réellement des chrétiens et que nous fussions toujours restés de « pauvres pécheurs » (le chrétien étant un inaccessible idéal), cependant l’absurdité n’en était pas si manifeste et l’illusion était plus facile qu’aujourd’hui où, à nous qui sommes hommes et agissons en hommes et qui ne pouvons faire autrement que d’être tels et d’agir ainsi, on impose la condition que nous soyions hommes, de « vrais hommes » .

Les États d’aujourd’hui, encore tout imprégnés de leur mère l’Église, imposent aux leurs toutes sortes d’obligations — comme par exemple le devoir religieux — qui ne les concernent nullement comme États ; mais il n’en nient pas d’une manière générale l’importance quand ils veulent être considérés comme des sociétés humaines dont l’homme en tant qu’homme peut être membre, quand bien même il est moins privilégié que d’autres membres participants ; la plupart admettent les adhérents de toute secte religieuse et reçoivent les gens sans distinction de race ou de nationalité : Juifs, Turcs, Maures, etc., peuvent devenir citoyens Français. L’État avant de vous accueillir demande seulement si vous êtes hommes. L’Église qui était une société de croyants ne pouvait accueillir tous les hommes dans son sein ; l’État société d’hommes le peut. Mais quand l’État suit au pied de la lettre son principe de ne pas imposer aux siens d’autre condition que d’être homme (jusqu’ici les Américains du Nord eux-mêmes ont exigé encore que chacun de leurs concitoyens eût une religion, du moins la religion de la probité, de l’honnêteté), il creuse sa tombe. Tandis qu’il s’imagine posséder dans ses citoyens des hommes véritables, ceux-ci sont devenus, dans l’intervalle, de purs égoïstes et chacun d’eux l’exploite suivant ses forces et au mieux de ses intérêts égoïstes. Par les égoïstes la « société humaine » va à sa ruine, car ils ne se comportent plus comme des hommes entre eux : chacun d’eux s’avance égoïstement comme un moi contre d’autres moi absolument différents et antagonistes de son moi.

Dire que l’État doit compter sur notre humanité revient à dire qu’il doit compter sur notre moralité. Voir dans autrui l’homme et le traiter comme homme s’appelle agir moralement. C’est absolument ce qu’on appelle « l’amour spirituel » du christianisme. Si en toi et en moi je ne vois que l’homme et rien que l’homme, j’ai souci de toi comme j’aurais souci de moi, car nous ne représentons tous deux que la proposition mathématique. A = C et B = C conséquemment A = B, c’est-à-dire que toi et moi ne sommes rien autre chose qu’hommes et par suite que toi et moi sommes la même chose. La morale ne peut s’entendre avec l’égoïsme parce que ce n’est pas moi, mais seulement l’homme en moi qu’elle veut faire valoir. Mais si l’État est une société d’hommes et non une réunion de moi dont chacun n’a que soi en vue, il ne peut subsister sans morale et doit être établi sur la morale.

C’est pourquoi nous sommes, l’État et moi, ennemis. Moi, l’égoïste, je ne m’inquiète guère du bien de « cette société humaine » ; je ne lui sacrifie rien, je l’utilise seulement ; mais pour pouvoir l’utiliser complètement, je la transforme aussitôt en ma propriété, en ma créature, c’est-à-dire que je l’annihile et crée à sa place une association d’égoïstes.

Ainsi l’État trahit son hostilité envers moi en exigeant que je sois homme, ce qui suppose que je puis aussi ne pas l’être et passer à ses yeux pour un « non-homme » ; il m’impose l’état d’homme comme un devoir. Ensuite il exige que je ne fasse rien qui porte atteinte à son existence qui doit être sacrée pour moi. Je ne dois pas être égoïste mais un homme « honnête et droit », c’est-à-dire un homme moral. Bref, il faut que je sois impuissant et respectueux devant l’État et la constitution, etc.

Cet État qui certes n’est pas l’État présent, mais attend encore sa création, est l’idéal du libéralisme progressif. Une véritable « société humaine » doit apparaître dans laquelle tout « homme » trouvera place. Le libéralisme veut réaliser « l’homme », c’est-à-dire créer pour lui un monde qui serait le monde humain ou la société humaine générale (communistique). On a dit : « l’Église n’a pu prendre en considération que l’esprit, l’État doit avoir égard à l’homme tout entier »[4]. Mais « l’homme » n’est-il pas « esprit » ? La substance de l’État est précisément « l’homme », cette irréalité et lui-même n’est qu’une « société d’hommes ». Le monde que crée le croyant (l’esprit croyant) s’appelle l’Église, le monde que crée l’homme (l’esprit humain) s’appelle l’État.

— Mais ce n’est pas mon monde. Mon action n’est jamais humaine in abstracto, mais elle m’est toujours propre, c’est-à-dire qu’elle diffère de toutes les autres actions humaines et que c’est seulement par cette différence qu’elle est un fait réel et qui m’est propre. L’humain, en elle, est une abstraction et comme tel est son esprit, c’est-à-dire un être abstrait.

Bruno Bauer, dans sa « Question juive », exprime les mêmes idées ; il dit par exemple que la vérité de la critique est la dernière de toutes et qu’elle est la même vérité que cherche le christianisme : l’Homme. « L’histoire du monde chrétien est l’histoire du combat suprême pour la vérité, car en elle — et seulement en elle ! — il s’agit de la découverte de la première ou dernière vérité — de l’homme et de la liberté. »

Eh bien ! acceptons ce point acquis et prenons l’homme pour le résultat définitif de l’histoire chrétienne et généralement de tout effort idéal ou religieux de l’humanité. Maintenant qui est homme ? Moi ! L’homme fin et résultat du christianisme est, en tant que Moi, le commencement et la matière à utiliser de la nouvelle histoire, histoire de la jouissance après l’histoire du sacrifice, histoire non de l’homme ou de l’humanité, mais de moi. L’homme est la chose générale. Et maintenant moi et l’égoïste sommes réellement la chose générale, car chacun est égoïste et se met au-dessus de tout. Le judaïsme n’est pas purement égoïste parce que le Juif s’abandonne encore à Jéhovah, de même pour ce qui est chrétien, parce que le Chrétien vit par la grâce de Dieu et se soumet à lui. Un homme pris comme juif ou comme chrétien, voit satisfaits seulement certains de ses besoins, non lui-même ; c’est un demi-égoïsme, parce que c’est l’égoïsme d’un demi-homme, qui est moitié lui-même et moitié juif ou moitié son propre maître et moitié esclave. C’est pourquoi le juif et le chrétien s’excluent toujours à moitié, c’est-à-dire qu’il se reconnaissent comme hommes et s’excluent comme esclaves, parce qu’ils servent deux maîtres différents. S’ils pouvaient être absolument égoïstes, ils s’excluraient entièrement et seraient d’autant plus unis. Leur faute n’est pas de s’exclure mais de ne le faire qu’à moitié. Au contraire, Bruno Bauer pense que juifs et chrétiens ne pourront se considérer et se traiter réciproquement comme des hommes que lorsqu’ils renonceront à l’être particulier que les sépare et les oblige à une séparation éternelle, qu’ils reconnaîtront l’essence générale de « l’homme » et la considéreront comme « leur être vrai » .

D’après lui, la faute des juifs et des chrétiens c’est qu’ils veulent être et avoir quelque chose « d’à part » au lieu d’être hommes et de lutter pour atteindre l’humain, « les droits de l’homme ». Il pense que leur erreur fondamentale consiste dans la foi qu’ils ont d’être « privilégiés », de posséder des « privilèges », dans la foi au privilège. Il leur présente en revanche les droits de l’homme communs à tous. Les Droits de l’homme !

L’homme est l’homme au sens général du mot, et en tant que chacun soit homme. Désormais chacun doit avoir les éternel droits de l’homme, et dans la « démocratie » parfaite — ou plus exactement dans l’anthropocratie — il doit en jouir suivant la conception communiste. Mais c’est moi seul qui ai tout ce que je me procure : en tant qu’homme, je n’ai rien. On voudrait voir affluer à l’homme tous les biens, uniquement parce qu’il a le titre « d’homme ». Mais Moi, c’est sur Moi que je mets l’accent et non sur l’homme que je suis.

L’homme est quelque chose comme ma qualité (ma propriété), de même la virilité, la féminité. L’idéal des anciens fut d’être homme au sens absolu du mot ; leur vertu c’est virtus ou αρητη, c’est à dire virilité. Que penser d’une femme qui ne voudrait être qu’absolument « femme ». La chose n’est pas donnée à toutes et plus d’une s’imposerait ainsi une tâche impossible. Au contraire, elle est dans tous les cas féminine par sa nature même, la féminité est sa qualité et elle n’a pas besoin de la « pure féminité ». Je suis homme absolument comme la terre est une étoile. Il serait aussi ridicule d’imposer à la terre d’être une « étoile véritable » que de me charger de la mission d’être un homme véritable.

Quand Fichte dit : « Le moi est tout » cette parole paraît absolument en harmonie avec tout ce que j’avance. Seulement, le moi n’est pas tout mais il détruit tout, et c’est seulement le moi qui se résout soi-même, le moi qui n’est jamais à venir, le moi fini, qui est seul réel. Fichte parle du moi « absolu » mais je parle de moi, du moi périssable.

Les conceptions homme et moi paraissent bien près d’être la même chose, cependant on voit, dans Feuerbach par exemple, que l’expression « homme » doit caractériser le moi absolu, l’espèce, non le moi périssable, individuel. Égoïsme et humanité devraient signifier la même chose, mais d’après Feuerbach, l’être isolé (« l’individu ») peut seulement « s’élever au-dessus des bornes de son individualité, non au-dessus des lois, qui déterminent essentiellement et positivement son espèce[5]. » Mais l’espèce n’est rien et quand l’individu s’élève au-dessus des bornes de son individualité c’est bien plutôt lui-même comme individu qu’il élève, et il n’est que tant qu’il s’élève, et il n’est que tant qu’il ne reste pas ce qu’il est, autrement il serait fini, mort. L’homme n’est qu’un idéal, l’espèce n’existe que dans la pensée. Être un homme ne signifie pas remplir l’idéal de l’homme, mais se manifester soi, l’individu. Ma tâche n’est pas de réaliser le concept général de l’homme, mais de me suffire à moi-même. C’est moi qui suis mon espèce, je n’ai ni norme, ni loi, ni modèle, ni autres bornes du même genre. Possible qu’avec mon seul moi je puisse très peu de chose, mais ce peu est tout, ce peu vaut mieux que ce que je ferais de moi par la force des autres, par le dressage des mœurs, de la religion, des lois, de l’État, etc. Mieux vaut — s’il faut qu’il soit question du mieux — mieux vaut un enfant sans éducation qu’un enfant savant avant l’âge, un homme rétif qu’un autre qui se plie docilement à tout. L’homme sans éducation, l’homme qui se cabre, a encore le moyen de se former suivant sa propre volonté, l’homme mûri avant l’âge et docile est déterminé par l’espèce et par ses exigences, elle est pour lui la loi. Elle le détermine ; car qu’est pour lui l’espèce, sinon « sa détermination », « sa mission ». Que je considère l’humanité, « l’espèce » comme un idéal vers lequel je dois tendre, ou que je fasse le même effort vers Dieu ou Christ : où est la différence essentielle ? Tout au plus peut-on dire que l’un des idéals est plus déformé que l’autre. De même que l’individu est toute la nature, de même il est toute l’espèce.

Tout ce que je fais, pense, etc., bref mon expression, la manifestation de moi-même est conditionnée parce que je suis. Le juif par exemple ne peut vouloir que de telle et telle façon et ne « se donner » que comme tel ou tel ; le chrétien ne peut se donner, se manifester, etc. que comme chrétien. S’il t’était possible d’être chrétien ou juif, tu ne montrerais au jour que du juif ou du chrétien ; seulement ce n’est pas possible, tu restes, dans le sens le plus étroit du mot, un égoïste, et tu pèches contre ce concept, c’est-à-dire que tu n’es pas = au Juif, au Chrétien.

Comme toujours l’égoïstique réapparaît ; on a demandé un concept plus parfait qui exprimât réellement ce que tu es, et qui étant ta véritable nature contînt toutes les lois de ton activité. « L’homme » est ce qu’on a trouvé de plus parfait dans ce genre. Comme juif tu es trop peu et ta mission ne se borne pas au judaïsme. Être un Grec, un Allemand, est insuffisant. Sois un homme, alors tu a tout ; donc considère l’humain comme ta mission.

Je sais maintenant ce que je dois être et le nouvel évangile peut être écrit. De nouveau le sujet est subordonné au prédicat, l’individu au général ; de nouveau l’autorité est assurée à une idée et la base est posée d’une nouvelle religion. C’est là un progrès dans le domaine religieux et spécialement dans le domaine chrétien, mais on n’a pas fait un pas hors de ce domaine.

Si on le tente l’on tombe dans l’indicible. Pour Moi la langue misérable n’a pas de mots, et « le mot », le logos, n’est pour moi qu’un mot « pur et simple » .

On cherche mon être, comme ce n’est pas le Juif, l’Allemand, etc., c’est l’homme. « L’homme est mon être. »

Je suis contraire ou hostile à moi-même ; j’ai horreur et dégoût de moi-même ; je m’exècre ou tout au moins je ne me suffis pas à moi-même, je ne me contente pas de moi-même. De tels sentiments jaillit l’analyse du moi ou l’autocritique. L’abnégation de soi-même est le commencement de la religiosité, la critique achevée en moi en est la conclusion.

Je suis possédé et veux me délivrer du « mauvais esprit », comment commencerai-je ? Je commets en toute assurance le péché qui paraît au chrétien le pire de tous, le blasphème contre le Saint-Esprit. « Quiconque blasphème le Saint-Esprit ne trouvera éternellement aucune rémission et sera reconnu coupable au tribunal de Dieu ». Je ne veux aucune rémission et ne redoute pas le tribunal de Dieu.

L’homme est le dernier esprit mauvais ou fantôme, c’est le menteur qui fait le plus illusion, qui inspire le plus confiance, habile entre tous, la mine honnête, le père de tous les mensonges.

L’égoïste en se tournant contre les prétentions et les idées du présent, accomplit impitoyablement une immense déconsécration. Rien n’est sacré pour lui.

Il serait fou d’affirmer qu’il n’y a aucune puissance au-dessus de la mienne. Seulement la position que je me donne en face de celle-ci sera tout autre qu’au moyen âge. Je serai l’ennemi de cette puissance supérieure alors que la religion nous enseigne de faire d’elle notre amie et d’être humble envers elle.

Le déconsacré boute sa force contre toute crainte de Dieu, car la crainte de Dieu le déterminerait dans ce qu’il laisserait subsister de sacré. Que dans l’Homme-Dieu ce soit Dieu ou l’Homme qui exerce la puissance divine, qu’il subsiste, en faveur de Dieu ou de l’Homme quelque chose de sacré, cela n’altère pas la crainte de Dieu, car l’homme est vénéré comme « être suprême, » comme Dieu l’est au point de vue spécialement religieux, et réclame à ce titre notre crainte et notre respect ; tous deux nous en imposent.

Depuis longtemps la crainte de Dieu est bien ébranlée, et un « athéisme » plus ou moins conscient, extérieurement reconnaissable à un « anticléricalisme » de plus en plus étendu est devenu involontairement la note dominante. Seulement ce que l’on a pris à Dieu a été conféré à l’homme et la puissance de l’humanité s’est accrue proportionnellement à ce que la piété a perdu : « l’homme » est le Dieu d’aujourd’hui, et la crainte de « l’homme » a pris la place de l’antique crainte de Dieu.

Mais parce que l’homme ne représente qu’un autre être suprême, l’être suprême n’a fait que se métamorphoser et la crainte de l’homme n’est qu’un autre forme de la crainte de Dieu.

Nos athées sont des gens pieux.

Si à l’époque dite féodale nous recevions tous un fief de Dieu, nous avons dans la période libérale le même rapport féodal avec l’Homme. Dieu était le Seigneur, maintenant c’est l’Homme ; Dieu était le médiateur, maintenant c’est l’Homme ; Dieu était l’esprit, maintenant c’est l’Homme.

Dans ce triple rapport, le régime féodal a subi une déformation. Aujourd’hui nous recevons d’abord de l’Homme tout-puissant notre puissance qui, venant d’un être supérieur, ne s’appelle pas puissance ou force mais « droit » . Ensuite nous recevons de lui en fief notre position dans le monde, car lui, le médiateur s’entremet pour arranger notre vie sociale qui ne peut être autre qu’« humaine » ; finalement nous recevons de lui en fief propre notre propre valeur en tout ce que nous valons, car nous ne valons rien quand il n’habite pas en nous, quand et partout où nous ne sommes pas « humains ». — La puissance est à l’Homme, le monde est à l’Homme, j’appartiens à l’Homme. Mais comment ne m’est-il pas permis de M’annoncer le suzerain, le médiateur, de Me déclarer mon moi propre ! Car alors je dirai :

Ma puissance est ma propriété.

Ma puissance me donne ma propriété.

Je suis moi-même ma puissance et je suis par elle ma propriété.


1. — MA PUISSANCE


Le droit est l’esprit de la société. Si la société a une volonté, cette volonté est précisément le droit : elle ne subsiste que par le droit. Mais comme elle ne subsiste que parce qu’elle exerce une souveraineté sur les individus, le droit est sa volonté souveraine. Aristote dit que la justice est le fruit de la société.

Tout droit existant est droit étranger, c’est un droit qu’on me « donne », qu’on me « fait ». Aurais-je donc droit, si tout le monde me donnait droit. Et cependant qu’est-ce, ce droit que j’obtiens dans l’État, dans la société, sinon un droit qui m’est conféré par des étrangers. Si un imbécile me fait droit, mon droit m’inspire de la défiance ; sa justice m’est insupportable. Mais aussi quand un sage me fait droit, je n’ai pas encore ce droit. Il est absolument indépendant de la justice du fou ou du sage que j’aie droit.

Pourtant, jusqu’ici nos regards ont été tournés vers ce droit. Nous cherchons le droit et dans ce but nous nous tournons vers le tribunal. Quel tribunal ? Royal, pontifical, populaire, etc. Un tribunal du Sultan peut-il exprimer un autre droit que celui que le Sultan a ordonné ? Si je cherche un droit qui ne soit pas d’accord avec le droit du Sultan, me donnera-t-il droit ? M’accordera-t-il la haute trahison comme un droit, quand dans le sens du Sultan elle n’en est pas un ? M’accordera-t-il comme un droit la libre expression de mon opinion, si le Sultan ne veut rien savoir de ce droit qui est mien. Que cherché-je donc devant ce tribunal ? Je cherche le droit du Sultan, non mon droit ; je cherche un droit étranger. Tant que ce droit étranger sera d’accord avec le mien, certes, je trouverai dans ce droit, mon droit.

L’État ne permet pas que l’on en vienne aux mains d’homme à homme ; il s’oppose au duel. Même une simple bastonnade, quand bien même aucun des combattants n’appelle la police, est punie, sauf quand c’est un chef de famille qui administre une correction à son enfant. La famille y est autorisée et en son nom le père, mais la chose ne m’est pas permise à moi, en tant qu’individu.

La « Vossische Zeitung » nous dépeint l’« État du droit ». Là, tout doit être décidé par le juge et par un tribunal. Le tribunal supérieur de censure est pour elle un « tribunal où se prononce le droit ». Quel droit ? Le droit de censure. Pour reconnaître les sentences de ce tribunal comme étant le droit, il faut tenir la censure pour droit. Cependant on pense que ce tribunal présente une garantie. Certes, garantie contre l’erreur d’un seul censeur ; il donne au législateur la garantie que sa volonté ne sera pas faussement interprétée, mais il emploie « la sainte puissance du droit » à rendre d’autant plus formidables ses lois contre les écrivains.

— Il n’y a pas d’autre juge que moi-même qui puisse décider si j’ai raison ou non. Les autres peuvent seulement examiner et juger s’ils sont d’accord avec mon droit et s’il est aussi droit pour eux.

Prenons encore autrement la chose. Je dois dans le sultanat, honorer le droit du Sultan, le droit du peuple dans les républiques, le droit commun dans les communautés catholiques, etc. Je dois me soumettre à tous ces droits, les tenir pour sacrés. Un « sens légal », un « sens du droit » est gravé si profondément en nous que de nos jours les plus révolutionnaires veulent nous soumettre à un nouveau « droit sacré », au « droit de la société », au « droit de l’humanité », au « droit de tous », etc. Le droit de « tous » doit passer avant mon droit. Certes, le droit de tous serait aussi mon droit, parce que j’appartiens à tous ; seulement ce n’est pas parce c’est le droit des autres, de tous les autres, que je désire son maintien. Je ne le défendrai pas parce que c’est le droit de tous, mais parce que c’est mon droit, et chacun n’a qu’à faire comme moi et à s’en assurer la garantie. Le droit de tous (par exemple, manger) est le droit de tout individu. Que chacun maintienne inviolé ce droit pour soi, tous les autres en font autant d’eux-mêmes ; mais qu’il ne s’inquiète pas des autres, qu’il n’aille pas s’enflammer pour ce droit par la raison que c’est le droit de tous.

Mais les réformateurs socialistes nous prêchent un « droit de la Société ». Alors l’individu devient l’esclave de la Société et n’a droit que si la Société lui donne droit, c’est-à-dire s’il vit suivant les lois de la Société, s’il est loyal. Que je sois loyal sous un tyran ou dans la « Société » de Weitling, c’est la même absence de droit ici et là, car dans les deux cas, ce n’est pas mon droit, mais un droit étranger que j’ai.

À propos de droit on demande toujours : « De qui ou de quoi tiens-je tel droit ? » Réponse : de Dieu, de l’amour, de la raison, de la nature, de l’humanité, etc. — Non, c’est seulement ta force, ta puissance qui te donne le droit (ta raison, par exemple, peut te le donner).

Le communisme qui admet que les hommes « ont, de nature, des droits égaux » est en contradiction avec le principe propre que les hommes n’ont, de nature, aucun droit. Par exemple il ne veut pas reconnaître que la nature donne aux parents des droits sur leurs enfants ou que ceux-ci en aient sur leurs parents : il abolit la famille. Somme toute ces principes absolument révolutionnaires, babouvistes, reposent sur une conception religieuse, c’est-à-dire fausse. Qui donc peut, s’il ne se place pas à un point de vue religieux, réclamer « le droit ? » « Le droit » n’est-il pas un concept religieux, c’est-à-dire quelque chose de sacré ? « L’égalité des droits » comme la Révolution l’a établie, n’est qu’une forme nouvelle de « l’égalité chrétienne », l’égalité des frères, des enfants de Dieu, des chrétiens, etc., bref la fraternité. Toutes les questions que l’on se pose en face du droit méritent cette raillerie de Schiller :


Voilà de longues années que je me sers de mon nez.
Puis-je démontrer que j’y ai un droit réel ?


La Révolution en donnant à l’égalité l’estampille du « droit » se réfugia dans le domaine religieux, dans la région du sacré, de l’idéal. De là, par suite, la lutte pour « les droits sacrés, inaliénables de l’homme. » En face du « droit éternel de l’homme » se pose tout naturellement et à titre égal le droit bien acquis du fait établi : droit contre droit où naturellement chacun reproche à l’autre d’être un « non-droit » . Tel est le conflit de droits qui existe depuis la Révolution.

Vous voulez contre les autres « être dans le droit », vous ne le pouvez pas ; pour eux vous êtes toujours dans le « non-droit » ; car ils ne seraient pas vos adversaires, s’ils n’étaient aussi « dans leur droit », toujours ils vous « donneront tort ». Mais votre droit en face de celui des autres est un droit supérieur, plus grand, plus puissant, n’est-ce pas ? Pas le moins du monde ! Votre droit n’est pas plus puissant, si vous n’êtes pas plus puissants. Les sujets chinois ont-ils un droit à la liberté ? Donnez-la leur donc et vous verrez combien vous vous serez mépris : ne sachant pas utiliser la liberté, ils n’y ont aucun droit, ou plus explicitement, n’ayant pas la liberté, ils n’y ont pas droit. Les enfants n’ont pas droit à l’émancipation parce qu’ils ne sont pas majeurs, c’est-à-dire parce qu’ils sont des enfants. Les peuples qui se laissent maintenir en tutelle n’ont aucun droit à l’émancipation ; s’ils cessaient d’être mineurs, alors ils auraient droit d’être majeurs. Cela ne veut pas dire autre chose que ceci : tu as le droit d’être ce que tu as la force d’être.

Je tire tout droit et toute justification de moi. J’ai le droit de faire tout ce que j’ai la puissance de faire. J’ai le droit de renverser Zeus, Jéhovah, Dieu, etc. si je le puis ; si je ne le puis pas, ces Dieux subsisteront en droit et en puissance à l’encontre de moi ; mais moi, je tremblerai devant leur droit et devant leur force, anéanti par la « crainte de Dieu », j’observerai leurs commandements et je croirai agir suivant le droit en agissant suivant leur droit, comme les sentinelles de Sibérie qui se croient justifiées de tuer les forçats qui s’enfuient, puisqu’ils tuent sur ordre « de l’autorité supérieure », c’est à dire à bon droit. Mais moi, je suis par moi-même autorisé au meurtre quand je ne me le défends pas à moi-même, quand moi-même je ne redoute pas le meurtre comme un « non-droit ». Cette conception est l’idée fondamentale du poème de Chamisso « das Mordthal » où le vieil indien meurtrier contraint au respect le blanc dont il a tué les frères. Les seules choses que je n’ai pas le droit de faire sont celles que je ne fais pas d’un esprit libre, c’est-à-dire que je n’ai pas droit aux choses auxquelles je ne me donne pas droit.

Je décide si en moi c’est le droit ; hors de moi, il n’y a pas de droit. Si c’est juste pour moi, c’est juste. Il est possible, pour cette raison, que ce ne soit pas juste pour les autres ; c’est leur affaire et non la mienne : qu’ils se défendent. Et si quelque chose n’étant pas le droit pour le reste du monde, l’était pour moi, c’est-à-dire si je le voulais ainsi, je n’irais pas interroger le monde. Ainsi agit quiconque sait s’estimer, ainsi agit chacun dans la mesure où il est égoïste, car la force passe avant le droit — et cela de plein droit.

Étant « de nature » un homme, j’ai un droit égal à la jouissance de tous les biens, dit Babœuf. Ne devait-il pas dire aussi : étant de nature un prince aîné, j’ai droit au trône ? Les droits de l’homme et « les droits acquis » ont la même chose en vue, la nature, c’est-à-dire la naissance (et plus tard l’héritage, etc.) qui me donne un droit. Je suis né homme est identique à : je suis né fils de roi. L’homme naturel n’a qu’un droit naturel, parce qu’il a la puissance et des prétentions naturelles : il a un droit de naissance et des prétentions de naissance. Mais la nature ne peut me donner le droit, c’est-à-dire la capacité, la force des choses auxquelles je n’ai droit que par mon acte seul. Quand le fils du roi se place au dessus des autres enfants, c’est déjà son acte qui lui assure la préférence, quand les autres enfants approuvent et reconnaissent cet acte, c’est aussi leur acte qui les fait dignes d’être des sujets.

Que ce soit la nature, Dieu, le suffrage populaire, etc. qui me donne un droit, tout cela est le même droit étranger, ce n’est pas un droit que je prends, ou que je me donne à moi-même.

Les communistes disent aussi : travail égal donne droit à jouissance égale. Antérieurement on a agité la question de savoir si « l’homme vertueux » devait être « heureux » sur terre. Les Juifs tirèrent de la vertu cette conséquence réelle : « Afin que tu vives heureux sur cette terre. » Non, ce n’est pas le travail égal, mais la jouissance égale seule qui te donne le droit à la jouissance égale. Jouis, tu a alors droit à la jouissance. Mais as-tu travaillé et t’es-tu laissé ravir la jouissance, — « ce qui t’arrive est juste. »

Si vous prenez la jouissance, elle est votre droit ; si au contraire vous soupirez après elle, sans oser vous en saisir, elle demeure, après comme avant, le « droit bien acquis » de ceux qui ont le privilège de la jouissance. Elle est leur droit comme elle serait le vôtre si vous vous en saisissiez de vive force.

La discussion sur « le droit de propriété » fait apparaître, dans toute sa violence, le conflit des conceptions. Les communistes affirment[6] que « la terre appartient de droit à celui qui la cultive » et que « ses produits reviennent à celui qui les tire du sol ». Je pense qu’ils appartiennent à celui qui sait les prendre ou à celui qui ne se les laisse pas prendre, qui ne s’en laisse pas déposséder. S’il se les approprie, ce n’est pas seulement la terre qui lui appartient, mais le droit. Tel est le droit égoïstique, c’est-à-dire que c’est le droit pour Moi et par conséquent c’est le Droit.

Autrement le droit est une duperie. Le tigre qui bondit sur moi a droit, et moi qui l’abats, j’ai droit aussi. Ce n’est pas mon droit que je défends contre lui, mais moi-même.

Comme le droit humain est toujours quelque chose de donné, il roule toujours sur le droit que les hommes se sont donné entre eux, c’est-à-dire se sont concédé. Si l’on accorde aux nouveaux-nés le droit à l’existence, ils ont ce droit ; si on le leur refuse, comme ce fut le cas chez les vieux Romains et chez les Spartiates, ils ne l’ont pas. Car c’est la société seule qui peut le leur donner ou « concéder », ce n’est eux-mêmes qui peuvent le prendre ou se l’octroyer. On objectera : les enfants avaient cependant « de par la nature » droit à l’existence ; seulement les Spartiates refusaient de reconnaître ce droit. Mais ils n’avaient pas plus de droit à cette reconnaissance qu’ils n’en avaient à ce que les bêtes fauves auxquelles ils étaient jetés en pâture reconnussent leur droit de vivre.

On parle à tout instant du droit inné et l’on se plaint que :

Du droit qui est né avec nous
Il n’est malheureusement pas question.

Quel droit serait donc né avec moi ? Le droit d’aînesse, le droit d’hériter d’un trône, de jouir d’une éducation de prince ou de seigneur, ou encore si je suis fils de pauvres gens, de recevoir l’instruction gratuite, d’être habillé par la caisse des pauvres et enfin de gagner une pitance de pain et de hareng au travail des mines ou sur le métier de tisserand ? Ne voilà-t-il pas des droits innées, des droits qui me sont venus de mes parents par la naissance ? Vous pensez que non ; vous pensez que c’est abusivement qu’on les appelle des droits, et ce sont précisément ces droits que vous cherchez à abolir au moyen du droit inné réel. Pour fonder ce droit vous réduisez l’homme à sa plus simple expression et vous affirmez que chacun par la naissance est égal à l’autre, parce que chacun est homme. Je veux bien vous concéder que chacun naisse homme et par conséquent que les nouveaux-nés soient égaux entre eux. Mais pourquoi le sont-ils ? Uniquement parce qu’ils ne se manifestent pas autres que de simples enfants des hommes ; ce sont purement et simplement de petits hommes. Mais par là aussi ils sont différents de ceux qui ont déjà fait quelque chose de leur personnalité, et qui ne sont plus seulement « enfants des hommes » mais encore enfants de leur propre création. Ces derniers possèdent plus que de simples droits innés : ils ont acquis des droits. Quelle opposition, quel champ de bataille ! C’est la vieille lutte des droits innées de l’homme et des droits acquis ; on ne manquera pas de vous opposer ces droits acquis. Les deux parties se tiennent sur « le terrain du droit » car chacun des deux a un droit contre l’autre ; l’un a le droit inné ou naturel, l’autre le droit acquis, c’est-à-dire bien acquis.

Si vous restez sur le terrain du droit, vous en restez à la chicane de basoche[7]. On peut ne pas vous faire droit, ne pas vous « rendre justice ». Celui qui a la force a le droit ; si vous n’avez pas l’une, vous n’avez pas non plus l’autre. Cette sagesse est-elle difficile à atteindre. Voyez donc les puissants de la terre, ce qu’ils font ? Naturellement nous ne parlons ici que de la Chine ou du Japon. Cherchez donc un peu, Chinois et Japonais, à ne pas leur faire droit, et vous verrez comme ils vous jetteront aux fers. (N’allez pas confondre par là les conseils bien intentionnés qui — en Chine et au Japon — sont permis, parce qu’au lieu d’être une entrave à la force, ils la favorisent, au contraire, autant qu’il est possible). Celui qui voudrait leur donner tort n’aurait qu’une voie ouverte devant lui, celle de la force. Si, par elle, il a pu enlever la leur, alors il leur a donné réellement tort, il leur a fait perdre leur droit ; autrement, il n’a qu’à serrer silencieusement les poings, à moins que, fou présomptueux, il ne se rue au sacrifice.

Bref, Chinois et Japonais, ne réclamez pas le droit, et surtout ne réclamez pas « le droit qui vous est inné » vous n’avez pas besoin non plus de réclamer les droits bien acquis ?

Vous reculez effrayés devant les autres parce que vous croyez voir près d’eux l’ombre du droit, qui comme dans les combats homériques paraît combattre à leurs côtés comme une déesse auxiliaire. Que faites-vous ? Lancez-vous votre javelot ? Non, vous rampez tout autour pour chercher à gagner à votre cause le spectre et le persuader de combattre à vos côtés : vous briguez les faveurs d’un fantôme. Un autre demanderait simplement : Est-ce que je veux ce que veut mon adversaire ? « Non ! » Eh bien ! que mille Dieux ou diables combattent pour lui, je fonds dessus !

« L’État légal » comme nous le montre entre autres la Gazette de Voss, demande que les fonctionnaires ne puissent être destitués que par le juge, non par l’administration. Vaine illusion ! Si la loi décide qu’un fonctionnaire qu’on a vu ivre doit perdre sa place, le juge devra le condamner sur le dire de témoins, etc. Bref, le législateur devra donc indiquer très exactement tous les cas entraînant la perte de la place, si ridicules qu’ils puissent être (par exemple, celui qui rit au nez de son supérieur, qui ne va pas tous les dimanches à la messe, qui ne va pas tous les mois communier, qui fait des dettes, qui a de mauvaises fréquentations, qui manque d’initiative, etc., doit être destitué. Le législateur pourrait encore confier le règlement de ces choses à un tribunal d’honneur), ainsi le juge aurait uniquement à rechercher si le prévenu s’est rendu coupable de cette faute et, la preuve obtenue, n’aurait plus uniquement qu’à prononcer « par les voies légales » la destitution.

Le juge est perdu s’il cesse d’être mécanique, s’il n’est plus « soutenu par les règles établies pour obtenir la preuve », car s’il a encore une opinion, comme les autres, et s’il décide d’après cette opinion, ce n’est plus un acte administratif ; comme juge il ne peut prendre une décision que suivant la loi : aussi louerai-je les vieux parlements français qui voulaient rechercher eux-mêmes ce qui devait être le droit et ne codifier que ce qu’ils trouvaient conforme à leur opinion propre. Ils jugeaient du moins suivant leur droit propre et ne voulaient pas s’abandonner jusqu’à n’être que des machines du législateur, bien que, comme juges, ils ne fussent que des machines mises en action par eux-mêmes.

On dit que la peine est le droit du criminel. Seulement l’impunité est aussi son droit. Si son entreprise lui réussit, c’est justice, si elle ne lui réussit pas, c’est encore justice. Comme on fait son lit, on se couche. Si quelqu’un se précipite follement dans les dangers et y périt, nous disons bien, il a son droit, c’est-à-dire il a ce qu’il mérite, il n’a pas voulu autre chose. Mais s’il triomphait des dangers, c’est-à-dire si la force triomphait, il aurait aussi son droit. Si un enfant joue avec un couteau et se coupe, il a ce qu’il mérite ; mais s’il ne se coupe pas, il a encore ce qu’il mérite. Par suite on fait droit au criminel en lui faisant souffrir ce qu’il a risqué ; pourquoi aussi risquait-il quand il connaissait les conséquences possibles ! Mais la peine que nous suspendons au-dessus de sa tête est notre droit et non le sien. Notre droit réagit contre le sien, et « il n’est pas dans le droit » — parce que nous avons le dessus.




Mais ce qui est juste, ce qui est de droit dans une Société vient aussi en expression dans la loi ; quelle que soit la loi, elle doit être respectée — par le citoyen loyal ; on vante sous ce rapport le sens légal de la vieille Angleterre. Cette parole d’Euripide y correspond absolument : « Nous servons les Dieux quels qu’ils puissent être. » La loi par dessus tout, Dieu par dessus tout, voilà où nous en sommes aujourd’hui.

On s’efforce de distinguer la loi de l’ordre arbitraire, d’une ordonnance : elle serait issue d’une autorité reposant sur le droit. Seulement une loi concernant des actes humains (loi morale, loi d’État, etc.), est toujours une déclaration de volonté, par conséquent un ordre. Oui, même si je ne donnais la loi qu’à moi-même, ce ne serait cependant que mon propre ordre auquel dans l’instant suivant je puis refuser l’obéissance.

— Chacun peut bien déclarer ce qu’il entend consentir et par conséquent s’interdire le contraire par une loi, et traiter l’infracteur comme son propre ennemi ; personne n’a à commander mes actions, personne n’a à me prescrire ma manière d’agir ni à me donner les lois de mes actes. J’accepte qu’un homme me traite en ennemi, mais non qu’il se serve de moi comme de sa créature, et qu’il fasse de sa raison et de sa déraison ma règle de conduite.

Les États ne durent qu’autant qu’il y a une volonté souveraine et que cette volonté souveraine est considérée comme équivalente à la volonté propre. La volonté du maître est loi. Que te servent tes lois si personne ne les suit, tes ordres si personne ne se laisse commander ? L’État ne peut abandonner la prétention de déterminer la valeur de l’individu, de spéculer et de compter sur elle. Pour lui, il est absolument nécessaire que personne n’ait une volonté propre : si un individu avait une volonté propre, l’État devrait l’exclure (la prison, le bannissement, etc.) Si tous avaient une volonté propre, ils aboliraient l’État. L’État ne peut être conçu sans domination et sans servitude, car il doit vouloir être le maître de tout ce qu’il contient, et l’on nomme cette volonté « la volonté de l’État. »

Celui qui, pour subsister, doit compter sur le manque de volonté des autres n’est que leur rebut, comme le maître l’est du serviteur. Si la soumission cessait, c’en serait fait de la domination. La volonté propre du moi est la perte de l’État, elle est stigmatisée par elle du nom d’« obstination ». La volonté individuelle et l’État sont ennemis mortels, entre ces puissances, il n’y a pas de « paix éternelle » possible. Tant que l’État s’affirme, il représente la volonté individuelle, son adversaire qui jamais ne désarme, comme déraisonnable et mauvaise, etc., et celle-ci se le laisse persuader, elle l’est déjà réellement puisqu’elle se le laisse persuader : elle n’est pas encore venue à la conscience de sa dignité et par conséquent est encore imparfaite, facile à tromper, etc.

Tout État est une tyrannie, que ce soit la tyrannie d’un ou de plusieurs, ou, comme cela se passe dans une république, que tous soient seigneurs, c’est-à-dire que l’un soit le tyran de l’autre. Tel est notamment le cas quand la loi, que nous donnent chaque jours nos législateurs, quand la loi, expression de la volonté nationale, devient ensuite loi pour l’individu, à laquelle il doit obéissance, envers laquelle il a le devoir d’obéissance. En supposant même que tout individu pris isolément dans le peuple eût exprimé la même volonté et que par suite la loi fût l’expression parfaite de « la volonté générale », la chose resterait au même point. Ne serais-je pas, aujourd’hui et plus tard, lié à ma volonté d’hier. Ma volonté dans ce cas serait cristallisée. Stabilité maudite ! Ma créature, expression déterminée de volonté, serait devenue mon maître. Mais alors par le fait de ma volonté, moi créateur, je verrais arrêtés l’écoulement et les transformations de mon être. Si je fus un fou hier, dois-je le rester ma vie durant ? Je suis donc, dans l’État, au meilleur des cas — je pourrais aussi bien dire au pire — un valet de moi-même. Si je fus hier un être de volonté, je suis aujourd’hui sans volonté, hier volontaire, aujourd’hui involontaire.

Comment changer ? il n’y a qu’un moyen, ne reconnaître aucun devoir, c’est-à-dire ne me lier ni me laisser lier. Si je n’ai aucun devoir, je ne connais aussi aucune loi.

« Seulement on me liera ! » — Personne ne peut enchaîner ma volonté ; ma volonté contraire est libre.

« Tout irait sens dessus dessous, si chacun pouvait faire ce qu’il voulait ! » — Qui donc a jamais dit que chacun pût tout faire ? Pour quoi donc comptes-tu, toi qui ne veux pas subir le bon plaisir des autres ! Défends ta volonté on ne te fera rien ! Celui qui veut briser la volonté a affaire à toi et est ton ennemi. Traite-le comme tel. S’il y a derrière toi quelques millions d’autres pour te protéger, vous formez ensemble une puissance imposante et vous aurez facilement la victoire. Mais bien que vous en imposiez comme puissance à l’adversaire, vous n’êtes pas néanmoins pour lui une autorité sacrée, attendu qu’il serait un bandit. Il ne vous doit ni respect ni considération, bien qu’il doive se tenir sur ses gardes contre votre puissance.

Nous avons l’habitude de classer les États suivant les différentes façons dont le pouvoir suprême est réparti. Si c’est un seul qui le possède — monarchie, si c’est tous — démocratie, etc. Tel est le pouvoir suprême ! Pouvoir contre qui ? Contre l’individu et sa « volonté propre » ; l’État exerce le pouvoir, l’individu ne le peut pas. Le rôle de l’État, c’est l’exercice du pouvoir, et il appelle son pouvoir « droit », celui de l’individu « crime » . ainsi le crime, c’est le pouvoir de l’individu, et c’est seulement par le crime qu’il brise le pouvoir de l’État quand il a pour opinion que ce n’est pas l’État qui est au-dessus de lui, mais lui qui est au-dessus de l’État.

Maintenant je pourrais pour comble de ridicule, vous adjurer bienveillamment de ne pas nous donner des lois qui portent préjudice à mon développement personnel, à mon activité personnelle, à ma création personnelle. Mais je ne veux pas vous donner ce conseil. Car vous seriez imprudents en le suivant et je serais, moi, frustré dans mes espérances. De vous je n’exige rien, car quoi que je réclame, vous êtes et serez toujours des législateurs autoritaires, parce qu’on ne fait pas chanter un corbeau et qu’un voleur ne peut vivre sans voler. Bien plus, à ceux qui veulent être égoïstes, je demande quelle est des deux choses la plus égoïste, ou se laisser donner des lois par vous et respecter des lois données, ou opposer résistance, et refuser absolument d’obéir. De braves gens pensent que les lois ne devraient jamais prescrire que ce qui, au sens du peuple, est juste et raisonnable. Mais que m’importe à moi le sens populaire ? Le peuple sera peut-être contre les blasphémateurs ; d’où, loi contre le blasphème. Dois-je pour cela ne plus blasphémer ? Cette loi doit-elle être pour moi plus qu’un « ordre ». Je le demande !

C’est exclusivement du principe que tout droit et toute force appartient à la totalité du peuple que sont issues toutes les formes de gouvernement. Car toutes se réclament de la totalité, et le despote comme le président d’une république, comme un gouvernement aristocratique quelconque, etc., agit et ordonne « au nom de l’État ». Ils sont en possession de l’ « autorité » et il est complètement indifférent que ce soit le peuple, totalité des individus, ou les représentants de cette totalité, qu’ils soient plusieurs comme dans une aristocratie ou un comme dans la monarchie, qui exerceront l’autorité. Toujours la totalité est au-dessus des individus et a un pouvoir que l’on dit justifié, c’est-à-dire qui est le Droit.

En face de la Sainteté de l’État, l’individu n’est qu’un vase de déshonneur qui ne contient plus qu’arrogance, méchanceté, envie de railler et d’insulter, frivolité, etc. », aussitôt qu’il refuse de reconnaître le Saint des Saints, l’État. La morgue religieuse du serviteur de l’État et du sujet a des peines raffinées pour « l’arrogance » impie.

Quand le gouvernement signale comme punissable tout jeu de l’esprit contre l’État, les libéraux modérés apparaissent et disent : « Laissez mousser la fantaisie, la satire, la pointe, l’humour, etc., et que le génie jouisse de la liberté. » Ainsi ce n’est pas l’homme comme individu, mais le génie qui doit être libre. Alors, entièrement dans son droit, l’État ou, en son nom, le gouvernement prend la parole : Celui qui n’est pas pour moi est contre moi. La fantaisie, l’esprit, etc., bref tout ce qui tourne en ridicule l’essence même de l’État, voilà ce qui mine depuis longtemps la chose publique ; la raillerie n’est pas innocente. Allons plus loin, comment tracer la limite entre l’esprit innocent et l’esprit pernicieux ? Cette question met les modérés dans un grand embarras et tout se ramène à cette prière adressée à l’État de ne pas être si susceptible, si chatouilleux. Dans les choses « inoffensives », il n’a pas à craindre la méchanceté et peut se montrer un peu plus « tolérant ». La susceptibilité exagérée est certes une faiblesse, il est peut-être très méritoire de l’éviter ; seulement, en temps de guerre, on ne peut être modéré et ce qui est permis aux époques calmes, cesse de l’être aussitôt que l’état de siège est déclaré. Les libéraux bien pensants qui sentent cela parfaitement s’empressent de déclarer qu’en raison de la « fidélité du peuple » il n’y a aucun danger à craindre. Mais le gouvernement est plus prudent et ne se laisse pas ainsi persuader. Il sait trop bien comme on vous donne en pâture de belles paroles et ne se contente pas de cette viande creuse.

Mais on veut une place pour s’ébattre, on est encore enfant et on ne peut pas être aussi posé qu’un vieillard. Jeunesse n’a pas de vertu.

C’est seulement sur l’emplacement de ces jeux, sur ces quelques heures d’ébats joyeux que l’on discute. On demande seulement que l’État ne soit pas un papa grognon, il devra permettre quelques fêtes de l’Âne et du Fou, comme fit l’Église au Moyen-Âge. Mais les temps sont passés où il pouvait faire cela sans danger. Maintenant les enfants qui goûtent une fois la liberté et qui vivent une heure sans recevoir le fouet ne veulent plus retourner en cellule. Car la liberté n’est plus maintenant pour eux le complément de la cellule, ce n’est plus une échappée momentanée de la prison ; mais c’est son contraire, un aut… aut : ou bien l’État ne doit plus rien supporter, ou il doit tout subir et aller à sa ruine ; ou bien il doit être sensible à l’extrême, ou bien insensible comme un mort. C’en est fait de la tolérance. Si on lui présente le doigt, elle happe la main tout entière. Il n’y a plus à « plaisanter » ; plaisanterie, caprice, humour, etc., tout se transforme en un sérieux amer.

Les clameurs des libéraux en faveur de la liberté de la presse vont contre leur propre principe, leur volonté propre. Ils veulent ce qu’ils ne veulent pas, c’est-à-dire, ils désirent, ils voudraient bien. Mais ils font bien vite défection quand la liberté de la presse fait son apparition ; alors ils voudraient bien la censure. Naturellement ! l’État est toujours aussi sacré pour eux, les mœurs également, etc. Ils se comportent envers lui comme des marmots mal élevés, de rusés gamins qui cherchent à exploiter les faiblesses de leurs parents. Papa l’État doit leur permettre de dire maintes choses qui lui déplaisent, mais il a le droit d’arrêter d’un regard sévère leurs caquetages impertinents. S’ils reconnaissent en lui le papa, il faudra qu’ils se résignent à laisser le papa censurer les paroles de ses enfants.




Si tu te laisses donner raison par un autre, tu dois également te laisser donner tort par lui ; si ta justification et ta récompense te viennent de lui, attends aussi de lui l’accusation et le châtiment. Le juste et l’injuste vont de pair, le crime marche à côté de la légalité. Qu’es-tu ? Un criminel !

« Le criminel est le crime propre de l’État ! » dit Bettina[8]. On peut accepter cette parole, bien que Bettina ne la prenne pas absolument dans le sens actuel. Dans l’État, le moi délivré de toute entrave, le moi tel qu’il appartient à moi-même, ne peut atteindre à son développement, à sa réalisation. Tout moi est déjà de naissance un criminel contre le peuple, contre l’État. C’est pourquoi aussi l’État a l’œil sur tous, il voit en chacun un égoïste qu’il redoute. Il suppose de chacun le pire et il a soin — un soin policier — « qu’il n’arrive pas dommage à lui-même » ne quid respublica detrimenti capiat. Le moi effréné — et nous sommes ainsi à l’origine et le demeurons toujours dans notre for intérieur — est, dans l’État, le perpétuel criminel. L’homme que son audace, sa volonté, son manque de scrupules et son intrépidité conduisent, est par l’État, par le peuple, entouré d’espions. Je dis par le peuple ! Ce peuple dont, bonnes gens, vous vous imaginez merveilles, est policier jusqu’au fond de l’âme. Celui-là seul qui renie son moi, qui pratique l’« abnégation de soi-même » est agréable au peuple.

Bettina, dans le livre cité, est assez indulgente pour tenir l’État seulement pour malade, et espérer la guérison, guérison qu’elle opérera au moyen des « démagogues » ; mais il n’est pas malade, au contraire, il est en pleine force quand il veut chasser loin de lui les démagogues qui veulent pour les individus, pour « tous », gagner quelque avantage. Ses croyants sont pour lui ses meilleurs démagogues — conducteurs du peuple. Suivant Bettina[9], l’« État doit développer la liberté en germe dans l’humanité, autrement l’État est une mère corbeau qui n’a pour objet que sa pâture ». Il ne peut faire autrement car s’il a souci de l’« humanité » (ce qui d’ailleurs devrait déjà être le cas de l’État « humain » ou « libre »), l’« individu » est pâture à corbeaux. Avec quelle justesse, au contraire, s’exprime le bourgmestre[10] : « Comment ? L’État n’a pas d’autre obligation que de donner ses soins à des malades incurables ? Ça n’est pas sérieux. De tout temps l’État sain s’est débarrassé de ses éléments malades et ne s’est pas par suite mêlé à eux. Il n’a pas besoin d’être si économe de la sève. Il peut couper sans hésitation les branches folles afin que les autres portent des fleurs. Il n’y a pas à trembler de la dureté de l’État, c’est sa morale, sa politique, sa religion qui lui indiquent la voie à suivre ; il n’y a pas à l’excuser de manquer de sentiment, sa pitié se révolte, mais son expérience lui fait trouver l’unique salut dans la sévérité. Il y a des maladies contre lesquelles les moyens drastiques sont seuls efficaces. Le médecin qui diagnostique une telle maladie, mais qui, timoré, recourt aux palliatifs ne guérira jamais le mal, le patient mourra après avoir langui plus ou moins longtemps ». La question de Madame la conseillère : « Si vous employez la mort comme moyen drastique, comment y remédier » n’est pas sérieuse. Ce n’est pas à soi-même que l’État applique la mort, mais à un membre qui le contrarie, il arrache l’œil qui l’irrite, etc.

« Pour l’État malade, la seule voie de salut est de laisser prospérer l’homme en lui[11] ». Si comme Bettina on entend par homme le concept « Homme », on a raison : l’État malade guérira par l’épanouissement de « l’Homme », car plus les individus sont fous de « l’Homme » mieux s’en trouve « l’État ». Mais si l’on entendait par l’homme, l’individu (et c’est ce que fait quelque peu notre auteur qui ne s’explique pas clairement sur ce point), cela signifierait à peu près : si une bande de voleurs est malade, son seul moyen de salut est d’accueillir et de faire prospérer dans son sein un bon citoyen. De la sorte, la bande de voleurs, en tant que bande de voleurs, irait à sa ruine, mais comme elle flaire la chose, elle trouve qu’il vaut mieux se débarrasser de tel qui aurait tendance à devenir « un honnête homme ».

