L’Union des colonies britanniques sud-africaines

L’union des colonies britanniques sud-africaines
Biard d’Aunet

Revue des Deux Mondes tome 53, 1909


L’UNION
DES
COLONIES BRITANNIQUES
SUD-AFRICAINES

Le mouvement fédératif des colonies australiennes, commencé en 1895, achevé en 1900, a créé, sous une forme définitive, un organisme politique d’une incontestable vitalité, d’une puissance qui ne peut que grandir, et modifié l’équilibre des influences qui se disputent la suprématie sur l’Océan Pacifique.

Voici qu’une autre fédération se forme, celle des colonies anglaises de l’Afrique du Sud. Elle présente des particularités d’un intérêt saisissant. L’évolution s’est opérée avec une promptitude imprévue. L’union se réalise entre populations, non seulement d’origines différentes, mais hier encore ennemies, ne parlant pas la même langue et divisées par la nature de leurs intérêts. Néanmoins, les liens qui désormais leur imposent une destinée commune ont été volontairement créés plus étroits que dans aucune autre fédération. L’œuvre accomplie est nationale plutôt que fédérale. C’est un fait sans précédent, même sans analogie dans l’histoire. Peut-être trouvera-t-on qu’il mérite d’arrêter nos regards, sans avoir besoin d’ajouter que nous avons immobilisé plus d’un milliard en Afrique australe, et que cette contrée fut, il y a moins de dix ans, le théâtre d’une lutte au cours de laquelle un peu du meilleur sang français a été répandu.


I

Esquissons d’abord la physionomie du pays.

Le vaste triangle aux côtés fortement renflés qui constitue l’Afrique du Sud est borné au Nord par trois grands territoires équatoriaux qui sont, de l’Ouest à l’Est, le Congo français, le Congo belge, et l’Afrique orientale allemande. Si cette dernière possession appartenait à l’Angleterre, le drapeau britannique -flotterait du Cap à la Méditerranée, car au Nord de l’Afrique orientale allemande commence le Protectorat anglais de l’Ouganda, où le Nil prend ses sources. De là, par le Kordofan, la Nubie et la Haute-Egypte, l’influence exclusive de l’Angleterre s’étend jusqu’à Alexandrie.

L’Afrique du Sud est donc comprise entre la zone des trois territoires français, belge et allemand, et le Cap de Bonne-Espérance, pointe extrême du Continent noir, baignée par la mer antarctique. L’Angleterre en occupe toute la partie méridionale organisée en colonies autonomes, et, sous forme de « protectorats » ou de territoires concédés à la British South Africa Company, toute la partie médiane. L’expression « protectorats » n’a pas ici son sens habituel. Ce sont plutôt des colonies de la Couronne dont certaines parties demeurent exclusivement réservées aux indigènes.

La colonie du Cap, jadis hollandaise, mais appartenant à l’Angleterre depuis un siècle, forme la base géographique de ce groupe. Au-dessus d’elle s’étagent : au Nord, le vaste Béchuanaland, incomplètement exploré et de faible population ; au Nord-Est, l’Orange et le Natal, fertiles et en pleine activité. Au-dessus de l’Orange et du Natal, le Transvaal, pays d’élevage, connu surtout par ses gisemens aurifères dont la production égale aujourd’hui le tiers de celle du monde entier[1]. Au-dessus encore, la Rhodesia méridionale, propre à l’agriculture dans sa plus grande partie et riche aussi en minéraux variés[2]. Enfin, la Rhodesia du Nord, divisée en deux territoires, Nord-Ouest et Nord-Est. Ce dernier confine par l’Est au Nyasaland, autre colonie britannique appuyée au lac Nyasa qui la sépare de la possession allemande. Les trois Rhodesias, dont la superficie dépasse le double de celle de la France, sont la réserve de richesse du futur empire Sud-Africain.

Les colonies du Cap et de Natal ont seules un accès direct à la mer. A l’Est des autres possessions anglaises, de Delagoa Bay (Lourenço Marques) au cap Delgado, faisant face à Madagascar, s’étend, sur une longueur de côtes de 2 000 kilomètres, l’Afrique orientale portugaise. A l’Ouest, le long du Bechuanaland, une autre possession allemande (dite Sud-Ouest africain allemand) et une autre possession portugaise, très vaste, s’élevant vers le Nord jusqu’à l’embouchure du Congo (l’Angola), limitent l’expansion britannique dans cette direction latérale.

La superficie des colonies anglaises en Afrique australe est à peu près celle des États-Unis d’Amérique. Réparties sur 25 degrés de latitude, — distance de la Norvège à l’Algérie, — elles offrent des climats très variés, en général salubres. Leur population n’est, encore que de 8 millions d’habitans, dont 1 200 000 de race blanche. Ces derniers sont presque tous fixés dans les colonies du Sud (le Cap, Orange, Transvaal et Natal). Dans les protectorats, les Rhodesias, et le Nyasaland, on compte à peine 20 000 Européens, dont les trois quarts dans la Rhodesia du Sud. Cependant l’ensemble de ces territoires dépasse en étendue, et peut-être aussi en richesses naturelles, celui des colonies méridionales. Dans celles-ci, la population indigène est beaucoup plus dense que dans le Nord. Les blancs ne forment que le tiers de la population de l’Orange, le quart de celles du Transvaal et de la colonie du Cap, moins du dixième de celle de Natal. Partout, en somme, ils sont en faible minorité.

De ces chiffres, se dégage un fait dominant, à savoir que la mise en valeur de l’Afrique du Sud, son avenir et sa tranquillité dépendent surtout de la question indigène. Aux Etats-Unis, au Canada, en Australie, elle a toujours été secondaire, et depuis longtemps a disparu. En Afrique, elle est au premier plan et y restera. Dans un cadre aussi large, alors que chez les races autochtones il n’existe, en dépit de leur vigueur et de leurs aptitudes, que des organisations rudimentaires, le problème de la colonisation du pays est entièrement nouveau. Ce n’est pas d’ailleurs un problème seulement économique ; il comporte des responsabilités morales. Les résidens, aussi bien les Boers que les Anglais, ont conscience de ces devoirs. Ils se sont de tout temps appliqués à les remplir ; mais ils savent aussi quelles difficultés rencontre auprès de ces populations primitives la conciliation des nécessités de l’ordre public et du progrès matériel avec l’exercice d’une tutelle bienveillante. L’appréciation de ces difficultés fut même une des causes déterminantes du mouvement unioniste. Fatiguées des fréquentes interventions du gouvernement britannique, mieux intentionné que renseigné, au sujet du régime des natifs, les colonies ont compris que seul un gouvernement central aurait une autorité suffisante pour écarter ces interventions, et mieux encore, pour les rendre inutiles. Seul en effet, il serait à même d’imposer des mesures impartiales, conduisant à la meilleure utilisation du travail des indigènes, tout en accroissant leur bien-être, les amenant peu à peu et, pour ainsi dire, par couches successives, jusqu’au rang de citoyens.

La réalisation de ce beau programme sera laborieuse ; mais l’expérience entreprise dans la colonie du Cap est plutôt rassurante. On y voit aujourd’hui deux millions d’hommes de couleur, dont ceux qui ne sont pas complètement illettrés et possèdent un établissement fixe jouissent des droits politiques, vivre à côté de six cent mille résidens de race blanche, soumis aux mêmes lois, et sans qu’aucun conflit entre les uns et les autres menace la paix publique.


II

Le mouvement fédératif qui vient d’aboutir dans l’Afrique du Sud ne concerne encore que les colonies autonomes. Son origine remonte à la guerre du Transvaal. Sans elle, il ne se fût pas produit. Il fallait qu’un seul drapeau le couvrît et le protégeât.

Lorsque, le 31 mai 1902, les Boërs écrasés par le nombre, après une lutte héroïque prolongée pendant trente mois, se virent contraints de « signer le revers » en acceptant le traité de Vereeniging, personne en Europe ne croyait à la possibilité d’une prochaine réconciliation entre vainqueurs et vaincus. Dans l’ardeur d’une résistance obstinée s’était plutôt aigri chez ces derniers le souvenir du « siècle d’injustice, » si vigoureusement décrit par M. F. W. Reitz, l’ancien ministre du président Krüger. L’histoire de ce siècle, — tout le dix-neuvième depuis 1806, — n’était aux yeux des Boers que celle de leurs conflits avec les Anglais, de leur persécution, disaient-ils. Protestant au nom du droit violé, ils rappelaient que, même en Angleterre, leur cause avait trouvé des défenseurs. Ils invoquaient le jugement porté par Froude, l’ami de Carlyle, condamnant, dans son Oceana, la conduite « injuste et imprudente » de ses compatriotes visa vis des burghers d’Afrique, et les paroles de Gladstone, déclarant lors de la première annexion du Transvaal, en 1877, qu’on n’avait pas le droit d’imposer par la force aux habitans d’une république une nationalité dont ils ne voulaient pas.