Bettina est dans ce livre une patriote ou ce qui est un peu mieux, une philanthrope ; elle aspire au bonheur des hommes. Son mécontentement de l’état de choses existant est absolument de même sorte que celui du fantôme qui sert de titre à son livre, comme de tous ceux qui voudraient ramener les bonnes vieilles croyances et tout ce qui s’y rattache, seulement elle pense que les politiques, les serviteurs de l’État, les diplomates corrompent l’État alors que ceux-ci mettent le reproche sur le dos des méchants, des « corrupteurs du peuple ».

Le criminel ordinaire est-il autre chose qu’un qui a commis la fatale méprise de tendre vers ce qui appartient au peuple, au lieu de chercher ce est sien. Il a cherché un bien méprisable et étranger, il a fait ce que font les croyants qui convoitent ce qui est à Dieu. Que fait donc le prêtre qui morigène le criminel ? Il lui reproche d’avoir profané par ses actes une grande injustice consacrée par l’État, la propriété (il faut y comprendre la vie de ceux qui appartiennent à l’État) ; il ferait mieux de lui représenter qu’il s’est souillé en ne méprisant pas le bien d’autrui et le considérant comme digne d’être volé, il le pourrait s’il n’était prêtre. Causez avec celui qu’on appelle « un criminel » comme avec un égoïste et il aura honte non pas d’avoir attenté à vos lois, à vos biens, mais d’avoir tenu vos lois pour dignes d’être tournées, vos biens pour dignes d’être désirés ; il aura honte de ne pas vous avoir méprisés vous et les vôtres et d’avoir été trop peu égoïste. Mais vous ne pouvez parler avec lui sur le ton égoïste, car vous n’êtes pas aussi grands qu’un criminel, vous n’attentez à rien. Vous ne savez pas qu’un moi propre, ne peut être autre chose que criminel, que le crime est sa vie. Et cependant vous devriez le savoir, car vous croyez « que nous sommes tous pécheurs ». Mais vous pensez vous étourdir sur le péché, vous ne concevez pas — car vous êtes peureux en diable — que la faute fait la valeur de l’homme. Ô si vous étiez coupables ! Mais vous n’êtes que des « justes ». Alors contentez-vous de satisfaire votre maître !

Si la conscience chrétienne ou l’homme chrétien dresse un code de justice criminelle, l’idée du crime peut-elle être autre chose que « le manque de cœur ». C’est un crime de porter atteinte aux rapports du cœur, de se comporter en homme sans cœur à l’égard d’une chose sacrée. Plus le rapport lésé touche intimement aux choses du cœur, plus criante est l’insulte et le crime commis mérite d’autant plus d’être châtié. Quiconque est sujet du Seigneur doit l’aimer : nier cet amour est une haute trahison qui mérite la mort. L’adultère est un manque de cœur qui mérite d’être puni : c’est qu’on n’a pas de cœur, pas d’enthousiasme, pas de transport pour la sainteté du mariage. Tant que le cœur ou le sentiment dicte les lois, l’homme de cœur ou de sentiment jouit de la protection des lois. Dire que l’homme de sentiment donne des lois, c’est dire en réalité que l’homme moral les donne : l’un et l’autre repoussent ce qui est en opposition avec « leur sentiment moral ». Comment, par exemple, l’infidélité, la désertion, l’adultère, bref tout déchirement, toute rupture radicale de liens vénérables ne seraient-ils pas à leurs yeux funestes et criminels ? Celui qui rompt avec ces exigences du sentiment a tous les gens moraux, tous les gens de sentiment pour ennemis. Seuls les Krummacher et consorts sont les gens qu’il faut pour établir avec conséquence un code pénal du cœur ; un certain projet de loi le montre suffisamment. La législation de l’État chrétien, pour être conséquente, doit être remise entièrement aux mains des prêtres et ne sera jamais pure et logique tant qu’elle sera élaborée par des serviteurs de prêtres, qui ne seront jamais que des demi-prêtres. Alors seulement tout manque de sentiment sera reconnu comme un crime impardonnable, alors seulement l’homme proprement dit sera convaincu devant la conscience chrétienne d’être jusqu’au plus profond de lui-même un criminel.

Les hommes de révolution ont souvent parlé de « la juste vengeance » du peuple comme de son « droit ». Ici vengeance et droit coïncident. Est-ce là comme se comporte un moi envers le moi ? Le peuple crie que le parti contraire a commis un crime envers lui. Puis-je admettre qu’un homme peut commettre un crime envers moi, sans admettre aussi qu’il doive agir comme je le juge bon ? Et cette action je l’appelle juste, bonne, etc. ; agir différemment est un crime. Par conséquent, je pense que les autres devraient marcher avec moi vers le même but, c’est-à-dire que je ne les traite pas comme des êtres uniques qui portent leurs lois en eux-mêmes et y conforment leur vie, mais comme des êtres qui doivent obéir à une loi quelconque « raisonnable ». Je définis ce que « l’homme » est et ce que signifie agir « en homme véritable » et j’exige de chacun que la loi soit pour lui la norme et l’idéal, et que, dans le cas contraire, il soit déclaré « pécheur et criminel ». Mais le « châtiment de la loi » frappe le « coupable ».

On voit comment on est ramené à « l’homme » qui remet en question l’idée du crime, du péché en même temps que celle du Droit. Un homme en qui je ne reconnais pas « l’homme » est « un pécheur, un coupable ».

C’est seulement contre les choses sacrées qu’il y a des criminels : Vis-à-vis de moi tu ne peux jamais être un criminel, mais seulement un adversaire. Mais ne pas haïr celui qui a porté atteinte à une chose sacrée est déjà un crime, c’est le cri de Saint-Just contre Danton : « N’es-tu pas un criminel, coupable de n’avoir pas haï les ennemis de la patrie ? »

Si, comme dans la Révolution, on conçoit « l’homme » sous la forme du « bon citoyen », cette conception entraîne les fautes et crimes politiques que l’on connaît.

Somme toute, l’individu, l’homme individuel est considéré comme un rebut, au contraire, l’homme en général, « l’homme » est honoré. En face de ce fantôme, quel que soit le nom qu’on lui donne, chrétien, juif, musulman, bon citoyen, sujet loyal, homme libre, patriote, etc., on voit succomber et ceux qui voudraient réaliser une conception différente de l’homme, et ceux qui veulent s’affirmer eux-mêmes à l’encontre de « l’homme » victorieux.

Et, avec quelle onction ici on les immole, au nom de la loi, du peuple souverain, de Dieu, etc.

Et maintenant si les persécutés ont l’astuce de se cacher et de se garder de ces juges sévères et jésuitiques, on leur jette à la face l’injure « d’hypocrites », comme Saint-Just par exemple à ceux qu’il accuse dans son discours contre Danton. Il faut avoir la sottise de se livrer sans résistance à leur Moloch.

De l’idée fixe naît le crime. La sainteté du mariage est une idée fixe. De cette sainteté il suit que l’infidélité est un crime, et là-dessus une certaine loi du mariage établit contre l’adultère des pénalités plus ou moins sévères. Mais ce châtiment doit être considéré par ceux qui proclament sacrée la liberté comme un crime contre la liberté, et c’est uniquement pour cela que l’opinion publique a flétri la loi du mariage.

Certes, la société accepte que chacun obtienne son droit, mais ce droit doit être social, sanctionné par la société et ce n’est pas réellement son droit, Mais moi, j’use de la plénitude de ma force et je prends, je m’octroie le droit et en face de toutes les forces supérieures, je suis le plus incorrigible des criminels. Propriétaire et créateur de mon droit, je ne reconnais pas d’autre source du droit que moi-même ; ni Dieu, ni l’État, ni la nature, ni l’homme même avec ses « éternels droits de l’homme », ni le droit divin, ni le droit humain.

« Droit en soi et pour soi. » Ainsi sans rapport avec moi-même ! « Droit absolu. » Ainsi donc séparé de moi-même ! Un être qui n’existe qu’en soi et pour soi ! un absolu ! un droit éternel comme une vérité éternelle !

Suivant la conception libérale, le droit doit être pour moi obligatoire, parce qu’il est institué ainsi par la raison humaine, contre laquelle ma raison est déraison. Autrefois on tonnait contre la faible raison humaine, au nom de la raison divine, maintenait c’est au nom de la forte raison humaine que l’on rejette la raison égoïste, comme déraison. Et cependant, il n’y a pas d’autre raison réelle que précisément cette « déraison ». Ce n’est ni la raison humaine, ni la raison divine, mais seulement ta raison, ma raison particulières qui existent réellement, quoi que toi et moi puissions être.

La pensée du droit est originairement ma pensée, elle a son origine en moi. Mais dès qu’elle est sortie de moi, dès que le « mot » a été prononcé, « elle devient chair », idée fixe. Je ne me délivre plus de la pensée ; où que je me trouve, je l’ai devant moi. Ainsi les hommes ne sont plus les maîtres de la pensée « droit » qu’ils créèrent eux-mêmes : leur créature leur a échappé. Tel est le droit absolu, absolu ou résolu par moi : Nous ne pouvons plus, en le révérant comme absolu, le réabsorber, et il nous enlève la force créatrice ; la créature est plus que le créateur, elle est « en soi et pour soi » .

Ne donne plus le champ libre au droit, retiens-le en sa source, en toi, alors seulement ce sera ton droit et ton droit sera le droit.




Le droit (Recht) a dû subir une attaque dans son sein même, c’est-à-dire au point de vue même du droit, lorsque le libéralisme a déclaré la guerre au privilège (Vorrecht)

Privilège, égalité de droits, autour de ces deux concepts se livre un combat acharné. Exclusion ou admission signifierait la même chose. Mais où y aurait-il une puissance, qu’elle soit imaginaire comme Dieu, la loi, réelle comme moi, toi, devant laquelle tous ne seraient égaux en droit, pour qui il n’y aurait aucune considération de personne ? Tous ceux qui adorent Dieu lui sont également agréables, tous ceux qui observent la loi lui sont également bienvenus. Que l’ami de Dieu ou de la loi soit bossu ou paralytique, riche ou pauvre, peu importe à Dieu et à la loi ; si tu es sur le point de te noyer, un nègre te sera aussi agréable comme sauveur que le plus pur spécimen de la race caucasienne ; un chien même, dans ces circonstances, ne vaut pas moins qu’un homme. Mais, inversement, pour qui un chacun n’est-il ou privilégié ou réprouvé ? Dieu frappe les méchants de sa colère, la loi châtie ceux qui ne se conforment pas aux lois ; tu laisseras les uns te parler à tout instant, tu montreras aux autres la porte.

« L’égalité du droit » est également un fantôme, parce que le droit n’est rien moins qu’une autorisation, c’est-à-dire une chose de faveur, que d’ailleurs on peut acquérir aussi par le mérite ; car le mérite et la faveur ne sont pas en opposition ; la faveur veut aussi être « méritée » et notre sourire favorable ne va qu’à celui qui sait nous l’arracher.

Ainsi l’on rêve que « tous les citoyens soient égaux en droits ». En tant que citoyens de l’État, ils sont tous égaux pour l’État ; mais déjà il les répartira suivant ses buts particuliers, il les favorisera ou les mettra à l’arrière-plan ; plus encore, il les divisera en bons et mauvais citoyens.

Bruno Bauer résout la question juive en se plaçant au point de vue que le « privilège » n’est pas reconnu. Comme le juif et le chrétien ont chacun un avantage sur l’autre et qu’ils sont exclusifs sur cet avantage, il s’en suit qu’ils s’effondrent dans leur néant sous l’œil de la critique. Par là même son blâme atteint aussi l’État qui autorise leur avantage et en fait un « privilège » qui porte atteinte à sa mission d’être un « État libre ».

Mains maintenant un homme a toujours quelque avantage sur un autre, notamment l’avantage de soi-même, de son individualité, et là-dessus il demeure exclusif.

En outre, chacun, auprès d’un tiers, fera valoir autant que possible sa personnalité et cherchera, s’il veut le gagner, à la montrer sous son jour le plus attrayant.

Ce tiers en face des différences qui existent entre l’un et l’autre restera-t-il insensible ? Réclame-t-on cela de l’État libre ou de l’humanité ? Il faudrait donc qu’ils fussent absolument sans intérêt propre, et incapables d’avoir une sympathie quelconque pour quelqu’un. Or on n’imagine pas une telle indifférence de Dieu qui sépare les siens des méchants, ni de l’État qui fait la sélection des bons et des mauvais citoyens.

Et pourtant on recherche ce tiers qui ne connaît pas les « passe-droits ». Il s’appellera l’État libre, l’humanité ou autrement.

Si Bruno Bauer a rabaissé le juif et le chrétien, c’est parce qu’ils affirment leurs privilèges ; s’ils faisaient abnégation d’eux-mêmes, s’ils étaient désintéressés, ils pourraient et devraient se libérer de ce point de vue étroit. S’ils dépouillaient leur « égoïsme », l’injustice réciproque cesserait et avec elle la religiosité chrétienne et judaïque : il suffirait que l’un et l’autre ne s’obstinassent plus à être quelque chose d’à part.

Mais leur exclusivisme cessant, le terrain où s’exercent leurs hostilités n’en serait pas encore pour cela abandonné. Ils trouveraient en tout cas une base commune, une « religion commune », une « religion de l’humanité », bref une égalisation qui ne vaudrait pas mieux que celle qui consisterait à faire de tous les juifs des chrétiens, alors que le « privilège » de l’un serait aboli au profit de l’autre. Certes la tension qui existe entre eux disparaîtrait, mais ce qui le constituerait, ce n’était pas leur essence même à chacun, mais le seul fait d’être voisin. Étant distincts, ils devaient nécessairement être en désaccord et l’inégalité subsistera toujours. Vraiment ce n’est pas ta faute si tu te raidis contre moi et affirmes ta particularité, ta personnalité : car tu ne peux l’abandonner, te renier.

C’est ne voir l’opposition que dans la forme et en réduire singulièrement l’importance que de vouloir simplement la « résoudre » pour faire place à un troisième terme « conciliateur ». Bien au contraire, il faut qu’elle soit rendue plus aiguë. Juifs et Chrétiens votre antagonisme est trop faible, car vous vous bornez à disputer sur la religion, à peu près comme vous disputez sur la barbe de l’empereur et autres balivernes. Ennemis en religion, vous demeurez sur le reste bons amis, et, par exemple, vous êtes égaux comme hommes les uns aux autres.

Pourtant vous êtes aussi différents dans le reste et vous ne dissimulerez pas plus longtemps vos contrastes quand vous les aurez entièrement reconnus et que chacun de vous se sera affirmé de la tête aux pieds unique. Alors certes, l’opposition antérieure sera résolue, mais seulement pour être absorbée en une autre plus puissante.

Notre faiblesse n’est pas d’être en antagonisme avec les autres mais de ne pas l’être complètement, de ne pas être complètement séparés d’eux, nous cherchons une « affinité », un lien, et nous trouvons dans la communauté notre idéal. Une foi, un Dieu, une idée, toutes les têtes sous le même chapeau. S’il n’y avait qu’un chapeau pour tout le monde, l’on n’aurait plus besoin de retirer son chapeau devant un autre.

L’opposition dernière et catégorique, celle de l’individu contre l’individu, dépasse au fond ce qu’on appelle opposition mais sans retomber dans « l’unité » et l’harmonie. Comme être unique tu n’as plus rien de commun avec un autre, plus de séparation ou d’hostilité ; tu ne cherches pas devant un tiers à avoir raison contre lui et vous n’avez ensemble aucun terrain commun pas plus celui du « droit » qu’aucun autre. L’opposition disparaît dans la séparation absolue, dans l’individualité. Celle-ci pourrait être considérée comme étant le nouvel élément commun, et prise comme nouvelle égalité, seulement l’égalité consiste ici précisément dans l’inégalité et n’est même rien qu’inégalité ; une égale inégalité et qui n’existe à vrai dire que pour celui qui établit une « comparaison ».

Les polémiques contre le privilège forment une caractéristique du libéralisme qui frappe contre le « passe-droit » parce qu’il se réclame du « droit ». Mais il ne fait pas autre chose que de frapper, car les « passe-droits » ne tombent pas avant que le droit ne tombe, parce que ce ne sont que des variétés du droit. Le droit retourne à son néant quand il est englouti par la force, c’est-à-dire quand on comprend ce que veut dire la force prime le droit. Tout droit se déclare alors comme privilège et tout privilège lui-même comme puissance, — comme puissance supérieure.

Mais la force en lutte contre la puissance supérieure, ne doit-elle pas présenter un autre aspect que le modeste combat contre le privilège, qui doit se décider devant un premier juge « le droit » et dans le sens du juge ?




Pour conclure il me faut encore employer l’expression imparfaite dont je fis si longtemps usage quand je fouillais les entrailles du droit ; du moins j’avais laissé subsister le mot. Mais en fait, en même temps que le concept disparaît, le mot perd son sens. Ce que je nommais « mon droit » n’est plus du tout « droit » parce que seul un esprit peut distribuer le droit, que ce soit l’esprit de la nature, celui de l’espèce, de l’humanité ou l’esprit de Dieu, celui de Sa Sainteté ou de son Altesse. Ce que j’ai sans un esprit qui m’y autorise, je l’ai sans droit, je l’ai seulement et uniquement par ma puissance.

Je ne réclame aucun droit, c’est pourquoi je n’ai besoin d’en reconnaître aucun. Ce que je peux acquérir par la force, je me l’acquiers ; sur le reste, je n’ai aucun droit, quand bien même j’irais faire jactance de mon droit imprescriptible.

Avec le droit absolu disparaît le droit lui-même, le règne de « l’idée du droit » est en même temps aboli. Car il ne faut pas oublier que, jusqu’à ce jour, des concepts, des idées ou des principes nous ont dominé, et que parmi ces maîtres, le concept du droit ou le concept de la justice a joué un rôle des plus importants.

Que j’aie droit ou non, peu m’importe ; si seulement j’ai la force, je suis par là même autorisé et je n’ai besoin d’aucune autre autorisation.

C’est le droit, c’est la fêlure, c’est le coup de hache dont un fantôme nous a gratifiés ; — la force c’est moi-même, je suis le fort et propriétaire de la force. Le droit est au-dessus de moi, absolu, il existe dans un être supérieur, qui me le distribue comme une faveur : le droit est un don gracieux du juge ; force et puissance n’existent qu’en moi, le fort, le puissant.


2. — MES RELATIONS


Dans la société, les exigences humaines peuvent tout au plus être satisfaites, tandis que celles de l’égoïsme n’y trouvent jamais leur compte.

Il est indéniable qu’entre toutes les questions actuelles, c’est la question « sociale » qui intéresse le plus notre époque ; c’est donc sur la société que nous avons à porter plus particulièrement notre attention. Si l’intérêt qu’on y apporte était moins passionné et moins aveugle, la Société ne nous ferait pas perdre de vue les individus et nous reconnaîtrions qu’une Société ne peut se rajeunir tant que ceux qui la composent et la constituent restent vieux. Par exemple, s’il devait naître dans le peuple juif une Société appelée à propager sur terre une nouvelle foi, ses apôtres ne pourraient rester des pharisiens.

Tu te donnes et te comportes envers les hommes comme tu es : hypocrite, tu agis en hypocrite, chrétien, en chrétien. C’est pourquoi le caractère des associés détermine celui de la Société : ils en sont les créatures. C’est tout au moins ce qu’il faut reconnaître, même quand on se refuse à examiner le concept « Société » en lui-même.

Bien loin d’être parvenus à se mettre en valeur et à se développer complètement, les hommes n’ont même pas pu jusqu’ici fonder leurs Sociétés sur eux-mêmes, ou plutôt ils n’ont pu que fonder des « sociétés » et vivre en société. Ces sociétés furent toujours des personnes, et des personnes puissantes, des « personnes morales », c’est-à-dire des fantômes, qui frappaient l’individu de terreur et de folie. En qualité de fantômes, les noms de « peuple » et de « peuplade », les caractérisent le mieux du monde : le peuple des patriarches, des Hellènes, etc. et finalement le peuple des hommes, l’humanité (Anacharsis Clootz rêvait d’une nation-humanité), puis toute subdivision de ce peuple qui pouvait et devait avoir ses sociétés particulières, le peuple espagnol, le peuple français, etc., à l’intérieur duquel on trouve les classes, les villes, les corporations de tout genre, et enfin le petit peuple de la famille. Au lieu de dire que la personne fantôme de toutes les sociétés existantes a été le peuple, on pourrait nommer les deux extrêmes, soit l’humanité soit la famille qui sont toutes deux « les unités les plus naturelles ». Nous choisissons le mot « peuple » parce qu’on a reconnu son origine dans le mot grec πολλοι, « plusieurs » ou « la masse », mais surtout parce qu’aujourd’hui les « tendances nationales » sont à l’ordre du jour et parce que les dernières vues des révolutionnaires n’ont pas encore renversé cette personnalité décevante. Pourtant, en dernier examen, on devrait donner la préférence au concept « humanité », car c’est là que sont les enthousiasmes de demain.

Ainsi le peuple — humanité ou famille — a jusqu’à ce jour fait l’histoire. Aucun intérêt égoïste ne devait réussir dans ces sociétés, mais exclusivement des intérêts généraux, nationaux ou populaires, des intérêts de classes ou de famille, et généralement « des intérêts humains ». Mais qui a causé la ruine des peuples dont l’histoire raconte la décadence, qui, sinon l’égoïste qui cherchait à se satisfaire ? Quand, au sein de la Société un intérêt égoïste se glissait, la société était corrompue et tombait en dissolution. Rome en donne la preuve avec son droit privé, si achevé, le christianisme avec la « spontanéité raisonnable » dont l’action est irrésistible, « la conscience personnelle », « l’autonomie de l’esprit », etc.

Le peuple chrétien a créé deux sociétés dont la durée est liée à l’existence de chaque nation : ces deux sociétés sont : l’État et l’Église. Peut-on les nommer des associations d’égoïstes, poursuivons-nous en elles un intérêt égoïstique, personnel, propre, ou poursuivons-nous un intérêt populaire (de peuple, c’est-à-dire de peuple chrétien) autrement dit, l’intérêt de l’État et de l’Église ? Puis-je et dois-je être moi-même en eux ? Puis-je penser moi-même comme je veux, puis-je me manifester, vivre, agir ? Ne dois-je pas laisser intacte la majesté de l’État, la sainteté de l’Église ?

Ainsi je ne puis faire comme je veux. Mais trouverai-je dans une Société quelconque une liberté d’action aussi démesurée ? Certes non ! Par conséquent, avons-nous lieu d’être contents ? Pas du tout ! C’est tout autre chose, suivant que je me choque à un moi, ou à un peuple, à une généralité. Là je suis l’adversaire égal à mon adversaire, ici je suis un adversaire méprisé, lié, en tutelle, là je lutte d’homme à homme, ici je suis un écolier qui ne peut rien contre son camarade parce que celui-ci a appelé sa maman et s’est réfugié dans ses jupes, tandis qu’on m’appelle garçon mal élevé et qu’on ne me permet pas de « raisonner » ; là je combats un ennemi en chair et en os, ici l’humanité, une chose générale, une « majesté », un spectre. Mais, pour moi, il n’y a pas de majesté, pas de sainteté, pas de bornes, il n’y a rien dont je ne puisse avoir raison ; il n’y a que ce que je ne puis dompter qui limite encore ma puissance ; si elle est bornée, je suis bornée, non par la puissance qui m’est extérieure, mais par la puissance propre qui me manque encore, par ma propre impuissance. Seulement, « la garde meurt mais ne se rend pas ! » Avant tout donnez-moi un adversaire corporel.

Contre tout adversaire je combats
Que je puis voir et fixer dans les yeux
Qui lui-même plein de courage, provoque aussi le mien, etc.


Certes beaucoup de privilèges ont été extirpés avec le temps, mais exclusivement au profit du bien commun, de l’État et du bien de l’État, et pas du tout pour fortifier mon moi. La servitude héréditaire, par exemple, ne fut abolie que pour renforcer un seul maître héréditaire, le maître du peuple, la puissance monarchique. La servitude héréditaire sous un seul devint d’autant plus absolue. C’est seulement en faveur du monarque, « prince » ou « loi » que son tombés les privilèges. En France si les citoyens ne sont plus sujets héréditaires du roi, il sont sujets héréditaires « de la loi » (La Charte). La subordination a été conservée, seulement l’État chrétien a reconnu que l’homme ne pouvait servir deux maîtres (le Maître de la terre et le prince, etc.), c’est pourquoi un seul a obtenu tous les privilèges : et aujourd’hui, comme autrefois, un maître unique peut placer les uns au-dessus des autres et créer des « haut placés ».

Mais que m’importe le bien commun ? Le bien commun n’est pas mon bien, ce n’est que le renoncement au moi porté à la dernière extrémité. Le bien commun peut chanter l’allégresse alors qu’il me faut baisser la tête, l’État éclater de santé tandis que je meurs de faim. Les libéraux politiques opposent le peuple au gouvernement et parlent de droits du peuple, n’est-ce pas folie ? ainsi le peuple doit être majeur, c’est-à-dire parler par lui-même, etc. Or comment pourrait être majeur (mündig) qui n’a pas de bouche (mund) ? L’individu seul peut être majeur. Ainsi toute la question de la liberté de la presse est prise à l’envers quand elle est revendiquée comme un « droit du peuple ». Elle n’est que le droit, ou mieux la puissance de l’individu ; si un peuple a la liberté de la presse, je ne l’ai pas, bien que placé au milieu de ce peuple : une liberté du peuple n’est pas ma liberté, et une liberté de la presse en tant que liberté du peuple doit être accompagnée d’une loi sur la presse dirigée contre moi.

Cette loi doit s’appliquer surtout aux tendances actuelles de la liberté.

Liberté du peuple n’est pas ma liberté.

Acceptons les catégories liberté du peuple et droit du peuple, par exemple, le droit du peuple qui permet à chacun de porter les armes. Puis-je encourir la perte d’un tel droit ? Ce n’est pas mon propre droit que je suis exposé à perdre, mais un droit qui appartient non à moi, mais au peuple. Je puis être emprisonné pour la liberté du peuple ; je puis, comme malfaiteur, être privé du droit de porter les armes.

Le libéralisme apparaît comme la dernière tentative à faire pour créer la liberté du peuple, la liberté de la communauté, de la Société, de l’humanité, il rêve d’une humanité majeure, d’un peuple majeur, d’une communauté majeure, d’une « Société » majeure.

Un peuple ne peut être libre autrement qu’aux dépens de l’individu ; car ce n’est pas l’individu qui dans cette liberté est la chose essentielle, mais le peuple. Plus libre est le peuple, plus esclave est l’individu : c’est précisément à l’époque de la plus grande liberté que le peuple athénien créa l’ostracisme, bannit les athées et fit mourir par la ciguë le plus pur des penseurs.

A-t-on assez loué Socrate pour sa conscience qui le fit résister à ceux qui lui conseillaient de s’évader de sa prison. Ce fut folie de sa part d’avoir reconnu aux Athéniens le droit de le condamner. C’est pourquoi il eut son droit. Mais aussi, pourquoi être resté sur le même terrain que les Athéniens ? Pourquoi n’avoir pas rompu avec eux ? S’il avait su et pu savoir ce qu’il était, il n’eût reconnu à de tels juges aucune de leurs prétentions, aucun droit. En ne fuyant pas, il montra sa faiblesse, il montra qu’il conservait encore l’illusion d’avoir encore avec les Athéniens quelque chose de commun, et qu’il ne croyait pas être autre chose qu’un citoyen de ce peuple. Mais il était bien plutôt ce peuple même en personne et lui seul pouvait être son propre juge. Il n’y avait aucun juge au-dessus de lui ; il avait d’ailleurs porté ouvertement un jugement sur lui-même et s’était déclaré digne du Prytanée. C’est à cela qu’il devait s’en tenir et n’ayant porté contre lui-même aucune condamnation, il devait mépriser celle des Athéniens et s’enfuir. Mais il se soumit et reconnut dans le peuple son juge et se crut infime devant la majesté du peuple. En se soumettant à la force, sous laquelle il ne pouvait que succomber, comme à un droit, il fut traître à lui-même : ce fut de la vertu. Christ qui, paraît-il, s’abstint de mettre en mouvement ses légions célestes, encourt, du fait de ses narrateurs, la même critique. Luther agit très bien et très sagement en se faisant donner par écrit ses sûretés pour son voyage à Worms, et Socrate aurait dû savoir que les Athéniens étaient ses ennemis et lui seul son juge. L’illusion qu’il avait d’une « justice », d’une « loi », devait céder devant la considération que les rapports des hommes entre eux sont des rapports de force.

La liberté grecque finit dans les chicanes et dans les intrigues. Pourquoi ? Parce que les gens du commun, bien moins encore qu’un héros de la pensée comme Socrate, pouvaient atteindre à ces conséquences. La chicane est-elle donc autre chose qu’un moyen d’exploiter une chose existante sans l’abolir ? Je pourrais ajouter : « à son propre profit », mais cela se trouve déjà dans le mot « exploiter ». De tels chicaneurs sont les théologiens qui ergotent et subtilisent sur la parole de Dieu ; qu’auraient-il à ergoter si la parole divine « établie » n’était pas ? De même pour ces libéraux qui se contentent de secouer et de retourner ce qui est établi. Tous ils sont des ergoteurs comme les chicaneurs de procédure. Socrate reconnut le droit, la loi ; les Grecs conservèrent continuellement l’autorité de la loi et du droit. S’ils voulaient dans cette reconnaissance faire prévaloir leurs intérêts, si chacun voulait affirmer les siens, ils devaient les chercher dans les détours de la procédure ou dans l’intrigue. Alcibiade, intrigant génial, inaugure la période de la « décadence » athénienne. Les Spartiates, Lysandre et d’autres, sont la preuve que l’intrigue était devenue générale en Grèce. Le droit grec sur lequel reposaient les États grecs devait, au sein de ces États, être faussé et miné par les égoïstes, et les États allèrent à la ruine afin que les individus devinssent libres, le peuple grec tomba parce que les individus se souciaient moins de ce peuple que d’eux-mêmes. En général, tous les États, constitutions, églises, etc. se sont effondrés dès que l’individu s’est montré ; car l’individu est l’ennemi irréconciliable de toute généralité, de tout lien, c’est-à-dire de toute chaîne. Cependant on s’est imaginé jusqu’aujourd’hui que l’homme avait besoin de liens sacrés, lui, l’ennemi juré de toute attache. L’histoire du monde montre qu’il n’y a pas encore eu de lien qui n’ait été arraché, que l’homme rejette infatigablement toutes les entraves ; et cependant toujours et toujours on en imagine de nouvelles et vous croyez en avoir trouvé une convenable en lui imposant une soi-disant constitution libre, une solide chaîne constitutionnelle. Les cordons, les décorations, etc. paraissent quelque peu usés, mais on n’a pas été plus loin que de changer les lisières pour des bretelles et des cravates.

Tout ce qui est sacré est un lien, une chaîne.

Tout ce qui est sacré est et doit être dénaturé par les chicaneurs ; c’est pourquoi notre époque a tant de gens de cette sorte dans toutes les sphères. Ils préparent la banqueroute du droit, l’arbitraire.

Pauvres Athéniens qu’on accuse d’ergoterie et de sophistique, pauvre Alcibiade qu’on accuse d’intrigue ! Ce fut précisément le meilleur de vous-mêmes, votre premier pas vers la liberté. Vos Eschyle, Hérodote, etc. voulaient seulement faire de vous un peuple libre ; vous seuls avez eu quelque pressentiment de votre liberté.

Un peuple réprime ceux qui veulent s’élever au-dessus de sa majesté, par l’ostracisme contre les citoyens supérieurs, par l’inquisition contre les hérétiques de l’Église, par l’inquisition contre les criminels de haute trahison dans l’État, etc.

Car ce qu’il importe au peuple c’est de s’affirmer ; il exige de chacun « le sacrifice patriotique ». Par conséquent, pour lui, chacun en soi est chose indifférente, un néant et il ne peut pas faire, il ne peut pas même supporter ce qu’il appartient à l’individu et à l’individu seul de faire, sa mise en valeur. Tout peuple, tout État est injuste envers l’Égoïste.

Tant qu’il restera une seule institution ne dégageant pas complètement l’individu, il sera encore loin de vivre de sa vie propre et de s’appartenir réellement. Comment par exemple puis-je être libre si je dois m’assermenter à une constitution, à une charte, à une loi et me lier par serment, corps et âme, à mon peuple ? Comment puis-je proprement exister quand mes facultés ne peuvent se développer qu’autant qu’elles ne troublent pas « l’harmonie de la Société » (Weitling).

Le crépuscule des peuples et de l’humanité annonce mon aurore.

Écoutez ! au moment où j’écris, les cloches commencent à sonner pour, au jour prochain, annoncer la fête du millénaire de notre chère Allemagne. Sonnez, sonnez son glas ! Votre voix est solennelle comme si elle avait le pressentiment qu’elle accompagne un mort. L’Allemagne et les peuples allemands ont derrière eux une histoire de mille ans ; quelle longue vie ! Entrez donc dans la paix éternelle d’où l’on ne revient pas, afin que tous soient libres que vous avez si longtemps tenus enchaînés. Mort est le peuple ! — Bonjour moi !

Ô toi, mon peuple allemand si tourmenté, quelle fut ton obsession ? Ce fut l’angoisse d’une pensée qui ne peut se donner un corps, l’angoisse d’un esprit-fantôme qui s’anéantit au chant du coq et cependant aspire ardemment à la délivrance et à l’accomplissement. Aussi as-tu longtemps vécu en moi, chère pensée, cher fantôme. Déjà je m’imaginais presque avoir trouvé la parole qui doit te délivrer, avoir découvert un corps pour l’esprit vagabond, et voici que j’entends sonner les cloches qui t’appellent au repos éternel, je quitte alors le foyer désert du défunt et je retourne aux vivants :


Car seuls les vivants ont raison.


Adieu, rêve de tant de millions d’hommes, adieu, toi qui fus tant de siècles, le tyran de tes enfants !

Demain, on te mène au tombeau et bientôt suivront tes filles, les nations. Quand elles auront toutes passé, l’humanité sera ensevelie et je serai alors bien à moi, je serai l’héritier joyeux !




Le mot « Gesellschaft » a son origine dans le mot « saal ». Quand une salle contient beaucoup d’hommes, la salle fait que les hommes sont en société. Ils sont en Société et constituent au cas le plus favorable un salon, quand ils emploient les formes traditionnelles du langage de salon. Quand on vient au commerce réel entre les hommes, il faut le considérer comme indépendant de la Société, il peut exister ou manquer sans que la nature de ce qu’on appelle la Société en soit altérée. Des gens qui se trouvent dans une salle, même s’ils sont personnages muets ou s’ils se bornent à échanger en mangeant quelques phrases de politesse constituent une Société. Commerce est réciprocité, c’est le commercium des individus ; Société n’est que le fait d’occuper en commun une salle ; les statues d’une salle de musée sont en société, elles sont « groupées ». On a coutume de dire que nous avons une salle en commun, mais c’est bien plutôt la salle qui nous a en elle. Il en résulte que la société n’est pas créée par toi et par moi, mais par un tiers qui fait de nous des sociétaires, et c’est précisément ce tiers qui constitue, qui crée la Société.

De même d’une société-prison, d’un compagnonnage de prison (ceux qui jouissent de la même prison). Ici le tiers est d’un contenu plus réel que le précédent, la salle qui n’avait qu’une signification purement locale. La prison ne signifie plus seulement un espace, mais un lieu ayant un rapport déterminé avec ceux qui l’occupent : car elle n’est prison que parce qu’elle est destinée aux prisonniers, autrement ce ne serait qu’un édifice quelconque. Qu’est-ce donc qui donne une empreinte générale à ceux qui y sont rassemblés ? Manifestement la prison, car ce n’est que par la prison qu’ils sont prisonniers. Qu’est-ce qui détermine leur mode d’existence dans la société-prison ? La prison ! Qu’est-ce qui détermine leurs relations ? La prison encore sans doute ? Certes, ils ne peuvent entrer en relations entre eux que comme prisonniers, c’est-à-dire autant seulement que les règlements de la prison l’autorisent ; mais qu’ils commercent d’eux-mêmes, entre eux, c’est ce que la prison ne peut faire, au contraire, elle doit constamment veiller à ce que des relations égoïstes, purement personnelles (et seulement comme telles, elles sont réellement relations de toi à moi) ne s’établissent. Que nous exécutions en commun un travail, que nous fassions ensemble manœuvrer une machine, la prison s’y prête bien volontiers ; mais que j’oublie que je suis un prisonnier et que je lie commerce avec toi qui l’oublies aussi : voilà qui met la prison en danger, il ne faut pas que cela se fasse, il ne faut pas que cela soit permis. Pour ces raisons, la Chambre française, animée des sentiments les plus moraux, a imaginé d’introduire le « régime cellulaire ». D’autres saintes assemblées feront la même chose pour faire cesser « des relations démoralisantes ». Le régime de la prison est chose établie, sacrée, et l’on ne doit chercher à y porter atteinte. Toute attaque, toute révolte si légère soit-elle contre une chose sacrée, dont l’homme est et doit être esclave, est punissable.

Comme la salle, la prison forme bien une société, un compagnonnage, une communauté (le travail en commun en est un exemple), mais elle ne constitue pas un commerce, une réciprocité, une association. Au contraire, toute association en prison porte le germe dangereux d’un « complot » qui pourrait éclater et porter ses fruits à la faveur des circonstances.

Cependant, habituellement, ce n’est pas de son plein gré que l’on va en prison, il est rare aussi que l’on y reste volontairement, mais l’on nourrit un désir égoïste de liberté. C’est pourquoi il apparaît plutôt ici que le commerce personnel se manifeste en hostilité avec la société-prison, et tend à dissoudre cette société, à faire cesser la captivité commune.

Considérons donc de telles communautés dans lesquelles il semble que nous demeurions de plein gré, volontairement, sans vouloir les mettre en danger par la manifestation de nos instincts égoïstes.

La famille nous en offre un exemple. Vieux parents, époux, enfants, frères et sœurs, constituent une famille à l’extension de laquelle contribuent encore les parents alliés. La famille n’est réellement une communauté que lorsque la loi de la famille, la piété filiale ou l’amour de la famille en est observée par les membres. Un fils à qui parents, frères et sœurs sont devenus indifférents a été fils ; car la filiation n’apparaît plus réellement, elle ne signifie guère plus que l’union depuis longtemps oubliée de la mère au fils par le cordon ombilical. Que ce lien corporel ait autrefois existé, c’est une chose arrivée et l’on ne peut faire qu’elle soit non avenue ; on demeure irrévocablement le fils de cette mère, le frère de ses autres enfants ; mais c’est seulement par une piété filiale persistante, par l’esprit de famille que l’on arrive à une union durable. C’est seulement quand les individus s’imposent la tâche de maintenir la famille qu’ils se manifestent conservateurs et se gardent bien de douter de la famille qui est leur base, enfin qu’ils sont, au plein sens du mot, membres de la famille. Pour chacun de ses membres une chose doit être inébranlable et sacrée, la famille même ou plus explicitement la piété. Pour tout membre qui demeure libre de l’égoïsme hostile à la famille, c’est une vérité intangible qu’elle doit subsister. En un mot si elle est sacrée, personne de ceux qui en font partie ne peut s’en défaire sans devenir « criminel » envers elle ; il ne peut jamais poursuivre un intérêt qui lui soit contraire ; par exemple, conclure une mésalliance. Celui qui le fait « déshonore sa famille », « lui fait honte », etc.

Si maintenant l’instinct égoïste n’a pas assez de force dans l’individu, celui-ci se soumet, conclut un mariage qui convient aux prétentions de sa famille, embrasse une carrière en harmonie avec sa position, etc., bref « fait honneur » à sa famille.

Si au contraire un sang égoïste bouillonne furieusement dans ses veines, il préfère être « criminel » envers la famille et se soustraire à ses lois.

Des deux choses qu’ai-je le plus à cœur, du bien de la famille, ou du mien ? En un nombre infini de cas, les deux intérêts marcheront amicalement à côté l’un de l’autre et l’avantage de la famille sera aussi le mien et inversement. Il est difficile alors de décider si je pense en homme intéressé ou si j’ai en vue le bien commun et peut-être me flattai-je complaisamment de mon désintéressement. Mais il vient un jour où l’alternative me fait trembler, et où je me sens sur le point de jeter le déshonneur sur mon arbre généalogique et d’offenser père, mère, frères, sœurs et alliés. Qu’arrivera-t-il ? On verra alors ce que j’ai au fond du cœur et si ma piété filiale fut jamais plus profonde que mon égoïsme ; et l’homme intéressé ne pourra pas plus longtemps se cacher sous le masque du désintéressement. Un désir naît dans mon âme et croissant d’heure en heure devient une passion. Qui donc alors ira s’imaginer que la plus légère pensée qui s’élève contre la piété filiale, l’esprit de famille, soit déjà une atteinte à cette religion, qui donc, au premier instant, aura absolument conscience de la chose ? La Juliette de Shakespeare en est un exemple. La passion déchaînée ne se laisse plus réfréner et sape l’édifice de la piété filiale. Certes vous allez dire que c’est par obstination que la famille rejette de son sein ces obstinés qui prêtent plus l’oreille à leur passion qu’à leur piété ; les bons protestants ont usé avec succès des mêmes arguments contre les catholiques et même y ont cru. Seulement c’est un prétexte pour se décharger de la faute et rien de plus. Les catholiques tenaient à une union générale des églises et ne repoussaient les hérétiques que parce que ceux-ci n’allaient pas jusqu’à sacrifier leurs convictions à cette union ; les premiers maintenaient solidement cette union parce qu’elle leur était sacrée en tant qu’église catholique, c’est-à-dire générale et une ; les protestants au contraire faisaient passer l’union après leurs convictions. De même pour les hommes qui n’ont pas le sentiment de la famille. Ils ne sont pas exclus, mais ils s’excluent eux-mêmes, en estimant leur passion, leur volonté, au-dessus de l’union familiale.

Mais parfois le désir couve dans un cœur moins passionné et moins volontaire que celui de Juliette. L’amant s’offre sans résistance en sacrifice à la paix de la famille. On pourrait dire qu’ici encore l’intérêt personnel domine, car sa résolution vient de ce qu’elle trouve plus de satisfaction dans l’union de la famille que dans l’accomplissement de son désir. Peut-être ; pourtant, si l’on avait la certitude que l’égoïsme fût bien sacrifié à la piété ? Si le désir, qui était dirigé contre la paix de la famille, même après son sacrifice, demeure, dans le souvenir, un « holocauste » offert au lien sacré ? Si la docile créature était consciente d’avoir laissé insatisfaite sa volonté et de s’être soumise humblement à une puissance supérieure ? Soumise et sacrifiée parce que la superstition a exercé sur elle sa domination !

Ici l’égoïsme a vaincu, là triomphe la piété et le cœur égoïste saigne ; ici l’égoïsme était fort, là il est faible. Mais les faibles, nous le savons depuis longtemps, sont les désintéressés. Pour eux, les faibles, la famille a souci ; parce qu’ils appartiennent à la famille, ils ne s’appartiennent pas et n’ont pas le souci d’eux-mêmes. Hegel, par exemple, approuve cette faiblesse, quand il veut que le choix des époux soit laissé à la décision des parents.

La famille étant une communauté sainte à laquelle l’individu doit aussi obéissance, les fonctions de juge lui incombent aussi, par exemple, dans le Cabanis de Williblad Alexis, on trouve la description d’un de ces « tribunaux de famille ». On y voit le père au nom « du conseil de famille » forcer le fils à s’engager et le chasser du milieu familial et par ce châtiment purifier la famille qu’il avait souillée. Le droit chinois développe cette responsabilité de la famille jusque dans ses conséquences extrêmes et fait expier à tous ses membres la faute d’un seul.

Aujourd’hui pourtant le bras de la famille ne s’étend pas assez loin pour pouvoir châtier sérieusement les apostats (l’État même empêche dans la plupart des cas l’exhérédation). Celui qui est criminel envers la famille se réfugie sur le domaine de l’État et est libre, comme celui qui est criminel contre l’État s’enfuit en Amérique pour n’être plus atteint par les lois de son pays. Celui qui a jeté la honte sur la famille, le fils dénaturé est protégé contre le châtiment des siens, parce que l’État, ce suzerain, enlève au châtiment familial « son caractère sacré » et le profane en décrétant qu’il n’est qu’une « vengeance » ; il empêche le châtiment, ce droit sacré de la famille, parce que, devant la sainteté de l’État, celle de la famille pâlit et perd sa consécration aussitôt qu’elle entre en conflit avec cette sainteté supérieure. S’il n’y a pas de conflit, l’État laisse subsister la sainteté inférieure de la famille ; mais, dans le cas contraire, il va jusqu’à ordonner le crime envers elle, quand, par exemple, il enjoint au fils de refuser obéissance aux parents dès qu’ils veulent l’entraîner à un crime contre l’État.

Aujourd’hui l’égoïste a brisé les liens de la famille et trouvé dans l’État un protecteur contre l’esprit de famille gravement atteint. Mais où est-il tombé maintenant ? Dans une nouvelle société où ces mêmes rets auxquels il vient d’échapper sont tendus à son égoïsme ; car l’État est pareillement une société et non une association, c’est la famille plus étendue (terre maternelle, enfants du pays, etc.).




Ce qu’on nomme État est un tissu serré de dépendance et d’attachement, c’est un tout homogène, un assemblement où les éléments combinés entre eux s’accordent, bref sont dépendants les uns des autres : l’État est l’ordonnancement de cette dépendance. Supposez que vienne à disparaître le roi dont l’autorité prête autorité à tous jusqu’au dernier valet du bourreau ; tous ceux cependant chez qui le sens de l’ordre serait éveillé, maintiendraient l’ordre contre les désordres de la bestialité. Si le désordre était vainqueur, l’État disparaîtrait.

Mais cette pensée d’amour qui rêve de nous accorder, de nous unir, de nous rattacher les uns aux autres est-elle réellement capable de nous gagner ? L’État serait ainsi l’amour réalisé où chacun existe et vit pour les autres. Devant ce sens de l’ordre, le caprice individuel disparaît-il donc ? N’est-on pas satisfait quand on a pourvu à l’ordre par la force, c’est-à-dire quand on a pris soin qu’un citoyen « ne marche pas trop près de l’autre », quand, par suite, le troupeau est intelligemment disloqué ou disposé ? Tout est alors dans « l’ordre le plus parfait », et cet ordre parfait s’appelle précisément l’État.

Nos sociétés et États sont, sans que nous les fassions ; ils sont rassemblés, sans que ce soit de notre fait, ils sont prédestinés et subsistent ; autrement dit, ils ont une constitution propre, indépendante, ils sont contre nous, les égoïstes, l’indissolublement existant. La lutte contemporaine est, dit-on, dirigée contre « l’état de choses existant ». Cependant on a coutume de faire là une méprise : on suppose toujours qu’il s’agit de changer l’état de choses existant contre un meilleur. On devrait plutôt déclarer la guerre à la constitution même, c’est-à-dire à l’État (status), non à un État déterminé, à une situation passagère de l’État, ce n’est pas un autre État que l’on a en vue (ainsi « État du peuple ») mais l’union qui en est le principe, l’association constamment modifiée de ses éléments. — Un État existe même sans que j’y participe. Je suis né, élevé en lui, j’ai envers lui des obligations et je dois lui « rendre hommage ». Il me prend sous sa protection et je vis par sa « faveur ». Ainsi l’existence indépendante de l’État fonde ma dépendance ; son développement naturel, son organisme, exigent que ma nature ne s’épanouisse pas librement, mais soit façonnée à son goût. Afin de pouvoir se développer naturellement, il passe sur moi les ciseaux de la culture, il me donne une éducation appropriée à lui, non à moi, et m’enseigne par exemple à respecter les lois, à me garder de porter atteinte à la propriété de l’État (c’est-à-dire à la propriété privée), à honorer une majesté divine et terrestre, bref il m’enseigne à être irréprochable en « sacrifiant » ma propriété à la « sainteté » (sainte est toute chose possible, par exemple, la propriété, la vie des gens, etc.). C’est en cela que consiste le genre d’éducation que l’État peut nous donner : il fait de moi un « instrument utile », un « membre utile de la société ».

C’est ce que doit faire tout État, qu’il soit démocratique, absolu ou constitutionnel. Il doit le faire tant que nous commettrons l’erreur de croire qu’il est un Moi, tant qu’il s’attribue comme tels les noms de « personne morale, mystique, publique. » Cette peau de loup du Moi, moi qui suis réellement Moi, je dois l’arracher à ce mangeur de chardons qui fait le beau avec. Que de fois dans l’histoire du monde, je me suis laissé ravir mon moi ! C’est le soleil, la lune, les étoiles, les chats et les crocodiles que je laisse mettre en honneur et passer pour des Moi, c’est Jéhovah, Allah, notre Père, qui sont gratifiés du moi, c’est l’État, l’Église qui prétendent au Moi et que je leur laisse prendre tranquillement. Quoi d’étonnant alors quand, dans la suite, un Moi réel apparaît et vient m’affirmer en plein visage qu’il n’est pas mon Toi, mais mon propre Moi. Si le Fils de l’Homme par excellence avait fait pareille chose, pourquoi ne pouvais-je, moi aussi, un fils de l’homme, faire de même ? Ainsi je voyais toujours mon Moi au-dessus et en dehors de moi et je ne pouvais jamais parvenir réellement à moi.

Au moyen-âge, l’Église avait parfaitement admis que toutes sortes d’États vécussent en elle ; après la Réforme et particulièrement après la Guerre de 30 ans, les États apprirent à tolérer que toutes sortes d’Églises (confessions) se réunissent sous une même couronne. Mais tous les États sont religieux et, respectivement, des « États chrétiens » ; ils mettent leur tâche à contraindre les indisciplinables, les égoïstes, sous le joug de la Non-Nature, c’est-à-dire à les christianiser. Toutes les institutions de l’État ont pour but de christianiser le peuple. Ainsi l’objet des tribunaux est de forcer les gens à la justice, l’école doit les forcer à l’éducation de l’esprit, bref leur but est de protéger l’homme qui agit chrétiennement contre celui qui ne le fait pas, de rendre l’action chrétienne puissante et dominatrice. Parmi ces moyens de contrainte, l’État comptait aussi l’Église, il exigeait de chacun une religion déterminée. Dupin disait récemment (1842) : « L’instruction et l’éducation appartiennent à l’État ». Assurément tout ce qui intéresse le principe de la morale est affaire d’État. C’est pourquoi l’État chinois se mêle de tant de choses de la famille ; on n’est rien en Chine si on n’est avant tout un bon fils. La famille est aussi, chez nous, une chose d’État, sauf que nous plaçons notre confiance dans la famille et n’exerçons pas sur elle une surveillance inquiète ; la famille est liée par le lien du mariage et, sans État, ce lien ne peut être délié.

Mais que l’État me fasse responsable de mes principes, m’en impose de certains, je demanderai alors : que vous importe ma marotte (mes principes) ? — Beaucoup, parce que c’est un principe dominant. En matière de divorce et généralement de droit matrimonial, on pense qu’il s’agit uniquement de déterminer la mesure du droit entre l’Église et l’État. Il s’agit bien plutôt de savoir si une chose sainte doit dominer les hommes, qu’elle s’appelle croyance religieuse ou loi morale (Morale). L’État joue le même rôle dominateur que l’Église. Celle-ci repose sur la piété, l’État sur la morale.