Plus vivante encore dans leur mémoire était la suite douloureuse des querelles suscitées après la découverte des gisemens d’or en 1886, s’accentuant en 1892 sous l’impulsion de Cecil Rhodes, s’aggravant en 1896 par le raid Jameson (à l’occasion duquel l’empereur Guillaume adressa à M. Kruger son fameux télégramme), en 1897 par le refus du gouvernement anglais d’accepter un arbitrage ; puis, se multipliant, pressantes, incessantes, lancées par la main nerveuse de M. Chamberlain : griefs des Uitlanders, lois sur les indigènes, sur l’alcool, sur la dynamite, tarifs de douanes et de chemins de fer, incidens ou accidens transformés en affaires d’État (l’affaire Lombard, l’affaire Edgar, l’affaire de l’amphithéâtre de Johannesburg)… Autant de prétextes à intervention. Enfin, la question des droits politiques des étrangers, prenant soudain la forme d’une mise en demeure impérative, rendant la guerre inévitable. Et plus tard, à la suite de l’annexion prématurée des deux républiques, en mai et septembre 1900, tandis que les Boërs tenaient encore, souvent avec succès, la campagne, on les avait traités, non plus en belligérans, mais en rebelles. Leurs maisons, leurs fermes, avaient été incendiées, leurs troupeaux confisqués ou détruits, leurs champs dévastés, leurs familles emmenées dans les « camps de concentration, » où l’administration anglaise, malgré de louables efforts, n’avait pu épargner aux non-combattans d’affreuses privations suivies d’une effrayante mortalité.

C’était plus qu’il ne fallait pour laisser au cœur du peuple boër des sentimens de haine qu’on devait croire irréductibles. Mais dans ce même traité constatant l’impuissance de l’adversaire à continuer la lutte, la nation victorieuse avait déposé le germe de l’apaisement. L’article 7 de la Convention du 31 mai 1902 contenait la clause suivante : « L’administration militaire dans les colonies du Transvaal et d’Orange sera remplacée aussitôt que possible par un gouvernement civil, et, dès que les circonstances le permettront, par des institutions représentatives comportant l’exercice du libre gouvernement. » Cette stipulation n’était pas « concédée. » Elle exprimait une intention arrêtée d’avance, et que le gouvernement britannique avait fait connaître dès la proclamation de l’annexion, en termes moins précis mais suffisamment explicites.

Ainsi s’affirmait une fois de plus, comme un dogme de la nation anglaise, le principe de l’émancipation des colonies de peuplement. Conservateurs et libéraux ne diffèrent à cet égard que sur des questions d’opportunité. Le parti au pouvoir en 1902 était le même qu’en 1895 ; et c’est le même ministre, impérialiste passionné, M. Chamberlain, qui, après avoir été le promoteur de la guerre par sa politique agressive, a contresigné l’accord promettant l’égalité dans l’indépendance aux vaincus comme aux vainqueurs. Le même gouvernement, trois ans plus tard, esquissait déjà un geste, timide, il est vrai, mais constituant un premier pas vers l’accomplissement de cette promesse. L’opposition libérale ayant reconquis le pouvoir quelques mois après, la réalisait dans sa plénitude en décembre 1906, par l’octroi aux colonies annexées des mêmes libertés que possèdent celle du Cap depuis 1872 et celle de Natal depuis 1893.

Les pays qui s’attardent encore dans la pratique d’une soumission complète des colonies aux volontés, voire aux caprices, de la mère patrie, fabriquent leurs législations dans les bureaux de la métropole, règlent leurs budgets, et les encombrent de fonctionnaires hostiles, par devoir professionnel, à toute initiative, ont pu trouver, dans un pareil exemple, matière à d’utiles réflexions.

C’est bien un exemple, au sens propre du mot, puisque c’est l’application d’une règle. L’Angleterre, en poursuivant son œuvre de créatrice de nations, a déployé parfois une vigueur trop impatiente des résistances, confondu ses droits avec ses intérêts, abusé de la faiblesse ou des divisions des premiers occupans. Mais, la paix rétablie et sa suprématie reconnue, elle n’a jamais imposé aux habitans de race blanche, dans ses possessions, une tutelle oppressive ou onéreuse. Qu’ils fussent de pure origine britannique, comme en Australie, anglo-française comme au Canada, ou anglo-hollandaise, comme en Afrique australe, elle leur a donné ou restitué, dès qu’il lui a paru seulement possible de le faire, le droit de se gouverner eux-mêmes. La force de cohésion de l’empire britannique réside dans cette conception d’apparence téméraire, la seule pourtant dont l’expérience ait été heureuse.

Cette politique de générosité devait cependant, à l’égard des colonies annexées de l’Afrique du Sud, paraître hâtive. Comment supposer qu’à peine au sortir de si rudes conflits, les colons anglais et les colons boërs n’allaient plus connaître d’autres rivalités que celle d’une cordiale émulation ? L’objection, ainsi formulée, semblait irréfutable. C’est que la question n’était pas posée comme elle devait l’être. Les rivalités subsistent, elles subsisteront longtemps encore. La fusion des idées, l’union des cœurs, sont bien loin d’être accomplies, si jamais elles doivent l’être. Ce sont les rancunes des vaincus qui se sont calmées et les exigences des vainqueurs qui ont diminué. La cause initiale de cette évolution se trouve dans ce fait que les deux races en présence, quoique si dissemblables, possèdent une qualité commune, le sens des nécessités ou, plus simplement, le bon sens. C’est lui qui, de part et d’autre, a éclairé les esprits. Aux uns, il a imposé la constatation du caractère irrévocable de la conquête ; aux autres, le respect de la valeur, non seulement militaire, mais aussi morale et intellectuelle, d’un adversaire jusqu’alors traité en peuple arriéré et de rang inférieur. C’est pourquoi, à mesure que les souvenirs de la guerre s’éloignaient dans le passé, Anglais et Boërs reconnaissaient l’inutilité de chercher à s’éliminer mutuellement et l’obligation de collaborer au relèvement du pays. Un sentiment très vivace, surtout chez les Boërs, favorisait ce rapprochement ; c’était celui de la confiance dans l’avenir. Même au début de la guerre, même pendant la guerre, les chefs boërs disaient : « Quoi qu’il arrive, l’Afrique du Sud sera un pays libre ! »

Voyons comment les événemens ont fait de cet espoir une réalité.


III

L’annexion du Transvaal et de l’Orange, proclamée dès l’entrée de lord Roberts à Pretoria et à Bloemfontein, était un expédient politique. Le gouvernement anglais, sans prévoir que la campagne se prolongerait pendant deux années encore, savait qu’elle n’était pas finie. En déclarant territoire britannique les deux républiques boërs, il affirmait sa résolution de poursuivre un résultat définitif, donnant ainsi satisfaction à l’amour-propre national ; en même temps, il contraignait l’intervention éventuelle d’une puissance étrangère, si amicale ou discrète qu’elle fût, à prendre le caractère d’une immixtion dans les affaires intérieures de l’Empire, ce qui la rendait par avance inacceptable.

Tout en se préparant à envoyer en Afrique de nouveaux renforts pour remplacer les 50 000 hommes tués, blessés ou rapatriés comme invalides, depuis le début des hostilités, le Cabinet anglais mettait les pays annexés sous l’administration du gouverneur de la colonie du Cap, lord Milner, avec le titre de Haut-Commissaire. Les institutions représentatives dans le Transvaal et l’Orange ayant été détruites, l’autorité de ce fonctionnaire y devenait nécessairement autocratique.

Les exploits des généraux boërs, notamment de Louis Botha, Christian De Wet et Delarey, firent durer les opérations jusqu’au printemps de 4902. Pendant cette période, l’œuvre de réorganisation ne put faire que peu de progrès. La conclusion de la paix permit enfin à lord Milner de s’y livrer sans rencontrer d’autres obstacles que ceux qui provenaient de la nature des choses et de la divergence des intérêts à sauvegarder. Le pays tout entier était dans un état lamentable. C’était donc une lourde tâche. Le Haut-Commissaire s’y appliqua énergiquement ; mais ses vues personnelles ne s’adaptaient pas autant qu’il eût été désirable à la nature essentiellement pacificatrice de sa mission. Il avait apporté en Afrique australe les mêmes conceptions purement anglaises, les mêmes préjugés et tendances dont ses actes avaient été inspirés alors qu’il occupait au Caire les fonctions de conseiller financier du gouvernement khédivial. On trouve dans son ouvrage England in Egypt, l’exposé, empreint d’une sorte de mysticisme candide, des théories de domination nécessaire et providentielle de la Grande-Bretagne, toiles qu’elles avaient cours chez nos voisins vers l’époque du grand jubilé de la reine Victoria. Esprit lucide, doué de rares facultés d’assimilation, caractère tenace et combatif, patriote au plus haut degré, lord Milner est le plus brillant disciple de l’école de l’impérialisme intransigeant fondée par M. Chamberlain. Les adeptes de cette doctrine, dont les premières années de ce siècle n’ont pas encouragé les vastes espoirs, se distinguent des impérialistes plus modérés, dénommés par eux little englanders, par l’ampleur de leurs aspirations et la confiance dans le succès des procédés empiriques. Pour réaliser l’ordre de choses qui satisfera leurs désirs, ils ont une formule : créer ce qui manque, détruire ce qui gêne. Les intérêts, les sentimens, les circonstances de lieux et de faits, ne leur échappent pas, mais, répugnant à s’y adapter, ils les combattent ou les négligent ; et s’ils connaissent le mot de Renan : « Un établissement n’est solide que quand il a des racines historiques, » ils en méconnaissent assurément la haute portée.

Ceci était peut-être nécessaire à dire pour expliquer comment se termina la mission de lord Milner. De 1902 à 1905, il parvint à rétablir au Transvaal et dans l’Orange une administration régulière. Grâce à lui, l’ordre fut assuré, le crédit relevé, le fonctionnement des industries minières reprit son cours, les exploitations agricoles et pastorales se rouvrirent, les voies de communication furent réparées et améliorées. Ces heureux résultats paraissaient devoir lui mériter la reconnaissance des populations. Il n’obtint que leur estime. Son œuvre rencontrait des résistances. Les hostilités de race s’atténuaient, et pourtant les difficultés s’accumulaient devant lui. Questions de douanes, de budgets, de chemins de fer, de main-d’œuvre, d’immigration, se compliquaient, suscitant des objections, donnant lieu à des mécomptes. Les Boërs, chefs et paysans, continuaient à observer loyalement les clauses du traité de paix ; mais ils n’aidaient pas le Haut-Commissaire et semblaient attendre. Ils attendaient en effet. Chez les Anglais, les British-born, lord Milner trouvait plus de bonne volonté. Par malheur, certains gênaient son action par une altitude maladroite et d’absurdes exigences ; d’autres, plus nombreux, de plus en plus nombreux, s’abstenaient de soutenir sa politique. Même, sous le titre de Responsible government party, ils en inauguraient une autre qui, tout en restant indépendante de l’influence des chefs du parti boër, réclamait avec eux l’exécution des promesses de 1900 et de 1902, c’est-à-dire l’octroi d’une Constitution instituant un régime de self-government parlementaire.

L’élément d’origine anglaise ne compte d’ailleurs au Transvaal que pour le tiers environ de la population blanche et, dans l’Orange, à peine pour le cinquième ; encore est-ce la fraction la moins stable, la moins attachée au sol et la moins prolifique. En réorganisant les pays annexés dans un esprit et d’après des méthodes exclusivement britanniques, comme s’il se fût agi d’une autre Australie, lord Milner ne construisait donc pas pour l’avenir ; il ne préparait pas l’avènement d’une nation sud-africaine, issue du rapprochement progressif des deux races, et se consolidant par l’harmonie des concessions réciproques. Cependant, s’il a peu contribué à l’œuvre de réconciliation, il ne l’a pas compromise, et son administration a déblayé le terrain sur lequel d’autres initiatives allaient s’exercer. Il convient aussi de rappeler que lord Milner tenait d’un gouvernement d’esprit plutôt autoritaire que libéral le mandat de le représenter en Afrique du Sud dans des circonstances extrêmement difficiles.


IV

Le ministère présidé par M. Balfour, successeur de lord Salisbury depuis 1902, avait fait part à la Chambre des Communes, en juillet 1904, de son intention d’introduire des réformes au Transvaal. Jusqu’alors, le Haut-Commissaire gouvernait avec l’assistance d’un Conseil dit législatif, en fait consultatif, formé, en parties égales, de fonctionnaires et de personnes choisies par lui-même. On se proposait de faire place dans ce Conseil à un élément libre d’attaches officielles. Ce premier pas vers l’octroi d’une représentation nationale devait être fait au printemps de l’année suivante, époque à laquelle expiraient les pouvoirs des membres non fonctionnaires du Conseil.

Cet engagement fut tenu. Le gouvernement anglais ne se borna pas à modifier la composition du Conseil législatif ; il le remplaça par une Assemblée législative. Les fonctionnaires de la Couronne, membres ex officio, n’y devaient plus occuper que le quart des sièges, tous les autres membres étant nommés au suffrage de la population, et sur une base électorale assez large. Dans sa dépêche au gouverneur du Transvaal (31 mars 1905), M. Lyttelton, ministre des Colonies, expliquait qu’il n’avait pas été jugé possible d’accorder au peuple de l’ancienne république boër la plénitude des droits de gouvernement, parce qu’on pouvait craindre que la division des partis s’opérât sur la question de rivalité de races ; mais qu’en introduisant dans l’Assemblée une majorité de membres élus, on donnait aux habitans du pays le maximum d’indépendance compatible avec la stabilité de l’administration.

Aucune mesure analogue n’était prise à l’égard de la colonie d’Orange : « La question de l’Orange, disait le ministre, est moins urgente, et nous croyons préférable d’attendre les premiers résultats de l’expérience tentée au Transvaal. » Le véritable motif de l’ajournement était la plus grande prépondérance numérique de l’élément boër sur l’élément anglais dans l’ancien « État libre. »

Tandis qu’en Angleterre les conservateurs, approuvant le gouvernement, faisaient toutefois des réserves sur la hardiesse d’aussi larges concessions, la nouvelle Constitution était fraîchement accueillie au Transvaal par les associations politiques boërs et mollement défendue par les colons d’origine anglaise. Dès le 1er mai, le Comité central du Het Volk (organisation représentant les intérêts des propriétaires terriens, en grande majorité boërs), dans une déclaration signée du général Louis Botha, formulait d’acerbes critiques, et concluait en exprimant le désir de voir bientôt le gouvernement et la nation britanniques reconnaître l’insuffisance des nouvelles mesures : « La prospérité du Transvaal, disait ce manifeste, ne peut résulter que delà confiance accordée à son peuple et du maintien des principes de justice qui font si grand honneur à la Constitution anglaise. Dans le cas présent, l’essence même de ces principes semble avoir été perdue de vue. »

Aux yeux de tout observateur impartial, la déception des Transvaaliens devait paraître justifiée. Trop de précautions avaient été prises pour conserver à l’élément anglais la direction des affaires. L’initiative en matière budgétaire, le contrôle des recettes et des dépenses, étaient réservés au gouvernement. Les affaires indigènes, l’organisation de la police, celle des chemins de fer, étaient placées également hors des attributions de l’Assemblée ; et dans celle-ci l’usage de la langue hollandaise ne pouvait être autorisé que par permission spéciale du président. D’autre part, on avait remanié les circonscriptions électorales sur des bases défavorables à la population boër, de telle sorte que le nombre des députés élus fût à peu près le même de chaque côté. L’appoint des votes des membres fonctionnaires devait alors assurer au parti du gouvernement une solide et permanente majorité.

Telle que l’organisait la Constitution de 1905, l’Assemblée législative du Transvaal n’était donc pas un Parlement sérieux, et le régime dont elle était le principal ressort n’avait de la liberté que l’apparence. Son application eût ravivé les vieilles querelles et conduit, soit à un fâcheux retour au système du gouvernement par décrets, soit, sous la pression des circonstances et de l’opinion, à une concession hâtive, mal étudiée, de tous les droits du self-government.

Mais on savait déjà en Afrique et à Londres que ni l’une ni l’autre de ces éventualités ne se produirait ; car au moment où ce premier essai de Constitution allait entrer en vigueur au Transvaal, on prévoyait que l’émancipation des colonies annexées ferait bientôt un pas plus décisif. Les jours du gouvernement conservateur en Angleterre étaient, en effet, comptés, et les déclarations des chefs du parti libéral rassuraient les Afrikanders, de même qu’elles consternaient les partisans de la politique d’attente caractérisée par la Constitution de 1905.