On parle de tolérance, de la liberté absolue laissée aux tendances opposées, caractéristiques des États civilisés. Certes quelques États sont assez forts pour tolérer les meetings les plus tumultueux, d’autres au contraire entretiennent leurs sbires pour donner la chasse aux fumeurs de pipe. Seulement pour un État comme pour l’autre, le jeu des individus entre eux, leur activité bourdonnante, leur vie quotidienne, tout cela n’est que contingences qu’il est bien obligé de leur laisser n’en pouvant rien tirer. Certes, il y en a encore plus d’un qui se montre tracassier et tatillon, mais d’autres sont plus sages. Chez ces derniers, les individus sont « plus libres » parce qu’on ne leur impose plus de chaussures trop étroites. Mais dans aucun État je ne suis libre. Leur fameuse tolérance n’est simplement que la tolérance de « l’insignifiant », de « l’inoffensif », l’État s’élève au-dessus de l’esprit de mesquinerie, il devient un despotisme de plus grande allure, plus estimable, plus fier. Un certain État parut quelque temps vouloir être supérieur aux combats littéraires qu’il laissait mener avec toute la fureur possible ; l’Angleterre, de son côté, est au-dessus des agitations populaires… et de la fumée de tabac. Mais malheur à la littérature qui s’attaque à l’État même, malheur aux factions populaires qui le « mettent en danger ». Dans cet État auquel je fais allusion on rêve « d’une science libre », en Angleterre on rêve d’une « vie populaire libre » .

L’État laisse autant que possible les individus s’ébattre librement, seulement ils ne peuvent agir sérieusement et oublier l’État. L’homme ne peut à son aise avoir des rapports avec l’homme, il doit subir la surveillance et la médiation de l’autorité supérieure. Je ne puis faire tout ce que mes facultés me permettent mais seulement ce que l’État me permet, je ne puis mettre en valeur mes pensées, mon travail et généralement rien de ce qui est à moi.

L’État n’a toujours qu’un but, borner, lier, subordonner l’individu, l’assujettir à la chose générale ; il ne dure qu’autant que l’individu n’a pas sa plénitude et n’est que l’expression bornée de mon moi, ma limitation, mon esclavage. L’État cherche à établir non pas l’activité libre de l’individu, mais une activité qui soit liée au but de l’État. L’État ne crée rien qui ait un caractère commun, pas plus qu’on ne peut dire d’un tissu qu’il est le travail commun de toutes les parties intégrantes de la machine : c’est plutôt le travail de toute la machine, considérée dans son unité, c’est un travail de machine. De la même façon, tout est fait par la machine de l’État, car elle fait marcher le mécanisme des esprits individuels dont aucun ne suit son impulsion propre. L’État cherche par sa censure, par sa surveillance, sa police, à faire obstacle à toute activité libre et tient cette répression pour son devoir, parce qu’elle lui est imposée comme un devoir par l’instinct de sa conservation personnelle. L’État veut faire quelque chose des hommes, c’est pourquoi l’homme est dans l’État quelque chose d’artificiel, de fabriqué ; celui qui veut être Lui-même est son adversaire et « n’est rien ». « Il n’est rien » veut dire simplement que l’État ne l’emploie pas, ne lui laisse prendre aucune situation, aucune fonction, aucune profession, etc…

E. Bauer rêve encore dans ses Tendances libérales (II, 50) d’un gouvernement qui sortirait du peuple et qui ne pourrait être en opposition avec lui. À la vérité, il retire le mot même de « gouvernement ».[12] « Dans la République, il n’y a pas de gouvernement, il n’y a qu’un pouvoir exécutif. Un pouvoir qui est issu du peuple, purement et simplement, qui, en face du peuple, n’a pas une force indépendante, des principes indépendants, des fonctionnaires indépendants, mais qui a sa base, la source de sa force et de ses principes dans le pouvoir unique et souverain de l’État, dans le peuple. Ainsi l’idée de gouvernement ne convient pas du tout à l’État populaire ». Seulement la chose demeure la même. Tout ce qui est issu « du peuple, tout ce qui y a sa base et sa source » devient indépendant et comme un enfant sorti du sein de sa mère, il est aussitôt en opposition avec ses origines. Le gouvernement, s’il n’était indépendant et opposant, n’existerait pas.

« Dans l’État libre, il n’y a pas de gouvernement » (p. 94). Cela veut dire que le peuple, quand il est souverain, ne se laisse pas conduire par une puissance supérieure. En est-il autrement de la monarchie absolue. Y a-t-il pour le souverain un gouvernement au-dessus de lui ? Au-dessus du souverain, qu’il s’appelle prince ou peuple, il n’y a jamais de gouvernement, cela s’entend de soi. Mais au-dessus de moi, il y aura toujours un gouvernement dans tout « État », qu’il soit absolu, républicain, ou « libre ». Je suis aussi mal sous un régime que sous un autre.

La république n’est pas autre chose que la monarchie absolue, car peu importe que le monarque soit prince ou peuple, quand tous deux sont une « majesté ». Le constitutionnalisme prouve précisément que personne ne peut se borner à être instrument. Les ministres dominent leur maître, le prince, les députés leur maître, le peuple. Ici, du moins, les partis sont déjà libres, ainsi le parti des fonctionnaires (soi-disant le parti populaire). Le prince doit se conformer à la volonté des ministres et le peuple est tenu de danser quand la Chambre se met à siffler. Le constitutionnalisme va plus loin que la République, parce qu’il est l’État conçu dans la dissolution.

E. Bauer nie (p. 56) que le peuple dans l’État constitutionnel soit une « personnalité ». En est-il ainsi au contraire, dans la république ? Aujourd’hui, dans l’État constitutionnel, le peuple est un parti, et un parti est pourtant bien une « personnalité » si l’on veut parler d’une personne morale, d’une personne politique. Le fait est qu’une personne morale, qu’elle s’appelle parti populaire ou peuple ou même « le maître », n’est en aucune manière une personne, mais un fantôme.

E. Bauer poursuit (p. 69) : « La tutelle est la caractéristique d’un gouvernement ». À la vérité, elle est plus encore celle d’un peuple et « d’un état populaire », elle est la caractéristique de toute souveraineté. Un État populaire qui « réunit en soi l’ensemble des pouvoirs », le « maître absolu » ne peut pas me laisser devenir puissant. Et quelle puérilité de ne plus vouloir nommer les « fonctionnaires du peuple », « serviteurs », « instruments » parce qu’ils « exécutent la volonté légale, libre et raisonnable » du peuple (p. 73). Il ajoute (p. 74) : « C’est seulement parce que tous les groupes de fonctionnaires se subordonnent aux intentions du gouvernement que l’unité peut être établie dans l’État » ; mais son « État du peuple » doit avoir aussi « l’unité » . Comment alors la subordination pourrait-elle ne plus exister, — la subordination à la volonté populaire ?

« Dans l’État constitutionnel, c’est sur celui qui règne et sur son opinion que repose en fin de compte tout l’édifice du gouvernement » (id. p. 130). Comment en serait-il autrement dans « l’État du peuple ? » Ne suis-Je pas aussi alors gouverné par l’opinion du peuple et cela fait-il pour moi une différence de me voir dépendant de l’opinion du prince ou de l’opinion du peuple, de ce qu’on appelle « l’opinion publique ? » Si dépendance a la même signification que « rapport religieux », comme E. Bauer l’établit justement, le peuple reste pour moi dans l’État populaire, le pouvoir suprême, la « majesté » (car Dieu et prince ont dans la majesté leur essence propre) avec laquelle je suis en « rapport religieux ». De même que le prince souverain, le peuple souverain ne pourrait être non plus atteint par aucune loi. Toute la tentative de E. Bauer se ramène donc à un changement de maître. Au lieu de vouloir faire le peuple libre, il aurait dû songer à la seule liberté réalisable, la sienne.

Dans l’État constitutionnel, l’absolutisme est enfin venu en lutte avec lui-même, car il est tiraillé par deux alternatives : le gouvernement veut être absolu, le peuple aussi. Ces deux absolus en contact constant s’useront l’un l’autre.

E. Bauer s’indigne que ce soit la naissance, le hasard qui fasse le prince. Mais si maintenant « le peuple est devenu la seule puissance de l’État » (p. 132) n’avons-nous pas là encore un seigneur de hasard ? Qu’est-ce donc que le peuple ? Le peuple n’a jamais été que le corps du gouvernement : c’est un grand nombre de têtes sous le même chapeau (un chapeau de prince) ou bien un grand nombre sous une constitution unique. Et la constitution, c’est le prince. Prince et peuple subsisteront tant qu’ils ne tomberont pas tous deux ensemble. S’il existe sous une seule constitution toutes sortes de « peuples », par exemple dans la vieille monarchie persane, ces « peuples » n’ont de valeur que comme « provinces ». Pour moi, en tout cas, le peuple est une puissance de hasard, une force de la nature, un ennemi, que je dois vaincre.

Comment se représente-t-on un peuple « organisé » ? (p. 132). Un peuple « qui n’a plus aucun gouvernement », qui se gouverne lui-même, où aucun moi n’est dominant, un peuple organisé par l’ostracisme. Le bannissement des Moi, l’ostracisme fait le peuple maître de lui-même.

Si vous parlez du peuple, vous devez parler du prince ; car le peuple, s’il doit avoir un rôle subjectif et faire l’histoire, a nécessairement comme tout être agissant une tête, un « chef ». Weitling en donne l’idée dans le « Trio » et Proudhon déclare « qu’une société pour ainsi dire acéphale, ne peut vivre ».

La vox populi nous est maintenant toujours présentée, et « l’opinion publique » doit régner sur les princes. Certes la vox populi est en même temps vox dei, mais sont-elles l’une et l’autre de quelque utilité et la vox principis n’est-elle pas aussi vox dei.

Ici rappelons-nous « les nationalistes ». Demander que les 38 États de l’Allemagne agissent comme une seule nation est aussi fou que de vouloir que 38 essaims d’abeilles conduites par 38 reines-abeilles se réunissent en un seul essaim. Toutes restent abeilles, mais elles ne sont pas de même nature et ne peuvent agir en commun, seulement les abeilles-sujettes sont obligées de suivre les abeilles-mères. Les peuples comme les abeilles sont sans volonté et c’est l’instinct de leur abeille-mère qui les conduit.

Que si l’on renvoie les abeilles à leur caractère national d’abeilles, en quoi elles sont toutes égales, on ferait comme on fait aujourd’hui avec tant de passion en rappelant les Allemands au caractère national allemand. La nation allemande a ceci de commun avec la nation-abeille, qu’elle porte en elle la nécessité des divisions et des séparations, sans pour cela, pousser jusqu’à la séparation dernière, où, ayant atteint son achèvement, la séparation prend fin par là même : je veux dire, sans aller jusqu’à ce que l’homme soit séparé de l’homme. Certes, la nation allemande se divise en différents peuples, en diverses souches, etc., c’est-à-dire en ruches d’abeilles, mais l’individu qui a la qualité d’Allemand est aussi impuissant que l’abeille isolée. Et cependant, seuls les individus peuvent entrer ensemble en association, car toutes les alliances et unions de peuple sont et demeurent des assemblages mécaniques, parce que les parties associées, autant du moins que les peuples peuvent être considérés comme associés, sont sans volonté. C’est seulement avec la dernière séparation que la séparation même prend fin et tourne en association.

Maintenant les nationalistes s’efforcent de rétablir l’unité abstraite et sans vie du peuple-abeille, mais les particularistes[13] combattent pour l’unité propre qu’ils poursuivent, pour l’association. C’est la caractéristique de tous les vœux réactionnaires qu’ils doivent représenter quelque chose de général, d’abstrait, un concept vide et inanimé. Au contraire, les particularistes cherchent à dégager les individus vigoureux et pleins de vie du chaos des généralités. Les réactionnaires voudraient bien en pétrissant la terre pouvoir façonner un peuple, une nation ; les particularistes n’ont qu’eux-mêmes en vue. Au fond les deux tendances qui occupent aujourd’hui l’ordre du jour sont : le rétablissement des droits provinciaux, des anciennes divisions de races (Franconie, Bavière, Lusace, etc…), le rétablissement de la nationalité totale, unique. Mais les Allemands ne seront unis, c’est-à-dire ne s’uniront que lorsqu’ils auront renversé et leurs groupements d’abeilles et leurs ruches, en d’autres termes, quand ils seront plus qu’Allemands, c’est seulement alors qu’ils pourront fonder une union allemande. Ce n’est pas dans leur nationalité, ce n’est pas dans le corps maternel qu’ils doivent désirer retourner pour renaître ; il faut que chacun retourne à soi.

Un Allemand prend la main d’un autre et la serre avec un saint frémissement, parce que « lui aussi, il est Allemand ! » Ce sentimentalisme n’est-il pas d’un grotesque achevé ? Pourtant ce geste passera pour touchant tant que l’on aura le sentiment de la famille. Les nationalistes qui veulent faire des Allemands une grande famille ne peuvent se libérer de la superstition de la piété familiale, de la fraternité, bref de l’esprit de famille.

D’ailleurs ceux qui se nomment nationalistes devraient d’abord être d’accord pour échapper à l’alliance avec les germanistes sentimentaux. Car l’association qu’ils réclament des Allemands pour des buts et des intérêts matériels, ne va pas à autre chose qu’à une association volontaire. Carrière (Kölner Dom, page 4) s’écrie enthousiasmé : « Pour l’œil clairvoyant, les chemins de fer sont la voie ouverte vers la vie nationale qui jamais nulle part ne s’était manifestée avec une telle force. » Très juste : on verra une vie nationale comme il n’en est apparu nulle part, parce que ce n’est pas une vie nationale. Carrière se combattit lui-même page 10 : « La pure humanité ne peut être mieux représentée que par un peuple remplissant sa mission. » Mais ce n’est que le caractère national qui se manifeste ainsi. « L’universalité vague est inférieure à une forme déterminée, circonscrite en soi, constituant un tout et qui est un membre vivant de la chose vraiment universelle, de la chose organisée. » Or c’est précisément le peuple qui est « universellement vague » et c’est seulement l’homme qui est « la forme circonscrite en soi ».

L’impersonnalité de ce qu’on appelle « peuple », « nation » éclate encore dans ce fait qu’un peuple qui veut de son mieux manifester son moi, place à sa tête un souverain sans volonté. Il se trouve dans l’alternative ou bien d’être soumis à un prince qui ne réalise que soi et son bon plaisir individuel — et alors c’est cet arbitraire qu’il reconnaît dans le « maître absolu » et non sa propre volonté, la volonté du peuple — ou de placer sur le trône un prince qui ne manifeste pas de volonté propre ; il a alors un prince sans volonté qui pourrait parfaitement être remplacé par une horloge bien réglée. Si l’on regarde plus loin, il apparaît évident que le moi-peuple, est une puissance impersonnelle, « spirituelle », la loi. Il s’ensuit nécessairement que le moi du peuple est un fantôme, non un moi. Je ne suis moi que parce que je me fais moi, c’est-à-dire qu’aucun autre ne me fait ; je dois être mon œuvre propre. Mais comment en va-t-il avec le moi-peuple ? C’est le hasard qui fait les destinées du peuple, qui lui donne tel ou tel seigneur de par la naissance, qui lui procure ses maîtres élus ; « le peuple souverain » n’est pas son propre produit, comme je suis le mien. Imagine-toi qu’on veuille te persuader que tu n’es pas ton moi, mais que c’est Hans et Kunz qui sont ton moi ! Ainsi en est-il du peuple, et pour lui la chose est juste. Car un peuple a aussi peu un moi que les onze planètes comptées ensemble n’ont un moi, bien qu’elles tournent ensemble autour d’un point commun.

Les paroles de Bailly sont caractéristiques des sentiments d’esclaves que l’on a pour le peuple souverain, comme pour le prince. « Je n’ai plus de raison particulière quand la raison générale s’est exprimée. Ma loi première a été la volonté de la nation : aussitôt qu’elle se fut rassemblée, je n’ai plus rien connu que sa volonté souveraine. » Il ne veut pas avoir de raison particulière et cependant c’est elle seule qui fait tout. Même zèle chez Mirabeau : « Aucune puissance de la terre n’a le droit de dire aux représentants de la nation : Je veux ! »

Comme du temps des Grecs on voudrait faire aujourd’hui de l’homme un zoon politicon, un citoyen de l’État, un homme politique, de même qu’il fut longtemps « citoyen du ciel ». Mais, au contraire d’eux, nous ne voulons pas disparaître dans le peuple, la nation, la nationalité, nous ne voulons pas être seulement des hommes politiques ou des politiciens. Depuis la Révolution, on tend au « bonheur du peuple » et en faisant le peuple heureux, grand, etc., on nous fait malheureux ! Le bonheur du peuple est mon malheur.

Le livre de Nauwerk « sur la participation à l’État » nous montre encore quel vide et quel emphatique verbiage fait le fond de la doctrine des libéraux politiques. Nauwerk gémit sur les indifférents et les abstentionnistes, qui ne sont pas au plein sens du mot des citoyens de l’État ; il va même jusqu’à dire, qu’on n’est pas homme si l’on ne prend pas part d’une façon active à la vie de l’État, si l’on n’est pas un politicien. En cela il a raison, car s’il est admis que l’État est le gardien de tout ce qui est « humain », nous ne pouvons rien avoir d’humain sans y prendre part. Mais qu’est-ce que cela dit contre l’égoïste ? Absolument rien, car l’égoïste est pour lui-même le gardien de ce qui est humain, il ne dit à l’État que cette parole : ôte-toi de mon soleil. C’est seulement quand l’État, par ce qui lui est propre, entre en contact avec lui, que l’égoïste a en lui un intérêt actif.

Si la situation de l’État ne pèse pas sur l’homme d’étude qui vit renfermé dans son cabinet, doit-il s’en occuper parce que c’est « son devoir le plus sacré ? » Tant que l’État satisfait ses désirs, qu’a-t-il besoin de lever les yeux de son travail ? Cependant ceux qui sont personnellement intéressés à ce que les circonstances deviennent autres, peuvent s’en occuper. Ce n’est jamais « le devoir sacré » qui portera les gens à méditer sur l’État, pas plus qu’ils ne seront hommes de science, artistes, etc., par « devoir sacré ». C’est l’égoïsme seul qui les y pousse et qui les y poussera toujours quand les circonstances politiques paraîtront devenir mauvaises pour eux. Si vous démontriez aux gens que c’est leur égoïsme qui exige qu’ils s’occupent des affaires de l’État, vous n’auriez pas à les adjurer longtemps ; si, au contraire, vous faites appel à leur amour de la patrie, etc., il vous faudra longtemps prêcher leurs cœurs sourds pour leur persuader cette obligation d’amour. Assurément, dans votre sens, les égoïstes ne prendront aucune part aux choses de l’État.

Nauwerk nous donne une parole type du libéralisme. « L’homme ne remplit complètement sa mission que lorsqu’il se sent et se sait membre de l’humanité, et qu’il agit comme tel. L’individu ne peut réaliser l’idée de l’humanité s’il ne s’appuie sur l’humanité entière, s’il n’y puise sans cesse de nouvelles forces, comme Antée ».

On y lit encore : « Le rapport de l’homme à la chose publique est, au point de vue théologique, rabaissé à une pure affaire privée, ce qui est sa négation. » Comme si, au point de vue public, il en était autrement de la religion ! En politique la religion est une affaire privée.

Si au lieu du « devoir sacré », de la « destination de l’homme », de sa « mission d’humanité » et autres commandements, on représente aux hommes qu’en laissant l’État aller comme il va, ils portent atteinte à leurs intérêts personnels, ils seront persuadés sans tirades, et c’est là le moyen qu’il faudra employer au moment décisif, si l’on veut atteindre son but. Au lieu de cela notre auteur ennemi des théologiens dit : « S’il y eut jamais un temps où l’État ait revendiqué tous les siens, c’est bien le nôtre. » — « L’homme qui pense voit dans la participation à la théorie et à la pratique de l’État, un devoir, un des devoirs les plus sacrés qui lui incombent » et ensuite il examine de plus près « la nécessité absolue que chacun participe à l’État ».

Politique est et demeure de toute éternité celui qui a l’État dans la tête ou dans le cœur, ou dans les deux, celui qui est possédé de l’État, celui qui croit à l’État.

« L’État est l’instrument indispensable au développement total de l’humanité. » — Certes, tant que nous avons voulu développer l’humanité ; mais si nous voulons nous développer, il ne peut être pour nous qu’un obstacle.

Peut-on maintenant encore réformer et améliorer l’État ou la Nation ? Aussi peu que la noblesse, le clergé, l’Église, etc. ; on peut les abolir, les anéantir, les supprimer, non les réformer. Puis-je par une réforme faire d’un non-sens un sens, ou dois-je le faire disparaître ?

Il ne s’agit plus désormais de l’État (constitution de l’État, etc.), mais de moi. Toutes les questions relatives au pouvoir du prince, à la constitution, etc., disparaissent dans leur abîme, dans leur néant véritable. Moi qui suis ce néant, je tirerai de moi mes créations.




Au chapitre de la Société il convient de parler du « parti » dont on chantait récemment la louange.

Le parti fleurit dans l’État. « Parti, parti, qui ne doit pas prendre parti ? » Mais l’individu est isolé et n’est pas membre du parti. Il s’unit librement et se sépare de nouveau librement. Le parti n’est rien qu’un État dans l’État, et dans cette ruche plus petite, la « paix » doit régner comme dans la grande. Ce sont précisément ceux qui crient le plus fort qu’il doit y avoir une opposition dans l’État, qui grondent le plus lorsqu’il y a manque d’unité dans le parti. C’est une preuve qu’ils ne veulent aussi qu’un État. Ce n’est pas contre l’État mais contre l’individu que viennent échouer et se briser tous les partis.

On entend sans cesse exhorter à demeurer fidèle au parti, et les hommes de parti ne méprisent rient tant qu’un transfuge. On doit avec son parti affronter tout, en approuver entièrement les principes et les défendre. À vrai dire, la situation n’est pas aussi mauvaise que dans une société fermée dont tous les membres sont enchaînés aux lois et statuts (par exemple, les ordres, la Société de Jésus, etc.), mais le parti cesse d’être une association dans l’instant même où il rend obligatoires certains principes et veut les savoir assurés contre les attaques, c’est à cet instant précis que naît le parti. Il est déjà comme parti une Société née, il est une association morte, une idée devenue fixe. En tant que parti de l’absolutisme, il ne peut vouloir que ses membres doutent de l’immuable vérité de son principe ; car ils ne pourraient nourrir ce doute que s’ils étaient assez égoïstes pour vouloir être encore quelque chose hors de leur parti, c’est-à-dire impartiaux. Ils ne peuvent être impartiaux comme hommes de parti, mais comme égoïstes. Si tu es protestant et appartient au parti protestant, tu ne peux que censurer le protestantisme, en tout cas le « purifier », non le rejeter ; si tu es chrétien et es classé parmi les hommes dans le parti chrétien, comme membre de ce parti, tu ne peux en sortir, à moins que ton égoïsme, c’est-à-dire ton impartialité t’y pousse. Quels efforts ont faits les chrétiens jusqu’à Hegel et les communistes pour renforcer leur parti ! Ils demeuraient convaincus que le christianisme devait contenir la vérité éternelle et qu’il fallait seulement l’en extraire, puis l’établir solidement et la justifier.

Bref le parti ne supporte pas l’impartialité et en lui apparaît bientôt l’égoïsme.

Mais que m’importe le parti ? J’en trouverai suffisamment qui s’uniront à moi, sans prêter serment à mon drapeau.

Celui qui passe d’un parti à l’autre est traité aussitôt de « transfuge ». Car la morale exige que l’on tienne à son parti, et le déserteur est flétri du nom de « Renégat ». Seule l’individualité ne connaît aucun commandement de fidélité, de dépendance, elle permet tout, même l’abjuration, l’apostasie. Inconsciemment les gens moraux eux-mêmes se laissent conduire par ce principe, lorsqu’il s’agit de juger la conduite de ceux qui se convertissent à leur parti ; ils n’ont pas scrupule de faire des prosélytes ; seulement ils devraient avoir conscience que pour agir par soi-même il faut agir immoralement, c’est-à-dire ici, qu’il faut devenir infidèle, rompre même son serment, afin de prendre soi-même une détermination au lieu de se laisser déterminer par des considérations morales. Aux yeux des gens d’une moralité sévère, le converti a toujours une couleur équivoque et ne gagne pas facilement la confiance, il porte toujours la tare « d’infidélité », c’est-à-dire qu’il est taxé d’immoralité. Dans la basse classe, cette manière de voir est presque générale ; les gens éclairés sont, comme toujours, incertains et embarrassés, et en raison de la complexité de leurs idées, ils n’ont pas une conscience très claire de la contradiction issue nécessairement du principe de moralité. Ils ne se risquent pas à appeler carrément immoral, l’apostat, parce que l’on est induit à l’apostasie, à l’abandon d’une religion, par une autre religion, et cependant ils ne peuvent abandonner le point de vue moral. Ici pourtant ce serait l’occasion de franchir les limites de la morale.

Mais les êtres uniques, s’appartenant en propre, sont-ils un parti ? Comment pourraient-ils s’appartenir en propre, s’ils appartenaient à un parti ?

Ou bien doit-on n’appartenir à aucun parti ? En y adhérant, en entrant dans son cercle, on contracte avec lui une association qui dure tant que le parti et moi poursuivons un seul et même but. Mais si aujourd’hui j’en suis encore les tendances, il se peut que demain je les abandonne et lui sois « infidèle ». Pour Moi le parti n’a rien d’astreignant (d’obligatoire) et je ne le respecte pas ; s’il ne me convient plus, je lui fais la guerre.

Dans tout parti qui tient à soi et à son existence, les membres sont assujettis ou mieux, privés de vie propre, d’égoïsme, dans la mesure où ils servent ses désirs. L’indépendance du parti suppose la dépendance de ses membres.

Un parti ne peut jamais, de quelque nature qu’il soit, se passer d’une profession de foi. Car ses adhérents doivent croire au principe du parti ; ce principe ne peut être contesté par eux et mis en question, il doit être pour chaque membre la chose certaine, indubitable ; c’est-à-dire que l’on doit appartenir au parti corps et âme, autrement on n’est pas véritablement homme de parti, mais égoïste plus ou moins. Aie un doute sur le christianisme, tu n’est déjà plus un vrai chrétien, tu as eu « l’impudence » de questionner sur ce sujet, de citer le christianisme au tribunal de ton égoïsme, tu as péché contre le christianisme, la cause de ton parti (car il n’est pas la cause d’un autre parti, des juifs, par exemple) ; mais je te félicite si tu ne te laisses pas effrayer ; ton impudence t’aidera à affirmer ton individualité.

Ainsi un égoïste ne pourrait jamais adhérer à un parti ou prendre parti ? Si pourtant, sauf qu’il ne peut pas se laisser prendre et accaparer par le parti. Le parti n’est toujours pour lui qu’une partie, il est de la partie, il y prend part.




Le meilleur État est évidemment celui qui a les citoyens les plus loyaux ; plus l’esprit de dévouement à la légalité se perd, plus l’État, système de morale, vie morale par excellence, est réduit en force et en bonté. Le bon État disparaît avec les « bons citoyens » et se résout en dérèglement, en anarchie. « Respect à la loi ! » La loi est le ciment qui fait de l’État un tout cohérent. « La loi est sacrée et celui qui la viole est un criminel. » Sans crime pas d’État. Le monde moral, et c’est l’État, est rempli de coquins, de fourbes, de menteurs, de voleurs, etc. Comme l’État est « la domination de la loi », qu’il en est la hiérarchie, il en résulte que l’égoïste dans tous les cas où son intérêt va à l’encontre de celui de l’État, ne peut se satisfaire que par la voie du crime.

L’État ne peut abandonner la prétention que ses lois et ses ordres ne soient sacrés. L’individu aux yeux de l’État, c’est le profane (barbare, homme naturel, égoïste), l’Église le considérait autrefois de la même façon ; aux yeux de l’individu, l’État se nimbe de sainteté. Ainsi il publie une loi sur le duel. Deux individus qui sont d’accord pour jouer leur vie pour une cause (peu importe laquelle) ne doivent pas le pouvoir parce que l’État ne le veut pas : il établit des pénalités à cet égard. Où reste alors la liberté de détermination personnelle ? Il en est tout autrement quand, comme en Amérique, la Société se décide à laisser les duellistes supporter certaines conséquences fâcheuses de leurs actes, par exemple, la perte du crédit acquis jusque-là. Refuser le crédit est l’affaire de chacun et quand une Société le retire pour telle ou telle raison, celui qui est le frappé ne peut se plaindre d’un préjudice causé à la liberté. La Société ne fait précisément que sa propre liberté. Ce n’est pas le châtiment du péché, la punition du crime. Le duel n’est pas un crime mais seulement un fait, contre lequel la Société prend des mesures préventives, établit une défense. L’État flétrit le duel comme un crime, une atteinte portée à sa loi sacrée : il en fait un cas criminel. Tandis que cette Société laisse l’individu examiner s’il veut assumer les ennuis et les tristes conséquences de ses actes, reconnaissant par là sa libre détermination, l’État procède précisément en sens inverse, il refuse à l’individu tout droit à la détermination libre et ne reconnaît que la sienne propre, la loi de l’État, comme l’unique droit, de sorte que celui qui manque aux commandements de l’État est considéré comme enfreignant les commandements de Dieu, point de vue emprunté encore à l’Église. Dieu est le saint en soi et pour soi, et les commandements de l’Église comme de l’État, sont les commandements de ce saint qui les impose au monde par l’entremise de ses oints et de ses souverains (souverains par la grâce de Dieu). L’Église avait le péché mortel, l’État a le crime qui mérite la mort, elle avait ses hérétiques, il a ses criminels de haute trahison, elle avait ses peines ecclésiastiques, il a ses peines criminelles, elle avait ses procès d’inquisition, il a ses procès fiscaux, bref, ici péché, là crime, ici pécheurs, là criminels, ici inquisition et là inquisition. La sainteté de l’État ne tombera-t-elle pas comme celle de l’Église ? La crainte de ses lois, le respect de sa grandeur, l’humilité de ses « sujets » tout cela demeurera-t-il ? Ce « visage sacré » ne prendra-t-il jamais de rides ?

Quelle folie d’exiger du pouvoir souverain qu’il lutte à armes courtoises avec l’individu, et, comme on le demande pour la liberté de la presse, qu’il distribue également le soleil et le vent. Si l’État, cette pensée, doit être puissance prépondérante, c’est précisément à l’égard de l’individu. L’État est « sacré » et ne peut supporter ses attaques impudentes. Si l’État est sacré, la censure doit exister. Les libéraux politiques admettent le premier point, mais en combattent la conséquence. Ils lui accordent en tout cas les mesures répressives, car ils en demeurent toujours là, que l’État est plus que l’individu, et qu’il exerce des représailles justifiées, appelées des peines.

La peine n’a de sens que si elle est l’expiation de l’offense faite à la chose sacrée. Celui qui tient une chose pour sacrée mérite absolument d’être châtié s’il s’y attaque. Un homme qui laisse durer une existence humaine parce qu’elle lui est sacrée, et qu’il a horreur d’y porter atteinte est un homme religieux.

Weitling impute les crimes au « désordre social » et vit dans l’espérance que sous le régime communiste ils seront impossibles, leurs mobiles, l’argent par exemple, ayant disparu. Pourtant comme sa Société organisée devient ainsi que les autres, cause sainte et inviolable, il se trompe dans ses prévisions qui prouvent une bonne âme. Car il n’en manquerait pas qui adhéreraient des lèvres à la Société communistique et travailleraient en sous-main à sa ruine.

Weitling doit s’en tenir aux « remèdes contre le résidu naturel des maladies et des faiblesses humaines ». Et remède (Heilmittel) indique déjà qu’il faut considérer les individus comme « appelés à un salut » (Heil) déterminé, et les traiter en conséquence de cette « mission humaine ». Le remède ou la guérison n’est que le côté inverse de la peine, la théorie du salut court parallèlement à la théorie du châtiment ; si celle-ci considère une action comme un péché contre le droit, pour celle-là, c’est un péché de l’homme contre lui-même. C’est un appauvrissement de santé. Mais la vérité c’est que je dois la considérer soit comme juste pour moi, soit comme injuste, comme m’étant favorable ou contraire, c’est-à-dire que je dois la traiter comme une propriété que je puis, à ma guise, cultiver ou dilapider. « Crime » ou « maladie » ne sont, ni l’un ni l’autre, une vue égoïste des choses, ce n’est pas un jugement qui part de moi mais qui a son origine dans un autre que moi, que ce soit l’atteinte au droit, la chose générale, que ce soit le dommage fait à la santé, soit de l’individu (le malade), soit de la communauté (la Société). Le crime est traité sans pitié, la maladie avec une douceur charitable, avec compassion, etc.

Le châtiment suit le crime. La chose sacrée disparaissant, le crime tombe, et le châtiment dans ce cas disparaît à la suite du crime, car il n’a de signification qu’à l’égard de la chose sacrée. On a aboli les peines ecclésiastiques. Pourquoi ? Parce que c’est l’affaire de chacun de savoir comment il doit se comporter à l’égard du « Saint Dieu ». Toutes les peines doivent tomber comme celle-ci. De même que le péché à l’égard du soi-disant Dieu de l’homme est affaire particulière, de même en est-il pour toute espèce de chose sacrée. D’après nos théories pénales qu’on cherche en vain à améliorer et à adapter à notre époque, on veut punir les hommes pour telle ou telle atteinte portée à l’« humanité » ; or la stupidité de ces théories apparaît nettement dans leur logique qui fait pendre les petits voleurs et laisse courir les grands. Contre la violation de la propriété on a « la prison », contre « l’oppression de la pensée » et la suppression des « droits naturels de l’homme » on n’a que des remontrances et des prières.

Le code criminel n’existe que par la chose sacrée et meurt de soi-même quand on abandonne la peine. Partout aujourd’hui on veut créer de nouvelles lois pénales sans avoir le moindre doute sur la peine considérée en elle-même. Or précisément, la peine doit faire place à la réparation qui doit chercher non pas à donner satisfaction au droit et à la justice, mais à nous-mêmes. Si quelqu’un nous fait quelque chose que nous n’acceptons pas, nous brisons sa force et faisons valoir la nôtre. Nous nous satisfaisons sur lui et ne tombons pas dans la sottise de vouloir satisfaire le droit (le fantôme). Ce n’est pas chose sacrée qui doit se défendre contre l’homme, mais l’homme contre l’homme, de même qu’aujourd’hui dieu ne se défend plus contre l’homme, quand autrefois et même encore de nos temps, tous les serviteurs de Dieu lui offraient leur bras pour châtier l’impie, comme ils le prêtent aujourd’hui à la cause sacrée. Cette soumission à la chose sainte fait que sans intérêt vivant, particulier, on se borne à livrer les malfaiteurs à la police et aux tribunaux : remise impitoyable aux autorités « qui administrent aussi bien que possible la chose sacrée », le peuple pousse furieusement la police sur tout ce qui lui paraît immoral ou simplement inconvenant, et cette furie populaire pour la morale protège plus l’institution de la police que ne pourrait le faire jamais le gouvernement.

Depuis, l’égoïste s’est affirmé dans le crime et s’est moqué du très-saint, la rupture avec la chose sacrée ou plutôt de la chose sacrée est devenue générale. Ce n’est pas une révolution qui revient, c’est le crime qui se prépare, un crime énorme, sans considération pour rien, sans pudeur, sans conscience, fier ; n’entends-tu pas dans le lointain gronder le tonnerre et ne vois-tu pas maintenant le ciel, chargé de pressentiments, s’emplir de silence et s’obscurcir ?




Celui qui se refuse à gaspiller ses forces pour des Sociétés aussi étroites que la famille, le parti, la nation, aspire toujours à une société supérieure, il pense avoir trouvé, dans la société humaine ou dans l’humanité, le véritable objet de son amour et il mettra son honneur à s’y sacrifier : désormais, « il vit pour servir l’humanité ».

Le peuple est le corps, l’État, l’esprit de la personne souveraine qui jusqu’ici m’a opprimé. On a voulu annoncer aux peuples et aux États qu’on voulait les développer jusqu’à être l’humanité et la « raison générale » ; seulement, la servitude, du fait de cette extension deviendrait encore plus intense, car les Philanthropes et les Humains sont des maîtres aussi absolus que les politiciens et les diplomates.

De récents critiques s’emportent contre la religion parce qu’elle place Dieu, le Divin, l’Humain, hors de l’homme et en fait quelque chose d’objectif, tandis qu’eux placent ces sujets dans l’homme. Seulement ces critiques commettent la même faute que la religion, comme elle, ils donnent à l’homme « une destination » en voulant qu’il soit divin, humain, etc., que son essence soit la moralité, la liberté, l’humanité, etc., etc. Comme la religion, la politique a voulu « élever » l’homme, l’amener à la réalisation de son « être », de sa « destinée », faire quelque chose de lui, un « homme véritable », l’une sous la forme du « vrai croyant », l’autre sous la forme du « vrai citoyen » ou du « vrai sujet ». En fait, il ne s’agit que de savoir si c’est le divin ou si c’est l’humain qu’on appelle la destination de l’homme.

Politique et religion considèrent l’homme au point de vue du devoir : il doit être ceci et cela, il doit être tel et tel. Avec ce postulat, avec ce commandement, on marche en avant des autres, mais aussi de soi-même. Ces critiques disent : tu dois être un homme complet, un homme libre. Et ils sont encore tentés de proclamer une nouvelle religion, d’établir un nouvel absolu, un idéal, la liberté. Les hommes doivent devenir libres. Et il pourrait surgir des missionnaires de la liberté comme ces missionnaires de la foi que le christianisme répandit dans le monde, convaincu que tous les hommes étaient par leur essence même destinés à être chrétiens. La liberté alors, comme antérieurement la foi sous forme d’Église, la moralité sous forme d’État, se constituerait comme une nouvelle communauté qui serait le foyer d’une semblable « propagande ». Certes, rien ne s’oppose à ce qu’on agisse en commun, mais il faut d’autant plus combattre tout rajeunissement de la vieille Providence, faire obstacle aux doctrines de développement, bref à ce principe qu’il faut faire quelque chose de nous, des chrétiens, des sujets, des hommes libres ou des hommes, peu importe.

On peut bien dire, avec Feuerbach et les autres, que la religion a fait sortir l’humain de l’homme et l’a refoulé dans un au-delà où, devenu inaccessible, il mène l’existence de l’Individu en soi, d’un Dieu ; mais l’erreur de la religion n’est par là nullement épuisée. On peut très bien abolir la personnalité de cet humain qui nous est soustrait, on peut faire de Dieu le divin, on n’en reste pas moins religieux, car la caractéristique de ce qui est religieux consiste dans le mécontentement que l’on a de l’homme actuel, c’est-à-dire dans l’affirmation d’une perfection vers laquelle il faut s’efforcer ; l’homme religieux, c’est l’homme qui lutte en vue de son achèvement (c’est pourquoi vous devez être parfaits, comme votre Dieu au ciel est parfait. Matthieu V. 48) : être religieux, c’est fixer un idéal, un bonorum ; l’idéal d’un chacun, c’est l’homme parfait, l’homme vrai, l’homme libre, etc.

La tendance des temps nouveaux vise à instituer l’idéal de « l’homme libre ». Si on le pouvait trouver, il y aurait une nouvelle religion, parce qu’un nouvel idéal entraînerait de nouvelles aspirations, de nouvelles mortifications, une nouvelle dévotion, une nouvelle divinité, une nouvelle contrition.

Avec l’idéal de « la liberté absolue », même désordres qu’avec tout « absolu ». Suivant Hess, par exemple, « cette liberté doit être réalisable dans la société humaine absolue. » Aussitôt après, il appelle « mission » la réalisation de cet idéal ; de même il définit la liberté comme étant la « morale » ; le règne de la « justice » (c’est-à-dire l’égalité) et de la morale (c’est-à-dire la liberté) doit arriver, etc.

Celui que le mérite de ses compagnons de race, de famille, de nation, remplit d’orgueil alors qu’il n’est rien lui-même, est ridicule, mais celui qui ne veut être qu’« homme » est aveugle. Ce n’est pas dans l’exclusivisme, mais dans l’union, qu’il met sa propre valeur, dans le « lien » qui le rattache aux autres, dans les liens du sang, les liens nationaux, les liens d’humanité.

Les « nationalistes » d’aujourd’hui ont réveillé la lutte entre ceux qui ne croient avoir que du sang humain et des liens humains, et ceux qui se targuent d’avoir un sang spécial et des liens du sang spéciaux.

Sans considérer que l’orgueil puisse entraîner aux surestimations, prenons-en seulement conscience ; il y a une énorme différence entre l’orgueil « d’appartenir » à une nation, et ainsi d’être sa propriété, et l’orgueil d’appeler une nationalité sa propriété. La nationalité est propriété, mais la nation est ma propriétaire, ma souveraine. Si tu as la force corporelle, tu peux l’appliquer à l’endroit approprié, et tu as alors le sentiment personnel, l’orgueil de ta force ; si c’est au contraire la force corporelle qui te possède, ton corps qui te possède avec sa force, il te tracasse partout et au moment qui convient le moins : tu ne peux serrer la main à personne sans la lui broyer.

L’idée que l’on est plus qu’un membre de la famille, de la race, de la patrie, a finalement conduit à dire que l’on est plus que tout cela parce que l’on est homme ou : que l’homme est plus que le Juif, l’Allemand, etc. « C’est pourquoi chacun est entièrement et uniquement — homme ! » Ne dirait-on pas mieux : Comme nous sommes plus que la chose donnée, nous voulons être à la fois cette chose et ce « plus ». Ainsi, homme en même temps qu’Allemand ; homme en même temps que Guelfe. Les nationalistes ont raison, on ne peut nier sa nationalité ; et les humains ont raison, on ne doit pas en rester à l’étroitesse des nationalistes. La contradiction se résout dans l’unique ; la chose nationale est ma propriété. Mais moi, je ne disparais pas dans ma propriété, l’humain est aussi ma propriété, mais c’est seulement parce que je suis unique que je donne à l’homme l’existence.

L’histoire cherche l’homme ; mais il est moi, toi, nous. On le cherche comme un être mystérieux, divin ; on cherche le Dieu, puis l’homme et l’on trouve l’individu, l’être fini, l’unique.

Je suis propriétaire de l’humanité, je suis l’humanité et ne fais rien pour le bien d’une autre humanité. Tu es fou, toi qui es une humanité unique, de faire ostentation de vivre pour une autre humanité que toi-même.

Le rapport jusqu’ici considéré du moi au monde des hommes offre une telle richesse de manifestations, qu’il faut sans cesse y revenir quand les circonstances se modifient ; mais ici où il ne s’agit que d’avoir une vue générale de ce rapport, il faut le briser pour permettre de percevoir les deux autres forces suivant lesquelles il rayonne. Comme je me trouve en rapport non-seulement avec les hommes, en tant qu’ils représentent le concept « hommes » en soi ou qu’ils sont enfants des hommes (l’enfant de l’homme est pris dans le même sens qu’enfant de Dieu), mais encore avec ce qu’ils ont de l’homme et nomment leur propriété et qu’ainsi je ne me rapporte pas seulement à ce qu’ils sont par l’homme, mais encore à leur avoir humain : ainsi en dehors du monde des hommes, le monde des sens et des idées devra être mis en discussion et il y aura quelque chose à dire de ce que les hommes appellent leur propriété, qu’il s’agisse des biens sensibles ou des biens spirituels.

À mesure que l’on a développé le concept de l’homme et qu’on se l’est représenté, on nous l’a donné à vénérer comme telle ou telle « personnalité de respect », et de la conception plus vaste de cette idée est sorti finalement le commandement : « en tout homme respecte l’homme ». Mais si je respecte l’homme, mon respect doit s’étendre également à l’humain ou à ce qui vient de l’homme.

Tout homme a un bien propre et je dois reconnaître et considérer comme sacré ce bien propre. Il consiste partie en avoir extérieur, partie en avoir intérieur. D’un côté, des choses, de l’autre, spiritualité, pensées, convictions, nobles sentiments, etc… Mais toujours je ne dois respecter que l’avoir légitime ou humain ; et je n’ai pas besoin d’épargner l’illégitime et l’inhumain, car il n’y a que ce qui est véritablement le propre des hommes qui soit véritablement propriété de l’homme. La religion, par exemple, est un bien intérieur de ce genre ; comme la religion est libre, c’est-à-dire appartient à l’homme, je ne puis pas y toucher. De même pour l’honneur ; il est libre et je ne puis y porter atteinte (plaintes en diffamation, caricatures, etc.) La religion et l’honneur sont « propriété spirituelle ». Dans la propriété des choses, ma personne est au premier plan : ma personne est ma première propriété. Par suite, liberté de la personne ; mais c’est seulement la personne légitime ou humaine qui est libre, on tient l’autre prisonnière. Ta vie est ta propriété, mais elle n’est sacrée aux hommes que si ce n’est pas celle d’un non-homme.

Ce que l’homme en tant qu’homme ne peut défendre de ses biens corporels, nous pouvons le lui prendre : tel est le sens de la concurrence, de la liberté de l’industrie. Ce qu’il ne peut défendre de ses biens spirituels nous échoit également : voilà jusqu’où va la liberté de la discussion, de la science, de la critique.

Mais intangibles sont les biens consacrés. Consacrés et garantis par qui ? Tout d’abord par l’État, la société, mais proprement par l’homme ou « l’idée », « l’idée de la cause » : car l’idée fondamentale des biens consacrés est qu’ils soient véritablement humains ou plutôt que leur détenteur les possède à titre d’homme et non de non-homme.

Au point de vue spirituel, de tels biens, ce sont la foi de l’homme, son honneur, ses sentiments de morale, de décence, de pudeur, etc. Des actions attentatoires à l’honneur (paroles, écrits) sont punissables ; de même des attaques dirigées contre ce qui est « la base de toutes les religions », des attaques poussées contre la foi politique, bref contre tout ce qu’un homme a « de plein droit ».

Le libéralisme critique n’a pas encore décidé jusqu’où il étendrait le caractère sacré des biens, et s’imagine d’ailleurs être hostile à toute sainteté ; seulement comme il combat l’égoïsme, il doit lui imposer des bornes et il ne peut laisser le non-homme se suer sur l’homme. S’il avait un jour le pouvoir, à son mépris théorique de la « masse » correspondrait un refoulement pratique.

Quelle extension reçoit le concept « homme », ce qu’il en échoit à l’individu, ce que c’est ainsi que l’homme et l’humain, autant de questions sur lesquelles se divisent les différentes nuances du libéralisme, car l’homme politique, l’homme social, l’homme humain y prétendent toujours l’un plus que l’autre. Celui qui a le mieux saisi ce concept sait le mieux de tous ce qui revient à l’ « homme ». L’État ne le conçoit encore que dans ses limites politiques, la société dans ses limites sociales ; seule l’humanité, semble-t-il, saisit le concept dans toute son étendue, en d’autres termes, « l’histoire de l’humanité constitue son développement ». Mais si l’homme est trouvé, nous connaissons aussi alors ce qui est le propre de l’homme, sa propriété, l’humain.

Mais si l’homme individuel peut prétendre à tant de droits, parce que l’homme ou le concept homme, c’est-à-dire parce que son état d’homme lui en « donne le droit » : que m’importe à Moi son droit et sa prétention ? S’il ne tient son droit que de l’homme et s’il ne le reçoit pas de Moi, il n’a pour Moi aucun droit ; sa vie par exemple, ne m’importe que si elle a pour moi de la valeur. Je n’ai aucun respect pour son soi-disant droit de propriété, c’est-à-dire un droit qu’il aurait sur des biens matériels. Je ne respecte aucunement le droit qu’il prétend avoir sur « le sanctuaire de son être intérieur », en d’autres termes, le droit de conserver inviolables ses biens spirituels, ses divinités, ses dieux. Ses biens matériels comme spirituels sont miens et j’en dispose comme propriétaire dans la mesure de ma force.

La question de la propriété recouvre un sens plus vaste en soi, qu’on ne peut voir en se bornant à la question telle qu’elle est posée. Appliquée seulement à ce qu’on appelle notre avoir, nos biens, elle n’est susceptible d’aucune solution ; il nous faut remonter jusqu’à celui « duquel nous tenons tout » pour trouver la solution. C’est du propriétaire que dépend la propriété.

La Révolution a dirigé ses armes contre tout ce qui provenait « de la grâce de Dieu », par exemple contre le droit divin à la place duquel le droit humain a été établi, on oppose aux biens octroyés par la grâce de Dieu, les biens qui découlent de « l’essence même de l’homme. »

Maintenant, en opposition au dogme religieux qui nous ordonne de nous aimer les uns les autres « pour l’amour de Dieu », le rapport des hommes entre eux prend position humaine et devient « aimez-vous les uns les autres pour l’amour de l’homme » ; ainsi la théorie révolutionnaire, pour ce qui concerne le rapport des hommes avec les choses de ce monde, n’a pas fait autre chose que de décréter que le monde qui jusque-là était institué suivant l’ordre de Dieu, appartiendrait désormais à l’homme.

Le monde appartient à « l’homme » et doit être respecté par moi comme sa propriété.

Propriété est ce qui est Mien !

Propriété au sens bourgeois signifie propriété sacrée, de sorte que je dois respecter ta propriété. « Respect à la propriété ! » Par suite les politiques voudraient que chacun possédât sa petite part de propriété, et ils ont contribué à cette tendance à créer un incroyable morcellement. Il faut que chacun ait un os à ronger.

La chose se présente autrement au point de vue égoïste. Je ne m’écarte pas timidement de ta ou de votre propriété, mais je la considère constamment comme mienne. J’estime que je n’ai rien à « respecter » en elle. Faites-en de même avec ce que vous appelez ma propriété !

En nous plaçant à ce point de vue, nous nous entendons les uns et les autres le mieux du monde.

Les libéraux politiques ont souci d’abolir autant que possible toutes les servitudes et de faire que chacun soit libre maître de son fonds, pourvu que la contenance de ce fonds n’excède pas l’étendue du terrain qui peut être saturée par l’engrais d’un seul homme. Autrefois tout paysan se mariait « afin de profiter des excréments de sa femme ». Que la propriété soit si petite que l’on voudra pourvu qu’on l’ait en propre, que ce soit une propriété respectée ! Plus il existe de tels propriétaires, de tels métayers, plus l’État a « d’hommes libres et de bons patriotes. »

Le libéralisme comme tout ce qui est religieux compte sur le Respect, l’humanité, les vertus de l’amour. C’est pourquoi il vit dans un incessant soupçon. Car dans la pratique les gens ne respectent rien et, tous les jours, les petits biens sont rachetés par les grands propriétaires et des « hommes libres » deviennent des journaliers.

Si au contraire les « petits propriétaires » avaient pensé que la grande propriété était aussi la leur, ils ne s’en seraient pas exclus eux-mêmes respectueusement et n’en auraient pas été exclus.

La propriété, comme les libéraux bourgeois la comprennent, mérite les attaques des communistes et de Proudhon : elle est insoutenable parce que le propriétaire bourgeois n’est véritablement qu’un sans-propriété ; il n’est partout qu’un exclu. Bien loin que le monde lui appartienne, le misérable point sur lequel il s’agite ne lui appartient même pas.