On sait que le ministère de M. Bal four n’attendit pas la fin de l’année pour céder la place à un cabinet formé sous la présidence de sir H. Campbell Bannerman, auquel les élections de janvier 1906 donnèrent une très forte majorité. La question de l’autonomie pour le Transvaal et l’Orange allait donc renaître. Elle ne tarda pas à être résolue.

Précédé d’une déclaration faite par le gouvernement à la Chambre des Communes en juillet 1906, l’événement eut lieu en décembre de la même année pour le Transvaal et en juin de l’année suivante pour la colonie d’Orange. Le temps écoulé depuis l’arrivée des libéraux au pouvoir n’avait pas été employé à discuter le principe de l’émancipation, mais à procéder aux enquêtes nécessaires. Il ne s’agissait plus de relâcher légèrement un lien qu’on eût pu resserrer de nouveau, de tenter une expérience, — suivant l’expression de M. Lyttelton, — mais d’abandonner sans retour les droits les plus essentiels de gouvernement, ne réservant que le principe de souveraineté. En rédigeant cette Charte, il fallait tenir compte d’élémens fort complexes, d’intérêts de natures parfois opposées, de sentimens et de susceptibilités de l’ordre le plus délicat. Renfermer dans un cadre assez large pour qu’elle pût s’y mouvoir aisément, assez limité pour qu’elle ne s’égarât pas en d’imprudentes tentatives, l’action des gouvernemens coloniaux, désormais livrés à eux-mêmes, nécessitait une étude approfondie des faits et des circonstances. Enfin, tout en s’inspirant des mêmes principes à l’égard des deux colonies, on ne jugeait pas opportun de leur donner des constitutions identiques, parce que l’Orange ne possède pas, comme le Transvaal, un district minier, où sont localisés des intérêts considérables d’un caractère purement industriel, et affectant surtout la population d’origine anglaise.

L’union des quatre colonies sous un même gouvernement fait disparaître aujourd’hui les constitutions en vigueur dans chacune d’elles. L’examen de celles qui sont conférées au Transvaal et à l’Orange en 1906 et 1907 offrirait donc peu d’intérêt. Il suffira de constater qu’elles ont fonctionné d’une manière satisfaisante, démontrant ainsi que les craintes formulées par les impérialistes extrêmes (dont lord Milner, revenu d’Afrique, se faisait l’interprète en décembre 1906) n’étaient pas justifiées. En substance, ces constitutions sont aussi libérales que celles des colonies du Cap et de Natal. Etablies sur le type adopté pour toutes les colonies britanniques autonomes, elles comportent l’existence de deux Chambres, dont une au moins est entièrement élue, et d’un ministère gouvernant responsable devant les Chambres, laissent au pouvoir législatif le contrôle des finances publiques sans restriction, et par conséquent réalisent toutes les conditions essentielles de la liberté politique et administrative, en dehors des questions extérieures de caractère diplomatique.

Le lien de dépendance envers la mère patrie y est maintenu par la présence d’un gouverneur représentant le gouvernement anglais et dont la signature est nécessaire pour la promulgation des lois. Dans la pratique, ce haut fonctionnaire n’exerce son droit de référence au Colonial Office à Londres que dans des cas prévus, soit par la Constitution, soit par ses instructions, lesquelles d’ailleurs ne sont jamais secrètes.

Lorsque le texte des constitutions du Transvaal et de l’Orange fut présenté à la sanction du Parlement anglais, l’opposition se borna à en critiquer certains détails, notamment les clauses concernant le traitement des indigènes, la suppression progressive de la main-d’œuvre chinoise dans les mines, el la réorganisation du service d’assistance à l’agriculture. Après un court débat, les propositions du ministère furent adoptées sans scrutin.

En Afrique, où on sentait plus vivement qu’à Londres l’importance de certaines réserves n’atteignant pas d’ailleurs le principe d’autonomie, quelques protestations se firent entendre, mais la très grande majorité de la population se déclara satisfaite. Même le Congrès du Het Volk vota à l’unanimité une motion de gratitude.


V

Une tendance fédéraliste enveloppant la colonie du Cap et le Natal s’était manifestée dans l’Afrique du Sud avant que le retour au pouvoir du parti libéral en Angleterre eût donné aux colonies annexées l’assurance morale d’une prochaine émancipation. L’intensité s’en accrut rapidement aussitôt que la question de l’autonomie fut réglée. Le sens pratique des populations ne se méprenait pas sur les difficultés de l’entreprise ; il leur en montrait aussi les avantages. De la conscience des responsabilités naissait un esprit national, apercevant devant lui d’autres perspectives que celles de luttes ou de compétitions stériles. La nécessité de résoudre les conflits d’intérêts paralysant l’essor de chaque colonie apparut alors si évidente que le mouvement en faveur de l’institution d’un pouvoir central devint populaire même parmi les membres du Progressive party, représentant au Transvaal les intérêts des colons, négocians et industriels anglais.

L’émancipation des colonies boërs, due à l’initiative de la métropole, avait été inspirée par des considérations d’ordre politique. Le mouvement unioniste, émanant des colonies elles-mêmes, a été surtout déterminé par des circonstances de fait.

Vers la fin de l’année 1905, lord Selborne, fonctionnaire expérimenté et d’humeur conciliante, avait remplacé lord Milner. Ce dernier avait rétabli l’ordre matériel en Afrique australe, mais non l’harmonie. Les intérêts des deux colonies autonomes étaient en opposition fréquente avec ceux des deux autres placées sous son administration directe, et le fait de la différence des régimes ne favorisait pas les accords. Cependant, lord Milner croyait indispensable, au moins pour un temps assez long, le maintien de cette situation. La concession de l’autonomie au Transvaal et à l’Orange était à ses yeux une grave imprudence, y préparant la domination exclusive des Boërs. Son idéal était une Afrique australe anglicisée.

Le nouveau Haut-Commissaire, quoique nommé sous le gouvernement de M. Balfour, ne partageait ni les désirs de son prédécesseur, — les jugeant sans doute irréalisables, — ni ses appréhensions trop peu confiantes dans les facultés d’initiative et de persévérance des colons anglais. Peut-être lord Selborne pensait-il que l’émancipation des colonies annexées étant inévitable puisqu’on l’avait promise, il importait médiocrement qu’on en décidât un peu plus tôt ou un peu plus tard. Si tel était son point de vue, c’est sans doute qu’il faisait une distinction que les impérialistes militans avaient le tort de ne pas faire, et qui présente un certain intérêt, même hors de l’Afrique. La voici : La convenance de donner à une colonie le droit de se gouverner elle-même se détermine par deux motifs : l’ampleur des intérêts qui y ont pris naissance, et la capacité de ses habitans à prendre soin de ces intérêts. En d’autres termes, la métropole ne doit concéder l’autonomie que là où se trouvent à la fois, et sur une base assez large, la matière à gouverner et le personnel apte à gouverner. On comprend, par exemple, les Américains maintenant en tutelle la population des îles Philippines, parce qu’ils la jugent encore trop ignorante des questions de gouvernement. Cette raison est si bonne qu’on l’invoque même quand elle n’est qu’un prétexte. Mais le Transvaal et l’Orange étaient constitués, sous la forme républicaine, depuis un demi-siècle, vivant sans troubles intérieurs, quand, par suite de la guerre, ils perdirent l’indépendance. Leurs habitans n’avaient pas besoin de faire une éducation politique, et l’emploi intégral de méthodes directement importées de l’étranger ne pouvait leur convenir. L’introduction de l’élément anglais, des intérêts anglais, ayant conquis des droits égaux à ceux des premiers occupans, devait sans doute amener des changemens dans l’administration du pays. La capacité de gouvernement que possédait la population avant que cet élément y vînt prendre place n’en était pas pour cela diminuée. L’évolution née de la coexistence et devant aboutir à la fusion de ces intérêts ne pouvait donc s’accomplir dans des conditions satisfaisantes que par la coopération des aptitudes et des énergies de tous les intéressés.

Lord Selborne, en prenant contact avec les difficultés résultant de l’isolement réciproque des quatre colonies, ne tarda pas à s’apercevoir que leur union en serait le seul remède efficace. Il se montra disposé à seconder une tentative dans ce sens, et le gouvernement britannique n’y ayant pas d’objection, la question devait bientôt être posée sur le terrain officiel.