Proudhon ne veut plus du propriétaire qu’il remplace par le possesseur, l’usufruitier. Qu’est-ce que cela signifie ? Il ne veut pas que l’individu ait la propriété du sol ; il lui en accorde seulement les fruits ; ne lui en reconnaîtrait-on que la 100e partie, il en est cependant le propriétaire et peut en disposer à sa guise. Celui qui n’a que la jouissance d’un champ n’en est certes pas le propriétaire, encore moins celui qui doit, ainsi que le veut Proudhon, abandonner de son profit la part excédant ses besoins ; il n’est propriétaire que du reste. Ainsi Proudhon nie telle et telle propriété, non la propriété. Si nous ne voulons pas laisser plus longtemps le fonds aux propriétaires du fonds, si nous voulons nous l’approprier, nous nous unissons dans ce but, nous formons une association, une société qui s’institue propriétaire. Si la chose réussit, ceux-là cessent d’être propriétaires du sol. Et cela ne se borne pas au fonds et au sol, nous pouvons encore les chasser de mainte autre propriété que nous faisons nôtre, qui devient propriété des conquérants. Les conquérants forment une société que l’on peut imaginer si grande qu’elle embrasse de proche en proche l’humanité tout entière ; mais aussi, ce qu’on appelle humanité, n’est qu’une pensée, un fantôme ; sa réalité, ce sont les individus, et ces individus pris en masse ne traitent pas moins arbitrairement le fonds et le sol que l’individu isolé, autrement dit, le propriétaire. Ainsi la propriété subsiste, elle est même « exclusive », parce que l’humanité, cette grande société, exclut l’individu de sa propriété (tout au plus lui en alloue-t-elle une parcelle à bail, en fief) de même qu’elle en exclut absolument tout ce qui n’est pas l’humanité, par exemple, elle ne laisse pas le monde des animaux y accéder. — Ainsi en sera-t-il toujours. Une chose à laquelle tous veulent participer, sera enlevée à l’individu qui la veut pour soi seul et deviendra bien commun. À un bien commun chacun a sa part, et cette part est sa propriété. Ainsi dans nos vieilles coutumes une maison qui appartient à cinq héritiers est bien indivis ; mais le cinquième du revenu est propriété de chacun d’eux. Proudhon pourrait s’épargner ses démonstrations diffuses s’il disait : il y a des choses qui appartiennent à quelques-uns et que dès maintenant nous autres nous revendiquons, que nous poursuivons. Prenons, parce que ce n’est que par la prise qu’on arrive à la propriété, car la propriété dont nous sommes aujourd’hui frustrés, n’est venue que par ce moyen entre les mains des propriétaires. Il est d’un plus grand profit qu’elle soit dans les mains de nous tous, au lieu que ce soient seulement ces quelques-uns qui en disposent. Associons-nous par suite en vue de ce vol. — Au lieu de cela il s’amuse à nous montrer que la société est le possesseur originel et qu’elle est seule propriétaire de droits imprescriptibles. C’est à son préjudice que le soi-disant propriétaire est devenu voleur (la propriété c’est le vol) ; si maintenant elle retire au propriétaire actuel sa propriété, elle ne lui vole rien, elle se borne à faire valoir son droit imprescriptible. — Voilà jusqu’où l’on va avec le fantôme d’une société considérée comme personne morale. Au contraire, ce que l’homme peut désirer lui appartient : le monde m’appartient. Dites-vous autre chose avec la proposition inverse : « Le monde appartient à tous ? » Tous, c’est moi et encore moi etc… Mais vous faites de « tous » un fantôme, vous le faites sacré, de sorte que les « tous » deviennent le terrible maître de l’individu. À vos côtés alors vient se placer le fantôme du « droit ».

Proudhon et les communistes combattent l’égoïsme. Ils sont, par suite, la conséquence et la continuation du principe chrétien, du principe de l’amour, du sacrifice pour un être général, pour un être étranger. Par exemple, ils n’achèvent dans la propriété que ce qui existe depuis longtemps en fait, la dépossession de l’individu. Quand la loi dit : Ad reges potestas omnium pertinet, ad singulos proprietas ; omnia rex imperio possidet, singuli dominio, cela veut dire : le roi est propriétaire car il peut user et disposer de « tout », il a sur les choses potestas et imperium. Les communistes le disent plus clairement encore quand ils confèrent cet imperium à la « société de tous ». Ainsi, étant ennemis de l’égoïsme, ils sont chrétiens, ou plus généralement, ils sont religieux, adorateurs de fantômes, sous la dépendance et au service d’un être général quelconque (Dieu, la Société, etc.). Ainsi Proudhon est égal aux chrétiens en ceci que ce qu’il refuse aux hommes, il l’attribue à Dieu. Il l’appelle (par exemple, p. 90 ; Qu’est-ce que la propriété) le propriétaire de la terre. Il prouve par là qu’il ne peut imaginer le propriétaire comme n’existant pas ; en fin de compte, il aboutit à un propriétaire, mais il le relègue dans l’au-delà.

— Ni Dieu, ni l’homme (la société humaine) n’est propriétaire, mais l’individu.




Proudhon (Weitling aussi) croit dire de la propriété la pire des choses en l’appelant un vol. À part la question captieuse de savoir s’il existe contre le vol une objection fondée, nous dirons : L’idée du vol n’est possible que si on laisse subsister l’idée de « propriété ». Comment peut-on voler si la propriété n’existe déjà. Ce qui n’appartient à personne ne peut être volé : on ne vole pas l’eau que l’on puise dans la mer. Par conséquent ce n’est pas la propriété qui est vol, mais c’est seulement par la propriété que le vol est possible. Weitling doit aussi y aboutir car il considère tout comme la propriété de tous. Si une chose est « la propriété de tous » celui qui se l’approprie commet à coup sûr un vol.

La propriété privée vit par la grâce du droit. C’est seulement dans le droit qu’elle a sa garantie. Possession n’est pas encore propriété, elle ne devient « chose mienne » qu’avec l’assentiment du droit ; — ce n’est pas un fait, comme dit Proudhon, mais une fiction, une pensée. C’est la propriété du droit, propriété légale, propriété garantie. Ce n’est pas par moi qu’elle est mienne, mais le droit.

Pourtant propriété est l’expression employée pour définir la souveraineté illimitée sur une chose, une bête, un homme dont « je puis user et abuser à ma guise » . D’après le droit romain : jus utendi et abutendi re suâ quatenus juris ratio patitur ; droit exclusif et illimité, mais propriété conditionné par la force. Ce que j’ai en ma puissance m’est propre. Tant que je m’affirme comme possesseur, je suis le propriétaire de la chose ; si elle m’est retirée, peu importe par quelle force, par exemple par ma reconnaissance du droit d’un autre à la chose — la propriété disparaît. Ainsi propriété et possession tombent en même temps, ce n’est pas un droit extérieur à ma force qui me légitime, mais exclusivement ma force : si je ne l’ai plus, la chose m’échappe. Les Romains n’ayant plus la force contre les Germains, l’empire de Rome appartint à ceux-ci, et il serait ridicule de soutenir que les Romains étaient demeurés les vrais propriétaires de l’Empire.

La chose appartient à celui qui sait la prendre et l’affirmer sienne, — jusqu’à ce qu’elle lui soit de nouveau reprise, de même la liberté appartient à qui se l’adjuge.

C’est la force seule qui décide de la propriété et si l’État, que ce soit l’État des citoyens, des gueux ou des hommes tout court, est le seul qui ait la force, il est le seul propriétaire ; Moi l’Unique je n’ai rien, je ne suis que fieffé et comme tel, un vassal. Sous la suzeraineté de l’État, il n’y a pas de propriété pour Moi.

Je veux élever la valeur du moi, la valeur de ce qui a une existence propre, dois-je rabaisser la propriété ? Non. De même que jusqu’ici on n’avait pas estimé le moi parce qu’on plaçait au-dessus de lui, le peuple, l’humanité et mille autre généralités, de même en est-il de la propriété qui n’a pas encore été reconnue dans sa pleine valeur. La propriété, elle aussi, n’était que la propriété d’un fantôme, par exemple la propriété du peuple ; toute mon existence « appartenait à la patrie ». J’appartenais à la patrie, au peuple, à l’État et aussi à tout ce que je nommais mon bien propre. On réclame des États qu’ils fassent disparaître le paupérisme. C’est demander, il me semble, que l’État se coupe la tête et la jette à nos pieds ; car tant que l’État est le moi, le moi individu doit être un pauvre diable, un non-moi. L’État n’a qu’un intérêt, être riche lui-même ; que Michel soit riche et Pierre pauvre, cela lui est égal ; Pierre pourrait aussi bien être riche et Michel pauvre. Il voit d’un œil indifférent l’un s’appauvrir, l’autre s’enrichir, insouciant de leurs vicissitudes. Comme individus, ils sont à ses yeux réellement égaux, en cela il a raison ; devant lui, nous sommes tous deux rien, comme devant Dieu, « nous sommes tous pécheurs » ; au contraire, il a un très grand intérêt à ce que les individus qui font de lui leur moi participent à sa richesse : il les fait participer à sa propriété. Ils les apprivoise par la propriété qu’il leur donne en récompense ; mais elle reste sa propriété et chacun n’en a l’usufruit que tout le temps qu’il porte en soi le moi de l’État, ou qu’il est « un membre légal de la Société » ; dans le cas contraire, la propriété est confisquée ou réduite à néant par des procès onéreux. La propriété est et demeure ainsi propriété de l’État, non pas propriété du moi. Si l’État n’enlève pas arbitrairement à l’individu ce qu’il tient de l’État, c’est seulement parce que l’État ne se vole pas lui-même. Quiconque est un moi d’État (Staats-Ich), c’est-à-dire un bon citoyen, ou un bon sujet, jouit tranquillement, comme tel et non comme moi propre, de son fief. Le code dit ainsi : propriété c’est ce que j’appelle mien « de par Dieu et de par la loi ». Mais elle n’est mienne de par Dieu et de par la loi que tant que l’État n’a rien contre.

Dans les expropriations, remises d’armes et choses analogues (quand par exemple le fisc s’empare des héritages lorsque les héritiers ne se sont pas annoncés à temps), le principe jusqu’ici caché que c’est seulement le peuple, « l’État » qui est propriétaire tandis que l’individu n’est que le vassal, saute immédiatement aux yeux.

Je dirai ici que l’État ne peut avoir pour intention que chacun soit pour soi-même propriétaire, riche ou seulement dans l’aisance : à moi, en tant que moi il ne peut rien reconnaître, céder ou garantir. L’État ne peut mettre un terme au paupérisme parce que la pauvreté de biens est une pauvreté du moi. Celui qui n’est rien que ce que le hasard ou un autre, l’État, par exemple, fait de lui, n’a aussi en toute rigueur que ce que lui donne cet autre. Et cet autre ne lui donnera que ce qu’il mérite, c’est-à-dire ce qu’il vaut en raison de ses mérites, de ses services. Ce n’est pas lui qui s’utilise, c’est l’État qui l’utilise.

L’économie nationale s’occupe beaucoup de ce sujet. Il est pourtant situé bien au-dessus de la nation et va bien au-delà des conceptions et de l’horizon de l’État, qui ne connaît et ne peut distribuer que la propriété de l’État. C’est pourquoi il lie la possession de la propriété à la réalisation de certaines conditions ; il fait de même pour toutes choses, pour le mariage, par exemple, car il ne laisse subsister que le mariage sanctionné par lui et l’arrache à mon pouvoir. Mais la propriété n’est ma propriété que si je la possède sans condition : moi seul, pris comme moi inconditionné, j’ai une propriété, je noue une liaison amoureuse ou j’exerce librement un commerce.

L’État ne se préoccupe pas de moi et de ce qui est mien, mais de soi et de ce qui est sien. Pour lui je suis comme son enfant, quelque chose comme « l’enfant du pays » ; en tant que moi, je ne suis absolument rien pour lui. Ce qui m’arrive, à moi en tant que moi, est pour l’intelligence de l’État quelque chose de contingent, ma richesse comme ma misère. Mais si je suis avant tout ce qui est mien, un hasard pour l’État, cela prouve qu’il ne peut pas me comprendre. Je passe sa conception, et son intelligence est trop restreinte pour me saisir. C’est pourquoi il ne peut rien faire pour moi.

Le paupérisme est l’absence de valeur du moi, la manifestation évidente de mon impuissance à me réaliser. C’est pourquoi l’État et le paupérisme sont une seule et même chose ; l’État ne me laisse pas parvenir à ma valeur et ne subsiste que par ma non-valeur : il cherche en tout temps à tirer profit de moi, c’est-à-dire à m’exploiter, me dépouiller, à user de moi, quand bien même cet usage ne consisterait qu’à m’employer à reproduire (proles, prolétariat) ; il veut que je sois « sa créature » .

C’est seulement quand je me réalise comme moi, quand je me donne ma valeur, que je m’attribue mon prix moi-même, c’est seulement alors que le paupérisme peut être aboli. Je dois me révolter, me soulever pour m’élever.

Ce que je produis, farine, toile, ce que je tire péniblement de la terre, fer, charbon, etc., c’est mon travail et je veux le mettre en valeur. Mais je peux me plaindre longtemps que mon travail ne soit pas payé à sa valeur : le payeur ne m’écoutera pas et l’État demeurera apathique jusqu’à ce qu’il croie devoir me soulager afin que je ne me manifeste pas soudain violemment et que je ne fasse pas usage de ma force redoutée. Mais il s’en tiendra à ce « soulagement » et s’il me vient à l’idée de demander plus, l’État me fera sentir de toute sa force sa patte de lion et sa griffe d’aigle : car il est le roi des animaux, il est lion et aigle. Si je ne suis pas satisfait du prix qu’il fixe pour ma marchandise et pour mon travail, si je cherche plutôt à déterminer moi-même le prix de mon produit ; autrement dit, si je cherche à « me faire payer », je tombe aussitôt en conflit avec l’acheteur. Si ce conflit se résolvait par un accord des deux parties, l’État ne ferait gère d’objection, car peu lui importe comment les individus s’arrangent entre eux, tant qu’ils ne se mettent pas en travers de sa route. Pour lui, le mal et le danger commencent seulement quand ils ne s’accordent plus et qu’ils se prennent aux cheveux, n’ayant pu s’entendre. L’État ne peut supporter que l’homme soit en rapport direct avec l’homme ; il faut qu’il marche entre eux comme intermédiaire, il faut qu’il intervienne. Il est devenu ce que fut le Christ, ce que furent les Saints, l’Église, il est l’intermédiaire : il sépare l’homme de l’homme pour se placer au milieu comme « esprit ». Les travailleurs qui demandent un plus haut salaire sont traités comme des criminels aussitôt qu’ils veulent l’obtenir par la force. Que doivent-ils faire ? Sans contrainte ils ne l’obtiendront pas et dans la contrainte, l’État voit un self-help, une détermination de prix établie par moi, une estimation libre et réelle de sa propriété, ce qu’il ne peut permettre. Que doivent donc faire les travailleurs ? S’en rapporter à eux-mêmes et ne rien demander à l’État ?…

Il en est de mon travail intellectuel comme de mon travail matériel. L’État me permet de tirer de mes pensées toute leur valeur et de les communiquer aux hommes (cette valeur, je la réalise déjà par l’honneur que je tire de mes pensées en les faisant écouter), seulement en tant que mes pensées sont les siennes. Si, au contraire, je nourris des pensées qu’il ne peut approuver, c’est-à-dire qu’il ne peut faire siennes, il ne me permet absolument pas d’en tirer parti, de les échanger, de les mettre en circulation. Elles ne sont libres que si elles me sont permises par l’État, si ce sont des pensées d’État. Il ne me laisse philosopher librement qu’autant que je m’affirme « philosophe d’État ». Contre l’État, je ne puis philosopher ; il me pardonne d’ailleurs volontiers de lui signaler « ses lacunes » et de le « seconder ».

Ainsi, comme je ne me reconnais que comme un moi gracieusement autorisé par l’État, comme un moi muni de témoignages de légitimité et de papiers de police, il ne m’est pas permis par l’État de mettre en valeur ce qui est mien, à moins que ce mien ne s’affirme comme sien, que je ne le reçoive de lui en fief. Mes voies doivent être les siennes, autrement il se saisit de moi ; mes pensées, ses pensées, sinon il me ferme la bouche.

Le danger le plus redoutable pour l’État c’est que la valeur du moi vienne à apparaître, et il n’a pas de plus grand souci que de chercher à écarter toutes les occasions qui s’offrent à moi de me mette en valeur. Je suis l’ennemi mortel de l’État qui flotte constamment dans l’alternative : lui ou moi. C’est pourquoi il tient sévèrement la main à de que je ne me fasse pas valoir et même il cherche à refouler tout ce qui est mien. Dans l’État, il n’y a pas de propriété, c’est-à-dire pas de propriété de l’individu, il n’y a que propriété de l’État. Ce n’est que par l’État que j’ai ce que j’ai, que je suis ce que je suis. Ma propriété privée n’est que ce que l’État m’abandonne de la sienne, en rognant sur celle des autres membres de l’État : elle est propriété de l’État.

Mais, au contraire, en face de l’État, je sens toujours plus nettement qu’il me reste encore une grande force, le pouvoir sur moi-même, c’est-à-dire sur tout ce qui n’appartient qu’à moi et n’existe qu’en étant à moi en propre.

Que faire si mes voies ne sont plus ses voies, si mes pensées ne sont plus ses pensées ? Je m’en tiens à moi et ne lui demande rien ! Dans mes pensées que je ne soumets plus à la sanction d’une détermination, d’une autorisation, d’une grâce, j’ai ma propriété réelle, propriété dont je puis trafiquer. Car étant miennes ce sont mes créatures, et je suis en état de les céder pour d’autres pensées ; je les abandonne et les échange pour d’autres qui sont alors ma nouvelle propriété.

Ainsi qu’est-ce que Ma propriété ? Rien que ce qui est en ma puissance ! À quelle propriété ai-je droit ? À celle que je m’arroge ! Je me donne le droit de propriété en m’emparant de la propriété, en d’autres termes, je me donne le pouvoir du propriétaire, le plein pouvoir, la licence.

Ce dont on ne peut m’arracher la puissance demeure ma propriété ; or ça ! que ce soit donc la force qui décide de la propriété, je veux attendre tout de ma force ! La force étrangère, celle que le laisse à un autre fait de moi son serf ; que ma propre force fasse de moi un propriétaire ! Donc je reprends la puissance que j’avais accordée aux autres quand j’ignorais la force de ma propre puissance. Je me dis : ma propriété va jusqu’où s’étend mon pouvoir, je revendique comme propriété tout ce que je me sens la force d’atteindre, et je laisse ma propriété réelle s’étendre jusqu’où je me le permets, c’est-à-dire jusqu’où je m’en donne le droit.

Ici, c’est l’égoïsme, l’intérêt personnel qui doit décider, non le principe d’amour, non des motifs de cœur, comme la pitié, la douceur, la bonté ou même la justice et l’équité (car la justice aussi est un phénomène de l’amour, un produit de l’amour : l’amour ne connaît que le sacrifice et exige le sacrifice.)

L’égoïsme ne pense pas à sacrifier quelque chose, il décide simplement ceci : je dois avoir ce dont j’ai besoin et je veux me le procurer.

Toutes les tentatives d’établir des lois raisonnables sur la propriété ont coulé du sein de l’amour dans un océan désolé de réglementation ; on ne peut en excepter non plus le socialisme et le communisme. Chacun doit être pourvu de moyens, d’existence suffisants ; par suite peu importe si, socialistiquement, on les trouve encore dans une propriété personnelle ou si, communistiquement, on les puise à la communauté des biens. L’esprit des individus demeure le même, c’est toujours l’esprit de dépendance. L’autorité, équitablement répartitive, ne me laisse échoir que ce que le sens de l’équité, son souci charitable de tous lui prescrit ; pour moi, l’individu, la fortune commune n’est pas un moindre obstacle que celle d’autrui, ni l’une ni l’autre n’est mienne : que la fortune appartienne à la totalité, qui m’en abandonne une part ou à des possesseurs isolés, la contrainte est pour moi la même, ne pouvant disposer librement ni de l’une ni de l’autre. De son côté, le communisme, par l’abolition de toute propriété individuelle, me rejette encore plus sous la dépendance d’autrui — la généralité ou la totalité — et malgré qu’il attaque violemment l’État, son intention est d’établir aussi son État, un status, un état de choses qui paralyse mon activité libre, une autorité souveraine sur moi. Contre l’oppression que je subis de la part des propriétaires individuels, le communisme se soulève de plein droit, mais plus terrible encore est la puissance qu’il met aux mains de la totalité.

L’égoïsme prend une autre voie pour faire disparaître la plèbe des non-possédants. Il ne dit pas : Compte sur ce que les autorités équitables voudront bien t’accorder au nom de la totalité (car de tout temps, les États ont accordé de telles récompenses aux hommes en retour de leurs mérites, c’est-à-dire en proportion des services rendus), mais empare-toi de ce dont tu as besoin ! Ainsi la guerre de tous contre tous est déclarée. Je détermine moi seul ce que Je veux avoir.

« Mais ce n’est pas une vérité nouvelle, car de tout temps les égoïstes ont pensé ainsi ! » Il n’est pas nécessaire que la chose soit neuve, pourvu seulement que la conscience en existe. D’ailleurs ces procédés ne peuvent revendiquer la haute antiquité, si l’on ne compte les lois égyptienne et spartiate ; ils sont encore d’un usage bien peu courant comme le prouve la précédente objection qui donne au mot « égoïste » une acception méprisante. Il faut pourtant que l’on sache que cette façon de voler n’est pas méprisable et qu’elle annonce le fait pur d’un égoïste conséquent avec soi.

C’est seulement quand je n’attends ni des individus, ni de la masse ce que je puis me donner à moi-même, c’est seulement alors que je m’échappe des lacets de l’amour ; la plèbe cesse d’être la plèbe dès qu’elle prend. Ce n’est que la peur de prendre, la peur du châtiment corrélatif qui fait la plèbe. La seule sentence : « Voler est un péché, un crime » la crée, et si elle reste ce qu’elle est, c’est sa faute, parce qu’en laissant prévaloir cette sentence, elle agit à l’instar de ceux qui ont un intérêt égoïste (pour leur renvoyer leur mot) à exiger qu’elle soit respectée. Bref c’est l’inconscience où nous sommes de cette vérité, c’est la vieille conscience du péché qui porte toute la faute.

Si les hommes arrivent à perdre le respect de la propriété, chacun aura de la propriété, de même que tous les esclaves deviendront hommes libres aussitôt qu’ils n’estimeront plus le maître comme un maître. En cette affaire, les associations multiplieront les moyens de l’individu et établiront solidement sa propriété contre les attaques.

Dans l’idée des communistes, la communauté doit être propriétaire. Mais au contraire, Je suis propriétaire et Je me borne à m’entendre avec les autres sur ma propriété. Je suis propriétaire, mais la propriété n’est pas sacrée. Serais-je simplement possesseur ? Non, jusqu’ici on n’était que possesseur, assuré de la possession d’une parcelle, par la raison qu’on laissait les autres en possession d’une parcelle ; mais maintenant, tout m’appartient, je suis propriétaire de tout ce dont j’ai besoin et de tout ce que je puis prendre. Quand le socialiste me dit : la société me donne ce dont j’ai besoin, l’égoïste répond : je prends ce dont j’ai besoin. Si les communistes vivent comme des gueux, l’égoïste se comporte en propriétaire.

Tous les projets qui ont pour but le bonheur de la plèbe, toutes les fraternités doivent échouer, ayant leur principe dans l’amour. C’est seulement dans l’égoïsme que la plèbe peut trouver son salut, et ce salut, il faut que ce soit à elle-même qu’elle le doive, et c’est à elle-même qu’elle le devra. Si elle ne se laisse pas réduire par la crainte, elle sera une puissance. « Les hommes perdraient tout respect si on ne les domptait pas par la crainte », dit le croquemitaine la Loi dans le Chat Botté.

Ainsi la propriété ne doit ni ne peut être abolie, il faut plutôt l’arracher aux mains fantasmatiques qui la détiennent et en faire ma propriété ; alors disparaîtra des consciences cette idée fausse que je ne puis m’autoriser à prendre autant que j’ai besoin.

« Pourtant il y a des limites aux besoins de l’homme ! » Quoi donc ! celui qui a de grands besoins et qui est capable de les satisfaire, ne s’est-il pas de tout temps procuré ce qu’il désirait, ainsi Napoléon le continent, les Français l’Algérie ? Il ne s’agit donc plus maintenant que d’une chose, c’est que la « plèbe » respectueuse apprenne à se procurer ce dont elle a besoin. Si elle allonge le bras vers vous, défendez-vous. Il ne sert à rien que vous lui donniez de bon cœur quelque chose. Qu’elle apprenne à se connaître, que le moindre plébéien apprenne à se connaître, qu’il rejette son enveloppe plébéienne, et vous verrez s’il vous sera reconnaissant de vos aumônes. Il est drôle que vous le déclariez « pécheur et criminel » quand il ne veut pas vivre à votre guise, parce qu’il trouve moyen de se procurer par lui-même quelque bien. Vos présents le trompent et le contiennent. Défendez votre propriété, vous serez fort ; si, au contraire, vous voulez continuer votre tactique de présents et obtenir d’autant plus de droits politiques que vous pouvez donner plus d’aumônes (taxes des pauvres) cela marchera tant que vos obligés laisseront aller la chose[14].

D’ailleurs la question de la propriété ne se résout pas aussi facilement que les socialistes et même les communistes le rêvent. Elle n’a de solution que dans la guerre de tous contre tous. Les pauvres ne deviennent propriétaires que quand ils se lèvent, se soulèvent, s’élèvent. Donnez-leur en deux fois autant, ils voudront encore et toujours avoir plus ; car ce qu’ils veulent, c’est qu’il n’y ait plus rien à leur donner.

On demande : qu’arrivera-t-il quand les non-possédants prendront une résolution virile ? De quelle façon se fera le nivellement ? Demandez-moi aussi bien de prédire dans quelles circonstances naîtra un enfant. Que fera l’esclave quand il aura brisé ses chaînes, attendez et vous verrez.

Dans sa brochure, dont la forme n’a pas plus de valeur que le fond (« Personnalité du propriétaire en face du socialiste et du communiste »), Kaiser espère que l’État opérera lui-même un nivellement des fortunes. Toujours l’État, le papa ! On considérait l’Église comme la mère des fidèles ; aujourd’hui c’est l’État qu’on nous présente sous les traits d’un père prévoyant.

Du principe de la bourgeoisie découle immédiatement la concurrence. N’est-elle pas autre chose que l’égalité ? Et l’égalité n’est-ce pas précisément une création de cette même révolution qui fut faite par la bourgeoisie ou la classe moyenne ? Comme il est permis à chacun de rivaliser avec tous dans l’État (le prince excepté parce qu’il représente l’État), de tâcher d’atteindre à leur hauteur, de les renverser et de les dépouiller à son propre profit, de les distancer et de déployer un effort supérieur pour leur ravir leur aisance, c’est là la preuve évidente que devant le tribunal de l’État chacun n’a que la valeur d’un « simple individu » et ne peut compter sur aucune faveur. Rivalisez entre vous à plaisir, renchérissez les uns sur les autres tant qu’il vous plaira, cela ne doit pas me toucher moi, l’État. Vous êtes libres de concourir entre vous, vous êtes des concurrents, c’est votre situation dans la société. Mais pour moi l’État vous n’êtes rien que de « simples individus »[15].

Ce qui avait été établi sous forme de principe ou de théorie comme l’égalité de tous, a trouvé précisément dans la concurrence, sa réalisation et son exécution pratique, car l’égalité c’est la concurrence libre. Tous devant l’État sont de simples individus, dans la société ou relativement les uns aux autres, ils sont concurrents.

Je n’ai besoin de rien de plus que d’être un simple individu et de pouvoir concourir avec tout autre, à l’exception du prince et des siens, liberté impossible antérieurement parce qu’on ne jouissait de la liberté de la lutte que par la corporation et seulement dans la corporation.

Dans la caste et le régime féodal l’État se montre intolérant et fait des sélections par ses privilèges ; sous le régime de la concurrence et du libéralisme il pratique la tolérance et le laissez-faire en bornant son rôle à patenter (reconnaissance écrite du droit d’exercer publiquement d’une manière patente une industrie) ou à « concéder ». Si maintenant l’État a tout abandonné aux concurrents, il doit venir en conflit avec tous, parce que tous sont autorisés à la concurrence. Il sera assailli par la tempête et disparaîtra dans la tourmente.

La « libre concurrence » est-elle donc réellement « libre », est-elle même une « concurrence » entre les personnes, ainsi qu’elle se donne parce qu’elle fonde son droit sur ce titre ? Certes elle est issue de ce principe que les personnes sont libres contre toute domination personnelle. Une concurrence est-elle « libre » quand l’État, ce souverain du régime bourgeois, l’enserre de mille liens ? Voici un riche industriel qui fait de brillantes affaires, je voudrais entrer en concurrence avec lui. « Libre à toi, dit l’État, je n’ai rien à objecter ». Oui mais il me faut pour cela un terrain où je puisse construire et j’ai besoin d’argent. « C’est fâcheux, mais si tu n’as pas d’argent, tu ne peux concourir. Tu ne peux en prendre à personne car je défends et je favorise la propriété ». La libre concurrence n’est pas « libre » parce que la chose objet de la concurrence me fait défaut. Contre ma personne pas d’objection, mais comme je ne possède pas la chose, ma personne aussi doit se retirer du concours. Or qui donc a la chose nécessaire ? Ce fabricant peut-être ? Alors je puis la lui enlever ! Non pas, elle est la propriété de l’État, la fabricant l’a seulement comme fief, comme possession.

Comme cela ne marche pas avec le fabricant, je vais concourir avec ce professeur de droit. L’homme est un niais et moi qui en sais cent fois plus long que lui, je vais lui faire salle vide. « As-tu étudié, ami, et es-tu promu ? » Non, mais qu’est-ce que cela fait ? Je sais surabondamment les matières enseignées dans cette branche. « Je regrette beaucoup. Mais ici la concurrence n’est pas « libre ». Contre ta personne il n’y a rien à dire, mais la chose te manque, le diplôme de docteur. Et ce diplôme, moi, l’État, je l’exige. Demande-le moi bien gentiment, alors nous verrons ce qu’il y a « à faire ».

Telle est la « liberté » de la concurrence. L’État mon souverain se borne à m’y habiliter.

Mais les personnes concourent-elles réellement ? Non, je le répète, il n’y a que les choses ! En première ligne, l’argent, etc.

Dans cette lutte, il y en aura toujours un qui restera en arrière de l’autre (par exemple un poétaillon derrière un poète). Mais il y a une différence suivant que les moyens qui font défaut au concurrent malheureux sont personnels ou matériels et aussi suivant que les moyens matériels peuvent être gagnés par la force personnelle ou seulement par la faveur, comme présents même, quand, par exemple, le plus pauvre doit laisser au riche sa richesse, c’est-à-dire lui en faire cadeau. Mais si je dois attendre d’être agréé par l’État pour obtenir ou pour employer ces moyens (exemple, les promotions), c’est alors de la faveur de l’État que je les tiens[16].

Ainsi, libre concurrence signifie seulement : tous sont pour l’État ses enfants qu’il aime également, et chacun peut faire tous les efforts possibles pour mériter les biens et avoir part aux faveurs de l’État. C’est pourquoi aussi tous font la chasse aux biens, à l’avoir, à la possession, à la chose (qu’il s’agisse d’argent, d’emplois ou de titres honorifiques).

Au sens bourgeois, chacun est « propriétaire ». D’où vient alors que la plupart n’ont quasiment rien ? Cela vient de ce que la plupart se réjouissent déjà à l’idée d’être propriétaires de quelques guenilles, comme des enfants, tout joyeux dès qu’on leur met la première culotte ou qu’on leur donne leurs premiers pfennigs. La chose s’explique plus exactement comme suit : le libéralisme est entré en lice avec la déclaration qu’il était de l’essence de l’homme d’être non pas propriété mais propriétaire. Comme il s’agissait de « l’homme » et non de « l’individu », la question du « combien » qui précisément constituait l’intérêt spécial de l’individu, était abandonné à celui-ci. L’égoïsme de l’individu conservait dans ce « combien » un champ d’action des plus vastes et menait une infatigable concurrence.

Pourtant l’égoïsme heureux devait venir se heurter à l’égoïsme moins favorisé, et celui-ci, se fondant toujours sur le principe d’humanité, posait la question du « combien » au sujet de la possession et répondait que « l’homme doit avoir autant qu’il a besoin ».

Mon égoïsme y trouvera-t-il son compte ? Ce dont « l’homme » a besoin n’est aucunement ma mesure pour moi et mes besoins, car je peux consommer plus ou moins. Je dois plutôt avoir autant que je puis m’approprier.

La concurrence souffre de ce que chacun n’a pas à sa disposition les moyens de concourir parce que ces moyens ne sont pas tirés de la personnalité mais proviennent du hasard. C’est pourquoi la grande majorité est sans moyens et par conséquent sans fortune.

En conséquence les socialistes veulent que tous aient des moyens et cherchent à réaliser une société qui en donnera à tous. Nous ne reconnaissons plus ton capital argent comme ta fortune, tu dois en montrer une autre : ta force de travail. Sans doute, possédant un avoir, « possesseur », l’homme apparaît encore homme, c’est pourquoi nous avons accepté si longtemps le possesseur que nous nommions « propriétaire ». Seulement tu ne possèdes les choses qu’autant « que tu n’en est pas mis dehors » .

Le propriétaire est fortuné mais seulement autant que les autres sont sans fortune. Comme tes marchandises ne constituent ta fortune que tout le temps que tu les affirmes tiennes, c’est-à-dire tant que nous ne pouvons rien sur elles, préoccupe-toi d’avoir d’autres moyens car maintenant notre force l’emporte sur ce que tu appelles tes moyens.

Ce fut un point immense acquis quand on parvint à être considéré comme propriétaire. La servitude ainsi fut abolie et chacun qui jusque-là avait travaillé à corvée pour le maître et avait été plus ou moins sa propriété devint « maître » à son tour. Seulement, aujourd’hui ton avoir, tes biens ne suffisent plus et ne sont plus reconnus ; au contraire, ton travail et tes œuvres montent en valeur. Nous considérons maintenant ta victoire sur les choses comme autrefois ta possession des choses ! C’est ton travail qui est ta richesse ! Tu n’es maître ou propriétaire que de la chose acquise par le travail, non de la chose acquise par l’héritage. Mais comme en ce temps toute chose est héritée et que chaque groschen que tu possèdes porte l’empreinte non du travail mais de l’héritage, il faut que tout soit refondu.

Mais ma fortune, suivant l’opinion des communistes, se borne-t-elle à mon travail, et ne consiste-t-elle pas plutôt dans tout ce que je puis faire ? Et la société des travailleurs ne le reconnaît-elle pas expressément quand elle assume l’entretien des malades, des vieillards, des enfants, bref de tous ceux qui sont incapables de travailler. Ceux-là peuvent encore bien des choses, par exemple conserver la vie au lieu de se l’enlever. S’ils ont le pouvoir de vous faire désirer qu’ils continuent à vivre, c’est qu’ils ont un pouvoir sur vous. Car vous n’avez rien à accorder à qui littéralement n’a aucune action sur vous, et il peut bien disparaître sans que vous en ayez souci.

Ainsi, tout ce que tu peux, voilà ta fortune. Si tu peux procurer du plaisir à des milliers, des milliers t’honoreront pour cela, car il serait en ton pouvoir de ne pas le faire, c’est pourquoi ils doivent t’acheter ce plaisir. Mais si tu ne peux faire plaisir à personne, tu peux mourir de faim.

Ne dois-je pas maintenant, moi qui ai beaucoup de moyens, avoir quelque avantage sur les moins capables ?

Nous vivons dans la totalité ; ne puis-je alors me servir à ma guise et me faut-il attendre seulement la part qui me revient d’une égale répartition ?

En face de la concurrence se dresse le principe de la société des gueux, la répartition.

L’individu ne peut supporter d’être considéré comme une simple partie de la société, parce qu’il est plus, son caractère unique lui défend cette acception limitée.

C’est pourquoi il n’attend pas que sa fortune lui soit attribuée par les autres car, dans la société des travailleurs, naît déjà le soupçon qu’une égale répartition entraînera l’exploitation des forts par les faibles ; il attend bien plutôt sa fortune de soi et dit alors : ce que je puis avoir, voilà ma fortune, quels moyens ne possède pas l’enfant dans son sourire, dans ses jeux, dans ses cris, bref dans tout son petit être ? Peux-tu résister au moindre de ses désirs, mère lui refuseras-tu le sein, père ne lui donneras-tu pas de ton bien, autant qu’il a besoin ? Il vous contraint, c’est pourquoi il possède ce que vous nommez vôtre. Si je m’intéresse à ta personne tu me paies déjà avec ton existence ; si j’ai seulement affaire à une de tes qualités, ta complaisance ou ton assistance a pour moi une valeur (valeur d’argent) et je l’achète.

Si tu ne sais te donner à mes yeux qu’une valeur d’argent, le cas peut alors se présenter, comme nous l’enseigne l’histoire, que des enfants de la terre d’Allemagne soient achetés et envoyés en Amérique. Ceux qui s’offraient en vente devaient-ils avoir plus de prix pour l’acheteur ? Pour lui, les espèces sonnantes valaient mieux que cette denrée vivante qui ne savait pas se rendre précieuse à ses yeux. Qu’il ne découvrît pas d’autre valeur en elle, c’était là certes une lacune dans ses facultés ; mais un rustre ne peut donner plus qu’il n’a. Comment pouvait-il montrer de l’estime quand il n’en avait pas, quand d’ailleurs il n’en pouvait guère avoir pour une telle canaille !

Vous vous comportez en égoïstes quand vous ne vous considérez les uns les autres ni comme possédants, ni comme gueux, ni comme travailleurs, mais comme une partie de vos moyens, comme « sujets utilisables ». Alors vous ne donnez ni au possédant (propriétaire) pour ce qu’il possède, ni à celui qui travaille, mais seulement à celui dont vous avez besoin. Avons-nous besoin d’un roi ? se demandent les Américains, et ils répondent : lui et son travail ne valent pas pour nous un liard.

On dit : la concurrence ouvre tout à tous ; l’expression n’est pas exacte et il vaut mieux dire : elle fait que tout s’achète. En mettant toute chose à prix, elle l’abandonne à l’estimation et en exige un prix.

Seulement ceux qui convoitent d’acheter sont privés, la plupart du temps, des moyens d’acheter ; ils n’ont pas d’argent. Ainsi les choses vénales ne peuvent être obtenues que contre argent (« on a tout pour de l’argent »), mais précisément l’argent manque. D’où tirer cette propriété circulante ? Sache donc que tu as autant d’argent que tu as de force, car tu vaux autant que tu te donnes de valeur.

Nous ne payons pas avec de l’argent qui peut venir à manquer, mais avec nos moyens qui seuls nous donnent la fortune ; car nous ne sommes propriétaires que jusqu’où notre bras peut atteindre.

Weitling a imaginé une nouvelle valeur d’échange, le travail. Mais la vraie valeur d’échange reste toujours comme avant, la fortune, les moyens. Tu paies avec tes moyens. Par conséquent cherche à les accroître.

En concédant cela on ne fait que revenir à la formule : « À chacun selon ses moyens ! » Qui doit me donner suivant mes moyens ? La société ? Je devrais donc subir son estimation. Je préfère prendre suivant mes moyens.

« Tout appartient à tous ! » Cette proposition sort de la même théorie creuse. À chacun appartient seulement ce qu’il peut avoir. Si je dis : le monde m’appartient, ce n’est aussi que phraséologie vide qui n’a de sens qu’à la condition que je ne respecte aucune propriété étrangère. Mais je ne possède qu’autant que je peux ou qu’il est dans mes moyens.

On ne mérite pas d’avoir ce qu’on se laisse prendre par faiblesse, on ne mérite pas parce qu’on n’est pas capable.

On fait grand bruit de « l’injustice séculaire » commise par les riches contre les pauvres. Comme si les riches étaient responsables de la misère, comme si les pauvres n’étaient pas également responsables de la richesse ! Y a-t-il entre les uns et les autres une autre différence que celle qui existe entre les puissants et les impuissants ? En quoi consiste le crime des riches ? « Dans leur dureté de cœur ». Mais qui donc a entretenu les pauvres, qui a donc eu souci de les nourrir, quand ils ne pouvaient plus travailler, qui donc a distribué des aumônes, ces aumônes qui tirent leur nom de la compassion (eleemosyne) ? Les riches n’ont-ils pas été de tout temps « compatissants » ; n’ont-ils pas été jusqu’aujourd’hui « bienfaisants » comme le prouvent les taxes des pauvres, les hôpitaux, les fondations de toutes sortes, etc. ?

Mais tout cela ne vous suffit pas ! Il faut encore qu’ils partagent avec les pauvres, car vous exigez qu’ils abolissent la misère ! Sauf qu’on en pourrait trouver parmi vous tout au plus un agissant ainsi, et que cet un-là serait un fou, demandez-vous donc pourquoi les riches doivent y laisser leurs plumes et se sacrifier, quand le plus clair du profit revient aux pauvres. Toi qui as tous les jours ton thaler, tu es riche relativement à des milliers qui vivent de quatre groschen. Est-il de ton intérêt de partager avec ces milliers, n’est-ce pas plutôt le leur ?

Avec la concurrence, on a bien moins en vue de faire la chose le mieux possible que d’en tirer tout le profit possible. On étudie, par suite, en vue d’un emploi, on apprend à plier l’échine et à dire des flatteries, on apprend la routine et « la connaissance des affaires », on travaille « pour la montre ». Tandis qu’en apparence on ne semble chercher qu’à faire « un bon travail », on ne poursuit en réalité qu’« une bonne affaire », un gain d’argent. On accomplit la chose soi-disant pour la chose elle-même, mais, en fait, à cause du gain qu’elle rapporte. On voudrait bien ne pas faire partie de la censure, mais on veut de l’avancement ; on voudrait diriger, administrer, etc., suivant ses convictions, mais on craint d’être déplacé ou destitué et il faut pourtant vivre avant tout.

Ainsi tout cela n’est qu’une lutte pour se faire la vie douce, pour acquérir graduellement un certain bien-être.

Et cependant, à la plupart, tous leurs efforts, tous leurs soins ne rapportent que la « vie amère » et l’« âpre misère ». Tel est le fruit de leur persévérance acharnée !

La poursuite incessante du bonheur ne nous laisse pas le temps de respirer et d’arriver à une jouissance paisible : nous ne sommes jamais satisfaits de ce que nous possédons.

Mais l’organisation du travail a trait seulement à des travaux que d’autres peuvent faire pour nous, par exemple, combattre, labourer, etc. ; les autres travaux conservent leur caractère égoïstique parce que personne ne peut faire à ta place tes compositions musicales ou exécuter tes tableaux, etc. Personne ne pourrait nous restituer les travaux d’un Raphaël. Ce sont des œuvres d’un être unique, que seul cet être unique peut accomplir, tandis que les autres méritent d’être appelés « humaines » parce que l’individualité a peu d’importance et que l’on peut y dresser à peu près « tout homme ».

Comme aujourd’hui la société ne prend en considération que les travaux d’utilité commune ou travaux humains, il s’ensuit que celui qui exécute une chose unique reste privé de sa sollicitude, et même qu’il peut être gêné par son intervention. L’Unique arrivera bien à se dégager de la société, mais la société ne peut créer aucun Unique.

Par suite il est toujours utile que nous soyons d’accord sur les travaux humains afin qu’ils ne prétendent pas, comme dans la concurrence, absorber tout notre temps et toute notre peine. C’est seulement dans ce sens que le communisme portera ses fruits. Même ces choses dont tous les hommes sont ou peuvent être faits capables étaient, avant l’ère de la bourgeoisie, l’apanage de quelques-uns et interdites aux autres : c’était le privilège. Il sembla juste à la bourgeoisie de laisser en pleine liberté tout ce qui lui parut exister pour tout « homme ». Mais la chose étant libre ne fut donnée à personne, et fut plutôt laissée à la disposition de quiconque avec ses forces humaines pouvait s’en saisir. Par là l’esprit fut tourné à acquérir l’humain vers lequel désormais tous furent attirés, et il en est résulté ce courant qui sous le nom de « matérialisme » a suscité tant de critiques.

Le socialisme a essayé de le barrer en répandant l’idée que l’humain ne vaut pas qu’on se donne pour lui tant de peine, et qu’on peut y atteindre par une sage organisation sans qu’il soit besoin d’une grande dépense de temps et de forces, comme il avait paru jusque-là nécessaire.

Mais pour qui ce temps gagné ? Pourquoi l’homme a-t-il besoin de plus de temps qu’il ne lui en faut pour renouveler sa force de travail ? Ici le communisme se tait.

Pourquoi ? pour jouir de soi comme Unique, après qu’il a fait sa tâche comme homme.

Dans sa première joie de pouvoir étendre la main vers toute chose humaine, l’homme y a tendu toutes ses forces et a oublié de vouloir autre chose, comme si le but de tous nos vœux devait être de posséder les choses humaines.

Mais on a fini par se fatiguer de courir et peu à peu on remarque que « ce n’est pas la richesse qui fait le bonheur ». C’est pourquoi on pense à se procurer à meilleur prix le nécessaire, et à n’y employer que juste ce qu’il faut de temps et de peine. La richesse se déprécie, et la misère satisfaite, la gueuserie insouciante devient un idéal séduisant.

Toutes ces activités humaines dont chacun se croit capable méritent-elles tant d’honneur et faut-il qu’on y emploie toutes ses peines, toutes ses forces vitales ? Déjà dans la formule banale « si seulement j’étais ministre, etc., il faudrait que cela marchât autrement » s’exprime la confiance que l’on se tient pour capable de remplir de telles dignités, on voit parfaitement qu’il n’est pas nécessaire ici d’être unique et qu’il suffit d’une éducation qui, à vrai dire, n’est pas accessible à tous, mais à beaucoup, c’est-à-dire que pour de telles choses il n’est besoin que d’être un homme ordinaire.

De même que l’ordre tient à l’essence même de l’État, admettons que la subordination y ait aussi sa base, nous voyons que ceux que l’on refoule en arrière sont refaits et rançonnés outre mesure par les subordonnés ou privilégiés. Cependant les vaincus prennent courage, ils partent aujourd’hui du point de vue communiste, mais plus tard ils atteindront à la conscience égoïste, leurs discours en ont déjà la couleur comme on peut voir. Ils demanderont ainsi : par quoi donc votre propriété est-elle assurée, privilégiés ? — Ils se font la réponse : par le fait que nous nous gardons de l’attaquer ! Donc par notre protection ! Et que nous donnez-vous en retour ? des coups de pieds au derrière et du mépris pour le « bas peuple », le contrôle de la police et un catéchisme contenant cette maxime fondamentale : « Respecte ce qui n’est pas à toi, ce qui appartient aux autres ! respecte les autres et particulièrement les chefs ! » Mais nous, nous répondrons : Si vous voulez notre respect, vous devrez l’acheter un prix convenable. Nous voudrons bien vous laisser votre propriété si vous payez cette licence un juste prix. Que nous vaut le général en compensation des milliers de louis que lui rapporte en temps de paix son traitement et cet autre personnage qui touche annuellement ces centaines de mille et des millions ? Par quoi donc l’emporterez-vous qu’il nous faille mâcher nos pommes de terre et vous regarder tranquillement gober vos huîtres ? Achetez-nous les huîtres aussi cher qu’il nous faut payer les pommes de terre, alors vous pourrez en manger. Ou bien pensez-vous que les huîtres ne nous appartiennent pas à nous, aussi bien qu’à vous ? Vous crierez à la violence si nous allongeons le bras pour les saisir et vous aurez raison. Sans violence nous ne les aurons pas, de même que vous ne les avez qu’en nous faisant violence.

Cependant gardez vos huîtres et laissez-nous atteindre à une propriété plus immédiate (car l’autre n’est que possession), à la propriété de notre travail. Nous peinons douze heures à la sueur de notre visage et vous nous offrez en retour quelques groschens. Prenez-en donc autant pour votre travail. Vous ne pouvez ? Vous vous imaginez que notre travail est suffisamment payé de ce salaire, quand le vôtre vous en vaut des millions. Si vous n’estimiez pas votre salaire si haut et si vous laissiez le nôtre s’améliorer, nous pourrions, s’il était nécessaire, fournir des travaux beaucoup plus considérables que vous pour vos milliers de thalers, et si vous ne receviez qu’un salaire égal au nôtre, vous seriez bientôt plus assidus au travail pour être plus payés. Que si vous exécutez des choses qui nous paraissent avoir dix et cent fois plus de valeur que notre travail, vous devrez recevoir dix et cent fois plus ; nous pensons à établir aussi des choses qu’il vous faudra nous payer plus cher que le salaire habituel. Nous serons déjà d’accord ensemble s’il est entendu que l’un n’a plus de cadeau à faire à l’autre. Puis nous irons jusqu’à payer nous-mêmes aux infirmes, aux malades et aux vieillards une somme suffisante pour qu’ils ne meurent pas de faim ; si nous tenons à ce qu’ils vivent, il est légitime que nous achetions l’accomplissement de notre volonté. Je dis « acheter » parce que je n’entends pas par là une misérable « aumône ». Car tous ceux qui ne peuvent travailler ont encore la propriété de leur vie ; si nous voulons (peu importe pour quelles raisons) qu’ils ne nous privent pas de leur vie, nous ne pouvons l’obtenir qu’en l’achetant, peut-être même voudrons-nous leur assurer l’aisance, parce que nous aimons avoir autour de nous des visages heureux. Bref, nous ne voulons pas de présents de vous, nous ne voulons pas non plus vous en faire. Des siècles, nous avons fait l’aumône par une bienveillante stupidité, nous avons donné au pauvre son obole et aux seigneurs ce qui n’était pas aux seigneurs ; et maintenant ouvrez vos sacoches, car dès aujourd’hui nos denrées vont monter à un prix énorme. Nous ne voulons rien vous prendre, absolument rien, il faudra seulement que vous payiez mieux ce que vous voulez avoir. Que possèdes-tu donc ? « J’ai un bien de mille arpents ». Moi, je suis ton valet de ferme, et bien ! désormais je ne travaillerai ton champ qu’à raison d’un thaler par jour. « Je prendrai un autre valet ». Tu n’en trouveras pas car nous autres, valets de ferme, nous ne travaillerons pas à moins et s’il s’en présente un qui offre moins, gare à lui ! Voici la fille de ferme qui en demande autant, tu n’en trouveras pas d’autre à plus bas prix. « Mais c’est ma ruine ! » Pas si vite ! Tu recevras autant que nous, et si ce n’est pas, nous abandonnerons sur notre salaire autant qu’il te faudra pour vivre comme nous. « Mais je suis habitué à mieux vivre ! » Nous n’y contredisons pas, mais nous n’en avons cure. Tu seras plus économe, voilà tout. Faut-il donc nous louer au-dessous du prix pour que tu vives à l’aise ? Mais le riche n’a pour le pauvre que ces paroles : « Que me font à moi, tes besoins, vois à te débrouiller dans le monde, c’est ton affaire, non la mienne. » Maintenant donc, il faut que notre cause arrive et ne nous laissons pas chaparder par les riches les moyens que nous avons de réaliser ce que nous valons. « Mais gens incultes, vous n’avez pas tant de besoins ! » Eh bien ! nous prenons un peu plus afin de pouvoir nous procurer l’éducation qui nous manque. « Mais si vous ruinez les riches, qui donc soutiendra les arts et les sciences ? » Ce sera la masse ; si nous cotisons, elle donnera une jolie petite somme, au surplus, à l’heure actuelle, vous employez vos richesses à vous offrir les livres les plus ineptes ou de ridicules tableaux de sainteté ou des jambes de danseuses. « Ô misérable égalité ! » Non, mon bon vieux maître, pas d’égalité. Nous ne voulons qu’être pris pour ce que nous valons, et si vous valez plus, vous serez estimés plus. Nous voulons simplement valoir notre prix et nous ne pensons qu’à nous montrer dignes du prix que nous nous paierez.

L’État peut-il éveiller chez le valet de ferme un courage aussi sûr et un sentiment personnel aussi fort ? Peut-il faire que l’homme se sente soi-même, peut-il même s’imposer un tel but ? Peut-il vouloir que l’individu reconnaisse et réalise sa propre valeur. Disjoignons cette double question et examinons d’abord si l’État peut faire quelque chose de semblable ! L’unanimité des valets de ferme étant exigée, c’est cet accord unanime seul qui agira, car une loi d’État serait mille fois éludée soit par la concurrence, soit secrètement. Mais peut-il tolérer cela ? Il est impossible qu’il supporte que les gens soient contraints par d’autres que lui, aussi ne permettra-t-il plus le self-help des garçons de ferme d’accord contre ceux qui veulent s’employer pour un salaire moindre. Supposons pourtant que l’État donne la loi et que, de ce fait, tous les valets de ferme soient d’intelligence, pourra-t-il supporter cela ?

Dans un cas isolé, — oui ; seulement le cas isolé est plus que cela en lui-même, il contient en lui la question de principe, il s’agit là de toute la conception de la mise en valeur du moi, et par suite du sentiment personnel en face de l’État. Les communistes vont jusque-là, mais la mise en valeur du moi se dresse nécessairement non seulement contre l’État, mais encore contre la société, et va par delà le communisme et le régime communistique pour atteindre à l’égoïsme.

Le communisme fait de ce principe de la bourgeoisie que chacun doit être possédant (« propriétaire »), une vérité inébranlable, une réalité ; on n’a plus le souci d’acquérir et chacun a de naissance ce dont il a besoin. L’homme a sa fortune dans sa force de travail, et s’il n’en fait pas usage, c’est sa faute. La poursuite acharnée du gain prend fin, la concurrence ne reste plus sans résultat comme c’est aujourd’hui le cas si fréquent, parce que tout nouvel effort apporte à la maison un surcroît de bien-être. Maintenant seulement l’homme est véritablement propriétaire, parce que ce qu’il a dans sa force de travail ne peut plus lui échapper comme il en était menacé à tout instant dans le régime de la concurrence. On est propriétaire sans souci et assuré. Et cela parce qu’on ne cherche plus sa fortune dans une denrée, mais dans son propre travail, dans sa capacité de travail, en d’autres termes, parce que l’on est un gueux, un homme qui ne possède que des richesses idéales. — Moi pourtant, je ne me contente pas du peu que je gagne péniblement par mes moyens de travail, parce que mes moyens ne consistent pas uniquement dans mon travail.

Par le travail je puis arriver à remplir les fonctions de président, de ministre, etc. ; elles n’exigent qu’une éducation générale, c’est-à-dire une éducation généralement accessible à tous (car l’éducation générale, ce n’est pas seulement celle que chacun a atteint, mais que chacun peut atteindre, il en est ainsi de toute éducation spéciale, comme les études médicales, militaires, philologiques, qu’aucun « homme cultivé » n’ira croire au-dessus de ses forces) ou seulement enfin une habileté possible à tous.

Mais si chacun peut revêtir ces fonctions, la force unique, particulière à l’individu qui les assume leur donne pour ainsi dire leur vie et leur signification. S’il les remplit non pas comme un « homme ordinaire », mais en y apportant tous les moyens de son individu, voilà ce qu’on ne lui paiera pas si on le rétribue seulement comme fonctionnaire ou comme ministre ? S’il s’est attiré votre gratitude et que vous veuillez conserver à votre service cette force unique qui mérite votre reconnaissance, vous ne pourrez pas le payer simplement comme un homme qui n’exécute que des choses humaines, mais comme un qui accomplit des choses uniques. Faites-en donc autant avec votre travail !

On ne peut sur ce que j’accomplis en tant qu’Unique établir une taxe comme c’est le cas pour ce que j’exécute en tant qu’homme. Seul le travail humain peut être taxé.

Ainsi établissez peu à peu une estimation générale des travaux humains, mais ne privez pas votre individualité de ce qu’elle mérite.

Les besoins humains ou généraux peuvent être satisfaits par la société ; mais c’est toi seul qui dois chercher la satisfaction de tes besoins uniques. La société ne peut te procurer une ami, un service amical, même un service individuel. Et cependant à tout instant tu as besoin d’un tel service, dans les moindres occasions il te faut l’assistance d’un individu. C’est pourquoi ne t’en remets pas à la société, mais vois ce qu’il te faut payer pour que ton vœu soit satisfait.

L’argent doit-il être conservé dans les rapports entre égoïstes ? La possession héritée se raccroche désespérément au vieux coin monétaire. Si vous ne voulez plus de cette monnaie en paiement, elle n’a plus de valeur ; si vous ne voulez rien faire pour elle, elle perd toute sa puissance. Rayez l’héritage et vous aurez ainsi brisé le sceau que la justice y appose. Tout maintenant est héritage, soit déjà hérité, soit à hériter. Si c’est votre héritage, pourquoi y laissez-vous mettre les scellés et respectez-vous ces scellés ?

Mais pourquoi ne pas créer une nouvelle monnaie ? Anéantissez-vous donc vos denrées parce que vous leur enlevez l’effigie héréditaire ? Aujourd’hui l’argent est une marchandise et un moyen essentiel, une fortune. Car il empêche que la fortune ne se cristallise ; il la maintient toujours à l’état fluide et favorise sa circulation. Connaissez-vous un meilleur moyen d’échange ? Tant mieux, mais ce sera toujours une « monnaie ». Ce n’est pas l’argent qui vous fait préjudice, mais votre impuissance à vous en emparer. Mettez en action vos moyens, assemblez vos forces et vous ne manquerez pas d’argent — d’argent frappé à votre coin. Mais travailler, je n’appelle pas cela « mettre en action ses moyens. » Ceux qui se bornent à chercher du travail et qui veulent « travailler de toutes leurs forces » se préparent inévitablement à eux-mêmes le manque de travail.

De l’argent dépendent le bonheur et le malheur. Dans la période bourgeoise il est une puissance. Tous le recherchent comme une jeune fille, mais personne ne peut s’unir à lui en mariage indissolublement. On voit revivre dans la concurrence toute la chevalerie et tout le romantisme de la brigue pour un objet si cher. L’argent, l’objet de la flamme, est séduit par de hardis chevaliers « d’industrie ».

Celui qui a la chance ramène la fiancée au logis. Le gueux a la chance ; il la conduit dans sa demeure « la Société » et lui prend sa virginité. Chez lui, elle n’est plus sa fiancée mais sa femme, et elle perd aussi, avec sa virginité, son nom de famille. La pucelle argent devenue dame du logis s’appelle « travail » car « travail » est le nom de l’homme. Elle est la propriété de l’homme. Pour pousser l’image jusqu’au bout, l’enfant qui naît du travail de l’argent est encore une vierge, l’argent, mais ayant pour origine certaine le travail son père. La forme de son visage, « l’effigie » porte une autre empreinte.

Finalement, pour en revenir à la concurrence, elle doit son existence à l’incompréhension générale de ce qui est la cause de tous et au manque absolu d’entente. Le pain, par exemple, est le besoin de tous les habitants d’une ville ; c’est pourquoi ils pourraient facilement s’entendre pour créer une boulangerie publique. Au lieu de cela, ils laissent pourvoir à ce besoin par des boulangers concurrents. — Ils laissent de même la viande aux bouchers, le vin aux vignerons, etc.

Abolir la concurrence ne signifie pas autant que favoriser la corporation. La distinction est celle-ci : dans la corporation, la boulangerie, etc., est l’affaire des membres de la corporation ; dans la concurrence, elle est celle de concurrents quelconques ; mais dans l’association, elle est la chose de ceux qui ont besoin de pain ; la boulangerie est ma chose, ta chose, elle n’est plus celle de boulangers concessionnés ou membres de la corporation, elle est celle des associés.

Si je ne m’inquiète pas de ma cause, je dois m’accommoder de ce que les autres veulent bien me laisser avoir. Avoir du pain, voilà ma cause, mon vœu, mon droit, et cependant on abandonne l’affaire aux boulangers et c’est tout au plus si l’on compte sur leurs querelles, leur émulation, leur rivalité, bref sur leur concurrence pour obtenir un avantage sur lequel on ne pourrait compter avec des boulangers en corporation qui ont en pleine propriété et exclusivement le droit de cuisson. Chacun devrait prendre part à la confection et à la production de ce qu’il a besoin. C’est sa chose, sa propriété, ce n’est pas la propriété du maître boulanger, qu’il appartienne à une corporation ou soit concessionné.

Jetons encore un coup d’œil en arrière. Le monde appartient aux enfants de ce monde, aux enfants des hommes, le monde n’est plus à Dieu mais à l’homme. Tout homme appelle sien tout ce qu’il peut tirer de ce monde ; seulement l’homme vrai, l’État, la société humaine, l’humanité, veille à ce que chacun ne fasse pas sien autre chose que ce qu’il s’approprie comme homme, c’est-à-dire d’une façon humaine. L’appropriation inhumaine est celle que l’homme n’autorise pas, c’est-à-dire qu’elle est criminelle, comme inversement l’appropriation humaine est celle qui se fait « légalement » par les voies du droit.

Ainsi parle-t-on depuis la Révolution.

Mais ma propriété ce n’est pas la chose, car toute chose a une existence indépendante de moi ; ma force seule est ma propriété. Ce n’est pas cet arbre, mais le pouvoir, l’action que j’ai sur lui, qui est ma propriété.

Comment en arrive-t-on aujourd’hui à donner pour expression à cette force ce qui est exactement son contraire ? On dit : j’ai un droit sur cet arbre, il est de droit ma propriété. Et je l’ai acquis par la force. On oublie que la force doit persister afin que le moi lui aussi soit affirmé, ou mieux, que la force n’est pas une chose en soi, mais qu’elle existe exclusivement dans le moi puissant, en moi, l’être qui a la puissance. La force est comme toute autre de mes qualités, par exemple, l’humanité, la majesté, etc., élevée à une entité existant en soi, de sorte qu’elle existe encore quand elle n’est plus depuis longtemps ma force. Transformée de la sorte en un fantôme, la force, c’est le droit. Cette force rendue éternelle ne s’efface pas même avec ma mort, mais elle est transmise ou « héritée ».

Aujourd’hui les choses n’appartiennent plus réellement à moi, mais au droit.

D’autre part, tout cela n’est rien de plus qu’un trompe-l’œil. Car la force de l’individu n’est permanente et n’est un droit que par ce fait que d’autres associent leur force à la sienne. L’illusion consiste en ceci qu’ils ne croient plus pouvoir retirer leur force. Il semble de nouveau que ma force soit séparée de moi. Je ne puis plus reprendre la force que j’ai donnée au possesseur ; on a donné « pleins pouvoirs », on s’est dessaisi de la puissance ; on a renoncé à imaginer quelque chose de mieux.

Le propriétaire peut abandonner son pouvoir et son droit à une chose en la donnant, en la gaspillant. Et nous ne pourrions en faire autant des pouvoirs que nous lui avons prêtés !

L’homme droit, le juste, ne conçoit pas d’appeler sien ce qu’il n’a pas de droit, ou ce à quoi il n’a pas droit, il ne veut qu’une propriété légitime.

Qui maintenant lui attribuera son droit ? — L’homme qui lui confère les droits de l’homme. Et il peut dire dans un sens infiniment plus vaste que Térence : humani nihil a me alienum puto, c’est-à-dire l’humain est ma propriété. Qu’il retourne comme il voudra la question, placé à ce point de vue il ne se débarrassera pas du juge, et tous ces juges qu’il s’est choisis se sont de notre temps groupés en deux personnes mortellement ennemies, Dieu et l’homme. Les uns se réclament du droit divin, les autres du droit humain, des droits de l’homme.

Dans les deux cas il est clair que l’individu ne s’investit pas lui-même du droit.

Trouvez-moi donc aujourd’hui une action qui ne serait pas une atteinte au droit ? À tout instant les uns foulent aux pieds les droits de l’homme, tandis que leurs adversaires ne peuvent ouvrir la bouche sans proférer un blasphème contre le droit divin. Donnez une aumône, vous faites injure à un droit de l’homme parce que le rapport du mendiant au bienfaiteur est inhumain ; exprimez un doute, vous péchez contre un droit divin. Déclarez-vous satisfaits de manger du pain sec, vous blessez les droits de l’homme par votre résignation ; mangez-le à contre-cœur, vous offensez le droit divin parce que vous n’êtes pas résignés. Il n’y en a pas un parmi vous qui ne soit à tout instant criminel. Vos paroles sont des crimes et tout obstacle à votre liberté de parole n’en est pas moins un crime. Vous êtes tous ensemble des criminels.

Cependant vous ne l’êtes que lorsque vous vous tenez sur le terrain du droit, c’est-à-dire lorsque ne le sachant même pas, vous avez conscience d’être criminels.

La propriété, inviolable ou sacrée a poussé sur ce terrain, c’est une idée de droit.

Un chien voit un os dans la gueule d’un autre et ne se retient que s’il se sent trop faible. Mais l’homme respecte le droit de l’autre à son os. L’un agit en humain, l’autre en brute ou en « égoïste ».

Et comme c’est ici le cas, on agit en « humain » quand on voit dans toute chose son caractère spirituel, (ici c’est le « droit »), quand on fait de toute chose un fantôme, qu’on la traite comme un spectre que l’on peut en vérité mettre en fuite, mais non pas tuer. Il est humain de ne pas considérer l’individu comme individu, mais comme un être général.

Je ne respecte plus rien de la nature en elle-même, mais je me sais autorisé à tout contre elle ; en revanche, dans l’arbre de ce jardin, je dois respecter le bien d’autrui (dans un sens limité : « la propriété »), je dois en écarter ma main. Cela ne prend fin que si je puis céder cet arbre à un autre, comme je lui cède ma canne, etc…, mais à condition que je ne considère pas par avance cet arbre comme m’étant étranger, c’est-à-dire sacré. Bien au contraire, je ne me fais nullement un crime de l’abattre quand je veux et il demeure ma propriété aussi longtemps que je puis en écarter les autres ; il est et demeure mien. La fortune du banquier me paraît aussi peu le bien étranger qu’à Napoléon les territoires des autres souverains. Nous n’avons aucune vergogne à la « conquérir » et nous nous enquérons des moyens. Nous en chassons l’esprit étranger qui nous effrayait tant avant.

C’est pourquoi il est nécessaire que je ne revendique plus rien comme homme, mais que je réclame tout en qualité de Moi, ce Moi que voilà ; par conséquent je ne dois rien revendiquer d’humain, mais seulement ce qui est mien, je ne dois pas rechercher ce qui me revient comme homme, mais ce que je veux et parce que je le veux.

La propriété d’un autre n’est à bon droit et légitimement sa propriété que s’il te convient qu’il en soit ainsi. Si cela ne te convient plus, elle perd sa légitimité et tu te moques du droit absolu de son possesseur.

En dehors de la propriété discutée jusqu’ici dans un sens étroit, il y a une autre propriété à présenter à nos âmes respectueuses contre laquelle nous devons pécher bien moins encore. Cette propriété consiste dans les biens spirituels, dans le « sanctuaire de l’être intérieur ». Ce qu’un homme tient pour sacré ne doit pas être en butte aux plaisanteries des autres, si absurde que soit cette chose sacrée ; quelque soit le zèle que l’on déploie pour amener en douceur cet adorateur, ce croyant d’une superstition, à reconnaître le vrai saint, on doit cependant, en tout temps, honorer la chose sacrée : s’il est dans l’erreur, il croit cependant à la chose sacrée, et si elle est fausse, on doit du moins respecter sa foi.

Dans des temps plus barbares que les nôtres, c’était une règle d’exiger une foi déterminée, l’adoration d’un Dieu déterminé et les rapports avec les croyants d’une autre religion n’étaient pas les meilleurs ; pourtant à mesure que la liberté de conscience s’est propagée, le Dieu jaloux, l’« unique maître » s’est peu à peu résolu en un « Être Suprême » assez général et il a suffi à la tolérance humaine que chacun crût à quelque chose.

Ramenée à son expression la plus humaine, cette chose sainte c’est « l’homme » même, l’humain.

D’après l’apparence trompeuse qui nous montre l’humain comme étant absolument notre chose propre, et libre de tout l’au-delà inhérent au divin, comme étant autant que moi ou toi, la fière illusion peut naître qu’il ne va plus être longtemps question de la chose sainte et que nous nous sentirons partout chez nous et non plus dans un monde étrange, c’est-à-dire en pleine sainteté et dans les transes sacrées : dans l’enchantement que l’on éprouve « d’avoir enfin découvert l’homme » on n’entend pas l’appel douloureux de l’égoïste, et l’on prend pour son vrai moi le fantôme avec lequel on est devenu si familier.

Mais « Humanus signifie le saint » a dit Gœthe. L’humain, c’est la chose sainte arrivée à son dernier degré de pureté.

L’égoïste s’exprime exactement en sens inverse. C’est précisément parce que tu tiens quelque chose pour sacré que je te crible de mes sarcasmes et si j’estime tout en toi, je n’ai aucune considération pour ta sainteté.

Ces points de vue opposés entraînent des attitudes antagonistes en face des biens spirituels : l’égoïste les insulte, l’homme religieux (c’est-à-dire quiconque place au-dessus de soi « son être ») doit conséquemment les défendre. Quels sont les biens spirituels que l’on défend, quels sont ceux qu’on doit laisser sans défense ? cela dépend entièrement de l’idée que l’on se fait de l’« Être suprême », et celui qui craint Dieu par exemple a plus à défendre que celui qui craint l’homme (le libéral).

Ce qui différencie les biens spirituels des biens sensibles, c’est que dans les premiers nous ne pouvons subir qu’une offense spirituelle et le péché commis contre eux consiste dans une profanation directe, tandis qu’à l’égard des biens sensibles, il y a simplement soustraction ou aliénation : les biens mêmes perdent à la fois leur valeur et leur consécration, ils ne sont pas purement et simplement retirés, la chose sainte est en péril immédiat. Les mots « irrespect » ou « impudence » caractérisent tout ce que l’on peut commettre contre les biens spirituels, c’est-à-dire contre tout ce qui est sacré ; et railleries, insulte, mépris, doute, etc. ne sont que des nuances différentes de l’impudence criminelle.

Je ne m’arrêterai pas ici à parler des différentes sortes de profanation que l’on pratique et je préfère me borner à rappeler celles auxquelles une liberté illimitée de la presse expose la chose sainte.

Tant que l’on exigera du respect pour un être spirituel, la parole et la presse devront être, au nom de cet être sacré, asservies, car l’égoïste pourra toujours, dans ses expressions, lui « manquer », il trouvera du moins devant lui « de justes peines », à moins que l’on ne préfère employer de meilleurs moyens, des mesures de police préventive, la censure, etc.

Que signifie cette aspiration à la liberté de la presse ? De quoi donc la presse doit-elle être libre ? De la dépendance, de la sujétion, de la servitude. Mais c’est l’affaire d’un chacun de se délivrer, et l’on peut accepter comme certain que si tu t’es délivré de la servitude, ce que tu composes, ce que tu écris t’appartiendra en propre, au lieu d’avoir été pensé et écrit au service d’une puissance quelconque.

Que peut dire et faire imprimer un croyant chrétien qui soit plus libre de cette foi chrétienne que lui-même ne l’est ? Si je n’ai ni le pouvoir ni la faculté d’écrire une chose, c’est peut-être à moi qu’il faut avant tout en attribuer la faute. Si peu que cela paraisse toucher le sujet, l’application s’en trouve cependant tout près. Par une loi de la presse, je trace ou je fais tracer une limite à mes écrits que je ne puis franchir sans tomber dans l’injustice et encourir les peines corrélatives. Je me limite moi-même.

Si la presse devait être libre, l’important serait précisément de la délivrer de toute contrainte qui pourrait lui être faite au nom d’une loi. Et pour en venir là, il faudrait d’abord que moi-même je me fusse délié de toute obéissance envers la loi.

À vrai dire, la liberté absolue de la presse est, comme toute liberté absolue, une chimère. Elle peut certes être déliée de quantité de choses, mais il faut d’abord que moi-même je sois libre de ces choses. Rendons-nous libres de tout ce qui est sacré, n’ayons ni Dieu ni loi, il en sera de même de nos paroles.

Moins nous sommes, dans le monde, libres de toute contrainte, moins le sont nos écrits.

On ne voit pas exactement où l’on va quand on réclame la liberté de la presse. Ce que l’on demande soi-disant, c’est que l’État donne toute liberté à la presse, mais ce que l’on veut proprement et sans le savoir, c’est que la presse soit indépendante de l’État ou se débarrasse de l’État. Ici, c’est une pétition à l’État. Là c’est une révolte contre l’État. Que l’on demande humblement ou que l’on réclame impérieusement la liberté de la presse, on suppose toujours que l’État en est le dispensateur et l’on ne peut compter que sur un présent, une permission, un bien octroyé. Il est bien possible qu’un État soit assez fou pour accorder la faveur réclamée, mais il y a tout à parier que les favorisés ne sauront pas faire usage de leur faveur ; tant qu’ils considéreront l’État comme une vérité, ils n’attenteront pas à ce « très saint » et réclameront une loi de la presse contre quiconque l’oserait.

En un mot, la presse n’est pas libre de ce dont je ne suis pas libre.

Est-ce que je me manifeste ainsi comme un adversaire de la liberté de la presse ? Au contraire, j’affirme seulement qu’on ne l’obtiendra que si l’on ne veut qu’elle, c’est-à-dire si l’on ne tend qu’à une permission illimitée. Si vous vous contentez de mendier cette permission, vous pourrez attendre éternellement, car il n’y a personne au monde qui pourrait vous la donner. Tant que vous réclamerez pour l’usage de la presse une permission, c’est-à-dire la liberté de la presse, vous pourrez attendre et vous lamenter en vain.

« Absurdité ! Toi qui as des pensées pareilles à celles que l’on trouve dans ton livre, c’est seulement par un hasard heureux ou des voies détournées que tu peux — malheureusement ! — les publier. Vas-tu donc t’indigner de ce que l’on presse, de ce que l’on obsède l’État jusqu’à ce qu’il donne cette permission jusqu’ici refusée. » Un écrivain ainsi pris à partie répondra peut-être, car ces gens-là ont toutes les audaces : « Pesez bien vos paroles. Que fais-je donc pour procurer à mon livre la liberté de la presse ? Est-ce que je demande la permission, est-ce que je ne cherche pas plutôt l’occasion favorable que je saisis sans prendre le moins du monde en considération les vœux de l’État et l’État lui-même au lieu de réclamer à tout instant une liberté légale ? Il me faut dire ici l’horrible parole : je trompe l’État. Vous faites inconsciemment la même chose. Du haut de vos tribunes vous insinuez qu’il doit faire abandon de son caractère sacré et inviolable, qu’il doit s’offrir en proie aux attaques des écrivains, sans y voir pour cela un danger. Mais vous le circonvenez, car c’en est fait de son existence dès qu’il perd son intangibilité. À vous certes il pourrait accorder la liberté d’écrire comme l’a fait l’Angleterre ; vous êtes des croyants de l’État, et incapables d’écrire contre lui tant que vous trouverez en lui quelque chose à réformer, ou une lacune à combler. Mais qu’arriverait-il si des adversaires de l’État mettaient à profit la libre parole et bouleversaient avec des raisons impitoyables l’Église, l’État, les mœurs et toutes choses « sacrées ». Pris d’une angoisse affreuse, vous seriez les premiers à remettre en vigueur les Lois de Septembre, vous vous repentiriez trop tard de la sottise que vous alliez commettre en égarant et en aveuglant l’État et ses gouvernants.

— Mais moi je prouve par mon action deux choses ; d’abord que la liberté de la presse n’est toujours liée qu’à des « occasions favorables » et par conséquent ne doit jamais être une liberté absolue, en second lieu, que celui qui veut en jouir doit chercher partout l’occasion favorable et, si possible, de le faire naître, en faisant valoir contre l’État son propre avantage et en tenant soi et sa volonté pour supérieure à l’État et à tout « pouvoir supérieur » . Ce n’est pas dans, mais contre l’État, que la liberté de la presse peut réussir ; s’il faut qu’elle soit établie, elle doit être non le résultat d’une prière, mais l’œuvre d’une révolte. Toute proposition, toute demande de liberté est déjà, consciente ou inconsciente, une révolte, chose que la médiocrité philistine ne voudra ou ne pourra jamais s’avouer jusqu’à ce que, tremblant de tous ses membres, elle en voie les résultats formels et incontestables. Certes, au début, la « liberté de la presse » montre un visage aimable et bienveillant, car elle est bien loin de penser qu’elle donnera jamais naissance à « l’impudence de la presse »[17] ; mais peu à peu son cœur s’endurcit et elle arrive insensiblement à cette conséquence qu’une liberté n’est pas une liberté si elle demeure au service de l’État, de la morale ou de la loi. Libre de la contrainte de la censure, elle ne l’est pas du joug de la loi. La presse, une fois qu’elle est prise du désir de la liberté, veut devenir toujours plus libre, jusqu’à ce que l’écrivain se dise enfin : je ne suis absolument libre que lorsque je ne demande rien, mes écrits ne sont libres que lorsqu’ils sont mon bien propre, qu’ils ne me sont dictés par aucune puissance, par aucune autorité, par aucune foi, par aucun respect ; la presse ne doit pas être libre, c’est trop peu — elle doit être mienne : — La propriété de la presse, voilà ce que veux m’approprier.

« La liberté de la presse n’est qu’une permission donnée à la presse, et l’État ne voudra et ne pourra jamais permettre que j’emploie la presse à le réduire en miettes. »

« L’ambiguïté de la précédente proposition disparaît si nous la traduisons ainsi : La liberté de la presse hautement réclamée par les libéraux est assurément possible dans l’État et même elle n’est possible que dans l’État, parce qu’elle est une permission ; il faut donc que celui qui permet, l’État, existe. En tant que permission, ses limites confinent à l’État même, qui volontairement ne devra pas autoriser plus que ne pourront supporter l’État et le salut public : il les lui assigne comme loi de son existence et de son extension. Qu’un État puisse supporter plus ou moins, il n’y a là qu’une distinction quantitative qui cependant tient au cœur des libéraux politiques : ils ne veulent, en Allemagne par exemple « qu’une faculté plus vaste et plus large de la parole libre. » La liberté de la presse que l’on recherche est une cause du peuple et avant que le peuple (l’État) ne la possède, je n’en puis faire usage. Du point de vue de la propriété de la presse il en est autrement. Mon peuple peut bien être privé de la liberté de la presse, je cherche par ruse ou par force à faire imprimer. — Je ne prends ce droit d’impression que de moi, de ma force. »

« si la presse est mon bien propre, je n’ai pas besoin pour m’en servir de la permission de l’État, pas plus que je n’implore cette permission pour me moucher. La presse est ma propriété à partir du moment où il n’y a plus rien au-dessus de moi : car dès lors, État, Église, peuple, société cessent d’exister, parce qu’ils ne doivent leur existence qu’à la mésestime que j’ai pour moi-même : dès que je cesse de me dédaigner, ils s’effacent d’eux-mêmes : ils n’existent que lorsqu’ils sont au-dessus de moi, ils n’existent que comme des puissances et des puissants. Autrement dit, imaginez-vous vous un État, dont les habitants tous ensemble ne se soucieraient aucunement, qui serait un rêve, un fantôme au même titre que « l’Allemagne une ».

« La presse est ma propriété aussitôt que je suis moi-même, ma chose propre, que je suis propriétaire. Le monde appartient à l’égoïste, parce qu’il n’appartient à aucune puissance du monde. »

« D’ailleurs ma presse pourrait être encore très peu libre, comme par exemple en ce moment. Mais le monde est grand et l’on se tire d’affaire comme on peut. Si je voulais abandonner la propriété de ma presse il me serait facile d’arriver à faire imprimer autant que mes doigts pourraient en produire. Mais comme je veux affirmer ma propriété, je dois nécessairement frapper mes adversaires sans rien entendre. — « N’accepteras-tu pas leur permission si elle t’es donnée ? » — Certes, avec joie, car leur permission sera pour moi une preuve que je les ai aveuglés et que je les ai mis sur la route de leur ruine. En réalité je n’ai que faire de leur permission, mais je m’intéresse d’autant plus à leur folie et à leur déroute. Je ne brigue pas leur permission, car je ne me flatte pas, comme les politiques libéraux, que nous puissions vivre paisiblement, eux et moi, côte à côte, et même, nous appuyer, nous soutenir, mais je veux que cette permission soit pour eux la blessure par où la vie s’en va, afin que finalement ils cessent d’eux-mêmes. J’agis en ennemi conscient, en les dupant, et je mets à profit leur irréflexion. »

« La presse est mienne quand je ne reconnais à personne hors de moi, le droit de juger l’usage que j’en fais, quand ce n’est ni la morale, ni la religion, ni le respect des lois d’État, etc., qui me détermine à écrire mais moi-même et mon égoïsme ! »

Qu’avez-vous maintenant à opposer à celui qui vous fait une réplique aussi effrontée ? — Montrons la question sous une forme plus parlante ; à qui est la presse, au peuple (à l’État), ou à moi ? Les politiques en ce qui les concerne n’ont pas autre chose en vue que de délivrer la presse des ingérences personnelles et arbitraires des détenteurs du pouvoir, sans penser que pour être réellement accessible à tous, elle doit être libre aussi des lois, c’est-à-dire de la volonté du peuple (de la volonté de l’État). Ils veulent faire d’elle une « cause du peuple ».

Mais, devenue propriété du peuple, elle est encore bien loin d’être mienne, elle conserve plutôt pour moi la signification secondaire d’une permission. Le peuple s’amuse à juger mes pensées dont je lui dois compte, dont je suis responsable envers lui. Les jurés quand on attaque leurs idées fixes ont des têtes et des cœurs aussi durs que les plus obstinés despotes et que les fonctionnaires qui leur servent de valets.

Dans les « aspirations libérales », E. Bauer affirme que la liberté de la presse est impossible dans l’État absolu ou constitutionnel, mais qu’elle trouve au contraire sa place « dans l’État libre ». Là, dit-il, on reconnaît que l’individu, parce qu’il n’est plus individu mais membre d’une communauté véritable et raisonnable, a le droit de s’exprimer. Ainsi ce n’est pas « l’individu » mais le « membre » qui a la liberté ! Mais si l’individu en vue d’obtenir la liberté de la presse doit justifier d’abord de sa foi à la communauté, au peuple, s’il n’a pas cette liberté par sa propre force, c’est une liberté du peuple, une liberté qui lui est conférée en raison de sa foi et de sa participation à la communauté. Au contraire, c’est précisément à l’individu comme individu qu’appartient la liberté de s’exprimer. Mais il n’a pas « le droit ». Cette liberté n’est assurément pas « son droit sacré ». Il a seulement la force ; mais la force seule l’en fait propriétaire. Je n’ai aucunement besoin de la concession, de l’assentiment du peuple, d’un « droit », d’une « autorisation » pour jouir de cette liberté. Je dois donc m’en emparer comme de toute liberté ; le peuple « qui est seul juge » ne peut me la donner. Il peut y acquiescer ou s’y opposer, il n’est pas en son pouvoir de me l’accorder, de me la garantir. Je la pratique malgré le peuple, simplement comme individu, c’est-à-dire que je l’obtiens de haute lutte sur le peuple mon ennemi. Je ne la conserve que si je la gagne véritablement sur lui, si je m’en empare. Mais je la prends, parce qu’elle est ma propriété.

Sander qui combat E. Bauer revendique la liberté de la presse « comme le droit et la faculté du citoyen dans l’État ». E. Bauer fait-il autre chose ? Pour lui aussi elle n’est qu’un droit du citoyen libre.

On réclame encore la liberté de la presse comme un « droit commun à tous les hommes ». À cela on fait l’objection fondée que tout homme ne sait pas s’en servir convenablement, parce que chaque individu n’est pas véritablement Homme. À l’Homme en tant qu’Homme, un gouvernement n’a jamais refusé une liberté ; mais l’Homme n’écrit pas, parce qu’il est un fantôme. Aux individus seuls il l’a constamment refusée et l’a donné à d’autres, par exemple à ses propres organes. Ainsi si l’on voulait avoir la liberté pour tous, on devrait précisément affirmer qu’elle convient à l’individu, à moi, non à l’Homme ou à l’individu en tant qu’il est Homme. D’ailleurs un autre être que l’Homme (une bête par exemple) n’en peut faire aucun usage. Le gouvernement français, entre autres, ne conteste pas la liberté de la presse comme droit de l’Homme, mais il exige de l’individu la garantie qu’il est réellement Homme, car ce n’est pas à l’individu, mais à l’Homme qu’il attribue cette liberté.

On m’a enlevé ce qui est à moi en propre, précisément sous le prétexte que ce n’est pas humain. On a laissé l’Humain intact en moi.

La liberté de la presse ne peut créer qu’une presse responsable ; l’irresponsable ne peut naître que de la propriété de la presse.




Chez tous les peuples qui vivent religieusement, le commerce entre les hommes est dominé par une loi expresse qu’on peut parfois, égaré dans le péché, oublier de suivre, mais dont on n’ose jamais contester la valeur absolue ; c’est la loi de l’amour. Ceux-là même qui paraissent en combattre le principe ne lui sont pas encore devenus infidèles, car, eux aussi, ils ont encore de l’amour et même ils aiment « l’homme et l’humanité ».

Le sens de cette loi se formule ainsi : tout homme doit avoir quelque chose qu’il place au-dessus de lui-même. Tu dois mettre à l’arrière-plan ton « intérêt privé », quand il s’agit du salut des autres, du bien de la patrie, de la société, de l’humanité, de la bonne cause, etc. Patrie, société, humanité, etc., sont supérieures à ta personne et ton intérêt privé doit le céder au leur, car tu ne dois pas être égoïste.

L’amour est une vaste exigence religieuse qui ne se borne pas à l’amour pour Dieu et pour l’homme, mais domine tous les rapports des hommes. À la base de tous nos actes, de tous nos pensers, de tous nos vouloirs, il doit y avoir l’amour. Ainsi nous pouvons juger, mais « avec amour ». On peut critiquer même profondément la Bible, mais le critique doit avant tout l’aimer, et voir en elle le Livre saint. Cela signifie-t-il autre chose que ceci : on ne peut la critiquer à mort, on doit la laisser subsister comme une chose sacrée, indestructible. — De même dans notre critique de l’homme, l’amour doit demeurer invariablement le ton fondamental. — Certes les jugements que nous inspire la haine ne sont pas du tout nos propres jugements, ce sont des « jugements haineux » qui ont leur origine dans la haine qui nous domine. Mais les jugements que nous inspire l’amour sont-ils plus pour cela nos propres jugements ? Ce sont des jugements « affectueux, indulgents » nés de l’amour qui nous domine, ce ne sont pas nos propres jugements et par conséquent ce ne sont pas des jugements réels. Celui qui est enflammé de l’amour de la justice nous crie, fiat justicia pereat mundus. Il peut bien demander et rechercher ce que la justice est en elle-même ou ce qu’elle exige, ou en quoi elle consiste, mais non si elle existe.

Il est très vrai que « celui qui reste dans l’amour, reste en Dieu et dieu en lui » (Saint-Jean) ; Dieu reste en lui, et lui ne s’affranchit pas de Dieu, il ne devient pas impie, il reste en Dieu, et ne parvient pas à soi-même et dans sa propre patrie, il reste dans l’amour envers Dieu, et ne se dégage pas de l’amour.

« Dieu c’est l’amour ! Tous les temps et toutes les races reconnaissent dans cette parole le point central du christianisme ! » Dieu qui est l’amour est un Dieu importun ; il ne peut pas laisser le monde en repos, mais il veut le béatifier. « Dieu s’est fait homme pour diviniser les hommes » (Athanase) ; on retrouve sa main partout, et rien ne se fait sans lui ; partout on retrouve ses « excellentes intentions », « ses plans et ses desseins insaisissables à l’homme ». La raison, qui est lui-même, doit aussi être poursuivie et réalisée dans le monde entier. Le souci paternel qu’il apporte à notre égard nous enlève toute indépendance. Nous ne pouvons rien faire de sage, sans que l’on dise : c’est l’œuvre de Dieu ! et nous ne pouvons nous attirer un malheur sans entendre dire : c’est Dieu qui l’a décrété. Nous n’avons rien que nous n’ayons de lui, c’est lui qui a tout « donné ». Mais il en est de l’Homme comme de Dieu. Celui-ci veut partout béatifier le monde, l’Homme veut faire son bonheur, rendre heureux tous les hommes. Par suite tout homme veut éveiller chez les autres la raison qu’il croit lui-même avoir : il faut que la raison soit en toute chose. Dieu est en lutte avec le diable et le philosophe avec la déraison et le hasard. Dieu ne laisse aucun être suivre sa propre impulsion et l’Homme ne nous permet qu’une conduite humaine.

Mais celui qui est plein d’un saint amour (religieux, moral, humain) n’aime que le fantôme, « l’homme vrai » et poursuit, sourd à la pitié, l’individu, l’homme réel, en affectant flegmatiquement à la prétention légale de procéder contre « l’inhumain ». Il trouve très louable et indispensable d’exercer de la plus âpre façon sa dureté. Car l’amour pour le fantôme ou la chose générale lui ordonne de haïr tout ce qui n’est pas fantôme, c’est-à-dire l’égoïste ou l’individu ; tel est le sens de ce fameux spectre qu’on nomme « justice ».

Celui qui est convaincu de crime n’a aucun ménagement à attendre et personne ne jette avec pitié un voile sur sa nudité malheureuse. Insensible, le juge sévère arrache au pauvre accusé ses derniers lambeaux d’excuse, le geôlier impitoyable le traîne en sa sombre prison, et, la peine accomplie, rejette le condamné, flétri pour toujours, parmi les hommes qui le méprisent et lui crachent au visage, ces hommes ses frères, ses bons frères, loyaux et chrétiens ! Pas de pitié même pour le criminel « qui a mérité la mort », on le traîne sur l’échafaud et sous les yeux d’une foule délirante, la loi morale satisfaite accomplit solennellement son auguste vengeance. L’un des deux seul doit vivre, la loi morale ou le criminel. Où les criminels vivent dans l’impunité la loi morale a disparu ; où celle-ci domine, c’est eux qui doivent disparaître. Leur hostilité est irréductible.

C’est là précisément l’époque chrétienne, c’est le règne de la pitié, de l’amour, du souci de mettre les hommes en possession des biens qui leur conviennent et même de les amener à remplir leur mission humaine (divine). Ainsi on a posé plus haut : l’essence de l’homme est telle ou telle et par conséquent aussi sa mission ; ou bien c’est Dieu qui la lui a donnée, ou bien (dans la conception actuelle) c’est son état d’homme (l’espèce). D’où le zèle de la propagande. Que les communistes et les humanitaires attendent plus de l’homme que ne font les chrétiens, leur point de vue reste le même. L’humain doit échoir à l’homme. S’il suffisait aux gens pieux que le divin lui fût donné en partage, les humanitaires désirent aujourd’hui que l’homme ne soit pas amoindri en lui. Tous deux se bandent contre l’égoïstique. Naturellement, car l’égoïstique ne peut être accordé ou seulement conféré (comme un fief) à l’homme. Il doit se le procurer. Tandis que l’amour me procure l’un, l’autre ne peut m’être donné que par moi-même.

Jusqu’ici le commerce des hommes entre eux reposait sur l’amour, les égards réciproques, l’action de l’un pour l’autre. De même qu’envers soi on était tenu de se sanctifier, ou d’accueillir en soi la béatitude, l’Être suprême et d’en faire une vérité (une vérité en même temps qu’une réalité), on était tenu envers les autres de les aider à réaliser leur être ou leur mission : dans les deux cas on avait la mission de contribuer à la réalisation de l’Être de l’homme.

Seulement pas plus envers toi qu’envers les autres on n’a l’obligation de faire quelque chose de soi ni des autres : car on ne doit rien ni à son être propre, ni à celui des autres. Les relations des hommes entre eux reposent sur leur essence, s’adressent au fantôme non à la réalité. Si je commerce avec l’Être suprême ce n’est pas avec moi,et si je commerce avec l’Être de l’homme ce n’est pas avec l’homme.

L’amour de l’homme naturel devient par l’éducation un commandement. Mais comme ordre, il appartient à l’homme pris en lui-même, non à moi ; il est mon essence, cette essence dont on a fait tant d’histoires, il n’est pas ma propriété. L’Homme, c’est-à-dire l’humanité, place en moi cette exigence : il m’ordonne l’amour, l’amour est mon devoir. Ainsi au lieu d’être conquis réellement pour moi, il l’est au profit de la communauté, de l’homme, comme étant sa propriété ou sa chose particulière ; « il appartient à l’homme, c’est-à-dire à tout homme d’aimer. Aimer est le devoir et la mission de l’homme, etc. »

En conséquence je dois revendiquer encore l’amour pour moi et le soustraire au pouvoir de l’homme.

Ce qui originairement était mien, mais issu du hasard et de l’instinct, me fut concédé comme étant propriété de l’homme ; je devins détenteur d’un fief du fait même que j’aimais, je devins feudataire de l’humanité, je n’étais plus qu’un spécimen de cette espèce, et j’agissais, en aimant, non comme moi mais comme homme, comme spécimen de l’humanité, j’agissais humainement. La civilisation est absolument un régime féodal, car la propriété est celle de l’Homme ou de l’humanité, non la mienne. Il a été fondé un énorme état féodal, tout a été ravi à l’individu et transmis à l’Homme. Enfin l’individu a dû apparaître comme « foncièrement pécheur ».

Ne dois-je donc avoir aucun intérêt vivant à la personne d’autrui, ne dois-je avoir à cœur sa joie et son bien, le plaisir que je lui cause ne doit-il pas m’importer plus que mes propres plaisirs ? Au contraire, je puis sacrifier avec joie quantité de jouissances, je puis renoncer à un nombre infini de choses pour accroître son plaisir et ce qui même me serait le plus cher, ma vie, mon bonheur, ma liberté, je puis le hasarder pour lui. Certes c’est ma joie, c’est mon plaisir de me rassasier de sa joie, de son bonheur. Mais je ne lui sacrifie pas mon moi dont je continue à jouir et je reste égoïste. Si je lui sacrifie tout ce que, sans l’amour, je garderais pour moi, c’est très simple et même plus fréquent dans la vie que cela ne paraît l’être ; mais cela prouve simplement que cette passion est plus puissante en moi que toutes les autres. Le christianisme nous apprend aussi à sacrifier toutes les autres à celle-là. Mais si à une passion j’en sacrifie d’autres, je ne me sacrifie pas pour cela, et je n’abandonne rien de ce qui me fait véritablement moi-même, je ne sacrifie pas ma valeur propre, mon être particulier. Lorsque ce cas fâcheux se présente, l’amour n’apparaît pas autrement que comme une passion quelconque à laquelle j’obéis aveuglément. L’avare, qu’entraîne son amour de l’or et qui reste sourd aux avertissements qu’il entend au fond de lui-même aux instants où son vice sommeille, a laissé cette passion croître et devenir une puissance despotique sur laquelle tous les dissolvants sont sans action ; il s’est abandonné parce qu’il ne peut se résoudre et par conséquent parce qu’il ne peut se délivrer : il est possédé.

Moi aussi, j’aime les hommes, non seulement les individus mais quiconque. Mais je les aime avec la conscience de l’égoïsme. Je les aime parce que l’amour me fait heureux, j’aime parce qu’aimer m’est naturel, me plaît. Je ne connais pas de « commandement de l’amour ». J’ai de la sympathie pour tous les êtres sentants, leur tourment me tourmente, leur soulagement me soulage ; je peux les tuer, non les martyriser. Au contraire, le Rodolphe des Mystères de Paris, le prince philistin, magnanime et vertueux, rêve le supplice des méchants, parce que les méchants « le révoltent ». Ma sympathie prouve seulement que le sentiment des êtres sensibles est aussi le mien, ma propriété, tandis que le procédé impitoyable du « juste » (par exemple contre le notaire Ferrand) rappelle la barbarie de ce brigand qui, prenant pour mesure la longueur de son lit, coupait ou allongeait les jambes de ses prisonniers : le lit où Rodolphe étend ses victimes est « l’idée du bien » ; le sentiment du droit, de la vertu, le rend dur et intolérant, il sent que « la justice arrive pour le scélérat », ce n’est pas là de la pitié.

Vous aimez l’Homme, c’est pourquoi vous faites souffrir l’homme individuel, l’égoïste ; votre amour de l’Homme est son tourment.

Si je vois souffrir l’aimé, je souffre avec lui et je n’ai pas de repos que je n’aie tout tenté pour le consoler et le rasséréner ; si je le vois joyeux, je suis moi aussi joyeux que sa joie. Il ne s’ensuit pas que la même cause produise chez moi les mêmes effets qu’en lui, joie ou peine, et la douleur physique montre bien que je ne sens pas comme lui : il souffre des dents, je ne souffre que de sa souffrance.

Comme je ne puis supporter ces plis soucieux au front de l’aimé, je les chasse d’un baiser, mais c’est pour me satisfaire moi-même. Si je n’aimais pas cet homme, il pourrait me montrer un front toujours sombre, je ne m’en soucierais. C’est mon chagrin seulement que je veux dissiper.

Comment maintenant une personne ou une chose que je n’aime pas a-t-elle un droit à être aimée de moi ? Qui passe avant, mon amour ou son droit ? Parents, famille, patrie, peuple, ville natale, etc., en général mes semblables (« frères, fraternité »), affirment avoir un droit à mon amour et le revendiquent sans voir plus loin. Ils le considèrent comme leur propriété et si je ne la respecte pas, ils me regardent comme un voleur qui leur ravit leur bien. Je dois aimer. Si l’amour est un commandement, une loi, je dois y être dressé, élevé ; si j’y porte atteinte, je dois être châtié. Par suite, on exercera sur moi les plus fortes « influences morales » pour m’amener à aimer. Et il n’y a pas de doute que l’on ne puisse exciter et entraîner les hommes à l’amour comme aux autres passions, à la haine, par exemple. La haine court à travers des générations entières simplement parce que les ancêtres de l’un appartenaient aux guelfes, et ceux de l’autre aux gibelins.

— L’amour n’est pas un ordre, mais ma propriété, comme chacun de mes sentiments. Acquérez, c’est-à-dire achetez ma propriété, je vous la cède. Je n’ai pas besoin d’aimer une église, un peuple, une patrie, une famille, etc., qui ne savent pas gagner mon amour, et je fixe le prix de vente de mon amour absolument à ma fantaisie.

L’amour intéressé est bien éloigné de l’amour mystique ou romantique. On peut aimer toute chose possible, non seulement l’homme, mais en général un « objet » (le vin, sa patrie, etc.). L’amour devient aveugle et fou du fait qu’un « il faut » le soustrait à mon pouvoir, il devient romantique du fait qu’un « tu dois » pénètre en lui, c’est-à-dire que l’« objet » me devient sacré, ou que par le devoir, la conscience, le serment, je suis lié à lui. Ce n’est plus l’objet qui existe pour moi, mais moi pour lui.

Ce n’est pas comme étant mon sentiment que l’amour est ma possession — comme tel c’est plutôt moi qui le possède comme ma propriété — mais c’est en raison du caractère étranger de l’objet. Ainsi, l’amour religieux consiste dans le commandement d’aimer dans l’aimé « un saint », de me dévouer à la « chose sainte » qu’il est pour moi ; pour l’amour désintéressé il y a des objets absolument dignes d’amour, pour lesquels mon cœur doit battre, ainsi nos semblables, l’époux, nos parents, etc.

L’amour sacré aime dans l’aimé le saint, et s’efforce aussi de faire de l’aimé un être de plus en plus saint (par exemple, un Homme).

L’aimé est un objet que je dois aimer. Il n’est pas l’objet de mon amour parce que je l’aime, mais il est, en soi et pour soi, objet d’amour. Ce n’est pas moi qui le fais objet de l’amour, il l’est de lui-même, car, qu’il le soit devenu du fait de mon choix, par les fiançailles, le mariage, etc., cela ne fait rien à l’affaire ; une fois choisi, il a pour toujours « un droit propre à mon amour » et, parce que je l’ai aimé, je suis obligé de l’aimer éternellement. Ainsi donc il n’est pas l’objet de mon amour, mais de l’amour en général : un objet qui doit être aimé. L’amour lui revient, lui est dû, c’est son droit, mais moi, je suis obligé de l’aimer. Mon amour, c’est-à-dire l’amour dont je lui paye le tribut est en réalité le sien qu’il ne reçoit de moi que comme tribut.

Tout amour dans lequel on trouve la moindre trace d’obligation est désintéressé et il est « possession » dans la mesure de cette obligation. Celui qui croit devoir quelque chose à l’objet de son amour, aime en romantique ou en religieux.

L’amour de la famille, par exemple, conçu ordinairement comme « piété » filiale est un amour religieux ; « l’amour de la patrie » prêché comme « patriotisme » également. Tout notre amour romantique se meut dans le même cadre : partout l’hypocrisie ou plutôt le mensonge que l’on se fait à soi-même d’un amour « désintéressé », — intérêt que je porte à l’objet pour l’amour de l’objet lui-même et non pour l’amour de moi et seulement de moi.

L’amour religieux ou romantique se distingue à la vérité de l’amour sensuel par la différence de l’objet, mais le rapport de l’homme à l’objet reste le même. Dans les deux cas on est possédé, sauf que dans le premier l’objet est sacré, dans l’autre il est profane. La domination sur moi est la même sauf que tantôt c’est un objet sensible, tantôt un objet spirituel (fantasmatique). Mon amour n’est mon bien propre que lorsqu’il consiste dans un intérêt absolument personnel, égoïste, et que par conséquent l’objet de son amour est réellement mon objet, ma propriété. Je ne dois rien à ma propriété et je n’ai aucun devoir envers elle pas plus que je n’ai de devoir envers mon œil ; si pourtant je la garde avec le plus grand soin, c’est uniquement par amour pour moi.

Il y a autant d’amour dans l’antiquité qu’aux temps chrétiens ; le Dieu d’amour est plus vieux que le Dieu de l’amour, mais la possession mystique appartient aux modernes.

Cette possession de l’amour tient au caractère étranger de l’objet, autrement dit, à mon impuissance en face de son essence étrangère et de sa force supérieure. Pour l’égoïste rien n’est assez haut pour qu’il s’humilie devant, rien n’est assez indépendant pour qu’il y consacre sa vie, rien d’assez sacré, pour qu’il s’y sacrifie. L’amour de l’égoïste a sa source dans l’intérêt personnel, coule dans le lit de l’intérêt personnel, et va se jeter dans l’intérêt personnel.

Peut-on encore appeler cela amour ? Connaissez-vous un autre mot, donnez-le tout de suite et que le doux mot d’amour ne soit plus qu’une feuille morte d’un monde mort ! Quant à moi, pour le moment, je n’en trouve pas d’autre dans notre langue chrétienne, j’en reste au vieux mot et « j’aime » mon objet — ma propriété.

Je conserve en moi l’amour comme un de nos sentiments, mais je le repousse en tant que puissance au-dessus de moi, puissance divine (Feuerbach), passion à laquelle je ne puis me soustraire, devoir religieux et moral. Comme étant mon sentiment, il est mien, mais pris comme un principe auquel je dois consacrer et assermenter mon âme, l’amour est impératif et divin de même que la haine comme principe est diabolique : l’un ne vaut pas mieux que l’autre. Bref l’amour égoïste, c’est-à-dire mon amour n’est ni saint, ni profane, ni divin, ni diabolique.

« Un amour qui est borné par la foi n’est pas un véritable amour. La seule limite qui ne contredise pas l’essence de l’amour, est celle qu’il s’impose à lui-même par la raison et l’intelligence. L’amour qui méprise la sévérité, la loi de l’intelligence, est en théorie un faux amour, en pratique une passion pernicieuse[18] ». Ainsi dans son essence, l’amour est raisonnable ! Ainsi pense Feuerbach ; le croyant dit de son côté : l’amour est croyant par essence. Celui-là déploie son zèle contre l’amour déraisonnable ; celui-ci contre l’amour incrédule. Pour tous deux, il n’est tout au plus qu’un splendidum vitium, car ne laissent-ils pas tous deux subsister l’amour sous forme de déraison et d’incroyance. Ils n’osent pas dire : l’amour déraisonnable ou incrédule est un non-sens, ce n’est pas de l’amour, pas plus qu’ils ne peuvent dire : des larmes déraisonnables ou incrédules ne sont pas des larmes. Mais si l’amour déraisonnable et incrédule doit passer pour amour et s’il est indigne de l’homme, il s’ensuit simplement ceci, que c’est la raison, la foi qui est la chose suprême et non l’amour ; l’homme déraisonnable et incroyant peut aussi aimer, mais l’amour n’a de prix que si c’est celui d’un homme raisonnable ou croyant. C’est une illusion de dire avec Feuerbach que la raison est « la limite que s’impose l’amour ». Le croyant en pourrait dire autant au même titre, de sa foi : l’amour déraisonnable n’est ni « faux », ni « pernicieux », il remplit comme amour sa fonction.