Ce fut le gouvernement de la colonie du Cap qui en prit l’initiative. Il est intéressant de remarquer qu’à ce moment les Progressistes détenaient le pouvoir dans cette colonie. Le premier ministre était le docteur Jameson, le même qui, dix années auparavant, ’conduisait au Transvaal l’insurrection contre le gouvernement du président Krüger. M. Jameson n’avait pas passé « de l’autre côté de la barricade ; » il servait encore la même cause, la cause sud-africaine, mais par des procédés différens, parce que les circonstances avaient changé, et aussi parce que, dans l’intervalle, il était devenu un homme de gouvernement. Ne voyant pas d’autre moyen, pour mettre un terme aux inextricables complications des relations intercoloniales, que de préparer une Fédération, il s’adressa, d’accord avec ses collègues, à lord Selborne, le priant, au nom du gouvernement du Cap, d’examiner dans son ensemble la situation du problème sud-africain. Par cette démarche (29 novembre 1906) à laquelle les trois autres colonies s’associèrent aussitôt, l’attention du Haut-Commissaire était appelée sur les inconvéniens de l’intervention du gouvernement anglais dans les affaires de chaque colonie, et sur la suggestion d’instituer un gouvernement central ayant autorité pour décider des questions d’intérêt commun.

En réponse à cette communication, lord Selborne rédigea un mémorandum, qu’il fit parvenir aux gouvernemens intéressés, et à Londres, le 7 janvier 1907. Ce document, intitulé : Revue des relations actuelles entre les colonies sud-africaines, exposait la nature et les causes des obstacles qui entravaient le développement de ces possessions. Il faisait ressortir l’impossibilité d’arriver à des accords judicieux et durables dans les circonstances du moment. L’extension des voies ferrées, par exemple, réclame des arrangemens que des conseils consultatifs peuvent préparer, mais sont impuissans à réaliser, maintenir ou modifier. D’où résulte que les tarifs de chemins de fer sont établis, non dans l’intérêt du commerce, mais dans l’intérêt fiscal de chaque colonie, et selon les convenances variables des industries locales. L’union douanière donne lieu à des plaintes incessantes, parce que le tarif douanier, résultat de concessions mal équilibrées, et dont les tarifs de chemins de fer contrarient souvent l’effet utile, n’est pas l’expression d’une politique économique inspirée de l’intérêt général. Ce tarif douanier ne peut être amendé par les assemblées qui l’ont ratifié, et pourtant chacune d’elles a la faculté de le dénoncer. S’il ne l’a pas été, c’est parce qu’on craint encore davantage les conséquences d’une guerre fiscale entre les colonies.

Les législations concernant les indigènes sont partout dissemblables, et les quatre colonies ayant des besoins différens de main-d’œuvre, n’étant pas séparées les unes des autres par des frontières naturelles faciles à surveiller, les conflits à ce sujet sont presque permanens. Plus ils se renouvellent, et plus la négociation des ententes devient épineuse. Cependant les industries sollicitent en vain un peu de stabilité quant aux moyens de se procurer la main-d’œuvre indispensable ; et les natifs, de leur côté, se plaignent du régime capricieux auquel ils sont obligés de se soumettre. Quand les protestations deviennent trop vives, il faut bien qu’une autorité intervienne pour établir au moins quelque modus vivendi provisoire. En l’absence d’un gouvernement central, cette autorité ne peut être que celle de la mère patrie. Sur ce point, lord Selborne concluait : « L’intervention venant du dehors dans les affaires d’une colonie est la négation même du principe de self government qu’on a voulu introduire dans ce pays. Alors même qu’elle est nécessaire pour prévenir des dangers imminens, elle tend à accroître l’incertitude dans les conditions d’existence de la colonie et fait douter de son avenir. Au surplus, les résultats de ce système sont assez mis en évidence par les discussions stériles, les erreurs administratives, les pertes de force et d’activité, enfin par l’arrêt du développement général, dans un pays doué de ressources merveilleuses, habité par une population énergique et entreprenante. »

La publication du memorandum de lord Selborne donna une nouvelle impulsion au mouvement fédératif. Jusqu’au fond des campagnes, l’attention fut éveillée par des discours, brochures, articles de journaux, émanant de personnalités en vue. Puis se constituèrent des associations libres (Closer union societies) formées sans distinction de partis, lesquelles, dans les quatre colonies, réunirent et publièrent les renseignemens indispensables à l’examen des problèmes posés par la question fédérale, à leurs relations, à la démonstration des avantages de l’union et à la possibilité d’y atteindre. Ainsi l’opinion publique se dégagea par degrés de la considération exclusive des intérêts locaux pour s’élever à la conception de l’unité nationale.

Avant de toucher le but, on avait à franchir plusieurs étapes dont chacune nécessitait un accord complet, et par conséquent de larges concessions réciproques ; et, malgré ces concessions, l’œuvre constitutionnelle devrait présenter un ensemble bien ordonné, s’adaptant aux circonstances, et néanmoins perfectible. Il resterait ensuite à obtenir pour le projet présenté l’approbation de chacune des colonies ; enfin l’assentiment du gouvernement britannique.

Sur ce dernier point, on avait peu d’inquiétudes. Les risques d’insuccès se concentraient sur la nécessité d’arriver à une entente parfaite entre les délégués à la Convention, et celle de l’acceptation intégrale du texte de la Constitution par les Chambres des quatre colonies, ou leurs populations directement consultées, au cas où il serait décidé d’avoir recours à un referendum.

Ces questions ayant été débattues dans les cercles politiques et dans la presse sud-africaine pendant quelques mois, la « Conférence intercoloniale des Douanes et Chemins de fer, » délégation des quatre ministères coloniaux de l’Afrique centrale, réunie au commencement de mai 1908, prit une décision, d’ailleurs attendue, et qui était comme la pose de la première pierre de l’édifice à construire. Elle était ainsi formulée : « Les intérêts vitaux et la prospérité permanente de l’Afrique du Sud ne peuvent être sauvegardés que par leur union plus étroite et prochaine, sous l’autorité de la Couronne britannique. La Rhodesia pourra être ultérieurement admise dans cette union. Cette résolution sera soumise aux législatures des quatre colonies, afin que les mesures nécessaires puissent être prises en vue de la nomination de délégués à une Convention nationale chargée d’examiner quelle serait la meilleure forme de l’union et de préparer un projet de Constitution. »

En même temps, les ministres présens à la Conférence convenaient de proposer à leurs Parlemens respectifs de fixer le nombre des délégués à 30, dont 12 pour la colonie du Cap, 8 pour le Transvaal et 5 pour chacune des autres colonies, de décider la réunion de la Convention dès la clôture des sessions parlementaires en cours, et de prescrire que les votes dans la Convention seraient recueillis « par têtes » et non « par Etats. » La Convention élirait elle-même son président.

Le 22 juin, les Chambres des colonies du Cap, du Transvaal et d’Orange approuvaient à l’unanimité la résolution de la Conférence intercoloniale. Quelques jours après, la colonie de Natal l’adoptait également. Les délégués furent nommés sur la proposition des ministres, la date d’inauguration de la Convention fixée au 12 octobre, et la ville de Durban choisie comme lieu de réunion.


VI

Cette marche en avant, d’allure ferme et résolue, indiquait bien que le mouvement des populations de l’Afrique australe, les entraînant dans une action commune, était puissant et réfléchi. Mais la sincérité de l’accord sur le principe de l’union laissait intactes les divergences de vues existant entre les colonies, et même dans chaque colonie, sur les modes d’application. En premier lieu, — la résolution de la Conférence l’avait mentionné explicitement, — se posait la question de la forme que prendrait l’union. C’était un choix à faire entre deux conceptions très distinctes, dont l’une s’exprimait par le mot « Fédération, » l’autre par le mot « Unification. » Dans les deux cas, une partie des pouvoirs de gouvernement serait déléguée par chaque colonie au gouvernement central ; mais si on se décidait pour une fédération, les pouvoirs non délégués seraient encore assez étendus pour justifier le maintien des quatre Parlemens coloniaux, tandis que, si on adoptait l’unification, ces Parlemens devant disparaître, les colonies ne seraient plus que des provinces jouissant d’une autonomie restreinte à la direction de leurs affaires strictement locales.

Indépendamment des mérites propres à chacun des deux systèmes, l’unification avait sur la fédération une évidente supériorité, celle d’être plus simple et, pour cette raison, probablement moins coûteuse. Remplacer quatre gouvernemens par un seul allégerait les charges du pays ; leur en superposer un cinquième les accroîtrait certainement. Cet argument faisait impression.