À l’égard du monde, particulièrement à l’égard des hommes, je dois avoir un sentiment déterminé et au début éprouver un sentiment d’amour « aller au devant d’eux avec amour ». À vrai dire il s’y manifeste bien plus d’arbitraire et d’action personnelle que lorsque je me laisse assaillir par tous les sentiments du monde et que je demeure exposé aux impressions les plus fortuites et les plus confuses. Je vais plutôt à eux avec un sentiment préconçu, en quelque sorte avec un préjugé, une opinion faite ; j’ai caractérisé par avance mon attitude envers eux et je sens et je pense d’eux ce que je suis décidé à en penser, en dépit de leurs efforts. Je m’assure par le principe de l’amour contre la domination du monde, car quoi qu’il arrive — j’aime. La laideur par exemple fait de moi une impression désagréable ; seulement, étant résolu à aimer, je dompte cette impression comme toute antipathie.

Mais le sentiment auquel je me suis déterminé à priori et condamné, est un sentiment borné parce qu’il est prédestiné et que je ne puis m’en détacher ou m’en dédire. Parce que préconçu, c’est un préjugé. Je ne me présente plus contre le monde, c’est mon amour qui se manifeste. À vrai dire si le monde ne me domine pas, il est d’autant plus inévitable que l’esprit d’amour me domine. J’ai vaincu le monde pour devenir esclave de cet esprit.

Ayant dit d’abord, j’aime le monde, j’ajoute maintenant : je ne l’aime pas, car je l’anéantis comme je m’anéantis : je le résous. Je ne me borne pas à un sentiment unique pour les hommes, mais je donne libre cours à tous ceux dont je suis capable. Pourquoi ne pas exprimer la chose dans toute sa nudité ? Oui, j’utilise à mon profit le monde et les hommes ! De plus, je puis rester ouvert à toutes les impressions, sans qu’aucune d’elles ne m’arrache à moi-même. Je puis aimer, aimer de toute mon âme, être consumé des feux les plus ardents, sans prendre l’aimé pour autre chose que pour l’aliment où ma passion reprend à tout instant une vie nouvelle. Tout mon soin pour lui ne s’adresse qu’à l’objet de mon amour, à lui seul dont mon amour a besoin, à lui seul, « le bien-aimé ». Comme il me serait indifférent sans cet amour que j’ai pour lui ! C’est seulement mon amour dont je me nourris en lui, je ne l’emploie qu’à cela ; j’en jouis.

Choisissons un autre exemple très voisin. Je vois comment les hommes enfoncés dans leur sombre superstition sont tourmentés par un essaim de fantômes. Croyez-vous que si j’essaie, dans la mesure de mes forces, de projeter un peu de lumière sur ces esprits nocturnes, c’est l’amour que j’ai pour vous qui m’y pousse ? Est-ce par amour des hommes que j’écris ? Non, j’écris parce que je veux donner à mes pensées une existence dans le monde, et si je pouvais prévoir que ces pensées vous feraient perdre la tranquillité et la paix, et si je voyais les guerres les plus sanglantes et la ruine de plusieurs générations germer de cette graine de pensées : je la sèmerais cependant. Faites-en ce que vous voudrez, c’est votre affaire et cela ne m’inquiète guère. Peut-être n’en aurez-vous que tristesse, combats et mort ; seul le tout petit nombre en tirera de la joie. Si j’avais votre bien au cœur, j’agirais comme l’Église, quand elle retira la Bible aux laïques, ou comme les gouvernements chrétiens qui se font un devoir sacré de « mettre en garde l’homme du peuple contre les mauvais livres ».

Mais ce n’est pas par amour de vous, pas même par amour de la vérité, que j’exprime ce que je pense. Non :


Je chante comme l’oiseau chante
Qui a dans les branches sa demeure
Le chant qui sort de sa gorge
Est la récompense dont il se contente.


Je chante, parce ce que je suis chanteur. Si je me sers de vous, c’est que j’ai besoin d’oreilles.

Quand je trouve le monde sur ma route, — et je le trouve partout — je le dévore pour apaiser la faim de mon égoïsme. Tu n’es pour moi que mon aliment, bien que moi aussi, je sois usé et consommé par toi. Nous n’avons l’un pour l’autre qu’un rapport, celui d’utilité, de profit, d’avantage. Nous ne nous devons rien l’un à l’autre, car ce que je parais te devoir, c’est tout au plus si je le dois à moi-même. Si je te montre une mine gaie pour t’égayer, c’est que j’ai un intérêt à ta gaieté et c’est pour satisfaire à mon désir que je te fais bon visage ; mais je ne le fais pas à mille autres que je n’ai pas l’intention d’égayer.




L’homme doit être élevé à cet amour qui se fonde sur « l’essence de l’homme » ou qui, dans la période cléricale et morale, plane au-dessus de nous comme un « commandement ». Il faut ici tout au moins examiner d’un œil égoïste de quelle façon l’influence morale, l’ingrédient principal de notre éducation cherche à régler le commerce des hommes.

Ceux qui nous élèvent ont à cœur de nous déshabituer de bonne heure du mensonge et de nous inculquer ce principe qu’on doit toujours dire la vérité. Si on donnait à cette règle l’intérêt pour base, chacun comprendrait facilement qu’en mentant il perd par sa faute la confiance qu’il veut éveiller chez les autres, et il sentirait toute la justesse de cette maxime : on ne croit plus celui qui a menti une fois, quand même il dirait la vérité ! Qu’un espion traverse, déguisé, le camp ennemi, et qu’on lui demande qui il est, ses interrogateurs ont certes le droit de s’enquérir de son nom, mais lui ne leur donne pas le droit d’apprendre la vérité : il leur dit ce qu’il peut, sauf ce qui est vrai. Et pourtant la morale ordonne : « Tu ne dois pas mentir ». Par la morale, ceux-là sont autorisés à apprendre la vérité, mais non par moi, et je leur reconnais seulement le droit que je leur confère. La police fait irruption dans une réunion de révolutionnaires et demande à l’orateur son nom ; chacun sait que la police en a le droit, mais elle ne l’a pas aux yeux du révolutionnaire qui est son ennemi : il lui donne un faux nom et lui ment. Aussi la police n’est-elle pas assez bête pour compter sur l’amour de ses ennemis pour la vérité ; au contraire, à priori, elle ne les croit pas et s’assure, quand elle peut, de l’identité de l’individu qu’elle questionne. L’État lui-même se montre partout incrédule à l’égard des individus, parce qu’il reconnaît dans leur égoïsme son ennemi naturel : il demande à chacun « ses papiers » et celui qui ne peut les produire tombe sous le coup de son inquisition soupçonneuse. L’État n’a aucune foi, aucune confiance dans l’individu et suppose toujours que chez lui le mensonge est la règle ; il ne me croit que lorsqu’il s’est convaincu de la véracité de mon dire, et il n’a souvent pour cela d’autre moyen que le serment. Cela ne prouve-t-il pas clairement que l’État ne compte pas sur notre bonne foi et notre amour de la vérité, mais sur notre intérêt, notre égoïsme : il fait fond sur ce que nous ne voulons pas nous brouiller avec Dieu par un faux serment.

Que l’on s’imagine maintenant un révolutionnaire français de l’an de grâce 1788, laissant tomber, entre amis, cette parole célèbre plus tard : le monde n’aura pas de repos que nous n’ayons pendu le dernier roi avec les boyaux du dernier prêtre. En ce temps-là le roi avait toute sa puissance. Je suppose que ces paroles soient dénoncées sans que l’on puisse produire des témoins, on exigera de l’accusé l’aveu. Doit-il avouer ou non ? S’il se renie, il ment et demeure impuni ; avoue-t-il, il dit la vérité et — on lui coupe la tête. Si pour lui la vérité passe avant tout, très bien ! qu’il meure. Seul un misérable poète pourra tenter d’en tirer une tragédie, car quel intérêt y a-t-il à voir un homme succomber par sa lâcheté. Mais s’il avait le courage de ne pas être esclave de la vérité et de la sincérité, il se demanderait : qu’ont besoin les juges de savoir ce que j’ai dit devant mes amis, si je voulais le leur faire savoir, je leur dirais la chose comme je l’ai fait pour mes amis. Or je ne veux pas qu’ils sachent. Ils s’ingèrent dans ma confiance sans que je les y aie appelés et que je les aie faits mes confidents ; ils veulent apprendre ce que je veux celer. Eh bien ! Allez-y, vous qui voulez briser ma volonté par votre volonté, mettez en œuvre tous vos talents. Vous pouvez me donner la question, vous pouvez me menacer de l’enfer et de la damnation éternelle, vous pouvez me forcer à faire un faux serment, vous ne tirerez pas la vérité de moi, car je veux vous mentir parce que je ne vous ai donné aucun droit à ma sincérité. Dieu « qui est la vérité » peut me considérer plein de menaces du haut de son ciel, le mensonge peut avoir pour moi les pires conséquences, j’ai cependant le courage du mensonge, et même si je suis dégoûté de la vie, si rien ne vient mieux à propos pour moi que le glaive de votre bourreau, vous n’aurez pourtant pas la joie de trouver en moi un esclave de la vérité que par vos artifices de prêtres vous ferez traître à sa volonté. Quand j’ai prononcé ces paroles de haute trahison, je ne voulais pas que vous en connussiez rien ; je conserve aujourd’hui la même volonté et je ne me laisse pas effrayer par l’horreur du mensonge.

Sigismond n’est pas un misérable coquin parce qu’il fut traître à sa parole de roi, mais il rompit son serment parce qu’il était un coquin ; même s’il l’eût pu tenir, il n’eût encore été qu’un coquin, un valet de prêtres. Luther fut poussé par une force supérieure à devenir infidèle à ses vœux monastiques ; ce fut pour l’amour de Dieu. Tous deux en rompant leur serment furent possédés : Sigismond parce qu’il voulait paraître confesseur sincère de la vérité divine, c’est-à-dire de la vraie foi, de la foi catholique, Luther parce qu’il voulut témoigner sincèrement, en pleine vérité de corps et d’âme, en faveur de l’Évangile ; tous deux furent parjures pour rester fidèles à « la vérité supérieure ». Seulement l’un, ce furent les prêtres qui le délièrent, l’autre, ce fut lui-même. Ne méditèrent-ils pas l’un et l’autre ces paroles apostoliques : « Ce n’est pas aux hommes mais à Dieu que tu as menti. » Ils mentirent aux hommes, ils brisèrent aux yeux du monde leur serment pour ne pas mentir à Dieu, pour le servir. Ils nous montrent ainsi comment en présence des hommes on doit se comporter à l’égard de la vérité. En l’honneur de Dieu et par amour de Dieu, — un parjure, un mensonge, un serment de prince violé.

Qu’advient-il maintenant si nous modifions un peu la chose en écrivant : un parjure, un mensonge — pour l’amour de moi. Ne serait-ce pas justifier toutes les infamies ? Certes il m’en semble ainsi, sauf que c’est absolument comme si l’on écrivait : « pour l’amour de Dieu ». Car n’a-t-on pas au nom de Dieu pratiqué toutes les infamies, dressé les échafauds, institué les autodafés, introduit dans les masses l’abêtissement sous toutes ses formes, et aujourd’hui encore n’enchaîne-t-on pas l’esprit des hommes dès l’âge le plus tendre par l’éducation religieuse, toujours pour l’amour de Dieu ?

N’a-t-on pas en son nom brisé des vœux sacrés, ne voit-on pas constamment des missionnaires et des prêtres errer à travers le monde pour amener des Juifs, des païens, des protestants ou des catholiques à trahir la foi de leurs pères, pour l’amour de Dieu ? Ferait-on plus de mal pour l’amour de moi ? En réalité que signifie cette expression ? On va tout de suite penser à « un gain misérable ». Mais celui qui agit pour un gain misérable fait cela en réalité pour lui-même, car il n’y a rien qu’on ne voudrait faire par amour de soi-même, entre autres choses, tout ce qui se fait au nom de Dieu. Cependant parce qu’il cherche le lucre, il n’est pas au-dessus de lui, il en est l’esclave, il lui appartient, il appartient aux sacs d’écus, non à soi, il n’est pas proprement sien. Un homme que la passion de l’avarice domine n’obéira-t-il pas aux ordres de cette maîtresse, et si par intervalles il se sent pris d’un peu de bonté, cela ne lui paraît-il pas un cas exceptionnel, comme lorsque l’esprit de Dieu abandonne un instant de pieux croyants et qu’ils sont livrés aux maléfices du diable ? Ainsi un avare n’est pas un maître mais un valet et il ne peut rien faire pour soi-même sans le faire en même temps pour son maître — précisément comme le dévot.

Le parjure de François Ier envers Charles Quint est célèbre. Ce n’est pas plus tard, en faisant un examen plus sérieux de sa promesse, mais sur-le-champ, au moment même où il donnait sa parole, qu’il la reprit en pensée, appuyant son acte d’une protestation authentique écrite, signée en présence de ses conseillers. Il accomplit un parjure prémédité. François se montra disposé à acheter sa libération, mais le prix qu’y mit Charles lui parut trop élevé et trop peu équitable. Si Charles fit preuve de rapacité en cherchant à tirer de son prisonnier tout ce qu’il pouvait, François agit en gueux en voulant obtenir sa liberté au prix d’une rançon inférieure, et ses actions ultérieures, où l’on retrouve encore un parjure, prouve suffisamment combien l’esprit de lucre le dominait et faisait de lui un menteur misérable. Pourtant qu’avons-nous à dire en reproche ? Simplement ceci, que ce n’est pas son parjure qui fit sa honte, mais sa gueuserie, et qu’il ne mérite pas le mépris pour n’avoir pas tenu sa parole, mais qu’il se rendit coupable de parjure parce qu’il était un homme méprisable. Considéré en lui-même, son acte demande à être jugé autrement. On pourrait dire que François ne répondit pas à la confiance que Charles lui accordait en le libérant ; seulement si Charles avait réellement eu confiance en lui, il lui aurait dit le prix qu’il mettait à sa libération, puis il l’aurait mis en liberté et eût attendu que François payât sa rançon. Charles n’avait pas une telle confiance, mais il croyait à la faiblesse et à la superstition de François qui ne lui permettraient pas d’agir contre son serment ; mais François déçut ces calculs trop crédules. Quand Charles croyait s’assurer de son ennemi par un serment, il le libérait de tout engagement. Charles attribuait au roi un esprit stupide, une conscience étroite et comptait, sans avoir confiance en François, sur sa bêtise et sa conscience : il le fit sortit de sa prison de Madrid pour l’enfermer d’autant plus sûrement dans la prison de sa conscience, la grande geôle édifiée par la religion et l’esprit des hommes ; il le renvoya en France chargé de chaînes invisibles. Quoi d’étonnant si François chercha à s’échapper et à rompre ses chaînes ! Aucun homme n’eût pris à mal qu’il se fût enfui de sa prison de Madrid, car il était au pouvoir de l’ennemi, mais tout bon chrétien crie malheur à lui ! parce qu’il a voulu s’affranchir des liens de Dieu.

Il est méprisable de tromper la confiance que nous provoquons librement, mais en présence de celui qui veut par un serment nous réduire en son pouvoir, il n’y a aucune honte pour l’égoïsme à le laisser se perdre dans l’insuccès de sa ruse. Tu as voulu me lier, eh bien !, apprends que je saurai briser mes liens.

Tout dépend de savoir si, à qui se confie à moi, je donne droit à ma confiance. Si tel qui poursuit mon ami vient me demander où il s’est enfui, je le mettrai certainement sur une fausse piste. Pour ne pas être traître envers un ami, je préfère mentir à un ennemi. Certes, je pourrais répondre courageusement : je ne veux pas le dire (Fichte résoud ainsi le cas) ; je sauverai par là mon amour de la vérité et je ferai pour mon ami à peu près autant que rien, car si je n’induis pas l’ennemi en erreur, il peut par hasard trouver la bonne route et alors mon amour de la vérité en m’enlevant le courage de mentir aura causé la perte de mon ami. Celui pour qui la vérité est une idole, une chose sainte, doit s’humilier devant elle, il ne doit pas braver ses ordres, il ne doit pas lui résister, bref il doit renoncer au courage du mensonge. Car il n’y a pas moins de courage dans le mensonge que dans la vérité, courage que l’éducation s’efforce de briser chez la plupart des jeunes gens qui préfèrent confesser la vérité et affronter l’échafaud plutôt que de confondre le pouvoir des ennemis par l’impudence d’un mensonge. Pour ceux-là, la vérité est « sainte » ; or le saint exige en tout temps respect aveugle, soumission, sacrifice. Si vous n’êtes pas effrontés, si vous ne vous moquez pas de la chose sainte, vous en êtes les serviteurs dociles. Qu’on mette seulement un petit grain de vérité dans le piège, vous allez à coup sûr y donner du bec — et voilà notre sot pris. Vous ne voulez pas mentir ? Tombez en holocauste à la vérité — soyez martyrs ! Martyrs pour quoi ? Pour vous, pour votre propriété ? Non, pour votre déesse, — la vérité. Vous ne connaissez que deux sortes de servages, que deux sortes de serviteurs : serviteurs de la vérité, serviteurs du mensonge. Servez donc, au nom de Dieu, la vérité !

D’autres encore servent la vérité, mais « avec mesure » et ils font par exemple une grande distinction entre le mensonge simple et le mensonge juré. Et cependant tout le chapitre du serment coïncide avec celui du mensonge, car un serment n’est qu’une affirmation plus forte. Vous vous tenez pour autorisés à mentir tant que vous ne jurez pas. En stricte justice, on doit juger et condamner un mensonge aussi sévèrement qu’un faux serment. Mais il subsiste dans la morale la vieille question du « mensonge nécessaire ». Quiconque ose employer ce mot doit, s’il est conséquent, accepter aussi « le serment nécessaire ». Si je justifie mon mensonge comme un mensonge nécessaire, je ne dois pas être assez timoré pour priver le mensonge autorisé de son affirmation la plus forte. Quoi que je fasse, pourquoi ne puis-je accomplir mon acte entièrement et sans réserve mentale (reservatio mentalis) ? Si je mens, pourquoi ne pas mentir complètement, en pleine conscience et en toute force ? Comme espion, je dois jurer à l’ennemi autant de fois qu’il le désire chacune de mes fausses assertions, car résolu à mentir irai-je soudain m’arrêter, lâche et irrésolu, en face du serment ? Car alors je me perds par avance en mettant ainsi volontairement aux mains de l’ennemi le moyen de me prendre. Aussi l’État redoute le serment obligatoire et n’y laisse pas venir l’accusé. Mais vous ne justifiez pas la crainte de l’État ; vous mentez, mais vous ne prêtez pas de faux serments. Avez-vous fait par exemple un bienfait à quelqu’un avec l’intention de le lui cacher, je suppose qu’il s’en doute et vous l’attribue : vous niez, il s’entête, vous lui dites : « non en vérité ! » Mais si la chose allait jusqu’au serment, vous broncheriez, car toujours vous êtes arrêtés en route par la terreur de la chose sacrée. Contre le Saint, vous n’avez aucune volonté propre. Vous mentez avec mesure, comme vous êtes libres « avec mesure », religieux « avec mesure » (les cléricaux ne peuvent pas arriver à saisir pourquoi l’Université mène sur ce point la campagne la plus sotte qui soit contre l’Église) royalistes « avec mesure » (vous voulez une Monarchie limitée par la Constitution, par des lois organiques), tout bien tempéré, tiède et flasque, moitié Dieu, moitié diable.

Il régnait dans une certaine université la coutume que toute parole d’honneur d’étudiant donnée aux censeurs de l’université devait être regardée comme nulle et non avenue. Les étudiants considéraient l’exigence du serment comme un piège auquel ils ne pouvaient échapper qu’en enlevant au serment toute son importance. Mais celui qui trahissait la parole donnée à un de ses compagnons était taxé d’infamie ; tandis que celui qui la donnait à un des censeurs riait au milieu de ses compagnons du pauvre homme abusé, qui s’imaginait qu’une parole d’honneur a même valeur entre amis qu’entre ennemis. C’est moins une juste théorie que la nécessité de la pratique qui avait enseigné aux étudiants à agir ainsi, car sans cet expédient ils auraient été amenés à trahir leurs compagnons. Mais si le moyen s’avère dans la pratique, il a aussi sa confirmation théorique. Une parole d’honneur n’en est une que pour celui que j’autorise à la recevoir ; celui qui m’y contraint n’obtient qu’une parole contrainte, hostile, la parole d’un ennemi à laquelle on n’a le droit de se fier ; car l’ennemi ne nous donne pas le droit.

D’ailleurs les tribunaux de l’État ne reconnaissent pas l’inviolabilité du serment, car si j’ai juré à un prévenu de ne rien dire contre lui, le tribunal, malgré que ce serment me lie exigera ma déposition, et en cas de refus, me fera emprisonner jusqu’à de que je me décide — à me parjurer. Le tribunal « me dégage de mon serment ». — Combien généreux ! Si une puissance quelconque peut m’en délier, je serai moi, la première avant toute autre qui puisse avoir cette prétention.

À titre de curiosité et pour donner un échantillon de tous les genres de serments, je rappelle ici celui que le tzar Paul fit prêter aux Polonais prisonniers (Kosciuzko, Potocki, Niemcewickz, etc.), lorsqu’il les libéra : « Nous ne jurons pas seulement fidélité et obéissance au tzar, mais nous promettons encore de verser notre sang pour sa gloire ; nous nous engageons à révéler tout ce que nous pourrions jamais apprendre qui menaçât sa personne ou son empire ; enfin nous déclarons qu’en quelque point de la terre que nous nous trouvions, un seul mot du tzar suffira pour nous faire quitter tout et nous remettre aussitôt à lui. »




Il y a un domaine où le principe de l’amour paraît avoir été depuis longtemps dépassé par l’égoïsme et semble seulement avoir besoin d’une ferme conscience, en quelque sorte de la victoire appuyée sur une bonne conscience. Ce domaine est la spéculation en sa double manifestation, sous forme de pensée ou de négoce. On suppute ce que cela peut rapporter et l’on calcule combien pourront souffrir de nos entreprises spéculatives. Mais quand l’affaire devient sérieuse, quand il s’agit d’abolir le dernier reste de religiosité, de romantisme ou « d’humanité », la conscience religieuse se manifeste en nous, et l’on se rattache du moins à l’humanité. Le spéculateur avide jette quelques groschen dans l’escarcelle du pauvre, et « fait le bien », le penseur hardi se console en pensant qu’il travaille à l’avancement du genre humain et que les ravages qu’il cause aboutiront « au profit de l’humanité », ou encore « qu’il sert l’idée » : l’humanité ; l’idée est pour lui la chose dont il dit : c’est au-dessus de moi.

Jusqu’aujourd’hui on a pensé et agi pour l’amour de Dieu. Ceux-là qui, pendant six jours, foulaient tout aux pieds pour atteindre à leurs but égoïstes, le septième, sacrifiaient au Seigneur, ceux-là qui, de leur pensée impitoyable, détruisaient cent « bonnes causes », agissaient ainsi pour servir « une autre bonne cause » et devaient, en dehors d’eux-mêmes, penser encore à un autre qui tirerait son bonheur de leur satisfaction personnelle, penser au peuple, à l’humanité, etc. Mais cet autre est un être au-dessus d’eux, un être très haut, ou suprême, c’est pourquoi je dis qu’ils font tous ces efforts pour l’amour de Dieu.

Par suite, je puis dire que la dernière raison de leurs actions est l’amour. Non pas un amour volontaire qui leur doit propre, mais un amour tributaire dont le Suzerain est l’Être Suprême (Dieu, qui est l’amour même) bref, non pas l’amour égoïstique, mais l’amour religieux, un amour né de l’illusion que l’on doit payer son tribut à l’amour, c’est-à-dire que l’on ne peut être « égoïste ».

Quand nous voulons délivrer le monde de maintes servitudes, ce n’est pas pour lui, mais pour nous que nous le voulons : car nous ne sommes pas, de profession et « par amour », des libérateurs du monde et nous voulons seulement le conquérir sur d’autres. Nous voulons nous l’approprier ; il ne doit pas plus longtemps rester serf de Dieu (de l’Église) ou de la loi (de l’État) ; il faut qu’il soit notre bien propre, c’est pourquoi nous cherchons à le « gagner », à le prévenir en notre faveur ; sa force qu’il tourne contre nous, nous cherchons à l’achever, à la rendre surabondante, en accourant à lui et en nous « rendant » à lui aussitôt qu’il nous a entendus. Si le monde est nôtre, il ne cherchera plus à exercer sa force contre nous mais avec nous. Mon égoïsme a intérêt à libérer le monde, afin qu’il devienne ma propriété.

Ce n’est pas l’isolement ou la solitude qui est l’état primitif des hommes, mais la société. Notre existence commence par l’union la plus intime, car nous vivons unis à la mère, avant même que nous respirions ; puis quand nous voyons la lumière, nous nous retrouvons dans les bras d’un être humain qui nous berce sur son sein, nous tient en lisière et nous enchaîne à sa personne par mille liens. La société est notre état naturel, c’est pourquoi plus nous apprenons à nous sentir, plus le lien précédent, si intime, devient lâche, et la dissolution de la société originelle apparaît indéniable. Cet enfant qu’elle portait naguère dans ses entrailles, il faut que la mère aille le chercher dans la rue parmi ses petits compagnons pour l’avoir de nouveau à elle. L’enfant préfère le commerce de ses égaux à celui de la société, dans laquelle il n’est pas entré, dans laquelle il est seulement né.

La dissolution de la société est le commerce ou association. Certes la Société naît aussi de l’association mais seulement comme une idée fixe naît de la pensée, quand de la pensée a disparu l’énergie, l’action même de penser, cette incessante reprise de toutes les idées qui se fixent. Quand une association s’est cristallisée en Société, elle a cessé d’être, car une réunion est le fait incessant de se réunir ; elle est devenue une assemblée, elle est arrivée à l’état stationnaire, elle a dégénéré en fixité, elle est morte comme association, elle en est le cadavre, c’est-à-dire qu’elle est Société ou communauté. Le parti en fournit un exemple parlant.

Qu’une société, la Société-État par exemple me restreigne ma liberté, voilà qui me révolte peu. Si pourtant je dois la laisser borner par des puissances de toutes sortes, par tout homme plus fort que moi et même par chacun de mes semblables, quand bien même je serais l’autocrate de toutes les Russies, je ne jouirais cependant pas de la liberté absolue. Mais mon individualité, je ne me la laisserai pas ravir. Et c’est précisément parce que toute Société a l’œil sur l’individualité, qu’elle doit succomber sous sa puissance.

À la vérité la société dont je fais partie me prend maintes libertés mais m’en garantit d’autres ; il n’y a rien à dire aussi si j’abandonne telle ou telle liberté (par contrat, par exemple). Au contraire je tiens jalousement à mon individualité. Toute communauté a la tendance plus ou moins accentuée, suivant le pouvoir qu’elle possède, à devenir une autorité pour ses membres et à leur imposer des limites : elle désire et doit désirer « des sujets à l’esprit borné », elle doit désirer que ses adhérents lui soient assujettis, soient ses « sujets », elle ne subsiste que par la « sujétion ». Il n’y a aucunement besoin d’ailleurs qu’une certaine tolérance soit exclue ; au contraire, la société accepte bienveillamment les corrections, les indications et le blâme, autant qu’elle peut en tirer profit ; mais le blâme doit être « bien intentionné » il ne doit pas être « impudent et irrespectueux », en d’autres termes on doit laisser intacte la substance de la société et la tenir pour sacrée. La société exige que ses adhérents ne la dépassent pas et ne s’élèvent pas au-dessus d’elle, mais qu’ils restent « dans les limites de la légalité », c’est-à-dire qu’ils ne se permettent pas plus que la société et les lois ne leur permettent.

Il y a à distinguer si la société limite ma liberté ou mon individualité. S’il ne s’agit que du premier cas, elle est une union, une convention, une association ; mais si elle menace l’individualité, elle est une puissance en soi, une puissance au-dessus de moi, quelque chose d’inaccessible pour moi que je puis certes admirer, adorer, vénérer, respecter mais non dompter et absorber, chose que je ne puis faire justement par ce que je me résigne. Elle subsiste par ma résignation, par mon renoncement à moi-même, ma lâcheté que l’on nomme humilité[19]. Mon humilité fait son courage, ma résignation lui donne la domination.

Mais relativement à la liberté il n’y a entre l’État et l’association aucune différence. Cette dernière pour naître et subsister a besoin que la liberté soit limitée en tous sens, de son côté l’État ne s’accorde pas avec une liberté illimitée. Cette limitation est partout inévitable car on ne peut pas s’affranchir de tout ; on ne peut pas voler comme un oiseau parce qu’il ne suffit pas de vouloir, et qu’on ne peut pas se libérer de sa propre pesanteur ; on ne peut rester à volonté sous l’eau comme un poisson, parce qu’on ne peut se passer de respirer, etc. La religion et principalement le christianisme a tourmenté l’homme en lui imposant la réalisation de choses hors-nature et absurdes ; la pure conséquence de cette outrance a été que finalement la liberté même, l’absolue liberté, est devenue idéal, et qu’ainsi la folie de l’impossible est apparue en plein jour. Certes, l’association présente une plus grande mesure de liberté, si bien qu’on peut la considérer elle-même comme « une nouvelle liberté » parce que par elle on échappe à toute la contrainte particulière de la vie de l’État et de la société ; mais elle contient encore une limitation suffisante de la liberté, de l’action libre. Car son but n’est pas précisément la liberté qu’elle sacrifie au contraire à l’individualité et rien qu’à l’individualité. Sur ce point la différence entre l’État et l’association est suffisamment grande. Celui-là est l’ennemi et le meurtrier de l’individualité, celle-ci en est la fille et la collaboratrice.

Celui-là est un esprit qui veut être adoré en esprit et en vérité, celle-ci est mon œuvre, ma création ; l’État est le seigneur de mon esprit, et exige ma foi et me prescrit des articles de foi — le code comme article de foi — il exerce sur moi une influence morale, domine ma pensée, chasse mon moi pour s’installer à sa place comme étant « mon vrai moi », bref l’État est sacré et en face de moi, l’homme individuel, il est le vrai moi, l’esprit, le fantôme ; mais l’association de quelque sorte qu’elle soit est ma création propre, ma créature, elle n’est pas sacrée, elle n’est pas une puissance spirituelle dominant mon esprit. De même que je ne puis être l’esclave de mes maximes, mais que je les soumets à une critique constante sans tenir compte des garanties qu’elles présentent, et que je ne donne aucune caution de leur validité, de même et bien moins encore, je ne me lie pour l’avenir à l’association et je ne lui engage mon âme, comme on dit, pour le diable et comme c’est réellement le cas pour l’État et pour toute autorité spirituelle, mais je suis et demeure pour Moi plus que l’État, l’Église, Dieu, etc., et conséquemment aussi infiniment plus que l’association.

La société que veut fonder le communisme paraît de très près à l’association. Elle doit avoir pour objet le « bien de tous » mais de tous, crie Weitling, sans cesse, de tous ! Il apparaît vraiment que personne ne doive rester en arrière. Mais de qui donc sera-ce le bien ? Tous ont-ils un seul et même bien, et tous se trouvent-ils également satisfaits d’un bien unique ? S’il en est ainsi, c’est le « vrai bien ». Mais n’arrivons-nous pas précisément par là au point où la religion commence à exercer sa domination ? Le christianisme dit : ne regardez pas les frivolités de la terre, mais cherchez votre bien véritable — soyez de pieux chrétiens : l’état chrétien est le souverain bien. C’est le vrai bien de « tous », parce que c’est le bien de l’homme en soi (ce fantôme). Maintenant le bien de tous doit-il être aussi mon bien et ton bien ? Mais si moi et toi ne considérons pas ce bien comme notre bien, se souciera-t-on alors de ce qui constitue notre bien ? Loin de là, la société a décrété certain bien comme « le vrai bien » et si, par exemple, elle donnait ce nom à la jouissance honnêtement acquise par le travail et que tu préférasses la jouissance dans la paresse, le plaisir sans travail, la société, qui a souci du bien de tous, se garderait sagement de te donner ce qui fait ton bonheur. La communauté, en proclamant le bien de tous, détruit le bien-être de ceux qui vivaient jusque là de leurs rentes et qui se trouvaient infiniment mieux à ce régime que de la perspective de travail forcé que leur offre Weitling. Ce dernier affirme que le bien de millions d’hommes ne peut consister dans le bien de quelques milliers et que ceux-ci doivent abandonner leur bien particulier « en vue du bien général ». Non, n’invitez pas les gens à se sacrifier au bien commun, cette prétention chrétienne ne peut avoir aucun succès. Ils comprendront bien mieux l’exhortation contraire à ne se laisser ravir par personne leur propre bien, mais à le fonder d’une manière durable. Ils seront alors amenés d’eux-mêmes à travailler au mieux de leurs intérêts en s’associant à d’autres dans ce but, c’est-à-dire « en sacrifiant une partie de leur liberté », non au bien de tous, mais au leur propre. Un appel à l’esprit de sacrifice et à l’amour désintéressé des hommes devrait avoir enfin perdu son apparence trompeuse, car que reste-t-il d’une expérience qui a duré des milliers d’années ? — Rien que la misère d’aujourd’hui. Pourquoi alors toujours attendre en vain que le sacrifice nous apporte des temps meilleurs ? Pourquoi ne pas les espérer plutôt de l’usurpation ? Ce n’est plus de ceux qui donnent, ce n’est plus des hommes désintéressés et pleins d’amour que vient le salut, mais de ceux qui prennent, de ceux qui s’approprient (usurpateurs), de ceux qui sont leurs propres maîtres. Le communisme et, consciemment ou inconsciemment, l’humanisme qui médit de l’égoïsme, comptent encore sur l’amour.

S’il arrive que la vie en commun soit un besoin de l’homme et qu’il se trouve favorisé dans ses intentions par la communauté, en retour, elle lui impose bientôt ses lois, les lois de la société. Le principe des hommes s’élève au-dessus d’eux à la puissance souveraine, il devient leur Être suprême, leur Dieu et, comme tel, leur législateur. Le communisme donne à ce principe les conséquences les plus rigoureuses, et le christianisme est la religion de la société, car l’amour, comme le dit justement Feuerbach, bien qu’il ne le pense pas aussi justement, est l’essence de l’homme, c’est-à-dire l’essence de la société, ou de l’homme social (communistique). Toute religion est un culte de la société, de ce principe qui domine l’homme social (cultivé) ; aussi aucun Dieu n’est-il le Dieu exclusif d’un moi, mais toujours celui d’une société ou d’une communauté, que ce soit celui de la société-famille (lares, pénates) celui d’un peuple (« dieu national ») ou « de tous les hommes » (« il est le père de tous les hommes »).

Ainsi, en mettant au rebut la société et tout ce qui découle de ce principe, n’a-t-on pour objet que d’extirper les dernières racines de la religion. Mais c’est précisément dans le communisme que ce principe cherche à dominer, car là, tout doit revenir à la communauté pour que « l’égalité » soit rétablie. Si cette « égalité » est acquise, « la liberté » non plus ne fait pas défaut. Mais liberté de quoi ? Celle de la société ! La société est alors absolument tout et les hommes n’existent que « les uns pour les autres ». Ce serait l’apothéose de l’État de l’amour.

Mais je préfère avoir à compter avec l’égoïsme des hommes plutôt que sur leur pitié, sur leur compassion, etc. L’égoïste exige la réciprocité (comme tu es pour moi, je dois être pour toi), ne fait rien « gratis » et se laisse gagner et acheter. Car comment puis-je me faire rendre service par pure charité ? C’est bien un hasard si j’ai précisément affaire à un être « charitable ». Je n’obtiens ses services qu’en les mendiant : par mon extérieur pitoyable, par mon dévouement, par ma misère — ma souffrance. Que puis-je lui offrir pour l’aide qu’il m’apporte ? Rien ! Je dois la recevoir comme un présent. L’amour ne se paie pas ou plutôt : l’amour peut certes être payé, mais seulement par un amour réciproque (« une amabilité en vaut une autre »). Quelle misère, quelle gueuserie ne faut-il pas pour recevoir tout l’an des dons que par exemple on prélève régulièrement sur un pauvre journalier, sans le payer de retour ? Que peut faire le bénéficiaire pour ce pauvre homme en retour des pfennigs qu’il lui a versés et qui constituaient toute sa richesse ? Le pauvre hère aurait vraiment plus de jouissances si cet autre, avec ses lois et ses institutions, etc., qu’il faut lui payer, n’existait pas. Et cependant il aime son maître.

Non, la vie en société qui jusqu’ici fut « le but » de l’histoire est impossible. Dégageons-nous plutôt de ses hypocrisies et reconnaissons que si nous sommes égaux comme hommes, nous ne sommes pas égaux, parce que précisément nous ne sommes pas des hommes. Nous ne sommes égaux qu’en pensée, que lorsque « nous » sommes pensée, nous ne sommes pas égaux tels que nous sommes réellement, en chair et en os. Je suis Moi et tu es Moi, mais tu n’est pas ce Moi pensé, ce Moi en lequel nous sommes tous égaux, qui n’est que ma pensée. Je suis homme et tu es homme, mais « homme » n’est qu’une pensée, une généralité ; ni moi ni toi ne pouvons être dits, nous sommes inexprimables, parce que seules les pensées peuvent être dites et ne consistent qu’en des paroles.

C’est pourquoi n’aspirons pas à la vie commune, mais à la vie à part. Ne cherchons pas la communauté la plus vaste, « la Société humaine », mais ne cherchons en autrui que des moyens et des organes dont nous usons comme de notre propriété ! Dans l’arbre et dans la bête nous ne voyons pas nos égaux, il en est de même de nos semblables ; l’hypothèse qui les fait nos égaux est née d’une hypocrisie. Il n’y en a pas un qui soit mon égal, comme tous les autres êtres, je le considère comme ma propriété. On dit au contraire que je dois être hommes « parmi mes frères » (Judenfrage, p. 60) ; je dois « respecter » en eux mes prochains, mes frères. Aucun n’est pour moi une personne que je respecte, pas même un semblable, il est absolument, comme tous les autres êtres, un objet pour qui j’ai de la sympathie ou non, un objet intéressant ou inintéressant, un sujet utilisable ou non.

Et si je puis l’utiliser, je m’entends et m’unis avec lui pour renforcer ma puissance par notre accord et faire plus par notre force commune que ne le pourrait la force isolée. Dans cette action commune je ne vois absolument pas autre chose qu’une multiplication de ma force et je ne la maintiens qu’autant qu’elle est une augmentation de ma force. Mais ainsi, c’est une association.

Aucun lien, ni naturel ni spirituel, ne la rassemble ; ce n’est pas une alliance naturelle, ce n’est pas une alliance spirituelle. Ni un même sang, ni une même foi (foi c’est-à-dire esprit) ne lui donne naissance. Dans une alliance naturelle — comme une famille, une race, une nation et même l’humanité — les individus ne valent que comme spécimens d’une même sorte ou d’une même espèce ; dans une alliance spirituelle — comme une communauté, une église — l’individu n’a de signification que comme un élément du même esprit ; ce que tu es dans les deux cas comme individu est rejeté à l’arrière-plan. Ce que tu es comme individu ne peut s’affirmer que dans l’association, parce que l’association ne te possède pas, parce que c’est au contraire toi qui la possède et l’utilise à ton profit.

Dans l’association et seulement dans l’association la propriété est reconnue parce qu’on ne reçoit plus d’aucun être son bien en fief. Les communistes se bornent à pousser dans ses dernières conséquences le régime qui existait depuis longtemps dans la société religieuse et particulièrement dans l’État, la non-propriété c’est-à-dire le régime féodal.

L’État s’efforce de dompter l’homme cupide, en d’autres termes il cherche à diriger ses convoitises exclusivement sur lui-même et à les satisfaire avec ce qu’il leur offre. Il ne lui vient pas à l’idée de les assouvir par amour pour celui qui les manifeste, au contraire, il traite d’« égoïste » l’homme qui exhale des passions effrénées, et « l’homme égoïste » est son ennemi. C’est l’ennemi de l’État parce que le moyen d’en venir à bout lui échappe. L’État ne peut « saisir » l’égoïste. L’État ne s’inquiétant que de lui-même, ce qui d’ailleurs ne peut être autrement, il s’ensuit qu’il n’a pas souci de mes besoins, il ne songe qu’à la façon dont il me tuera, c’est-à-dire fera de moi un autre moi, un bon citoyen. Il crée des institutions destinées à « améliorer les mœurs ». Et avec quoi gagnera-t-il les individus ? Avec soi-même, c’est-à-dire avec ce qui est propre à l’État, avec la propriété de l’État. Il emploiera une activité incessante à les faire participer à tous ses « biens », à leur procurer à tous « les biens de la civilisation » : il leur donne son éducation, leur ouvre ses institutions et les met en mesure d’atteindre à la propriété, c’est-à-dire au fief par les voies de l’industrie, et en retour de ce fief il n’exige que le juste intérêt d’une constante reconnaissance. Mais les « ingrats » oublient de le remercier. La « société » qui est d’essence tout autre que l’État n’y réussit pas non plus.

Dans l’association tu apportes ta puissance totale, tous tes moyens, et tu te fais valoir ; dans la société, tu es employé avec ta force de travail ; dans celle-là tu vis en égoïste, dans celle-ci en humain, en être religieux ; tu es « comme un membre au corps du Maître » ; tu dois à la société ce que tu as, tu es obligé envers elle, tu es possédé de « devoirs sociaux » ; l’association au contraire, tu l’utilises, et tu l’abandonnes, sans te préoccuper de devoirs ou de fidélité, quand tu ne vois plus à en tirer profit. Si la société est plus que toi, c’est que tu la considères comme au-dessus de toi ; l’association n’est que l’instrument ou l’épée qui donne à tes forces naturelles plus de puissance et d’acuité ; l’association existe pour toi et par toi, la société au contraire te revendique pour elle et existe aussi sans toi ; bref ta société est sacrée, l’association est ta chose propre : la société se sert de toi, tu te sers de l’association.

Il ne faut pas s’arrêter à l’objection que l’accord conclu pourra nous être de nouveau à charge et limiter notre liberté ; on nous dira qu’il faudra en venir à ce que « chacun sacrifie une part de sa liberté à la chose publique ». Seulement ce sacrifice, ce n’est pas à la chose publique que je le fais, pas plus que je n’ai conclu d’accord par amour pour la « chose publique » ou pour un individu quelconque autre que moi ; c’est mon intérêt personnel seul, mon égoïsme qui m’y a amené. D’ailleurs en ce qui concerne le sacrifice, je ne sacrifie que ce qui n’est pas en mon pouvoir, c’est-à-dire que je ne « sacrifie » rien.

Pour revenir à la propriété, c’est le maître qui est propriétaire, choisis donc si tu veux être maître ou si tu veux que ce soit la société ! Suivant ton choix, tu seras propriétaire, ou gueux. L’égoïste est propriétaire, l’homme social est un gueux. Gueuserie ou non-propriété est le signe du régime féodal qui depuis le siècle dernier a mis « l’homme » à la place de Dieu, reçoit de l’homme le fief qu’il tenait auparavant de la grâce de Dieu, et n’a fait par suite que changer le suzerain. Nous avons montré que la gueuserie atteint son épanouissement absolu dans le communisme basé sur le principe humain, mais que c’est seulement ainsi qu’elle peut se tourner en propriété. Le vieil état féodal fut si profondément refoulé à la révolution que depuis lors toutes les tentatives réactionnaires sont demeurées et demeureront stériles, parce que le mort est mort ; mais dans l’histoire chrétienne la résurrection devait se conserver comme une vérité et elle s’est conservée, car la féodalité a ressuscité, transfigurée, dans un au-delà : c’est la nouvelle féodalité sous la suzeraineté suprême « de l’homme ».

Le christianisme n’est pas anéanti et les croyants ont raison d’accueillir pleins de confiance les assauts qu’on lui livre et qui ne peuvent servir qu’à l’épurer et à l’affermir ; car il n’a fait en réalité que de se transfigurer, et « le christianisme révélé » est le christianisme humain. Nous vivons encore en pleine époque chrétienne, et ceux qui se sont le plus acharnés contre elle, sont précisément ceux qui contribuent avec le plus d’ardeur à l’« accomplir ». Plus la féodalité est devenue humaine, plus elle nous est devenue chère, car nous croyons d’autant moins qu’elle est encore féodalité que nous la prenons avec plus de confiance pour notre caractéristique, nous pensons avoir trouvé ce qui nous est « le plus propre » quand nous découvrons l’humanité.

Le libéralisme veut me donner ce qui est mien, mais il ne veut pas me le conférer comme étant mien, mais comme étant « l’humain ». Comme si on pouvait y atteindre sous ce masque ! Les droits de l’homme, l’œuvre précieuse de la révolution, ont ce sens que l’homme en moi m’autorise à telle ou telle chose : Moi comme individu, c’est-à-dire tel que je suis, je ne suis pas autorisé, mais c’est l’homme qui a le droit et qui m’autorise. Par suite, je puis avoir tel droit comme homme, mais comme je suis plus qu’homme, un homme particulier, il peut m’être refusé à moi, le particulier. Si vous tenez au contraire à maintenir à vos biens, leur valeur, ne vous laissez pas contraindre à les rabaisser au-dessous du prix, ne vous laissez pas persuader que votre marchandise ne vaut pas d’argent, ne souffrez pas qu’on se moque de vous en vous offrant un prix dérisoire, mais imitez le brave qui dit : Je veux vendre chèrement ma vie (ma propriété) les ennemis ne l’auront pas à bon compte. Vous aurez alors reconnu comme juste ce qui est l’inverse du communisme ; la formule n’est plus : Abandonnez votre propriété, mais faites-la valoir.

Au-dessus de la porte de notre temps on ne lit plus la formule apollinienne « Connais-toi toi même » mais : Fais-toi valoir.

Proudhon appelle la propriété « le vol ». Mais la propriété d’autrui (et c’est de celle-là seule qu’il veut parler) ne doit pas moins son existence au renoncement, à l’abnégation, à l’humilité, c’est un présent. Pourquoi, avec la mine d’un pauvre homme dépouillé, implorer la pitié, lorsqu’on ne sait que faire des présents par sottise et par lâcheté ? Pourquoi aussi en rejeter la faute sur les autres, comme s’ils nous dépouillaient, alors que c’est nous autres qui portons la faute de les laisser indemnes. C’est la faute des pauvres s’il y a des riches.

Personne, en général, ne s’indigne contre sa propre propriété, mais contre celle d’autrui. En réalité ce n’est pas la propriété qu’on attaque, mais son aliénation. On veut toujours pouvoir nommer siennes plus de choses, jamais moins, on veut nommer sien tout. Ainsi l’on combat contre la chose étrangère et pour forger un mot analogue à propriété, on combat contre l’étrangeté. Et quel profit en tire-t-on ? Au lieu de faire de la chose étrangère sa propriété, on joue l’impartialité, et l’on demande seulement que toute propriété soit abandonnée à un tiers (par exemple, la Société humaine). On réclame le bien d’autrui non en son nom propre, mais au nom d’un tiers. Maintenant toute trace d’égoïsme est effacée, — aussi tout est si pur et si humain !

Non-propriété ou gueuserie, telle est ainsi « l’essence du christianisme », comme c’est aussi celle de toute religiosité (c’est-à-dire piété, moralité, humanité) et c’est seulement dans « la religion absolue » qu’elle s’est manifestée en toute clarté et qu’elle est devenue la bonne nouvelle, l’Évangile susceptible de tous les développements. Nous en trouvons la conséquence la plus probante dans le présent combat contre la propriété, combat qui doit conduire « l’homme » à la victoire et abolir définitivement la propriété : l’humanité victorieuse est la victoire du christianisme. Mais ce « christianisme révélé » ainsi, c’est l’achèvement de la féodalité, c’est le régime féodal embrassant tout, c’est la gueuserie absolue. Faut-il donc encore une « révolution » contre le régime féodal ?

Révolution et révolte ne doivent pas être considérées comme ayant la même signification. La première consiste dans un bouleversement des circonstances de l’état de choses existant ou status, de l’État ou de la Société, c’est par conséquent un fait politique ou social ; l’autre a certes comme conséquence inévitable un bouleversement de circonstances, mais n’en part pas, elle a son origine dans le mécontentement des hommes envers eux-mêmes, ce n’est pas une levée de boucliers mais une levée, une montée d’individus, sans considération pour les institutions qui en sortent. La révolution avait pour but une nouvelle organisation, la révolte nous amène à ne plus nous laisser organiser, mais à nous organiser nous-mêmes et ne place pas son espérance dans les « institutions ». La révolte est un combat contre l’ordre établi, si elle triomphe, l’ordre établi s’écroule ; elle n’est que le travail qui fait surgir mon moi de l’état de choses existant. Dès que j’en sors, il est mort et s’en va en décomposition. Mon objet n’est pas seulement de renverser l’ordre existant, je veux m’élever au-dessus, mon intention et mon acte ne sont ni politiques, ni sociaux, mais, étant dirigés sur moi et mon individualité, ils sont égoïstes.

La révolution nous ordonne de fonder des institutions, la révolte exige que nous nous soulevions, que nous nous élevions. « Quelle constitution choisir ? » — voilà la question qui occupa les têtes révolutionnaires et toute la période politique est émaillée de luttes et de questions constitutionnelles, tandis que les talents des socialistes se montraient d’une ingéniosité infinie à imaginer des institutions sociales (phalanstères et autres inventions du même genre). Le révolté[20] lutte pour être délivré des constitutions.

Je cherche un exemple pour donner plus de clarté à la chose et, contre toute attente, il me vient à l’esprit la fondation du christianisme. On fait un grief aux premiers chrétiens d’avoir prêché l’obéissance à l’ordre établi, d’avoir enjoint la reconnaissance des autorités païennes et d’avoir ordonné, de « rendre à César ce qui appartient à César ». Pourtant à cette époque quelle agitation contre l’autorité romaine, quels factieux que les juifs et les romains même qui conspiraient contre leur propre gouvernement temporel, quelle mode c’était alors que le « mécontentement politique » ! Or les chrétiens n’en voulaient rien savoir, ils ne voulaient pas s’associer aux « tendances libérales ». Il régnait à cette époque une telle effervescence politique que, comme en témoignent les Évangiles, on crut porter contre le fondateur du christianisme une accusation victorieuse en dénonçant ses « menées politiques », et cependant ces mêmes Évangiles témoignent que précisément il ne prit pas la moindre part à l’agitation politique. Pourquoi ne fut-il pas révolutionnaire démagogue, ce qui l’aurait fait voir d’un œil favorable chez les juifs, pourquoi ne fut-il pas libéral ? Parce qu’il n’attendait aucun salut d’un changement de l’état de choses établi et que tout ce remue-ménage le laissait indifférent. Ce n’était pas un révolutionnaire comme par exemple César, mais un révolté (Empörer) ; il ne cherchait pas à bouleverser l’État, mais à se dresser (sich emporrichten). C’est pourquoi il lui importait seulement « d’avoir la prudence du serpent » ; ce qui exprime le même sens que le « rendez à César ce qui est à César » pris dans un cas spécial ; certes il ne mena aucun combat libéral ou politique contre l’ « autorité existante », mais il voulut, n’étant pas inquiété ni dérangé par cette autorité, suivre sa voie propre. Il eut la même indifférence pour ses ennemis que pour le gouvernement, car ni les uns ni les autres ne comprenaient ce qu’il voulait et il n’avait qu’à se garder d’eux avec la prudence du serpent.