La colonie du Cap et celle du Transvaal, l’une la plus peuplée, l’autre la plus riche, étaient favorables à l’unification. Même, au Transvaal, où ne concevait pas l’union sous une autre forme, parce que cette colonie, dont le relèvement entrepris par lord Milner, s’était accentué sous la sage et économe administration du général Botha, depuis l’émancipation, était de beaucoup la plus prospère. Les colonies côtières (le Cap et Natal), chargées de dettes assez lourdes et de budgets en déficit, avaient besoin de l’assistance du Transvaal[3]et surtout fort à craindre de sa mauvaise volonté. Dans l’association en projet, le Transvaal avait donc le rôle de predominant partner. Son désir de mettre les destinées de l’Afrique australe à l’abri des erreurs ou des caprices de ses co-associés, de prévenir d’inutiles et peut-être dangereuses discussions sur les limites des droits constitutionnels des Etals vis-à-vis du gouvernement de l’Union, était légitime.

La même préférence en faveur d’un gouvernement dégagé de l’esprit particulariste se justifiait dans la colonie du Cap par la certitude d’être très largement représentée au Parlement de l’Union, en raison de la supériorité numérique de sa population sur celle de chacune des autres colonies. C’est pourquoi, au Cap comme au Transvaal, les partis dits progressistes, où domine l’élément anglais, s’abstenaient de soutenir la cause de la fédération contre celle de l’unification. D’ailleurs, depuis le mois de février 1908, le gouvernement du docteur Jameson avait été remplacé au Cap par un ministère en sympathie avec l’Afrikander Bond, organisation politique boër, correspondant au Het Volk transvaalien. Ce changement avait été ratifié en avril par des élections générales assurant au nouveau premier ministre, M. X. Merriman, partisan de l’« union étroite, » une forte majorité.

La colonie d’Orange, la plus hollandaise des quatre, ne pouvait que suivre l’impulsion du Transvaal, dont elle avait été l’alliée fidèle. Ses sympathies et ses intérêts l’y portaient naturellement.

Seul, le Natal s’apprêtait à résister. Cette colonie, de faible étendue, serrée entre la mer et les territoires du Transvaal et de l’Orange, est presque exclusivement anglaise. L’élément boër y compte pour un cinquième seulement de la population blanche. Celle-ci, de 100 000 habitans à peine, est en contact avec plus d’un million d’indigènes et d’Asiatiques immigrés. Ces conditions spéciales l’invitaient à ne rechercher dans l’union qu’une sorte d’alliance devant protéger ses intérêts. La perspective d’être soumis aux décisions d’un parlement où les Boërs seraient peut-être en majorité ne pouvait plaire aux colons de Natal, et leurs préférences allaient à une constitution fédérale comportant un minimum de fédération, à la mode australienne.

Les promoteurs du mouvement, — c’est-à-dire les ministres des colonies annexées et de la colonie du Cap, — se rendaient compte des difficultés de la situation. Leur sagacité apprécia très justement que l’union, — à plus forte raison l’unification, — avait surtout à craindre un retour offensif du sentiment d’antagonisme des races. Ils manœuvrèrent en conséquence. D’abord, le choix de Durban pour la réunion de la Convention fut, vis-à-vis du Natal, le témoignage d’intentions très conciliantes. Mais, plus intéressant encore était le choix des délégués. On pouvait ne laisser aux progressistes qu’un nombre infime de sièges dans la Convention. Cette faute ne fut pas commise. Dans chaque colonie, le chef de l’opposition fut inscrit avec le premier ministre sur la liste des candidats proposés, chaque parti y fut représenté en proportion de son importance numérique, et les Chambres acceptèrent ces désignations sans débat. Ainsi se rencontrèrent dans cette assemblée constituante les glorieux vaincus de la dernière guerre (Louis Botha, Smuts, Shalk Burger, Delarey, Ch. De Wet, Hertzog) avec les chefs du parti progressiste, dont le plus notable, le docteur Jameson, était acquis déjà à la cause de l’unification.

Au moment où la Convention allait se réunir, le Times rendit justice à l’esprit qui avait dicté ces choix, en disant : « Les délégués qui vont s’assembler à Durban forment un groupe possédant toutes les conditions d’autorité et de compétence qu’on pouvait espérer réunir pour exprimer les vœux et les opinions des communautés dont ils font partie. »

Afin d’éviter qu’une agitation se créât autour des délibérations de l’assemblée constituante, on prit la décision de les tenir secrètes. La première séance fut précédée de la lecture d’un message officiel exprimant à la Convention les sympathies du gouvernement britannique et formant des vœux pour le succès de ses travaux. Sir H. de Villiers, Chief Justice (président de la Haute-Cour) de la colonie du Cap, fut élu président à l’unanimité, et les délégués se mirent résolument à l’œuvre.

Ne se dégage-t-il pas déjà de ces préliminaires une impression de force et une leçon de sagesse ? Mais poursuivons.

En novembre, la Convention dut quitter Durban, — à cause de la température devenue excessive, — et se transporter au Cap. Elle y délibéra deux mois encore ; enfin, le 2 février 1909, on apprit que l’accord s’était fait sur tous les points. Le projet de Constitution fut aussitôt rendu public. La seconde phase de l’évolution allait commencer. Ce n’était pas la moins dangereuse. Les représentans des quatre colonies avaient pu, en de cordiales discussions, s’éclairer mutuellement sur la portée des concessions qu’ils devaient se faire les uns aux autres, et leur nécessité. Ils étaient soutenus par le désir d’arriver à une entente, et la crainte d’avoir à reconnaître leur impuissance les inclinait à la conciliation. Maintenant ce compromis, fruit de tant de peines, était transporté dans une autre atmosphère, celle des Parlemens coloniaux. Or, chacun de ces quatre Parlemens était l’organe des intérêts et des sentimens locaux, sacrifiés, au moins en partie, à la cause nationale. On leur demandait de prendre la responsabilité de ces sacrifices, et du même coup de se sacrifier eux-mêmes, car la Constitution proposée (on le savait avant de la connaître) n’était pas une Constitution fédérale. C’était une charte d’union intime, comme celle du Royaume-Uni de Grande-Bretagne, remplaçant les Chambres coloniales par des conseils provinciaux. Ces Parlemens auraient-ils le courage de décréter leur propre disparition ?

Ils l’eurent. Le principe unitaire ne fut même pas discuté. Cependant l’œuvre de la Convention ne devait pas sortir intacte de cette épreuve. Le Transvaal et l’Orange l’acceptèrent sans objection. Le Parlement de Natal proposa quelques amendemens destinés à garantir autant que possible ses intérêts particuliers et sa liberté d’action, n’affectant pas toutefois les élémens essentiels du projet. La colonie du Cap, ou plutôt l’Afrikander Bond, réclama au contraire d’importantes modifications. Elle voulait, notamment, maintenir aux populations des campagnes, où l’élément anglais est en minorité, les avantages électoraux dont elles avaient joui sous l’ancien régime, et supprimer l’application du principe de la représentation proportionnelle que la Convention avait introduit. La première de ces propositions était inacceptable. Ainsi que l’avait déclaré dès le début le général Botha, on ne pouvait faire l’union des colonies qu’avec le concours de la partie anglaise de la population, et on ne pouvait obtenir ce concours sans proclamer l’égalité absolue des droits politiques entre tous les habitans de race blanche, campagnards ou citadins.

La Convention dut donc se réunir encore une fois, pour examiner ces amendemens, et quelques autres d’un moindre intérêt. Cette session complémentaire fut tenue à Blœmfontein, capitale de l’Orange. Ouverte le 3 mai, elle fut close le 11. Les demandes du Natal étaient agréées ; celles de la colonie du Cap en partie seulement. L’égalité des droits électoraux était maintenue dans son intégrité, la représentation proportionnelle abandonnée.