Mais s’il ne fut ni factieux, ni démagogue, ni révolutionnaire, il fut d’autant plus — et chacun des premiers chrétiens avec lui — un révolté qui s’élevait au-dessus de tout ce que ses contradicteurs et le gouvernement considéraient comme supérieur, se dégageait de tous les liens auxquels ceux-ci demeuraient enchaînés, détournait sourdement les sources de vie du monde païen tout entier et préparait ainsi la disparition de l’État existant. C’est précisément parce qu’il refusa de renverser l’ordre établi qu’il en fut l’ennemi héréditaire et le réel destructeur, car tranquillement et impitoyablement il édifia au-dessus de lui son temple et l’emmura sans prêter l’oreille aux gémissements de l’emmuré.

En sera-t-il maintenant du monde chrétien comme il en advint du monde païen ? Une révolution n’amène certes pas la fin s’il n’y a eu au préalable une révolte !

À quoi tend mon commerce avec le monde ? Je veux jouir du monde parce qu’il est ma propriété, et c’est pourquoi je veux le gagner. Je ne veux pas la liberté, l’égalité des hommes ; je veux seulement avoir mon pouvoir sur eux, je veux en faire ma propriété, c’est-à-dire je veux les faire tels que je puisse en jouir. Et si la chose ne me réussit pas, je m’attribue alors le pouvoir de vie et de mort que l’Église et l’État se réservaient, je le nomme mien. Stigmatisez cette veuve d’officier qui dans la retraite de Russie, ayant eu la jambe fracassée d’un coup de feu, en arracha la jarretière, s’en sert pour étrangler son enfant et se laisse mourir à côté du cadavre, flétrissez la mémoire de cette mère infanticide. Qui sait ce que « le monde aurait pu tirer » de cet enfant s’il avait vécu ! La mère le tua parce qu’elle voulait mourir satisfaite et tranquillisée. Ce cas ne répond peut-être pas à votre sentimentalité et vous ne voyez pas l’enseignement à en tirer. Tant pis ; quant à moi, j’y apprends que c’est ma satisfaction qui décide de mes rapports avec les hommes et que ce n’est pas une crise passagère d’humilité qui fait que je renonce à mon pouvoir sur la vie et la mort.

En ce qui concerne « les devoirs sociaux » un autre ne peut m’assigner ma position parmi les autres ; ni Dieu, ni l’humanité ne me prescrit mes rapports avec les hommes, mais c’est moi-même qui me donne ma place. Plus explicitement : je n’ai envers autrui aucun devoir, de même que je n’ai envers moi un devoir (par exemple celui de la conservation personnelle, qui entraîne l’interdiction du suicide) que tant que je me distingue de moi (que je sépare mon âme immortelle de mon être terrestre, etc.).

Je ne m’humilie plus devant aucune puissance et reconnais que toutes les puissances ne sont que mes puissances qu’il me faut soumettre aussitôt qu’elles menacent de s’exercer contre ou sur moi, chacune d’elles ne peut être qu’un de mes moyens de réussir, comme un chien de chasse est notre pouvoir contre le gibier, mais nous le tuons s’il s’attaque à nous. Toutes les puissances qui me dominent, je les rabaisse à me servir. Les idoles n’existent pas pour moi : il suffit que je ne les recrée pas pour qu’elles ne soient plus ; « des puissances supérieures » n’existent que parce que je les élève et me place plus bas qu’elles.

En conséquence voici quel est mon rapport avec le monde : Je ne fais plus rien pour lui « pour l’amour de Dieu », mais ce que je fais, je le fais « pour l’amour de moi ». C’est ainsi seulement que le monde me satisfait, tandis qu’au point de vue religieux et j’y comprends le point de vue moral et humain ; il est caractéristique que tout reste un rêve pieux (pium desiderium), c’est-à-dire jusqu’ici inaccessible. — Ainsi : la félicité universelle des hommes, le monde moral d’un amour universel, la paix éternelle, la fin de l’égoïsme, etc. — « Rien n’est parfait dans ce monde. » Avec ces tristes paroles les bons en prennent congé et se réfugient dans leur chambre ou dans leur fière « conscience ». Mais nous, nous demeurons dans ce monde « imparfait » parce que nous pouvons l’employer aussi à notre jouissance personnelle.

Mon commerce avec le monde consiste à en jouir et à en tirer parti pour ma satisfaction personnelle. Ce commerce se ramène à ma jouissance personnelle.


3. — MA JOUISSANCE PERSONNELLE


Nous sommes au seuil d’une époque. Jusqu’ici le monde existant ne pensait qu’à profiter du gain de la vie, n’avait souci que de la vie. Car, que toute l’activité soit tendue vers la vie d’au-delà ou de la vie d’ici-bas, la vie temporelle ou l’éternelle, qu’on soupire après le pain quotidien (« Donnez-nous notre pain quotidien ») ou après le « pain céleste » (« le vrai pain du Ciel ») ; « le pain de Dieu qui vient du Ciel et donne la vie au monde » ; « le pain de la vie » (Saint-Jean) ; que l’on se soucie « de cette chère existence » ou de « la vie dans l’éternité », cela ne change pas le but de la tension ou du souci qui, dans l’un comme dans l’autre cas, se manifeste comme étant la vie. Les tendances modernes s’annoncent-elles autrement ? on veut que personne ne soit plus embarrassé de trouver la satisfaction des besoins les plus impérieux de la vie mais qu’il en ait l’assurance, et d’autre part on enseigne que l’homme a à se mettre en peine de cette vie d’ici-bas et à vivre dans le monde réel sans avoir la vaine préoccupation de l’au-delà.

Prenons la chose d’une autre façon. Celui qui n’a que le souci de vivre oublie facilement dans cette anxiété la joie de vivre. Si, pour lui, il faut agir uniquement en vue de la vie, s’il pense à part lui : si seulement l’existence m’était douce — il n’emploie pas ainsi toutes ses forces à tirer parti de la vie, c’est-à-dire à en jouir. Mais comment en tirer parti ? En en usant comme d’une lampe qu’on utilise en la faisant brûler. On utilise la vie et par conséquent soi-même, l’être vivant en consommant l’un et l’autre. Jouir de la vie, c’est en user.

Maintenant donc cherchons la jouissance de la vie ! Et que fit le monde religieux ? Il recherchait la vie. « En quoi consiste la vraie vie, la vie bienheureuse, etc. — comment y atteindre ? Que doit faire l’homme, que doit-il être pour vivre de la vraie vie ? Comment remplit-il cette mission ? » Ces questions et d’autres analogues montrent suffisamment que ceux qui les posaient ne cherchaient que leur moi, leur moi pris dans sons sens véritable, celui de la vraie vie. « Ce que je suis est écume et ombre, mon vrai moi, c’est ce que je serai. » Poursuivre ce moi, l’établir, le réaliser, telle est la lourde tâche des mortels, qui ne meurent que pour ressusciter, qui ne vivent que pour mourir, qui ne vivent que pour trouver la vraie vie.

— C’est certainement lorsque je suis sûr de mon moi et que je ne cherche plus, c’est seulement alors que je suis vraiment ma propriété. Je me possède, c’est pourquoi je me sers de moi, je jouis de moi. Au contraire je ne puis jamais jouir de moi, tant que je pense avoir encore à trouver mon vrai moi et devoir en venir à ce que, non pas moi, mais le Christ ou quelque autre moi immatériel c’est-à-dire fantasmatique comme par exemple, le vrai moi, l’essence de l’homme et autres imaginations, vive en moi.

Il y a un énorme écart entre les deux conceptions : dans l’ancienne, je vais vers moi, dans la nouvelle j’en pars ; dans celle-là j’aspire à moi, dans celle-ci j’ai mon moi, et j’en use avec moi comme avec toute autre propriété. Je jouis de moi à ma guise. Je ne m’inquiète plus de la vie, j’en « use ».

Dès maintenant, la question n’est plus, comment peut-on acquérir la vie, mais comment en user, comment en jouir ; en d’autres termes il ne s’agit plus de rétablir en soi le vrai moi, mais de se résoudre et d’user de soi par la vie même.

Qu’est l’idéal sinon ce moi toujours cherché et toujours lointain ? On se cherche, c’est donc qu’on ne se possède pas encore. On tend vers ce qu’on doit être, c’est donc qu’on ne l’est pas. On vit dans l’aspiration et voilà des milliers d’années qu’il en est ainsi et qu’on a vécu en espérance. On vit tout autrement dans la jouissance !

Cela concerne-t-il seulement ceux qu’on appelle les hommes religieux ? Non cela s’adresse à tous ceux qui appartiennent à cette époque finissante, même à ceux qui en sont les hommes d’action. Car pour eux aussi les jours ordinaires sont suivis d’un dimanche, après les affaires d’ici-bas vient le rêve d’un monde meilleur, d’un bonheur humain général, bref un idéal. On oppose les philosophes aux hommes religieux. Mais ont-ils pensé à quelqu’autre chose qu’à un idéal, ont-ils médité sur autre chose que sur le moi absolu ? Partout aspiration et espérance, et rien autre. Nous appellerons cela du romantisme.

Si la joie de vivre doit triompher sur le désir ou l’espoir de vivre, elle doit le vaincre dans sa double signification que nous décrit Schiller dans « l’idéal de la vie », écraser la misère spirituelle et temporelle, extirper l’idéal — et le besoin de pain quotidien. Celui qui doit sacrifier sa vie, pour prolonger la vie, ne peut en jouir et celui qui est à la recherche de la vie ne l’a pas et ne peut pas plus en jouir : tous deux sont pauvres « mais bienheureux sont les pauvres ».

Ceux qui ont faim de la vraie vie, n’ont aucun pouvoir sur leur vie présente, mais doivent l’employer à gagner la vraie vie, et se sacrifier entièrement à cet objet, à cette tâche. Si ces religieux qui espèrent une vie au-delà et considèrent celle d’ici-bas uniquement comme une préparation à l’autre, voient assez nettement la servitude de leur existence terrestre, qu’ils consacrent exclusivement au service de la vie céleste espérée, ce serait une erreur de croire que les gens les plus instruits et les plus éclairés font de moindres sacrifices. « La vraie vie » a pourtant une signification beaucoup plus vaste que « la vie céleste ». Ainsi pour en présenter tout de suite la conception libérale, la « vie humaine », « vraiment humaine » n’est-elle pas la vraie vie ? Et chacun de par sa naissance même mène-t-il cette existence vraiment humaine ou faut-il qu’il s’y élève au prix de durs efforts ? A-t-il actuellement cette vie, ou doit-il y tendre comme vers une existence à venir qui ne lui sera dévolue que « lorsqu’il ne sera plus souillé d’aucun égoïsme. » À ce point de vue la vie n’existe que comme moyen d’acquérir la vie, et l’on ne vit que pour arriver à faire vivre en soi-même l’essence de l’homme, on ne vit qu’en vue de cet être. On ne possède la vie que pour se procurer, par elle, la « vraie » vie purifié de tout égoïsme. On redoute par suite d’en faire un usage agréable, elle ne doit servir qu’à un « bon usage ».

Bref, la vie est une mission, une tâche ; par elle on doit réaliser et instituer quelque chose, notre vie n’est pour ce quelque chose qu’un moyen, qu’un instrument, ce quelque chose vaut plus que la vie même ; à ce quelque chose on doit sa vie. On a un Dieu auquel on doit une victime vivante. Avec le temps, le sacrifice humain a perdu toute sa cruauté, mais il est demeuré lui-même intact, et, à toute heure, des criminels sont égorgés en expiation à la justice et nous « pauvres pécheurs » nous nous sacrifions nous-mêmes à « l’Être humain », à l’idée de l’humanité, à « l’humanité », quels que soient les noms donnés aux idoles ou aux Dieux.

Mais parce que nous devons notre vie à ce quelque chose, il s’ensuit immédiatement que nous n’avons pas le droit de nous l’enlever.

La tendance conservatrice du christianisme ne permet pas de penser à la mort, sauf pour lui retirer son aiguillon, se conserver et continuer à bien vivre. Le chrétien laisse tout arriver et passer sur lui pourvu seulement qu’il puisse — en juif achevé qu’il est — réussir par ses petits trafics à se faire entrer au ciel en contrebande ; il ne doit pas se tuer, il ne peut que se conserver et travailler à se préparer « sa demeure future ». Conservatisme ou « victoire sur la mort » voilà ce qu’il a au fond du cœur : « le dernier ennemi à vaincre est la mort »[21]. « Christ a ravi à la mort son pouvoir et l’Évangile a fait naître la vie et l’être impérissable »[22]. « Immortalité », stabilité.

L’homme moral veut le Bien, le Juste, et quand il prend les moyens qui mènent à ce but, qui y mènent réellement, ces moyens ne sont pas les siens mais ceux-mêmes du Bien et du Juste. Jamais ces moyens ne sont immoraux parce qu’ils servent d’intermédiaire pour atteindre un objet bon en lui-même. La fin sanctifie les moyens. On dit que ce principe est jésuitique, mais il est absolument « moral ». L’homme moral agit pour servir un but, ou une idée, il se fait l’instrument de l’idée du Bien absolument comme l’homme religieux se glorifie d’être l’instrument de Dieu. Le commandement moral ordonne d’attendre la mort parce que c’est bien ; se la donner est immoral et mal ; le suicide ne trouve pas d’excuse au tribunal de la morale. L’homme religieux le défend parce que « ce n’est pas toi mais Dieu qui t’a donné la vie, et lui seul aussi peut la reprendre » (comme si Dieu ne me la reprenait pas aussi bien quand je me tue que lorsque je meurs tué par une tuile ou un boulet de l’ennemi ; car alors il éveille en moi la résolution de mourir). L’homme moral prohibe le suicide parce que je dois ma vie à ma patrie, etc., parce que « je ne sais pas si je ne pourrais pas encore faire quelque chose de bien dans ma vie ». Et naturellement le Bien perd en moi un instrument comme antérieurement Dieu. Si je suis immoral, mon amélioration sert le Bien, si je suis « impie » Dieu a la joie de mon expiation. Le suicide est donc aussi impie qu’immoral. Quand un homme qui a comme point de vue la religiosité, se retire la vie, il oublie Dieu en agissant ainsi ; si le principe du suicidé est la morale, il se montre par cet acte oublieux de ses devoirs, immoral. On s’est donné bien du mal pour résoudre la question de savoir si la mort d’Émilie Galotti peut se justifier aux yeux de la morale (on admet que cette mort fut un suicide, ce qu’elle fut aussi en réalité). Qu’elle ait eu la folie de la chasteté, ce bien moral, au point d’y sacrifier sa vie, voilà en tout cas ce qui est moral ; mais qu’elle n’ait pas senti la force de dompter son tempérament, voilà qui est immoral. De telles contradictions forment en général le conflit tragique du drame moral, et il faut penser et sentir moralement pour pouvoir y prendre un intérêt.

Ce que nous avons dit de la piété et de la morale s’applique aussi nécessairement à l’humanité, parce qu’on doit également sa vie à l’homme, à l’humanité ou à l’espèce. C’est seulement quand je n’ai d’obligation envers aucun être, que je puis disposer de ma vie comme de ma chose : « un saut du haut de ce pont me rendra libre ».

Mais si, pour cet être que nous devons faire vivre en nous, nous sommes tenus de conserver la vie, c’est également notre devoir de ne pas mener cette vie suivant notre bon plaisir, mais de la conformer à cet être. Tous mes sentiments, toutes mes pensées, volontés, actions et tendances lui appartiennent.

Ce qui est conforme à cet être résulte du concept de cet être, mais quelles conceptions différentes on s’en fait et quelles formes diverses il revêt ! Comparez les exigences du Dieu des mahométans à celles si différentes que les chrétiens croient comprendre du Dieu chrétien ; et par suite quels écarts entre les deux genres de vie ! Mais les uns et les autres tiennent fermement à ce principe qu’il appartient à l’Être suprême de diriger notre vie.

Pourtant je ne fais que mentionner en passant et pour mémoire les gens pieux qui ont en Dieu leur juge et trouvent en sa parole le fil conducteur de leur vie, car ils appartiennent à une période qui a vécu et restent fixés à l’endroit où ils sont comme des pétrifications ; à notre époque ce ne sont plus les gens pieux, mais les libéraux qui ont la parole, et la piété elle-même ne peut faire autre chose que de passer son pâle visage au fard du libéralisme. Les libéraux n’honorent pas en Dieu leur juge, ne prennent pas pour les guider le fil de la parole divine, mais ils se tournent vers l’homme : ils ne veulent pas être « divins » mais « humains ».

L’homme est l’être suprême du libéral, il est le juge de sa vie, l’humanité son fil conducteur, son catéchisme. Dieu est l’esprit, mais l’homme est « l’esprit le plus parfait », le résultat final de la longue chasse donnée à l’esprit, ou de « l’investigation dans les profondeurs de la divinité », c’est-à-dire dans les profondeurs de l’esprit.

Chacun de tes traits doit être humain, toi-même tu dois l’être de la tête aux pieds, à l’intérieur comme à l’extérieur, car l’humanité est ta mission.

Mission — destination — tâche ! —

— Ce qu’un homme peut devenir, il le devient. Un poète né peut bien être empêché par la défaveur des circonstances d’atteindre au sommet de son époque et de créer des œuvres complètes, n’ayant pas les études indispensables, mais il fera des vers qu’il soit valet de ferme ou qu’il ait la chance de vivre à la cour de Weimar. Un musicien né fera de la musique, qu’il joue de tous les instruments ou seulement du chalumeau. Une tête philosophique se manifestera comme philosophe universitaire ou comme philosophe de village. Enfin un imbécile né qui, ce qui va très bien ensemble, peut-être un rusé compère — et quiconque a fréquenté l’école peut citer parmi ses condisciples maint exemple de la sorte, ce sot, dis-je, restera toujours un cerveau borné, qu’il ait été dressé et exercé à remplir les fonctions de chef de bureau, ou à servir à ce chef de décrotteur de bottes. Pourquoi n’y aurait-il pas dans l’espèce humaine les différences indéniables que l’on trouve dans chaque espèce animale ? Partout l’on rencontre des plus doués et des moins doués.

Pourtant il n’y en a que très peu qui soient si stupides qu’on ne puisse leur inculquer des idées. C’est pourquoi on tient ordinairement tous les hommes pour capables d’avoir une religion. Dans une certaine mesure on peut encore les façonner à d’autres idées, par exemple leur donner quelque intelligence musicale, et même quelque philosophie. Ici donc, l’esprit clérical se rattache à la religion, à la morale, à l’éducation, à la science, etc., et les communistes par exemple veulent par leur « école du peuple » rendre tout accessible à tous. On entend faire l’habituelle réflexion que cette grande masse ne peut subsister sans religion ; les communistes élargissent encore la proposition et déclarent que non seulement la grande masse, mais tous absolument sont appelés à tout.

Non content qu’on ait dressé la grande masse à la religion, on veut maintenant qu’elle se saisisse « de tout ce qui est humain ». Chaque jour le dressage prend des proportions plus générales et plus vastes.

Vous, pauvres êtres, qui vivriez si heureux si vous pouviez sauter à votre fantaisie, vous êtes obligés de danser en cadence au sifflet du maître d’école et du montreur d’ours et de faire des tours dont vous vous dispenseriez, livrés à vous-mêmes. Et vous ne protestez même pas de ce que l’on vous prend pour tout autres que vous vous donnez. Non, vous vous posez mécaniquement à vous-mêmes les questions proposées : « À quoi suis-je appelé ? Que dois-je ? » Ainsi vous n’avez besoin que d’interroger pour vous faire dire et commander ce que vous devez faire, vous laisser prescrire votre mission, ou encore vous commander et vous imposer à vous-mêmes cette mission qui doit être conforme aux prescriptions de l’Esprit. La volonté signifie alors : je veux ce que je dois.

— Un homme n’est appelé à rien et n’a aucune « tâche », aucune « destination », pas plus qu’une plante ou qu’une bête n’a de « mission ». La fleur n’a pas la mission de s’épanouir, mais elle emploie toutes ses forces à jouir de ce monde et cherche à l’absorber, c’est-à-dire qu’elle pompe de la terre autant de sève, de l’éther autant d’air, du soleil autant de lumière qu’elle peut en recevoir, en emmagasiner en elle. L’oiseau n’a pas de mission, mais il emploie ses forces comme il peut : il happe des insectes et chante à cœur joie. Mais comparées à celles de l’homme, les forces de la plante et de l’oiseau sont moindres et l’homme qui emploie ses forces aura sur le monde une prise autrement puissante qu’ils n’ont. Il n’a pas de mission, mais il a des forces qui se manifestent où elles sont, parce que leur existence consiste uniquement dans leur manifestation, et qu’elles peuvent aussi peu demeurer inactives que la vie qui, si elle « s’arrêtait » seulement une seconde, ne serait plus la vie. Aujourd’hui, on pourrait crier à l’homme : emploie tes forces. Le sens de cet impératif serait que la tâche de l’homme est d’employer ses forces. Cela n’est pas. Chacun use réellement de ses forces sans considérer que ce soit là sa mission : à tout moment chacun met en œuvre autant de force qu’il en possède. On dit bien d’un vaincu qu’il aurait dû déployer plus d’énergie, mais on oublie que si au moment où il succombe il avait eu la force de tendre plus ses forces, par exemple ses forces physiques, il n’eût pas succombé : pendant une minute seulement il manqua de courage, il manqua aussi de force dans le même instant. Certes les forces peuvent croître en acuité et se multiplier, particulièrement par la résistance de l’ennemi ou l’appui de l’ami ; mais où l’on remarque qu’elles n’ont pas été mises en œuvre, on peut être certain de leur absence. On peut d’une pierre faire feu, mais sans le coup il ne vient rien ; de même pour l’homme, le choc est nécessaire.

Les forces manifestant d’elles-mêmes une activité incessante, il est superflu et dénué de sens d’enjoindre de les mettre en œuvre ; user de ses forces n’est pas la mission et la tâche de l’homme, mais c’est de tout temps un fait réel, un fait existant. Force n’est qu’un mot plus simple pour manifestation de force.

De même que cette rose est avant tout une vraie rose, que ce rossignol est toujours un vrai rossignol, de même je suis de nature un « homme vrai » et il n’est pas nécessaire que je remplisse ma mission, que je vive suivant ma destination. Mes premiers vagissements indiquent qu’un « homme vrai » est né à la vie, mon combat pour la vie est l’écoulement naturel de sa force, mon dernier soupir en est la dernière manifestation.

L’homme vrai n’est pas l’objet d’une aspiration, ce n’est pas dans l’avenir qu’il se trouve, mais il est existant et il réside réellement dans le présent. Qui et en quelque état que je sois, plein de joie ou de douleur, enfant ou vieillard, confiant ou incertain, dormant ou éveillé, je le suis, je suis l’homme vrai.

Mais si je suis l’homme et si je l’ai retrouvé réellement en moi cet homme que la religieuse humanité nous montrait comme un but lointain, alors tout ce qui est « véritablement humain » est aussi ma propriété. Ce que l’on attribue à l’humanité m’appartient. Cette liberté du commerce, par exemple, que l’humanité doit atteindre un jour et que l’on entrevoit comme un rêve enchanté dans un avenir doré, je me l’arroge comme ma propriété et l’exerce en attendant sous forme de contrebande. À vrai dire, peu de contrebandiers raisonnent ainsi leur acte ; mais l’instinct de l’égoïsme remplace chez eux la conscience. J’ai montré plus haut qu’il en était de même de la liberté de la presse.

Tout est ma propriété, c’est pourquoi je reprends tout ce qui veut m’échapper, mais, avant tout, je me ressaisis constamment quand une servitude quelconque m’enlève à moi-même. Mais aussi ce n’est pas ma mission, c’est seulement mon acte naturel.

Bref, la différence est considérable suivant que je me prends comme point de départ ou comme point d’arrivée. Dans le dernier cas, je ne me possède pas, par conséquent je suis encore étranger à moi-même, je suis mon essence, mon « essence véritable » et cette « essence véritable », étrangère à moi, fantôme aux mille noms divers, se jouera de moi. Comme je ne suis pas encore moi, c’est un autre (Dieu, l’homme vrai, l’homme vraiment pieux, l’homme raisonnable, l’homme libre, etc.) qui est moi, mon moi.

Encore bien loin de moi, je me sépare en deux moitiés dont l’une, non encore atteinte et qui doit être accomplie, est la vraie. Celle qui n’est pas la Vraie doit être livrée en sacrifice, c’est la matérielle, l’autre qui est la vraie, doit être tout l’homme, c’est l’esprit. On dit alors : « l’esprit est le propre de l’homme » ou « l’homme en tant qu’homme n’existe que comme esprit ». Toutes les énergies sont maintenant tournées à saisir l’esprit, comme si c’était soi que l’on voulait saisir, et dans cette poursuite au moi, on perd de vue que l’on est soi-même.

Et tandis qu’on s’acharne violemment à la recherche de ce moi, jamais atteint, on méprise aussi les règles de sagesse qui consistent à prendre les hommes comme ils sont ; on préfère les prendre comme ils devraient être, c’est pourquoi l’on chasse chacun vers le moi qu’il doit être et « l’on s’efforce de faire de tous des hommes également autorisés, également estimables, également moraux ou raisonnables[23] ».

« Oui, si les hommes étaient ce qu’ils devraient, ce qu’ils pourraient être, s’ils s’aimaient tous en frères, s’ils étaient tous raisonnables, ce serait le Paradis sur la terre[24]. » — Eh bien ! les hommes sont comme ils doivent, comme ils peuvent être. Que doivent-ils être ? Certes, rien de plus qu’ils ne peuvent être et que peuvent-ils être ? Naturellement pas plus qu’ils n’ont le pouvoir, c’est-à-dire le moyen, la force d’être. Mais cela, ils le sont réellement, parce qu’ils ne sont pas en état d’être ce qu’ils ne sont pas : car être en état signifie être réellement. On n’est pas en état d’être ce qu’on n’est pas réellement ; on n’est pas en état de faire ce qu’on ne fait pas réellement. Un homme qui a la cataracte pourra-t-il voir ? Oui, s’ils se fait opérer et que l’opération réussisse. Seulement, à l’heure actuelle, il ne peut pas voir parce qu’il ne voit pas. Possibilité et réalité coïncident. On ne peut rien que l’on ne fait pas, de même qu’on ne fait rien que l’on ne peut pas.

L’étrangeté de cette affirmation disparaît si l’on considère que les mots « il est possible que, etc. » ne cachent pas un autre sens en soi que celui-ci : « je peux m’imaginer que, etc. » ; par exemple, il est possible que tous les hommes vivent raisonnablement, c’est-à-dire que je puis m’imaginer que tous les hommes, etc. Maintenant comme ma pensée ne peut faire et par conséquent aussi ne fait pas que tous les hommes vivent raisonnables, mais qu’elle doit laisser ce soin aux hommes eux-mêmes, la raison universelle n’est imaginable que pour moi, c’est une chose que je puis concevoir, mais comme telle, en fait, une réalité, qui ne peut être appelée possibilité que relativement à ce que je puis faire, ainsi faire des autres des êtres raisonnables. Autant qu’il dépend de toi, tous les hommes pourraient être raisonnables, car tu n’as rien là contre ; aussi loin que ta pensée peut atteindre, tu ne peux découvrir aucun empêchement, et par conséquent, dans ta pensée aussi, rien ne s’y oppose : la chose t’est concevable.

Mais comme maintenant les hommes ne sont pas tous raisonnables, ils pourront aussi bien ne pas l’être.

Si une chose n’est pas ou n’arrive pas qu’on s’imagine pourtant être très possible, on peut être assuré qu’il y a à cette chose un obstacle et qu’elle est impossible. Notre siècle a son art, sa science, etc. L’art est peut-être foncièrement mauvais : peut-on dire que nous mériterions d’en avoir un meilleur, que nous « pourrions » l’avoir si nous le voulions ? Nous avons justement autant d’art que nous pouvons en avoir. Notre art actuel est le seul possible actuellement et par conséquent seul réel.

Même si l’on voulait réduire encore le sens du mot « possible » et lui faire signifier « avenir », il conserverait la force entière de la « réalité ». Si l’on dit par exemple : il est possible que demain le soleil se lève, cela signifie seulement : pour aujourd’hui demain est l’avenir réel, car il est à peine besoin de faire remarquer qu’un « avenir » n’est seulement « avenir » que lorsqu’il n’est pas encore apparu.

Pourtant à quoi bon cet examen minutieux d’un mot ? S’il n’y avait pas cachée derrière, la plus vaste méprise des siècles, suivie de tant de conséquences, si l’on ne voyait pas revenir dans la seule conception de ce petit mot « possible » tous les fantômes qui hantent les hommes possédés, nous ne nous soucierions guère d’un tel examen.

Nous venons de montrer que la pensée dominait le monde des possédés. Maintenant donc, le possible n’est rien autre chose que l’imaginable, spectre hideux auquel d’innombrables victimes ont été sacrifiées. Il était imaginable que les hommes pussent devenir raisonnable, reconnaître Christ, s’enflammer pour le bien, se moraliser, se réfugier tous dans le giron de l’Église, ne penser, dire et faire rien qui mît en danger l’État, être enfin des sujets obéissants ; c’est pourquoi, parce que c’était concevable, on en concluait que c’était possible, on allait plus loin, comme c’était possible aux hommes (ici est l’artifice : parce que cela m’est convenable à moi, c’est possible aux hommes) c’était leur vocation et enfin c’est seulement d’après cette vocation, c’est seulement comme appelés qu’il faut prendre les hommes, « non comme ils sont, mais comme ils sont appelés à être ».

Et quelle est la conclusion dernière ? Ce n’est pas l’individu qui est l’homme, mais une pensée, un idéal à l’égard duquel l’individu n’est pas même dans le rapport de l’enfant à l’homme ; il est à cet idéal comme un point fait à la craie au point idéal, ou comme une créature périssable au créateur Éternel, ou, en prenant un point de vue plus moderne, comme le spécimen de l’espèce. Ici donc apparaît en apothéose l’humanité, « l’éternelle », « l’immortelle », en honneur de laquelle (in majorem humanitatis gloriam) l’individu doit faire abnégation de soi. Il doit trouver sa gloire immortelle à avoir fait quelque chose pour « l’esprit humain »

Ainsi ceux qui pensent dominent le monde tant que dure l’époque des frocards et des maîtres d’école ; ce qu’ils pensent est possible, mais ce qui est possible doit être réalisé. Ils conçoivent un idéal humain qui pour le moment n’est réel que dans leur pensée ; mais ils pensent aussi à la possibilité de son exécution et il est incontestable que l’exécution est réellement concevable, elle est une idée.

Mais moi, toi, nous, nous pouvons être des gens qu’un Krummacher s’imaginera pouvoir encore ramener à « la vraie foi » ; si pourtant il voulait nous «  travailler », nous lui ferions bientôt sentir que notre christianisme n’est qu’imaginable et qu’il est impossible : s’il persistait à nous importuner de ses pensées, de sa « vraie foi », il apprendrait que nous n’avons pas du tout besoin de devenir ce que nous pouvons devenir.

Et cela ne s’arrête pas à la piété ni aux gens pieux. « Si tous les hommes étaient raisonnables, si tous faisaient ce qui est juste, si tous étaient guidés par l’amour de l’homme, etc ! » Raison, droit, amour de l’homme, etc., voilà ce qu’on offre aux hommes comme mission, comme but de leurs aspirations. Et que veut dire être raisonnable ? Se percevoir soi-même ? Non, la raison est un livre bourré de lois toutes dirigées contre l’égoïsme.

L’histoire a été jusqu’ici l’histoire de l’homme incorporel. Après la période de matérialisme commence l’histoire proprement dite, c’est-à-dire la période spirituelle, religieuse, insensible, suprasensible, insensée. L’homme commence seulement maintenant à être et à vouloir être quelque chose. Quoi donc ? Beau, bon, vrai, plus précisément : moral, pieux, aimable, etc. Il veut être un « homme véritable », il veut faire de soi quelque chose « de bien ». L’Homme est son but, son devoir, sa destination, sa mission, sa tâche, son idéal, il est à soi-même un être d’avenir, d’au-delà. Et quoi donc fera de lui un « honnête homme » ? La vérité, la bonté, la moralité. Désormais il regarde de travers celui qui ne reconnaît pas le même « quoi », qui ne cherche pas la même moralité, la même foi ; il poursuit les séparatistes, les hérétiques, les sectaires, etc.

Un mouton, un chien, ne s’efforce pas de devenir « un vrai mouton », « un vrai chien » ; à aucune bête son essence n’apparaît comme une tâche, c’est-à-dire comme un concept qu’elle a à réaliser. Elle se réalise elle-même par le fait même qu’elle cesse de vivre, c’est-à-dire par le fait qu’elle se résout, qu’elle disparaît. Elle ne demande pas à devenir autre chose que ce qu’elle est.

Vais-je donc vous conseiller d’égaler les animaux ? Je ne puis vraiment pas vous encourager à devenir des bêtes, car ce serait encore là une tâche, un idéal. (« L’abeille peut te servir de modèle pour l’activité »). Ce serait la même chose que si l’on désirait que les bêtes devinssent des hommes. Votre nature est, une fois pour toute, humaine, vous êtes des natures humaines, c’est-à-dire des hommes. Mais précisément parce que vous l’êtes déjà, vous ne le pouvez devenir. On « dresse » aussi les animaux et les animaux dressés font toutes sortes de choses qui ne leur sont pas naturelles. Seulement un chien dressé ne vaut pas mieux à son point de vue qu’un chien naturel, et il n’en a aucun avantage, bien qu’il soit pour nous d’un commerce plus agréable.

De tout temps les efforts ont tendu à « former des êtres » moraux, raisonnables, pieux, humains, etc., j’appelle cela du dressage. Ils échouent contre le moi incoercible, contre la nature propre, contre l’égoïsme. Les hommes ainsi dressés n’atteignent jamais leur idéal et ne reconnaissent que des lèvres les principes supérieurs, ou ils font une confession, une profession de foi. En face de cette profession de foi ils doivent dans la vie « se reconnaître tous pour pécheurs », ils demeurent en arrière de leur idéal, ce sont « de faibles hommes » qui agissent en ayant conscience de « la faiblesse humaine ».

C’est autre chose quand, au lieu de poursuivre un idéal comme étant ta « destination », tu te résous comme le temps résout toute chose. Cette résolution de ton être n’est pas ta « destination », parce qu’elle est le présent.

Cependant l’éducation, la religiosité des hommes les a faits libres, mais libres d’un maître pour les conduire à un autre. J’ai appris par la religion à dompter mes passions, je brise la résistance du monde par les artifices que la science a mis entre mes mains ; je ne sers même aucun homme « je ne suis le valet d’aucun homme ». Mais alors vient ceci : Tu dois obéir à Dieu avant d’obéir à l’homme. De même je suis en vérité libre des impulsions irraisonnées de mes instincts, mais j’obéis à la souveraine Raison. J’ai gagné « la liberté spirituelle », « la liberté de l’esprit », mais précisément par là je suis tombé dans la sujétion de l’esprit. L’esprit me commande, la raison me guide, ils sont mes conducteurs et dominateurs. Ce sont les « Raisonnables », les « serviteurs de l’esprit » qui ont la souveraineté. Mais si je ne suis pas chair, je ne suis pas non plus esprit. Liberté de l’esprit est servitude du moi, parce que je suis plus qu’esprit ou que chair.

Sans doute l’éducation m’a fait fort. Elle m’a donné la puissance sur toutes les impulsions, aussi bien sur les instincts de ma nature que sur les exigences et la force brutale du monde. Je sais, et l’éducation m’en a donné la force, que je ne dois me laisser contraindre par aucune de mes passions, de mes convoitises, de mes ardeurs ; je suis leur maître. De même par les sciences et les arts je suis le maître de ce monde indocile, un maître auquel la mer et la terre obéissent, auquel les étoiles même doivent des explications. L’esprit m’a fait maître. — Mais sur l’esprit même je n’ai aucun pouvoir. Par la religion (éducation), j’apprends bien comment « vaincre le monde » mais non comment forcer Dieu et devenir son maître. Et l’esprit dont je ne puis me rendre maître peut prendre les formes les plus diverses ; il peut s’appeler Dieu ou esprit national, État, famille, Raison ou encore liberté, humanité, homme.

J’accepte avec reconnaissance ce que les siècles d’éducation m’ont acquis, je n’en peux rien rejeter ni abandonner ; je n’ai pas vécu en vain. La connaissance, résultat de l’expérience, que j’ai pouvoir sur ma nature, que je ne suis pas forcément l’esclave de mes passions ne doit pas être perdue pour moi ; le fait acquis que je puis par les moyens que me fournit l’éducation subjuguer le monde fut trop chèrement payé pour que je puisse l’oublier. Mais je veux plus encore.

On demande : que peut devenir l’homme, que peut-il faire, quels biens se procurer ? Et on lui impose comme mission le bien suprême. Comme si tout cela m’était possible.

Quand on voit quelqu’un perdu dans une passion, par exemple l’esprit de lucre, la jalousie, etc., on sent le désir de le délivrer de cette possession et de l’aider à « se vaincre lui-même ». « Nous voulons faire de lui un homme ! » Ce serait en effet très beau si une nouvelle possession ne prenait aussitôt la place de l’ancienne. On ne délivre un avare de la passion dont il est esclave que pour le livrer à la piété, à l’humanité ou à quelqu’autre principe et lui redonner de nouveau un point d’appui solide.

Ce transport d’un point de vue inférieur à un supérieur s’exprime en ces termes : l’esprit ne peut pas être dirigé sur le périssable, mais uniquement sur l’impérissable, non sur le temporel mais sur ce qui est éternel, absolu, divin, purement humain, etc, sur le spirituel.

On a vu de bonne heure que l’objet auquel on s’attache ou dont on s’occupe n’est pas chose indifférente, on a reconnu l’importance de l’objet. Un objet supérieur aux singularités des choses est l’essence des choses ; l’essence c’est seulement ce qu’on peut concevoir en elles, elle seule est pour l’homme pensant. C’est pourquoi ne dirige pas plus longtemps tes sens sur les choses, mais tes pensées sur l’être des choses. « Bienheureux sont ceux qui ne voient pas et qui cependant croient, c’est-à-dire bienheureux ceux qui pensent, car ils ont affaire à l’invisible et y croient. Pourtant, tel objet de pensée qui des siècles durant causa d’essentielles disputes en arrive enfin à ce point « qu’il ne mérite plus la discussion » ; on voyait cela et pourtant on continuait à maintenir à l’objet une importance en soi, une valeur absolue, comme si pour l’enfant sa poupée, pour le Turc le Coran n’étaient pas la chose importante entre toutes. Tant que je ne suis pas pour moi la chose principale, peu importe l’objet pour lequel je m’agite et c’est seulement le crime plus ou moins grand que je commets contre lui et qui est d’importance. Le degré de mon attachement et de mon dévouement donne la mesure de ma servitude, le degré de mon péché donne la mesure de mon individualité.

Mais finalement il faut savoir secouer tout ce qui nous obsède l’esprit, pour pouvoir nous endormir. Rien ne peut nous occuper dont nous ne nous occupions : l’ambitieux ne peut échapper à ses plans ambitieux, celui qui a la crainte de Dieu ne peut échapper à la pensée de Dieu ; folie et possession coïncident.

Vouloir réaliser son être ou vivre conformément à sa conception ce qui chez le croyant en Dieu signifie « être pieux » et chez le « croyant en l’humanité », « vivre en homme », seul l’homme des sens ou le pécheur peut se le proposer tant qu’il a le choix inquiet entre le bonheur des sens et la paix de l’âme, tant qu’il est un pauvre pécheur. Le chrétien n’est pas autre chose qu’un homme des sens qui, connaissant ce qui est saint et ayant conscience qu’il le blesse, voit en soi-même un pauvre pécheur ; sensualité ayant conscience qu’elle est « culpabilité » voilà la conscience chrétienne, voilà la chrétien même, et si maintenant « coulpe » et « culpabilité » ne sont plus dans la bouche des contemporains et sont remplacés par les mots « égoïsme », « intérêt », si le diable se traduit par « l’inhumain », « l’égoïste », le chrétien existe-t-il moins qu’avant ? La vieille discorde entre le bien et le mal n’a-t-elle pas subsisté ? N’est-il pas resté un juge au-dessus de nous, l’Homme, n’y a-t-il pas encore une mission, la mission de se faire homme ? On n’appelle plus cela « vocation » mais « tâche » ou encore « devoir » ; changement très juste dans les termes, parce que l’homme n’est pas comme Dieu un être personnel qui peut vous « appeler », mais, hors le nom, la chose reste comme avant.




Chacun a un rapport avec les objets et pour chacun ce rapport est différent. Choisissons par exemple ce livre avec lequel des millions d’hommes pendant des milliers d’années furent en rapport, la Bible. Qu’est-elle, que fut-elle pour chacun ? Elle ne fut absolument pour chacun que ce qu’il en fit. Pour celui qui n’en fait rien, elle n’est rien pour lui ; pour celui qui s’en sert comme amulette, elle a exclusivement la valeur d’un charme magique ; pour celui qui, comme les enfants, joue avec elle, elle n’est qu’un jouet, etc.

Maintenant le christianisme demande qu’elle soit pour tous la même chose, autrement dit le Livre sacré, « la Sainte-Écriture ». Cela signifie que la manière de voir du chrétien doit être aussi celle des autres hommes et que personne ne peut se comporter autrement relativement à cet objet. Par là donc la particularité du rapport est détruite, un seul sens, une seule opinion est fixée comme étant « la vraie », « la seule vraie ». Avec la liberté de faire de la Bible ce que l’on veut, est abolie en même temps a liberté de Faire, au sens général du mot, et, à sa place, s’établit la contrainte d’une opinion ou d’un jugement. Celui qui porterait le jugement que la Bible fut une longue erreur de l’humanité porterait un jugement criminel.

En fait l’enfant qui met une Bible en lambeaux, ou joue avec, la juge, de même l’Inca Atahualpa qui y applique son oreille et la rejette dédaigneusement parce qu’elle reste muette, tous deux la jugent aussi justement que le prêtre qui loue en elle « la parole de Dieu » ou le critique qui l’appelle un livre mal fait et l’œuvre d’une main humaine. Car l’usage que nous faisons des choses ne regarde que notre fantaisie, notre arbitraire : Nous en usons à notre gré, ou plus précisément nous les employons comme nous pouvons. Les prêtres jettent les hauts cris quand ils voient comment Hegel et les théologiens spéculatifs tirent du contenu de la Bible des pensées spéculatives. Leur colère vient précisément de ce que ceux-ci traitent la Bible à leur aise, ou « en usent arbitrairement ».

Mais parce que nous manifestons tous notre arbitraire à l’égard des objets que nous manions, c’est-à-dire que nous les traitons absolument comme il nous plaît, à notre guise (rien ne plaît tant au philosophe que de pouvoir découvrir en toute chose une idée ; à celui qu’anime la crainte de Dieu que de se faire par tous les moyens possibles ami de dieu, par la sanctification de la Bible, par exemple), pour cela même nous ne trouvons nulle part d’arbitraire aussi gênant, de violence aussi terrible, de contrainte aussi stupide que précisément dans ce domaine de Notre propre arbitraire. Si Nous agissons arbitrairement en traitant les choses saintes d’une façon ou d’une autre, comment pouvons-nous en vouloir aux esprits religieux quand, de leur côté, ils nous traitent arbitrairement, à leur façon, et nous jugent comme hérétiques dignes du bûcher — ou de la censure ?

L’homme modèle les choses sur lui-même ; « comme tu vois le monde, il te vois ». D’où de sage conseil, tu dois le voir « impartialement, sans préjugé », etc. Comme si l’enfant qui fait de la Bible un jouet, ne la voyait pas « sans préjugé, sans parti pris » ! Ce sage avertissement nous est donné en particulier par Feuerbach. On voit les choses comme elles sont quand on fait d’elles ce que l’on veut (sous le nom de choses on comprend les objets matériels ou non, Dieu, nos semblables, une maîtresse, un livre, un animal, etc.) C’est pourquoi antérieurement aux choses et à leur contemplation, il y a moi, il y a ma volonté. Des choses on veut tirer des pensées, on veut découvrir dans le monde la raison, on veut trouver en lui la Sainteté ; on trouvera tout cela. « Cherchez et vous trouverez ». Je détermine ce que je veux chercher : je veux par exemple chercher dans la Bible mon édification : je dois l’y trouver ; je veux lire et étudier la Bible à fond, il en résultera pour moi une connaissance et une critique approfondies… dans la mesure de mes forces. Je choisis ce qui correspond à mon tempérament, et, choisissant, je me montre volontaire.

Il s’ensuit que tout jugement que je porte sur un objet est la créature de ma volonté et de cette considération en découle un autre, c’est que je ne me perds pas dans ma créature, le jugement, mais que je reste le créateur, le juge qui constamment crée. Tous les prédicats des objets sont mes affirmations, mes jugements, mes créatures, s’ils veulent se détacher de moi pour devenir quelque chose en soi ou même m’en imposer, je n’ai rien de plus pressé que de les rappeler dans leur néant, c’est-à-dire en moi leur créateur. Dieu, Christ, la Sainte Trinité, la morale, le bien, etc., sont des créations de ce genre et je ne me permets pas seulement de dire d’elles qu’elles sont des vérités, mais aussi qu’elles sont des illusions. De même que j’ai voulu et décrété un jour leur existence, je veux aussi pouvoir vouloir leur non-existence. Je ne peux pas les laisser croître au-dessus de moi, je ne peux avoir la faiblesse de laisser naître d’elles quelqu’absolu par où elles seraient rendues éternelles et soustraites à mon pouvoir et à ma détermination. Je tomberai ainsi dans le principe de stabilité, le principe propre de la religion qui crée des « saintetés inviolables », « d’éternelles vérités », bref un « très saint » et t’enlève ce qui est tien.

L’objet fait de nous des possédés aussi bien sous une forme sainte que sous une forme profane, aussi bien comme objet suprasensible que comme objet sensible. Dans les deux cas, il y a passion ou maladie ; la soif de l’or et le désir du ciel sont sur le même plan. Tandis que les philosophes voulaient gagner les hommes au monde sensible, Lavater prêchait l’aspiration vers l’invisible. Les uns veulent provoquer le mouvement, les autres l’émotion.

La conception des objets est d’une absolue diversité ; ainsi Dieu, Christ, le monde, etc., ont été et sont conçus d’une infinité de façons. Chaque individu est pour un autre un « schismatique ». Mais enfin, après des luttes sanglantes, on est arrivé à ce que les schismes opposés sur un seul et même objet ne fussent plus condamnés comme des hérésies punissables de mort. Les schismatiques se tolèrent entre eux. Seulement pourquoi dois-je me borner à penser différemment sur une chose, pourquoi ne pas pousser la divergence jusqu’à sa dernière extrémité, par exemple jusqu’à ne plus rien conserver de la chose, jusqu’à n’y plus penser, jusqu’à l’écraser. Car la conception elle-même a une fin, parce qu’il n’y a plus rien à concevoir. Pourquoi dois-je dire : Dieu n’est pas Allah, n’est pas Brahma, n’est pas Jéhovah mais Dieu ; pourquoi ne pas dire aussi : Dieu n’est qu’une illusion ? Pourquoi me flétrit-on « quand je renie Dieu » ? Parce que l’on met la créature au-dessus du Créateur (« ils honorent et servent la créature plus que le Créateur[25] ») et l’objet dominant a besoin que je le serve en humble serviteur. Je dois me courber sous l’absolu, je le dois.

Par « le royaume des pensées » le christianisme s’est achevé, cette pensée est cette intériorité, en laquelle tous les flambeaux du monde s’éteignent, toute existence s’anéantit, l’homme intérieur (la tête, le cœur) est tout. Le royaume des pensées attend sa délivrance, il attend comme le sphynx attend Œdipe pour pouvoir retourner en son néant. Je suis celui qui l’anéantit, car il ne forme plus de royaume propre dans le royaume du Créateur, plus d’État dans l’État, mais il est la créature de ma force créatrice, affranchie de toute pensée. Le monde chrétien, le christianisme et la religion elle-même ne peut disparaître qu’en même temps que le monde pensant, frappé d’immobilité s’anéantit ; c’est seulement quand les pensées s’en vont qu’il n’y a plus de croyants. Pour le penseur, penser est un travail sublime, une « sainte activité » et cet acte repose sur une foi solide, la foi en la vérité. Tout d’abord la prière est une sainte activité, puis cette sainte « dévotion » (andacht) se transforme en une « pensée » (denken) raisonnable et raisonnante qui conserve comme base immuable « la sainte vérité » et n’est qu’une machine admirable que l’Esprit de vérité monte à son service. La pensée libre et la science libre m’occupent, — car ce n’est pas moi qui suis libre, mais la pensée, ce n’est pas moi qui m’occupe, mais la pensée — elles m’occupent, dis-je, avec le ciel et les choses du ciel ou le « divin » ou à proprement parler avec le monde et les choses du monde, sauf que c’est un « autre monde », il n’y a pas autre chose qu’un renversement, un dérangement du monde (verrükung), c’est une occupation qui a pour objet l’essence du monde, d’où un dérangement de l’esprit (verrücktheit). L’homme qui pense est aveugle en face de l’immédiateté des choses et incapable de s’en rendre maître : il ne mange pas, il ne boit pas, il ne jouit pas, car celui qui boit et qui mange n’est jamais celui qui pense ; celui-ci oublie même le boire et le manger, sa subsistance, le souci de vivre — pour la pensée ; il l’oublie comme l’oublie celui qui prie. C’est pourquoi il apparaît au vigoureux fils de la nature comme un original, comme un fou en même temps que comme un Saint ; les anciens considéraient ainsi leurs déments. La libre pensée est démence, parce que c’est uniquement l’homme intérieur qui s’agite en nous, c’est lui seul qui conduit et règle tout le reste de l’homme. Le chamane[26] et le philosophe spéculatif sont les échelons inférieur et supérieur de l’échelle de l’homme intérieur, du mongol. L’un et l’autre luttent avec des fantômes, des démons, des esprits et des Dieux.

Totalement différente de cette pensée libre est la pensée propre, MA pensée qui ne me conduit pas mais est conduite, poursuivie, interrompue par moi suivant qu’il me plaît. Cette pensée propre se distingue de la pensée libre, absolument comme ma sensualité propre que je satisfais comme il me plaît est distincte de la sensualité libre, indomptée, qui me terrasse.

Feuerbach dans ses « principes de la philosophie de l’avenir » en revient toujours à l’être. Aussi, dans son opposition au système d’Hegel et à la philosophie absolue, reste-t-il en pleine abstraction ; car l’ « être » est une abstraction comme le « moi » lui-même. Seulement je ne suis pas qu’abstraction, je suis tout dans tout, conséquemment abstraction même ou rien, je suis tout et rien ; je ne suis pas seulement une simple pensée, je suis en même temps plein de pensées, un monde de pensées. Hegel condamne la chose propre, mienne, l’« opinion personnelle » (meinung). La « pensée absolue est la pensée qui oublie qu’elle est ma pensée, qui oublie que je pense et qu’elle n’est que par moi. Mais en tant que moi, j’absorbe de nouveau ce qui est mien, j’en suis maître, ce n’est plus que mon opinion que je puis modifier à tout instant, c'est-à-dire anéantir, reprendre et réabsorber en moi. Feuerbach veut abattre la « pensée absolue » d’Hegel au moyen de l’être invincible. L’être est vaincu en moi aussi bien que la pensée. Il est mon existence sensible comme la pensée est ma pensée.