On atteignait la dernière étape. Les Parlemens des quatre colonies n’avaient plus qu’à accepter la Constitution ou à la rejeter. Le 2 juin, les Chambres du Transvaal et de l’Orange la votèrent à l’unanimité moins deux voix ; le 4 juin, celles de la colonie du Cap, à l’unanimité, moins une voix. Le Natal avait décidé de subordonner son adhésion au résultat d’un referendum populaire. Ainsi, son Parlement se précautionnait contre d’ultérieurs et injustes reproches. Du jour où il était devenu certain que l’abstention du Natal n’empêcherait pas l’union de se faire, il ne lui restait qu’à céder aux circonstances. Le referendum eut lieu le 10 juin et, malgré l’opposition du labour party (parti ouvrier), une très forte majorité se prononça en faveur de l’entrée de la quatrième colonie dans l’ « Union sud-africaine. »

La délégation chargée d’apporter à Londres le texte de la Constitution sud-africaine, pour être soumis à l’agrément du gouvernement et à la sanction du Parlement britanniques, avait instruction de n’accepter aucun changement qui affecterait l’économie générale du projet et de ne discuter que des points de détail ou des questions de forme. Elle ne rencontra pas de difficultés analogues à celles qui, en 1900, avaient retardé l’accomplissement de la Fédération australienne. Cependant, à la suite de conférences qui eurent lieu du 19 au 24 juillet, avec le comte de Crewe, ministre des Colonies, les délégués consentirent à quelques modifications d’une certaine importance. Elles consistaient principalement à réserver à l’autorité exécutive de l’Union les règlemens relatifs aux Asiatiques et aux naturels immigrés des protectorats, au lieu de les laisser à la discrétion des Conseils provinciaux, — et à établir, au sujet de l’extension éventuelle des pouvoirs de l’Union au-delà des quatre colonies, une distinction entre la Rhodesia, qui pourra dans l’avenir être « incorporée » à l’Union, et les Protectorats (Bechuanaland, Basutoland et Swaziland) qui pourront être placés sous l’administration du pouvoir exécutif de l’Union, mais qu’on ne prévoit pas destinés à y être incorporés en qualité de provinces.

Ces amendemens paraissent judicieux et dictés par de légitimes préoccupations. N’altérant en rien l’esprit de la Constitution, les délégués ont pu les accepter sans outrepasser les bornes de leur mandat.

Le South Africa Constitution Bill ayant été déposé au nom du gouvernement et présenté comme n’étant pas susceptible d’être modifié sans compromettre le succès des accords réalisés, son acceptation était certaine. Il fut voté à l’unanimité, après les trois lectures réglementaires, par la Chambre des lords, le 4 août, et par la Chambre des communes, le 19.

L’union était faite. Elle sera inaugurée officiellement le 31 mai 1910, huit ans, jour pour jour, après la signature du traité de paix. S. A. R. le prince de Galles se rendra en Afrique du Sud pour présider cette solennité.


VII

Un examen détaillé de la Constitution sud-africaine dépasserait le cadre de cette étude. Je me bornerai à indiquer ce qui, dans ce pacte conclu, non seulement entre les colonies, mais entre elles et la mère patrie, est d’un caractère particulièrement intéressant et en détermine, pour ainsi dire, la physionomie.

Aucune innovation importante ne distingue la nouvelle Constitution de celles de l’Australie et du Canada, quant aux droits de la métropole et à ses rapports avec l’Union. L’autonomie déjà accordée aux quatre colonies africaines est transportée et concentrée en un seul gouvernement. Rien n’est changé au régime des territoires limitrophes. Mais il est prévu, — ce qui crée un engagement moral, — que plus tard, dans des conditions fixées d’accord avec le gouvernement britannique, ces territoires pourront, soit être incorporés à l’Union, soit en devenir des dépendances.

L’organisation des pouvoirs du gouvernement central est la partie neuve et substantielle du travail accompli par la Convention nationale, d’octobre 1908 à mai 1909. Elle apparaît, sur deux points de capitale importance, très différente de la même organisation au Canada, et surtout de celle qui est en vigueur en Australie. Le premier point, déjà signalé plus haut, est la concentration des pouvoirs dans le gouvernement de l’Union. La Constitution sud-africaine non seulement supprime les Parlemens des provinces et renferme en d’étroites limites les attributions des Conseils provinciaux, mais elle soumet à l’autorité exécutive de l’Union les décisions de ces Conseils, et confère à la même autorité la nomination de l’administrateur président du Comité exécutif dans chaque province. Le second point, non moins intéressant, est la faculté de modifier la Constitution sans avoir recours à une procédure spéciale. Un vote dans les deux Chambres et l’assentiment du gouvernement anglais suffiront à introduire les changemens reconnus nécessaires. Le même souci de donner au fonctionnement des pouvoirs publics un maximum d’élasticité apparaît dans une clause destinée à corriger l’excès de centralisation. Elle permet à l’autorité exécutive de l’Union d’étendre les attributions des Conseils provinciaux à toute matière qui, dans l’opinion de cette autorité, se référerait aux intérêts particuliers de la province, et permet également au Parlement de l’Union de déléguer auxdits Conseils, par des lois spéciales, le pouvoir de statuer sur des objets déterminés, hors de leur compétence habituelle. Ainsi, le gouvernement central n’est pas seulement l’autorité prépondérante, il est dans une large mesure le régulateur et le dispensateur des pouvoirs accordés aux autorités provinciales.

De semblables dispositions vont à l’encontre de nos principes et de nos pratiques en matière d’administration. L’expérience fera voir si elles ont plus d’inconvéniens que d’avantages.

Le plus épineux des problèmes posés devant la Convention était celui qui comprenait les questions d’électorat et d’éligibilité. D’abord, en ce qui concernait les résidens de race blanche, ensuite en ce qui concernait les natifs.

Les colons d’origine hollandaise forment, dans l’ensemble des quatre colonies, environ les trois cinquièmes de la population européenne. Mais si, au lieu de compter par têtes, femmes at enfans compris, on compte seulement les adultes mâles, cette supériorité numérique s’affaiblit au point de presque disparaître. Cela tient à ce qu’il y a moins de familles anglaises dans le pays que de familles boërs, et moins de Boërs célibataires que de célibataires d’origine anglaisé. Ces derniers se trouvent surtout dans les villes et les agglomérations industrielles ; et c’est pourquoi on avait jusqu’à présent avantagé les habitans des campagnes au point de vue électoral. La Constitution, malgré l’opposition du vieux parti boër, a supprimé ces avantages. L’égalité des droits a été proclamée. Dans chaque circonscription, le nombre des élus au Parlement sera proportionnel au nombre des électeurs, et non à celui des habitans.

C’est la grande concession faite aux progressistes anglais. Elle a fait plus que de rendre l’union possible, elle a été le gage de la bonne foi des Boërs : The highest test of sincerity that we could demand, disait à Londres, en juillet dernier, sir Percy Fitzpatrick, le chef de l’opposition au Parlement de Transvaal, et l’un des plus fermes soutiens de la politique de lord Milner, de 1902 à 1906.

La question des droits électoraux des indigènes n’avait pas le même intérêt immédiat, car ces droits se réduisent en fait, jusqu’à présent, à fort peu de chose. Au Transvaal et dans l’Orange, les blancs jouissent du suffrage universel ; les natifs n’ont aucun droit politique. Au Natal, ils sont supposés en avoir, mais les règlemens locaux ne leur permettent pas de les exercer. La situation est donc la même que dans les colonies annexées. Au Cap, les hommes de couleur ont les mêmes droits que les Européens ; seulement, la qualité d’électeur est soumise à certaines conditions, notamment celle de savoir lire et écrire. En sorte, que dans cette colonie, sur 500 000 adultes indigènes ou asiatiques immigrés, il n’y a que 20 000 électeurs de race non européenne. Aucun d’eux jusqu’à ce jour n’a été élu au Parlement.

Mais, dans l’établissement de la Constitution, on avait à considérer une question de principe et à se préoccuper de son application dans l’avenir. En matière de capacité électorale, on ne peut revenir sur des concessions faites. D’autre part, la différence des conditions de l’électorat au Cap et dans les colonies annexées créait une difficulté en apparence insoluble. On ne pouvait songer à introduire au Transvaal et dans l’Orange les restrictions imposées au Cap, encore moins avoir la pensée de conférer le droit de vote sans restriction à tous les indigènes. Or, tandis que, dans la colonie du Cap, un parti influent réclamait pour ceux-ci la faculté de faire entendre leurs vœux et de défendre leurs intérêts dans le Parlement de l’Union, les colonies annexées se montraient irréductiblement opposées à toute concession de ce genre. L’entente ne put se faire que sur le maintien du statu quo, modifié toutefois par la suppression du Parlement du Cap.

La Constitution prescrit que les droits électoraux s’exerceront dans chaque province sur les bases actuellement existantes, mais nul ne pourra se porter candidat aux élections à l’une des deux Chambres, s’il n’est (outre les autres conditions requises) sujet britannique d’origine européenne. Ainsi, les indigènes du Cap pourront continuer à être électeurs, sans pouvoir être éligibles, et dans les autres provinces, ils ne seront ni électeurs, ni éligibles. C’est une solution provisoire.