Il s’ensuit naturellement que Feuerbach ne va pas au-delà de la preuve triviale que j’ai besoin des sens pour tout, que je ne puis complètement m’en passer. Certes je ne puis penser si je n’ai pas d’existence sensible. Seulement pour penser comme pour sentir, pour l’abstrait comme pour le sensible, j’ai besoin avant tout de moi, d’un moi absolument déterminé, de moi, cet unique. Si je n’étais cet unique, si par exemple je n’étais Hegel, je ne verrais pas le monde comme je le vois, je n’en tirerais pas ce système philosophique que précisément moi Hegel, j’en tire, etc. ; j’aurais bien des sens comme les autres gens, mais je ne les emploierais pas comme je le fais.

Feuerbach fait à Hegel le reproche de dénaturer la langue et de voir autre chose dans les mots que le sens qui leur est donné par la conscience naturelle et pourtant il commet lui aussi la même faute en donnant au « sensible » un sens éminent absolument inusité. Il dit par exemple : « Le « sensible » n’est pas le profane, la non-pensée, la chose palpable qui se comprend de soi-même ». Mais si c’est le saint, la chose sacrée, foyer de pensée, intelligible seulement par intermédiaire, alors ce n’est plus ce qu’on nomme le « sensible ». La chose sensible c’est seulement ce qui n’existe que pour les sens ; au contraire ce qui ne peut être ressenti par ceux qui ne ressentent pas seulement par les sens et qui vont au delà de la jouissance des sens, des impressions sensibles, emploie tout au plus les sens comme intermédiaires ou comme conducteurs, c’est-à-dire que les sens sont une condition pour y atteindre, mais la chose n’a plus rien de sensible. La chose sensible quelle qu’elle soit, accueillie en moi, devient une chose non sensible qui, cependant, peut avoir de nouveau des effets sensibles, par exemple mettre mon sang en mouvement, surexciter mes sens.

Il est déjà bien que Feuerbach remettre les sens en honneur, mais il ne sait qu’habiller le matérialisme de sa « nouvelle philosophie » avec ce qui fut jusqu’ici la propriété de l’idéalisme, de « la philosophie absolue ». Pas plus qu’on ne se laisse persuader qu’on peut vivre uniquement « d’esprit » et se passer de pain, on ne croira Feuerbach quand il dit que l’homme pris comme être sensible est déjà tout, et ainsi doué d’esprit, de pensée, etc.

Par l’être rien n’est justifié. Ce qui est pensé est au même titre que ce qui n’est pas pensé ; la pierre du chemin est, et la représentation que je m’en fais est aussi. Toutes deux sont seulement en des lieux différents, l’une en plein air, l’autre dans ma tête, en moi ; car je suis un lieu comme le chemin.

Les membres de corporations ou privilégiés ne supportent aucune liberté de pensée, c’est-à-dire aucune pensée qui ne vienne du « distributeur de tout bien », qu’il s’appelle Dieu, pape, Église ou autrement. Si quelqu’un d’eux a des pensées illégitimes, il doit les dire à l’oreille de son confesseur et se faire flageller par lui, jusqu’à ce que le fouet à esclaves devienne insupportable aux oreilles libres. L’esprit de la corporation a soin par d’autres moyens encore, qu’il ne germe pas de pensée libre, avant tout par une sage éducation. Celui à qui on a convenablement inculqué les principes de la morale, ne deviendra jamais libre de pensées morales et le vol, le parjure, la prévarication, etc., restent pour lui des idées fixes contre lesquelles aucune liberté de pensée ne pourrait le protéger. Il a ses pensées « d’en haut » et s’y tient.

Il en est autrement des concessionnés ou patentés. Chacun doit avoir ses pensées et pouvoir faire de soi ce qu’il veut. S’il a la patente ou la concession d’une faculté de penser, il n’a pas besoin d’un privilège particulier. Mais comme « tous les hommes sont raisonnables », chacun est libre de se mettre en tête les idées qu’il veut et suivant le don naturel qui lui est concédé, d’avoir une fortune de pensées plus ou moins grande. On entend maintenant exhorter à honorer toutes les opinions et convictions. « Autorisez toutes les convictions, soyez tolérant envers les opinions des autres », etc.

Mais « vos pensées ne sont pas mes pensées et vos vues ne sont pas les miennes ». Ou plutôt je veux dire le contraire. Vos pensées sont mes pensées dont je dispose à ma guise et que je renverse impitoyablement ; elles sont ma propriété que j’anéantis comme il me plaît. Je n’attends pas que vous me donniez l’autorisation de les résoudre et de souffler dessus. Il m’est bien égal que vous nommiez aussi ces pensées les vôtres ; elles restent quand même miennes, et mon attitude envers elles est mon affaire, et il n’y a là de ma part aucune usurpation. Il peut me plaire de vous laisser à vos pensées, alors je me tais. Croyez-vous que les pensées voltigent autour de nous, libres comme l’oiseau, et que chacun a pu se saisir des siennes qu’il a fait valoir ensuite contre moi comme étant sa propriété inviolable ? Tout ce qui voltige autour de nous est à moi.

Croyez-vous que c’est pour vous-même que vous avez vos pensées, ou que vous n’avez à en répondre devant personne, ou encore, comme vous en avez coutume de le dire, que vous n’en devez compte qu’à Dieu ? Non, vos pensées, petites et grandes, m’appartiennent et j’en dispose à mon gré.

La pensée n’est ma propriété que lorsque je n’ai pas à tout moment la crainte de la mettre en péril de mort, que lorsque je n’ai pas à craindre sa perte comme une perte pour moi-même, comme une perte de moi-même. Ma pensée n’est à moi en propre que lorsque je puis la subjuguer, alors que jamais elle ne peut m’assujettir, me fanatiser, me faire l’instrument de sa réalisation.

Ainsi la liberté de penser existe quand je puis avoir toutes les pensées possibles ; mais les pensées ne deviennent propriété que du seul fait qu’elles ne peuvent devenir souveraines. Au temps de la liberté de pensée, les pensées (idées) dominent, mais si j’en viens à la propriété de la pensée, elles se comportent dès lors comme mes créatures.

Si la hiérarchie n’était pas si profondément ancrée au fond de nous-mêmes qu’elle n’enlevât aux hommes tout courage pour poursuivre des pensées libres, c’est-à-dire déplaisant à Dieu, on devrait considérer la liberté de penser comme un mot aussi vide de sens que la liberté de digestion.

Dans l’opinion des « corporatifs » la pensée m’est donnée ; suivant celle des libres penseurs je cherche la pensée. Ici la vérité est déjà trouvée et existante, mais je dois la tenir de la faveur du distributeur ; là, la vérité est à chercher, le but vers lequel il me faut courir réside dans l’avenir mais il est à moi.

Dans les deux cas la vérité (la vraie pensée) réside hors de moi et j’aspire à l’obtenir, que ce soit comme présent (par la grâce), que ce soit par acquisition (par mon mérite personnel). Ainsi, dans le premier cas, la vérité est un privilège, dans le second au contraire sa voie est patente à tous, et ni la Bible, ni le Saint-Père, ni l’Église, ni qui que ce soit n’est en possession de la vérité ; mais on peut la gagner par la spéculation.

Ainsi ni les uns ni les autres n’ont la vérité en propriété ; ou bien ils l’ont en fief (car le Saint-Père par exemple n’est pas un individu ; comme l’individu il est Sixte, Clément, etc., mais ce n’est pas Sixte, Clément, etc., c’est le Saint-Père, c’est-à-dire un esprit qui a la vérité) ou bien ils l’ont comme idéal. Comme fief elle n’est que pour quelques-uns (privilégiés), comme idéal, elle est à tous (patentée).

Liberté de penser a donc pour sens que nous marchons tous dans l’obscurité sur la route de l’erreur, mais que chacun peut sur cette voie s’approcher de la vérité et par conséquent est dans la bonne voie (tout chemin mène à Rome, au bout du monde, etc.) Liberté de penser signifie par suite que la vraie pensée ne m’est pas propre, car si elle était telle comment pourrait-on m’en exclure ?

La pensée est devenue tout à fait libre et a établi une masse de vérités auxquelles je dois acquiescer. Elle cherche à s’achever en un système et à se donner une « constitution » absolue. Dans l’État, par exemple, elle est en quelque sorte à la recherche de l’idée jusqu’à ce qu’elle ait créé l’État-raison, dont je dois ensuite m’accommoder ; das l’homme (en anthropologie) jusqu’à ce qu’elle ait trouvé « l’homme ».

Le penseur se distingue du croyant simplement parce qu’il croit beaucoup plus que ce dernier qui, de son côté, borné à sa foi (à ses articles de foi) pense infiniment moins. Le penseur a mille dogmes où le croyant s’en tire avec un petit nombre. Mais le croyant établit entre ses articles de foi un rapport et prend ce rapport comme mesure de leur validité. Si tel ou tel article ne convient pas à son affaire, il le rejette.

Les sentences des penseurs courent parallèlement à celles des croyants. Au lieu de dire : « Si cela vient de Dieu, vous ne l’anéantirez pas » on dit : « Si cela vient de la vérité, c’est vrai. » « Rendez hommage à Dieu » devient : « Rendez hommage à la vérité. »

— Il m’est bien égal que Dieu et la Vérité triomphent. Avant tout, Je veux vaincre.

Comment d’ailleurs peut-on imaginer à l’intérieur de l’État ou de la Société une « liberté illimitée » ? L’État peut bien protéger chaque individu contre les autres, mais il ne peut pas par une liberté illimitée, ce qu’on appelle une licence effrénée, se laisser mettre en danger. Ainsi dans la « liberté de l’enseignement », l’État déclare seulement ceci, c’est que chacun lui convient qui enseigne comme l’État ou plus précisément comme le pouvoir de l’État le désire. C’est de ce « comme l’État le désire » qu’il s’agit pour les concurrents. Si par exemple le clergé ne veut pas enseigner comme le demande l’État, il s’exclut de lui-même comme concurrent (voyez la France). Les limites imposées nécessairement dans l’État à toute concurrence sont nommées « la surveillance et le contrôle supérieur de l’État ». En enfermant la liberté de l’enseignement dans les limites convenables, il impose en même temps son but à la liberté de penser, parce que, en règle générale, les hommes ne pensent pas plus loin que leurs professeurs ont pensé.

Écoutez le ministre Guizot : « La grande difficulté du temps présent est de conduire et de gouverner les esprits. Autrefois l’Église remplissait cette mission, maintenant elle y est insuffisante. C’est de l’Université aujourd’hui que nous attendons ce grand service et elle ne manquera pas de l’accomplir. Nous, gouvernement, avons le devoir de l’assister dans sa tâche. La Charte veut « la liberté de pensée et de conscience. » Ainsi en faveur de la liberté de pensée et de conscience, le ministre prétend « conduire et gouverner les esprits. »

Le catholicisme traînait ceux qu’il soumettait à l’examen devant le tribunal du clergé, le protestantisme les assigne à la barre de la chrétienté — biblique ; il y aurait peu de changement si comme le veut Ruge on les citait au tribunal de la Raison. Que ce soit l’Église, la Bible ou la Raison (dont d’ailleurs se réclament déjà Luther et Huss) ; que ce soit l’autorité Sainte, cela ne fait, en l’espèce, aucune différence. La « question de notre temps » n’est pas soluble quand on la pose ainsi : est-ce le général ou l’individuel qui a droit ? Est-ce la généralité (comme l’État, la loi, les mœurs, la moralité, etc.) ou l’individu ? Elle ne pourra se résoudre que lorsque l’on ne demandera plus une « autorisation » et qu’on ne livrera plus uniquement combat aux « privilèges ». — Une liberté « raisonnable » de l’enseignement qui « reconnaît seulement la conscience de la raison » ne nous conduit pas au but ; nous avons besoin plutôt d’une liberté « égoïstique » de l’enseignement qui convienne à tout individu en particulier — dans laquelle je devienne perceptible et me manifeste libre de toute entrave. Le seul fait de me rendre « perceptible » est « raison » ; si déraisonnable que je puisse être quand je me fais percevoir aux autres et à moi-même, les autres jouissent de moi aussi bien que moi-même et m’absorbent en même temps.

Qu’y aurait-il de gagné si, aujourd’hui, le moi raisonnable était libre comme l’était autrefois le moi orthodoxe, loyal, moral, etc. Serait-ce la liberté du moi ?

Si je suis libre comme « moi raisonnable » le raisonnable en moi ou la raison est libre, et cette liberté de la raison ou liberté de penser fut de tout temps l’idéal du monde chrétien. On a voulu libérer la pensée — et comme on l’a dit, la foi est aussi pensée, comme la pensée est foi — les penseurs, c’est-à-dire aussi bien les croyants que les adeptes de la raison, devaient être libres ; pour les autres, la liberté était impossible. Mais la liberté des penseurs est la liberté « des enfants de Dieu » et en même temps la plus impitoyable hiérarchie ou domination de la pensée. Car je succombe sous elle. Si les pensées sont libres, je suis leur esclave, ainsi je n’ai aucune puissance sur elles et elles me dominent. Je veux avoir la pensée, je veux être plein de pensées, mais en même temps je veux être sans pensées, et au lieu de me procurer la liberté de pensée, je me dépouille de toute pensée.

S’il s’agit de me faire comprendre et de communiquer avec mes semblables, je ne puis certes faire usage que des moyens humains qu’en qualité d’homme j’ai en ma puissance. Et réellement, c’est seulement comme homme que j’ai des pensées ; considéré comme un moi, je suis sans pensée. Celui qui ne peut se délivrer d’une pensée, n’est qu’homme, il demeure l’esclave du langage, de cette institution humaine, de ce trésor de la pensée humaine. La langue ou la parole exerce sur nous la plus dure des tyrannies, parce qu’elle mène contre nous toute une armée d’idées fixes. Considère-toi maintenant en train de réfléchir, et tu trouveras que c’est seulement par le fait que tu es à tout instant libre de pensées et de paroles que tu avances. Ce n’est pas seulement dans le sommeil, mais au plus fort de la réflexion que tu es affranchi de la parole et de la pensée. C’est même à ce moment que tu es le plus libre. Et c’est seulement par cette absence de pensée, cette « liberté de pensée » méconnue, cette liberté qui te délivre de la pensée que tu es ton être propre. C’est alors seulement que tu parviens à user du langage comme de ta propriété.

Si la pensée n’est pas ma pensée propre, c’est simplement une idée qui se déroule en moi, c’est un travail d’esclave que j’accomplis, le travail d’un serviteur « obéissant à la parole ». Pour ma pensée, ce n’est pas une idée qui est à l’origine, c’est moi. Pour la pensée absolue ou libre, la libre pensée elle-même est le point de départ et elle se donne tout le mal possible pour faire de ce point de départ la suprême « abstraction » (par exemple, l’Être). C’est précisément cette abstraction, cette idée que nous développons ensuite en nous.

La pensée absolue est la chose de l’esprit humain qui lui est un saint Esprit. Par suite, cette pensée est la chose des prêtres qui « en ont le sens », qui ont « le sens des intérêts suprêmes de l’humanité », le sens de « l’esprit ».

Pour le croyant, les vérités sont un fait accompli, un fait ; pour le libre penseur, un fait qui est encore à accomplir. La pensée absolue peut être aussi incrédule qu’on voudra, son incroyance a des limites, et il reste malgré tout une foi à la vérité, à l’esprit, à l’idée et à leur victoire finale : elle ne pèche pas contre le Saint-Esprit. Mais toute pensée qui ne pèche pas contre le Saint-Esprit est croyance aux esprits et aux fantômes.

Je puis renoncer aussi peu à penser qu’à sentir, je ne puis pas plus m’interdire l’activité de l’esprit que celle des sens. De même que sentir est notre sens des choses, penser est notre sens des êtres (pensées). Les êtres ont leur existence dans toute chose sensible, en particulier dans la parole. Le pouvoir des paroles suit celui des choses : on est d’abord contraint par les verges, plus tard par les convictions. Notre courage, notre esprit dompte la force des choses ; contre la puissance d’une conviction, c’est-à-dire qu’un mot, la torture et le glaive du bourreau perdent leur force. Les hommes à conviction sont des hommes-prêtres qui résistent à toutes les tentations de Satan.

Le christianisme s’est borné à enlever aux choses de ce monde leur caractère irrésistible et nous en a faits indépendants. De même sorte, je m’élève au-dessus des vérités et de leur puissance : comme je suis suprasensible, je suis au-dessus du vrai. Les vérités sont pour moi aussi communes et indifférentes que les choses, elles ne m’entraînent ni ne m’enthousiasment. Aussi n’y a-t-il aucune vérité, ni le droit, ni la liberté, ni l’humanité, etc., qui aient pour moi existence et à laquelle je me soumette. Ce ne sont que des paroles, rien que des paroles, comme, pour le chrétien, toutes les choses ne sont que des « choses vaines ». Dans les paroles et les vérités (toute parole est une vérité comme dit Hegel qui affirme qu’on ne peut dire un mensonge) il n’y a de salut pour moi, pas plus que pour le chrétien dans les choses et leur vanité. De même que les richesses de ce monde ne me font pas heureux, de même en est-il des vérités. Ce n’est plus Satan qui joue l’histoire de la tentation, mais l’esprit qui emploie pour nous séduire non plus les choses de ce monde, mais ses pensées, « l’éclat de l’idée ».

À côté des biens profanes, tous les biens sacrés doivent perdre aussi leur valeur.

Les vérités sont des phrases, des façons de parler, des paroles (λογοσ) : reliées entre elles, c’est-à-dire mises à la file, elles forment la logique, la science, la philosophie.

Pour penser et parler j’ai besoin de vérités et de paroles comme pour manger des aliments, sans quoi je ne puis ni penser, ni parler. Les vérités sont les pensées des hommes mises en paroles et par conséquent elles existent comme les autres choses, bien qu’elles n’existent que pour l’esprit et la pensée. Ce sont des lois humaines, des créations humaines et, bien qu’on les donne comme manifestations divines, elles conservent à mon égard leur caractère étranger et même étant mes créatures elles me sont déjà étrangères, du fait même de leur création.

L’homme chrétien est le croyant de la pensée, qui croit à la suprématie de l’idée et veut amener des idées, de soi-disant principes à la domination. À la vérité, plus d’un examine celles qui lui sont offertes et n’en choisit aucune pour le dominer sans l’avoir soumise à la critique, mais il ressemble en cela au chien qui va partout flairant les gens pour reconnaître son maître : en tout temps il est à la recherche de la pensée dominante. Le chrétien peut indéfiniment se révolter et faire des réformes, il peut renverser les principes dominants du siècle, toujours ses aspirations le reporteront vers de nouveaux principes et de nouveaux maîtres, toujours il voudra instituer une vérité plus haute ou plus « profonde », toujours faire revivre un culte, toujours proclamer un esprit appelé à dominer, établir une loi pour tous.

N’y a-t-il même qu’une vérité à laquelle l’homme doive conserver sa vie et ses forces, parce qu’il est homme, il est par là-même soumis à une règle, à une domination, à une loi, etc., il est vassal. Une telle vérité ce sera par exemple l’Homme, l’humanité, la liberté, etc.

À cela on peut répondre : si tu veux par la pensée élargir le champ de la connaissance, cela dépend de toi, sache seulement que si tu as la volonté d’atteindre à quelque supériorité, il y a des problèmes nombreux et ardus à résoudre, et tu ne peux aller plus loin que si tu en viens à bout. Ainsi, tu n’as ni le devoir ni la mission de t’occuper de pensées (idées, vérités), mais si tu le veux, tu feras bien de mettre à profit les résultats déjà acquis par d’autres en vue de la solution de ces questions difficiles.

Certes, celui qui veut penser a une tâche que, consciemment ou non, il s’impose avec cette volonté ; mais personne n’a la tâche de penser ou de croire. Dans le premier cas, cela peut s’exprimer ainsi : tu ne vas pas assez loin, tu as un intérêt étroit et borné, tu ne vas pas au fond de la chose, bref tu ne t’en rends pas complètement maître. Mais d’autre part, aussi loin que tu peux aller chaque fois, tu es au but, tu n’as pas la mission d’aller plus loin et tu procèdes comme tu veux et comme tu peux. Il en est de cela comme de tout autre travail que tu peux abandonner quand tu n’y as plus goût. De même si tu ne peux plus croire à une cause, tu n’as pas à te contraindre à y croire ou à continuer de t’en occuper comme d’une vérité sacrée de la foi, ainsi que font les philosophes ou les théologiens, mais tu peux lui retirer ton intérêt et la laisser courir. Les esprits prêtres à coup sûr prendront en mauvaise part ton désintéressement qu’ils t’appelleront « paresse, légèreté, endurcissement, égarement », etc. Mais ne t’arrête pas à cette bagatelle. Aucune cause, aucun soi-disant, « intérêt supérieur de l’humanité », aucune « cause sacrée » ne vaut la peine que tu la serves et que tu t’en occupes simplement pour elle ; cherche seulement si elle a une valeur pour ton intérêt personnel. Soyez comme les enfants, dit la parole de la Bible. Mais les enfants n’ont pas d’intérêt sacré et ne savent rien d’une « bonne cause ». Ils savent d’autant plus exactement où tend leur tempérament et apportent toute leur attention aux moyens d’y atteindre.

On ne cessera jamais de penser pas plus que de sentir. Mais le pouvoir des pensées et des idées, la domination des théories et des principes, la suprématie de l’esprit — bref la hiérarchie durera tant que les prêtres, c’est-à-dire les théologiens, philosophes, hommes d’État, philistins, libéraux, maîtres d’école, parents, enfants, époux, Proudhon, Georges Sand, Bluntschli, etc., etc., auront la parole. La hiérarchie durera tant qu’on croira aux principes, qu’on y pensera ou même qu’on en fera la critique ; car même la critique la plus impitoyable, qui mine tous les principes existants, croit finalement au principe.

Chacun critique, mais les criteriums sont différents. On poursuit le « vrai » criterium. Le vrai criterium est l’hypothèse première. Le critique part d’une proposition, d’une vérité, d’une foi. Celle-ci n’est pas une création du critique, mais du dogmatique, elle est même, sans plus, empruntée aux idées du temps, comme par exemple « la liberté », « l’humanité », etc. Le critique n’a pas « trouvé l’homme », mais l’homme a été fixé comme vérité par le dogmatique, et le critique qui d’ailleurs peut faire avec celui-ci une seule et même personne, croit à cette vérité, à cet article de foi. Dans cette foi et possédé par cette foi, il critique.

Le secret de la critique est une « vérité » quelconque qui reste pour elle un mystère formidable.

Je distingue entre la critique tributaire et la critique propre. Si je critique ayant pour hypothèse l’Être suprême, ma critique sert cet Être et est menée en vue de lui : si par exemple je suis possédé de la foi à un « État libre », je critique tout ce qui s’y rapporte ayant comme point de vue la question de savoir si cela convient à l’État, car j’aime cet État ; si je fais la critique comme homme pieux, tout se résout pour moi en divin et diabolique et la nature aux yeux de ma critique se ramène à être l’œuvre de Dieu ou du Diable (de là les dénominations : Dieudonné, ou Déodat, Mont de Dieu, Chaire du diable, etc.) ; les hommes consistent en croyants et impies, etc., si je critique ayant pour croyance l’homme comme « être vrai », aussitôt il n’y a plus pour moi que l’homme et le non-homme.

La critique est restée jusqu’aujourd’hui une œuvre d’amour ; car en tout temps nous l’avons pratiquée par amour pour un être quelconque. Toute critique tributaire est un produit de l’amour, une possession, et procède suivant les paroles du nouveau testament : « éprouvez tout et conservez ce qui est bien ». « Le bien », voilà la pierre de touche, le criterium. Le bien, revenant sous des milliers de noms et de formes, est toujours resté l’hypothèse, le point dogmatique solide sur lequel s’appuie cette critique ; il est l’idée fixe.

Tranquillement, le critique en se mettant au travail suppose la « vérité » et ayant pour croyance qu’il faut la trouver, il la cherche. Il veut découvrir le vrai et voilà précisément ce qui pour lui est « le bien ».

Supposer ne signifie pas autre chose que poser par avance une pensée, ou penser une chose antérieurement à toute autre, et de cette chose pensée, tirer le reste, c’est-à-dire y rapporter tout, en faire un criterium. En d’autres termes, ceci veut dire simplement que la pensée doit commencer par une chose pensée. Si l’action de penser commençait au lieu d’être commencée, elle serait un sujet, une personnalité propre, agissante comme est déjà la plante, il n’y aurait pas à nier que la pensée ne dût commencer par soi-même. Seulement la personnification de la pensée fait apparaître une infinité d’erreurs. Dans le système hégélien, on parle toujours comme si la pensée ou l’« esprit pensant » pensait et agissait, c’est-à-dire la pensée personnifiée, la pensée fantôme ; dans le libéralisme critique on dit à tout instant : « La critique » fait ceci et cela, ou encore « la conscience personnelle » trouve ceci et cela. Mais si la pensée passe pour agir personnellement, la pensée doit être elle-même supposée, si c’est la critique une idée doit être pareillement l’hypothèse. Pensée et critique ne pourraient tirer leur activité que d’elles-mêmes, devraient même en être la condition première, car sans être, elles ne pourraient être actives. Mais la pensée, comme chose supposée, est une idée fixe, un dogme : pensée et critique ne pourraient donc sortir que d’un dogme, c’est-à-dire d’une pensée, d’une idée fixe, d’une hypothèse.

Par là nous en revenons à ce qui a été dit plus haut : le christianisme consiste dans le développement d’un monde de pensées, ou bien, il est « la liberté de penser » proprement dite, la « libre pensée », le « libre esprit ». La « vraie » critique, que je nommais « tributaire » est identique à la « libre » critique, car elle n’est pas la mienne propre.

Il en va autrement quand ce qui est tien n’est pas transformé en chose en soi, personnifiée, identifiée à un « esprit propre ». Ta pensée n’a pas « la pensée » pour hypothèse, mais toi. Mais alors tu te supposes ? — Oui, mais non pour moi, pour ma pensée Je suis, avant que de penser. Il s’ensuit qu’une pensée ne précède pas ma cogitation, ou que ma pensée est, sans « hypothèse ». Car l’hypothèse que Je suis pour ma pensée n’est pas faite par la pensée, n’est pas pensée, elle est la pensée même posée, elle est le propriétaire même de la pensée et prouve seulement que la pensée n’est rien de plus que propriété, c’est-à-dire qu’une « pensée indépendante », un « esprit pensant » n’existe pas.

Ce renversement des considérations ordinaires pourrait sembler un jeu frivole d’obstruction, si bien que ceux mêmes contre qui il est dirigé se laisseraient prendre sans défiance à son allure innocente, s’il ne s’y rattachait des conséquences pratiques.

Pour donner à ces conséquences une expression concluante, on affirme maintenant que ce n’est pas l’homme mais le moi qui est la mesure de tout. Le critique « tributaire » a devant les yeux un autre être, une idée qu’il veut servir ; c’est pourquoi il n’immole à son Dieu que les faux dieux. Tout ce qui se fait par amour pour cet être peut-il être autre chose qu’une œuvre d’amour ? Moi au contraire quand je critique, je n’ai même pas mon moi devant les yeux, je me borne à me faire plaisir, à m’amuser suivant mon goût ; je remâche la chose autant que j’en ai besoin, ou j’en prends seulement le parfum.

La différence des deux positions s’établit d’une façon plus précise si l’on considère que le critique « tributaire », parce qu’il est conduit par l’amour, croit servir la cause elle-même.

On ne veut pas abandonner, bien au contraire, on veut chercher la vérité, « la vérité en général ». Qu’est-elle sinon l’Être suprême ? Aussi la « vraie critique » devrait désespérer si elle perdait la foi à la vérité. Et cependant la vérité n’est qu’une pensée, non seulement une, mais la pensée, qui est au-dessus de toutes les pensées, l’indestructible, la pensée même qui seule sanctifie toutes les autres, elle en est la consécration ; elle est la pensée « absolue », « sacrée ». La vérité dure plus que tous les Dieux, car c’est seulement pour la servir et par amour d’elle que l’on a renversé les Dieux et enfin Dieu lui-même. La vérité survit à la disparition du monde des Dieux, car elle est l’âme immortelle de ce monde périssable de Dieux ; elle est la divinité même.

Je veux répondre à la question de Ponce-Pilate : qu’est-ce que la vérité ? La vérité est la libre-pensée, l’idée libre, le libre esprit ; la vérité est ce qui est libre de toi, ce qui n’est pas ta propriété, ce qui n’est pas en ton pouvoir. Mais elle est aussi ce qui est complètement dépourvu de caractère de personnalité, de réalité, de corporalité ; la vérité ne peut apparaître comme tu apparais, elle ne peut se mouvoir, se modifier, se développer ; la vérité attend et reçoit tout de toi, et n’est même que par toi ; car elle n’existe que dans la tête. Tu concèdes que la vérité est une pensée, mais tu n’accordes pas que toute pensée soit vérité, ou comme tu le dis très bien, toute pensée n’est pas vraiment ni réellement pensée. Et à quoi reconnais-tu l’irréalité ou la réalité de la pensée ? À ton impuissance, à ce que tu n’as plus de prise sur elle ! Si elle te subjugue, t’enthousiasme et t’entraîne, tu la tiens pour vraie. Sa domination sur toi te donne la mesure de sa vérité, et quand elle te possède et que tu en es possédé, alors tu es satisfait. Tu as enfin trouvé ton seigneur et maître. Lorsque tu cherchais la vérité, à quoi ton cœur aspirait-il ? À son maître ! Ce n’est pas ta puissance que tu as en vue, mais un Seigneur que tu veux exalter. (« Exaltez le Seigneur notre Dieu. ») La vérité, mon cher Pilate, c’est le maître, et tous ceux qui cherchent la vérité, cherchent et louent le maître. Et où existe-il ? Où, sinon dans ta tête ? Il n’est qu’esprit et toujours où tu crois l’apercevoir, il n’y a qu’un fantôme ; et c’est seulement l’anxiété du christianisme tourmenté du besoin de rendre visible l’invisible, de donner un corps à l’esprit, qui a créé le fantôme ; ce fut le gémissement craintif de la foi aux fantômes.

Tant que tu crois à la vérité, tu ne crois pas à toi, tu es un serviteur, un homme religieux. Toi seul est la vérité, ou plutôt, tu es plus que la vérité qui pour toi n’est rien. Certes, tu questionnes aussi sur la vérité ; certes aussi tu « critiques », mais tu n’interroges pas sur une « vérité supérieure » qui serait plus haute que toi, et tu n’en critiques pas le criterium. Tu te donnes comme le but unique de tes pensées et représentations, ainsi que des manifestations des choses, tu n’as en vue que de te les adapter, assimiler et approprier, tu ne veux que les réduire en ta puissance, devenir leur propriétaire, tu veux l’orienter en elles et t’y savoir chez toi ; et tu les trouves vraies, tu les vois dans leur vrai jour quand elles ne peuvent plus t’échapper, qu’elles ne peuvent plus occuper une position inexpugnable, enfin qu’elles te conviennent, qu’elles sont ta propriété. Si chemin faisant elles deviennent plus lourdes à porter, si elles échappent de nouveau à ton pouvoir, cela tient à leur non-vérité, c’est-à-dire à ton impuissance. Ton impuissance est leur puissance, ton humilité leur hauteur. Ainsi tu es leur vérité, ou bien si c’est le néant que tu es pour elles et dans lesquelles elles s’écoulent, leur vérité est leur néant.

C’est seulement comme propriété du moi que les esprits, les vérités parviennent au repos, et c’est seulement alors qu’ils sont réellement, quand ils sont délivrés de leurs tristes existences et deviennent ma propriété, quand on ne dit plus : la vérité se développe, se fait valoir, domine, l’histoire (encore un concept) triomphe, etc. Jamais la vérité n’a vaincu, mais constamment elle ne fut que mon moyen de vaincre, semblable au glaive (« le glaive de la vérité »). Toute vérité en soi est chose morte, un cadavre ; elle n’est vivante que de la même façon que mes poumons sont vivants, en proportion de ma propre activité vitale. Les vérités sont des matériaux, comme le blé ou l’ivraie ; sont-elles blé ou ivraie, à moi d’en décider.

Les objets ne sont pour moi que des matériaux que j’emploie. Où j’étends la main, je saisis une vérité que je m’attribue. La vérité est pour moi chose sûre et je n’ai pas besoin de languir après elle. La servir n’est nullement dans mes intentions ; elle n’est à mon point de vue qu’un aliment pour ma tête pensante, comme la pomme de terre pour mon estomac, organe de digestion, comme l’ami pour mon cœur sociable. Tant que j’ai l’envie et la force de penser, j’emploie toute vérité et je me l’assimile suivant mes moyens. La vérité est pour moi ce que furent pour les chrétiens la réalité et les choses profanes « vanité et néant ». Elle existe certes aussi bien que les choses de ce monde qui continuent d’exister, bien que le Christ ait proclamé leur néant, mais elle est vaine, parce qu’elle n’a pas sa valeur en soi, mais en moi : En soi elle est sans valeur. La vérité est une créature.

De même que, par votre activité, vous pouvez instituer une infinité de choses, que vous transformez constamment le sol et édifiez partout des œuvres humaines, vous pouvez aussi, par votre pensée, trouver des vérités innombrables et nous nous en réjouissons volontiers. Pourtant de même que je ne puis faire abandon de ma personne pour servir mécaniquement les machines que vous venez de découvrir, mais que j’aide à leur mise en marche uniquement dans mon intérêt personnel, ainsi, je ne veux qu’utiliser vos vérités sans les laisser m’utiliser pour servir leurs exigences.

Toutes les vérités sous moi me sont bienvenues ; une vérité au-dessus de moi, une vérité vers laquelle je devrais me diriger, je ne la connais pas. Pour moi il n’y a pas de vérité, car au-dessus de moi, il n’y a rien ! Au-dessus de moi, rien ne va, ni mon essence, ni l’essence de l’homme ! Oui rien au-dessus de moi, moi « cette goutte d’eau dans un seau d’eau », moi, ce « néant » !

Vous croyez avoir fait la chose suprême quand hardiment vous affirmez qu’il n’y a pas de « vérité » absolue, parce que tout temps a sa vérité propre. Cependant vous laissez à chaque époque sa vérité, et vous créez ainsi proprement une « vérité absolue », une vérité qui ne fait défaut à aucune époque, parce que chacune, quelle que puisse être sa vérité, a cependant « une vérité ».

Doit-on se borner à dire qu’en tout temps on a pensé, et par conséquent on a eu des pensées ou vérités, qui, à l’époque suivante, cédèrent la place à d’autres ? Non, on doit dire que tout époque a eu son « credo » et en fait il n’en est encore apparu aucune où il n’y ait eu une « vérité supérieure » reconnue, à laquelle on ne crût devoir se soumettre en raison de sa « sublimité ». Toute vérité d’une époque en a été l’idée fixe ; quand plus tard une vérité nouvelle fut trouvée, la chose n’arriva toujours que parce qu’on en cherchait une autre ; on apportait quelques corrections à la folie de l’époque antérieure et on lui revêtait un costume moderne. Car — qui pourrait contester ce droit — on voulait s’enthousiasmer pour une idée ! On voulait être dominé, être possédé par une idée ! L’idée dominante plus moderne est « notre essence » ou « l’homme ».

Pour toute critique libre une pensée était le criterium, pour la critique propre, ce criterium, c’est moi, moi l’indicible, qui par conséquent ne suis pas uniquement pensée ; car ce qui n’est que pensé, est constamment exprimable, parce que la parole et la pensée coïncident. Vrai est ce qui est mien, irréel ce dont je suis la propriété. Vraie est par exemple l’association, tandis que l’État et la Société sont dénués de vérité. La critique « libre et vraie » a souci de la domination conséquente d’une pensée, d’une idée, d’un esprit, la critique « propre » n’a souci de rien d’autre que de ma jouissance personnelle. Mais en cela, et nous ne lui épargnerons pas l’affront, cette dernière égale la critique animale de l’instinct. Pour moi, comme pour l’animal qui exerce sa critique, il ne s’agit que de moi, non de la chose. Je suis le criterium de la vérité, mais Je ne suis pas une idée, Je suis plus qu’une idée, c’est-à-dire inexprimable. Ma critique n’est pas « libre », elle n’est pas libre de moi et elle n’est pas tributaire, elle n’est pas au service d’une idée, elle est ma critique propre.

La critique, vraie ou humaine, se borne à reconnaître si une chose convient à l’homme, à l’homme vrai, tandis que par ta critique propre tu découvres si elle te convient.

La critique libre s’occupe d’idées et est par suite constamment théorique. Elle peut déployer ses fureurs contre l’idée, elle ne s’en dégage pas. Elle se bat avec des fantômes, mais elle ne le peut que si elle les tient pour fantômes. Les idées auxquelles elle a affaire ne disparaissent pas complètement : la brise du matin ne les met pas en fuite.

Certes le critique peut en venir à l’égard de l’idée à l’ataraxie, mais il n’est jamais affranchi, c’est-à-dire qu’il ne concevra jamais qu’il n’existe pas quelque chose de supérieur à l’homme corporel, par exemple l’humanité, la liberté, etc. Pour lui il reste toujours une « mission » à l’homme : l’humanité. Et cette idée d’humanité demeure irréalisée, parce que précisément elle reste et doit rester « idée ».

Si je conçois au contraire l’idée comme mon idée, elle est déjà réalisée parce que je suis sa réalité : sa réalité consiste en ceci, que moi, être corporel, je l’ai.

On dit que dans l’histoire du monde se réalise l’idée de liberté. Inversement cette idée est réelle autant qu’un homme la pense et elle est réelle dans la mesure où elle est idée, c’est-à-dire dans la mesure où je la pense, où je l’ai. Ce n’est pas l’idée de la liberté qui se développe, mais l’homme, et dans cette évolution personnelle, il développe naturellement sa pensée en même temps.

Bref le critique n’est pas encore propriétaire, parce qu’il lutte avec les idées comme avec des êtres étrangers puissants, de même que le chrétien n’est pas propriétaire de ses « passions mauvaises », tant qu’il lui faut les combattre : pour celui qui lutte contre le vice, le vice existe.

La critique demeure cachée dans la « liberté de la connaissance », la liberté de l’esprit, et l’esprit acquiert seulement la vraie liberté quand il s’emplit de l’idée pure, de l’idée vraie ; telle est la liberté de penser qui, sans pensée, ne peut être.

La critique ne chasse une idée que par une autre, par exemple l’idée du privilège par celle de l’humanité, ou l’idée de l’égoïsme par celle du désintéressement.

En somme on trouve le commencement du christianisme dans sa fin critique, car, ici comme là, on combat « l’égoïsme ». Ce n’est pas moi le particulier, mais l’idée, la chose générale que je dois mettre en valeur.

Guerre de la prêtraille contre l’égoïsme, ou du spirituel contre le temporel, voilà tout le contenu de l’histoire chrétienne. La critique de notre temps a rendu la guerre universelle ; le fanatisme s’est achevé. D’ailleurs il ne pourra disparaître qu’après avoir épuisé l’existence et exhalé jusqu’au bout ses fureurs.




Que m’importe si ce que je pense et ce que je fais est chrétien ! Ou si c’est humain, libéral, inhumain, antilibéral ! Du moment que mes pensées et mes actes n’ont pas d’autre but que ce que je veux, que j’y trouve ma satisfaction, donnez-leur les prédicats que vous voudrez, que m’importe !

Moi aussi, peut-être, je me débats dans l’instant suivant contre ma pensée d’avant, il m’arrive aussi de changer soudain ma façon d’agir ; mais ce n’est pas, parce qu’elle ne répond pas au christianisme, ce n’est pas parce qu’elle court contre les droits éternels de l’homme, ce n’est pas parce qu’elle va frapper en plein visage l’idée de l’homme, de l’humanité, mais parce que je ne m’en trouve plus si près, parce qu’elle ne m’offre pas une pleine satisfaction, parce que je doute de la pensée antérieure, ou que le mode d’action que j’ai suivi jusqu’ici ne me plaît pas.

De même que le monde comme propriété est devenu un matériel que j’emploie à ma guise, de même l’esprit comme propriété doit descendre à n’être plus qu’un matériel qui ne m’inspire plus aucune terreur sacrée. Tout d’abord on ne me verra plus trembler devant une pensée, si téméraire et « diabolique » qu’elle soit, parce que, si elle menace de devenir trop embarrassante et trop inquiétante pour moi, sa fin est en mon pouvoir, mais aussi je ne reculerai devant aucun acte, sous prétexte qu’il contient en lui l’esprit d’impiété, d’immoralité, d’illégalité, pas plus que saint Boniface de s’abstint, par scrupule religieux, d’abattre les chênes sacrés des païens. Si les choses du monde sont devenues vaines, les pensées de l’esprit doivent aussi le devenir. Aucune pensée n’est sacrée, car aucune pensée ne peut passer pour « piété », aucun sentiment n’est sacré (il n’y a pas de sentiment sacré de l’amitié, de sentiment maternel sacré, etc.), aucune foi n’est sacrée. Tout cela est inaliénable, ma propriété inaliénable, et peut être anéanti comme créé par moi.

Le chrétien peut perdre toutes choses, ou objets, les personnes les plus aimées, les « objets » de son amour, sans se considérer soi, c’est-à-dire au sens chrétien son esprit, son âme comme perdu. Le propriétaire peut rejeter loin de soi toutes les pensées qui étaient chères à son cœur et enflammaient son zèle, il les gagnera de même de mille façons, parce que lui, leur créateur demeure.

Inconsciemment et involontairement nous tendons tous à l’individualité, et il sera difficile d’en trouver un parmi nous qui n’ait abandonné un sentiment sacré, une pensée sacrée, une foi sacrée et nous ne rencontrons même personne qui ne pourrait encore se délivrer de telle ou telle de ses pensées sacrées. Toute notre lutte contre les convictions a pour origine l’opinion que nous sommes capables de chasser notre adversaire des pensées où il se retranche. Mais ce que je fais inconsciemment, je le fais à moitié ; c’est pourquoi, après toute victoire sur une foi, je deviens de nouveau le prisonnier (possédé) d’une autre, qui prend tout mon moi à son service ; je deviens fanatique de la raison après que mon zèle pour la Bible a cessé, je m’enflamme pour l’idée d’humanité, après avoir assez longtemps combattu pour celle de chrétienté.

Certes comme propriétaire des pensées, je mettrai autant d’ardeur à couvrir ma propriété du bouclier, que j’en déploie comme propriétaire des choses à ne pas les laisser attaquer par quiconque ; mais je considérerai souriant l’issue du combat, souriant je placerai mon bouclier sur la dépouille mortelle de mes pensées et de ma foi, souriant, je triompherai si je suis battu. Telle est précisément l’humour de la cause. Quiconque a des « sentiments plus élevés » peut s’épancher librement sur les petitesses des hommes, quant à moi je les laisse jouer des « grandes pensées, des sentiments sublimes, des nobles enthousiasmes et de la sainte foi », car je suis le propriétaire de tout.

Si la religion a établi ce principe que nous sommes tous pécheurs, je lui oppose celui-ci : nous sommes tous parfaits ! Car nous sommes à tout instant tout ce que nous pouvons être et nous n’avons jamais besoin d’être plus. Comme il n’y a aucune lacune en nous, le péché aussi n’a aucun sens. Montrez-moi encore un pécheur au monde si personne n’a plus à satisfaire à un être supérieur ! Si je n’ai qu’à me contenter moi-même, je ne suis pas pécheur quand je ne le fais pas, car je ne blesse en moi rien de sacré ; dois-je au contraire être pieux il me faut agir au gré de Dieu, dois-je me comporter en homme, je dois satisfaire à l’essence de l’homme, à l’idée d’humanité, etc. Celui que la religion appelle « pécheur », l’humanité le nomme « égoïste ». Mais, encore une fois, si je n’ai besoin de satisfaire personne autre, l’« égoïste » en qui renaît, pour l’humanité, un diable d’un nouveau genre, est-il autre chose qu’un non-sens ? L’égoïste devant lequel tremblent les « humains » est aussi bien un fantôme que le diable : il n’existe que dans leurs cerveaux comme spectre et sous des formes de pure fantaisie. S’ils n’avaient pas erré çà et là d’un pôle à l’autre de l’opposition du bien et du mal des vieux Francs qu’ils désignent aujourd’hui respectivement sous les noms d’« humain » et d’« égoïstique » ils n’auraient pas rajeuni en « égoïste » le « pécheur » passé de mode, et n’auraient pas cousu une nouvelle loque sur des haillons usés. Mais ils ne pouvaient agir autrement, car ils tiennent pour leur tâche d’être « hommes ». Ils se sont affranchis des « bons[27] », mais le bien est resté !

Nous sommes tous parfaits et sur toute la terre il n’y a pas un homme qui soit pécheur. Il y a des fous qui s’imaginent être Dieu le père, Dieu le fils ou un habitant de la lune ; de même ce monde fourmille de sots qui s’imaginent être pécheurs et qui ne le sont pas plus que cet autre n’est habitant de la lune. Leur péché est une imagination.

Mais, objecte-t-on insidieusement, leur folie ou leur possession est du moins un péché ! Leur possession n’est pas autre chose que ce qu’ils sont parvenus à atteindre ; elle est le résultat de leur développement, comme la foi de Luther en la Bible fut précisément tout ce qu’il put trouver. À l’un son développement lui procure la maison des fous, à l’autre le Panthéon et l’approche du Walhalla.

Il n’y a pas de pécheur ni d’égoïsme pécheur !

Laisse-moi tranquille avec ton « amour des hommes » ! Insinue-toi, toi, l’ami des hommes, dans les « cavernes du vice », arrête-toi un instant dans le tourbillonnement de la grande ville ; ne trouveras-tu pas partout péchés sur péchés et encore péchés ? Ne gémiras-tu pas sur l’humanité corrompue, ne déploreras-tu pas l’égoïsme monstrueux ? Verras-tu un riche sans le trouver impitoyable et « égoïste » ? Peut-être te dis-tu athée, mais tu restes fidèle à ce sentiment chrétien qu’un chameau passera par le trou d’une aiguille avant qu’un riche ne soit pas un « non-homme ». En somme, combien en vois-tu que tu ne rejetterais pas dans « la masse égoïste » ? Ainsi qu’a donc trouvé son amour des hommes ? Rien que des hommes indignes d’être aimés ! Et d’où sortent-ils tous ? De toi, de ton amour des hommes. Tu as apporté le pécheur avec toi, dans ta tête, c’est pourquoi tu l’as trouvé, c’est pourquoi tu l’as fourré partout. N’appelle pas les hommes pécheurs, ils ne le sont : toi seul est le créateur des péchés. Toi qui t’imagines aimer les hommes, c’est précisément toi qui les jette dans la boue du péché, c’est toi qui les sépare en vicieux et vertueux, en hommes et non-hommes, c’est toi qui les souille de la bave de ta possession ; car tu n’aimes pas les hommes, mais l’Homme. Mais moi je te le dis, tu n’as jamais vu un pécheur, tu l’as seulement rêvé.

Je suis détourné de ma jouissance personnelle, parce que je crois devoir servir un autre, que je me crois appelé au « sacrifice », à « l’abnégation », à « l’enthousiasme ». Eh bien ! si je ne sers plus aucune idée, aucun « être supérieur », il va de soi que je ne sers plus aussi aucun homme mais, en toute circonstance, moi. Ainsi, non seulement en fait ou en être, mais aussi pour ma conscience, je suis l’Unique.

Il t’échoit en partage plus que le divin, plus que l’humain ; il te revient ce qui est tien.

Considère-toi comme plus puissant que tu ne l’es aux yeux des autres et tu as plus de puissance ; considère-toi comme étant plus et tu as plus.

Tu n’es pas uniquement appelé à ce qui est divin, tu n’as pas seulement droit à ce qui est humain, mais tu es propriétaire de ce qui est tien, c’est-à-dire de tout ce que tu possèdes la force de t’approprier, en d’autres termes tu es approprié et habilité à tout ce qui est tien.

On a toujours pensé devoir me donner une destination située hors de moi, si bien qu’enfin on m’a exhorté à revendiquer l’humain, parce que le moi = l’humain. Tel est le cercle magique du christianisme. Le moi de Fichte est aussi le même être extérieur à moi, car chacun est moi, et si ce moi seul a des droits, c’est lui qui est le « Moi », ce n’est pas moi. Mais je ne suis pas un moi, à côté d’autres moi, je suis le moi unique ; je suis unique. Par suite aussi mes besoins, mes actes, bref tout en moi est unique.

Et c’est seulement en qualité de moi unique que je m’approprie tout, c’est seulement comme tel que je me manifeste et me développe. Ce n’est pas comme homme que je me développe, ce n’est pas l’homme que je développe en moi, mais c’est moi, en tant que moi, que je développe.

Tel est le sens de l’Unique.

  1. Aux Romains, 8, 14.
  2. P. ex. Marx dans les deutsch-frans, Iahrb., p. 197.
  3. B. Bauer Iudenfrage, S. 61.
  4. Hess, Triarchie, p. 76.
  5. Wesen des Christenthums, p. 401.
  6. Becker, Volksphilosophie, p. 22.
  7. « Je t’en prie, épargne mes poumons ! Celui qui veut avoir le droit pour lui, et a seulement une langue, l’aura certainement ».
  8. Dies Buch gehœert dem Kœnig, p. 376.
  9. P. 374.
  10. P. 381.
  11. P. 385.
  12. Je répéterai à propos des réflexions qui vont suivre la remarque que j’avais faite à la suite du chapitre : le libéralisme humain ; ces réflexions furent écrites aussitôt l’apparition du livre en question. Stirner.
  13. Ne pas prendre le mot particularisme dans le sens politique qui lui a été donné. Nous n’avons qu’un seul mot pour « l’individu ». L’Allemand en a plusieurs qui ont chacun des nuances très appréciables. Ici particularisme est la tendance au triomphe à l’épanouissement de l’individu particulier. (Note du traducteur).
  14. Dans un Registrations bill pour l’Irlande, le gouvernement anglais émit le projet de donner la qualité d’électeur à ceux qui paieraient cinq livres sterlings comme taxe des pauvres.
  15. Le ministre Stein employa cette expression à l’égard du comte de Reisach quand froidement il livra celui-ci au gouvernement bavarois, « car, disait-il, un gouvernement comme la Bavière doit valoir plus qu’un simple individu ». Reisach avait sur l’ordre de Stein écrit contre Montgelas. Pour cet écrit Montgelas exigea l’extradition de Reisach que Stein accorda aussitôt.
  16. Dans les collèges, universités, etc…, les pauvres concourent avec les riches, mais c’est la plupart du temps grâce à des bourses dont la fondation, chose remarquable, remonte à une époque où la libre concurrence était encore bien loin d’être un principe dominant. Le principe de la concurrence ne fonde aucune subvention, mais il dit : aide-toi toi-même, c’est-à-dire procure-toi les moyens. Ce que l’État sacrifie dans un tel but il le place à intérêt pour se créer des serviteurs.
  17. Il y a ici une équivoque intraduisible. Stirner oppose à Pressfreiheit (liberté de la presse) Pressfrecheit (impudence de la presse).
  18. Feuerbach, Wesen des Christenthums, 394.
  19. Jeu de mots intraduisible sur Muth courage et Demuth humilité.
  20. Pour prendre mes sûretés contre une accusation criminelle, je fais remarquer expressément que j’emploie le mot « Empörung » (soulèvement, révolte) à cause de son sens étymologique, non dans le sens limité prescrit par la loi. Stirner.
  21. Aux Corinthiens.
  22. Timothée.
  23. Le communisme en Suisse, page 24.
  24. Idem, page 63.
  25. Aux Romains. I, 25.
  26. Chamane, prêtre des peuplades Samoyèdes primitives.
  27. Au sens évangélique du mot.