Ainsi qu’on l’a vu plus haut, les termes de la Constitution sud-africaine ne sont pas immuables. Les circonstances actuelles peuvent justifier l’exclusion totale des indigènes du gouvernement des affaires de l’Union, auxquelles bien peu d’entre eux seraient aptes à participer. Mais, dans quelques années, la question se posera de nouveau pour certaines catégories de natifs et d’immigrans de couleur, sans parler de celle de l’électorat féminin qui viendra à son tour, comme en Australie, et que la partie hollandaise de la population aura intérêt à résoudre dans le même sens. Il ne faut donc voir dans la démarcation établie sur la « couleur, » telle que l’a maintenue la Constitution sud-africaine, qu’un expédient conforme aux nécessités présentes. L’avenir du pays paraît être plutôt dans une marche progressive vers l’application de la formule énoncée par Cecil Rhodes à propos de cette même contrée : Equal rights for all civilized men, c’est-à-dire : le droit de citoyen égal pour tous les civilisés de toutes races.

La concession de l’égalité des droits électoraux dans les circonscriptions rurales et urbaines, faite par le parti boër au parti anglais, a trouvé sa compensation dans une concession réciproque au sujet de l’égalité des langues. Il est anormal, même extraordinaire, que la langue parlée par la majorité européenne de la population soit placée officiellement dans une situation d’infériorité vis-à-vis de la langue de la minorité. Telle était cependant la prétention émise avant l’émancipation des colonies annexées et soutenue jusqu’en ces derniers temps par une fraction des progressistes. L’argument invoqué était que la langue hollandaise, inférieure à la langue anglaise, était destinée à disparaître de l’Afrique du Sud. Mieux valait donc que ce fût le plus tôt possible. La Constitution octroyée au Transvaal en 1905 reflétait cette manière de voir, inacceptable pour les Boërs. Elle ne repose d’ailleurs que sur une hypothèse. Quant à présent, on n’aperçoit aucun motif sérieux de présumer que la langue anglaise se substituera à la langue hollandaise dans l’Afrique du Sud. La langue anglaise gagnera du terrain dans les ports et les centres industriels ; elle sera de plus en plus usitée dans le monde des affaires, dans le commerce d’importation et d’exportation. Mais c’est juger superficiellement que de lui attribuer, en Afrique du Sud, une puissance de pénétration et d’expansion capable de déplacer la langue hollandaise, hors de ce domaine restreint. L’Afrique australe est surtout un pays continental, une contrée « intérieure, » destinée à s’enrichir et à prospérer par les soins des exploitans du sol, c’est-à-dire d’une population stable, laborieuse, prolifique, attachée au territoire qu’elle aura mis en valeur. L’élément anglais peut remplir ces conditions, mais l’élément d’origine hollandaise les remplit encore mieux, et il est en avance sur son compétiteur. On sait par expérience qu’il est malaisé de « se débarrasser » des Boërs. C’est une race d’une ténacité peu ordinaire, et dans la fusion probable, désirable, qui devra se produire peu à peu, rien ne fait supposer que l’absorption se fasse dans un sens plutôt que dans l’autre.

La langue hollandaise n’a d’autre infériorité sur la langue anglaise (si c’en est une) que d’être plus difficile à apprendre. Mais de telles différences ne sont sensibles que dans l’enseignement des langues « étrangères. » Elles n’existent pas pour une langue maternelle. Les mères boërs enseigneront toujours le hollandais à leurs enfans avant de leur enseigner l’anglais ; et par conséquent il est plutôt probable que la langue hollandaise restera celle de la majorité des colons d’origine européenne dans l’Afrique du Sud.

La Constitution de l’Union met sagement les deux langues sur le pied d’égalité absolue. Les actes et documens officiels seront rédigés et publiés en anglais et en hollandais, simultanément. C’était la seule solution. Dans le domaine de l’instruction publique, on devra suivre la même règle. Les résultats dépendront de l’esprit dans lequel le principe de l’égalité sera appliqué.

Comme en Australie, le choix de la capitale a mis en présence des compétitions obstinées. Pour se mettre d’accord, il a fallu partager les honneurs. Pretoria (Transvaal) devient le siège du gouvernement de l’Union, mais le Parlement tiendra ses séances au Cap. Ces deux villes étant situées à plus de 1 200 kilomètres l’une de l’autre, l’arrangement ne semble pas très pratique. On le révisera sans doute quand on en aura reconnu les inconvéniens, ou quand l’incorporation de la Rhodesia à l’Union aura déplacé le centre de gravité du système.


VIII

Et maintenant, demandera-t-on, que va-t-il arriver ?

Il va arriver que les mêmes hommes qui ont préparé la rénovation de leur pays, tout en faisant peu à peu place à de plus jeunes, vont se remettre à l’œuvre, car ils n’ont encore créé qu’un instrument. La concentration des pouvoirs dans le gouvernement de l’Union nécessite un labeur considérable. L’appareil administratif est à créer, les lois provinciales, avant de devenir lois de l’Union, sont à harmoniser et à codifier. C’est un démontage et un remontage, pièce à pièce, et sur un autre plan, de tous les organes, un déplacement et un reclassement de tout le personnel. Deux ou trois ans de travail devront être employés pour mettre le nouvel organisme en fonctionnement normal, avant qu’on ait le loisir de s’occuper de « politique. »

Il est désirable, — mais on peut espérer qu’il en sera ainsi, — que dès le début de cette période, les partis cessent de se classer sur les bases anciennes. Les conceptions, les aspirations individuelles, porteront encore l’empreinte des différences de mentalité des deux races. Les anciens souvenirs n’auront pas disparu. Mais puisque le souci de l’intérêt général a dominé les ressenti mens au sein de cette Convention nationale qui restera une des plus belles pages de l’histoire de l’Afrique du Sud, il n’est pas téméraire de supposer que la même préoccupation inspirera ceux qui vont prendre la responsabilité d’inaugurer l’ère nouvelle.

Les commencemens de l’Union sont favorisés par diverses circonstances qui se prolongeront au moins pendant quelques années. Elle n’a pas à charger son budget de lourdes dépenses militaires et navales, et peut donc employer presque toutes ses ressources à des objets d’une immédiate utilité. En second lieu, elle ne trouve pas dans son personnel politique, ou ne trouve que dans une proportion insignifiante les élémens d’un labour party. Au moment où il lui faut faire un effort énergique pour organiser le pays et compléter son outillage économique, c’est un précieux avantage. L’Australie, placée dans des conditions analogues, a vu, — et voit encore, — son gouvernement presque réduit à l’impuissance et ses progrès retardés par les exigences d’un groupe politique, organe d’une seule classe. L’Union sud-africaine est, jusqu’à présent, à l’abri de ce danger.

Enfin, le partage presque égal entre les forces politiques des anciens partis anglais et boër, paraît aussi une circonstance favorable, parce qu’aucun des deux ne peut espérer avoir raison de l’autre. La pression des intérêts particuliers et locaux viendra souvent contrarier cette division pour en former de nouvelles, justifiées par des raisons d’ordre économique. Ainsi la nécessité de concessions réciproques, déjà si hautement reconnue à la Convention nationale, s’imposant encore davantage, devra conduire à d’autres classemens n’ayant pas pour base unique la communauté d’origine.

La collaboration à des œuvres utiles, le lent travail de combinaison des intérêts privés, la fréquence des rapports encouragée par des communications plus faciles, les mariages mixtes, rapprocheront progressivement les enfans des deux races. Avec le temps, le sentiment national se fortifiera, et les liens entre eux se resserreront en se multipliant. L’union politique pouvait seule être le point de départ de cette évolution. Elle fut ce « premier pas » qui, dit le proverbe, coûte plus que les autres. Mais la voici achevée. La tutelle, puissante et légère à la fois, de l’Angleterre, protège la nation sud-africaine contre les improbables menaces du dehors. Il lui suffira, pour grandir en richesse et puissance dans son vaste territoire, de se protéger contre ses propres erreurs.


BIARD D’AUNET.


  1. Exactement 34 pour cent, en 1908. L’or extrait des mines du Transvaal pendant cette même année atteint la valeur de 750 millions de francs.
  2. La Rhodesia du Sud a produit 50 millions d’or en 1908.
  3. Le budget de la Colonie du Cap, pour l’exercice de 1908-1909, présente un déficit d’environ 400 000 livres sterling. Celui du Transvaal, un excédent de 819 000 livres sterling, lequel, joint à ceux des années précédentes, laissait, au 30 juin dernier, un disponible de 2 730 000 livres sterling. A la même date, le Transvaal a fait a Natal un prêt de 500 000 livres sterling, au pair de 3 et demi pour cent.