L’Ukraine et ses chansons historiques

L’Ukraine et ses chansons historiques
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 9 (p. 801-835).
L'UKRAINE
ET
SES CHANSONS HISTORIQUES

I. Antonovitch et Dragomanof, Istoritcheskia piesni malorousskago naroda, Kief 1874. — II. Routchenko, Tchoumatskia narodnia piesni, Kief 1874. — III. Roussof et Lissenko, Kobzar Oslap Veresaï, Kief 1874. — IV. Zapiski iougo-zapadnago otdiela imp. roussk. geogr. obchtehestva, Kief 1874. — V. Tchoubinski, Troudy etlmograf.-statistitcheskoï expeditii v iougo-rouskii kraï, Saint-Pétersbourg 1874. — VI. Koulich, Istoria vozsoédinenia Roussi, Saint-Pétersbourg 1874. — VII. Koulich, Zapiski o ioujnoï Roussi, Saint-Pétersbourg 1856-57. — VIII. Drevnaïa i novaïa Rossia, Saint-Pétersbourg, avril 1875.


I.

La première fois que j’eus occasion de faire connaissance avec la poésie populaire de l’Ukraine, c’est en août dernier. Parmi les Russes et les étrangers venus au congrès archéologique de Kief, beaucoup étaient curieux de voir un de ces kobzars, chanteurs ambulans dont la mémoire est un vaste répertoire d’anciennes ballades, et dont le type tend chaque jour à disparaître. La Société géographique s’était mise en rapport avec un de ces artistes, et par une belle soirée d’été on se réunit pour l’entendre dans un bosquet des jardins de l’université. Le chanteur, comme la plupart de ses confrères, est aveugle. Son costume est celui des paysans : un large pantalon petit-russien qui plonge dans de lourdes bottes de cuir, un bonnet de peau de mouton, une svita ou souquenille de laine grossière, dont la couleur est à peu près celle de la poussière des routes. On le fit asseoir sur une escabelle, et les auditeurs formèrent autour de lui un cercle qui devenait à chaque instant plus nombreux. Une seule lampe, presque enfouie dans la verdure, éclairait en plein le visage du kobzar, dont la voix retentissait dans la nuit aussi nette qu’un chant de rossignol. Son nez épaté, sa grande bouche aux lèvres minces, étaient vulgaires, malgré sa barbe grise de patriarche ; la partie inférieure du visage rappelait qu’Ostap Vérésaï n’était qu’un pauvre vagabond ; elle semblait garder l’empreinte des misères triviales et des humiliations de sa vie errante ; mais sûrement ce grand front, haut et bombé, tout ridé et dénudé, ces paupières closes, profondément enfoncées et comme perdues sous d’épais sourcils, avaient leur noblesse, et portaient comme la trace de pensées et de méditations supérieures à la condition de cet homme.

Ce kobzar n’est pas un poète dans le sens propre du mot : il n’a rien créé, il ne fait que garder le trésor de poésie populaire que lui ont transmis ses devanciers ; mais ces mélodies héroïques dont il berce sa méditation, ces fiers exploits sur lesquels revient obstinément sa pensée, ont donné une certaine élévation à son esprit et une certaine dignité à ses traits. Son existence diffère peu de celle que les légendes grecques assignent à Homère lui-même. Le paysan Ostap Vérésaï est l’héritier le plus direct de ces anciens chantres de la Slavie, qui au VIe siècle se présentèrent à l’empereur grec Maurice une cithare à la main, et qui venaient en ambassade des bords de la Baltique à ceux du Bosphore ; il est le légitime successeur de Boïane et des autres « rossignols du temps passé » que l’on voit figurer à tous les festins des princes russes, célébrant la gloire des bogatyrs et la splendeur des dieux, et dont on récompensait les chants avec l’or et les riches étoffes de la Grèce ; il est un des tard-venus de cette vaste corporation d’artistes qui sous différens noms a existé à l’âge héroïque chez tous les peuples ; aèdes ioniens, scaldes Scandinaves, bardes des Gaules et de la Germanie, trouvères et jongleurs de la vieille France. Par sa vie errante et son infirmité, le kobzar aveugle de la Petite-Russie rappelle plus complètement que tout autre le type des Homères grecs ; il renoue directement le temps présent à l’antiquité classique, et, quand le dernier de ces hommes aura disparu, les récits des anciens sur le chantre d’Achille paraîtront moins vraisemblables : on cessera d’en avoir sous les yeux la vivante illustration. Or le temps où il n’y aura plus de kobzars dans la Petite-Russie n’est pas bien loin. Ostap en a connu dans sa jeunesse un grand nombre ; aujourd’hui, à l’entendre, il n’en existe plus que deux, le vieux Trikhon à Boubni, le vieux Antoine à Vetchirki, et il ne sait pas s’ils vivent encore. Lui-même a aujourd’hui soixante-douze ans, et il a subi bien des épreuves dans cette longue carrière. Déjà les kobzars Arkhip Orgitski et André Chout, de la bouche desquels M. Koulich a recueilli, il y a vingt ans, tant de belles chansons, sont allés rejoindre les anciens. Peut-être ai-je entendu à Kief le dernier de ces rhapsodes de la steppe. On comprend avec quel intérêt notre public d’archéologues écoutait ce vieux chanteur aveugle lorsque pensif et grave, sa bandoura entre les bras, comme étranger au monde qui l’entourait, il semblait se redire à lui-même les chants du passé.

La kobza ou la bandoura est un instrument à cordes qui rappelle la mandoline par son fond arrondi, mais qui est beaucoup plus grande. Elle est tendue de douze cordes dont six seulement vont s’enrouler aux chevilles qui sont dans la tête de la kobza ; six autres plus petites s’attachent à des pitons placés sur le pourtour de la table d’harmonie. Le son de cet instrument est fort doux ; aussi dans les fêtes de village, lorsqu’il s’agit de danses ou d’amusemens bruyans, les paysans donnent-ils la préférence à la lira, sorte de vielle aux sons criards et tapageurs. En revanche, la kobza, instrument discret et ami des nuances, est précisément ce qu’il faut pour accompagner les chansons historiques, — les doumas, comme on les appelle par opposition aux bylines de la Grande-Russie : elle ne couvre pas la voix du chanteur, elle permet d’entendre distinctement chaque parole ; or pour le peuple ce sont les paroles qui sont importantes. Il en était de même, je pense, pour les auditeurs d’un rhapsode grec ou d’un trouvère français. Ce qui les intéressait avant tout, c’étaient les exploits d’Ulysse dans la caverne de Polyphème ou de Roland dans le val de Roncevaux. Pour ce public des âges épiques, la musique ne vient qu’en seconde ligne. Son rôle est encore considérable cependant : elle ajoute à la force des sentimens que fait naître le récit, elle rend les émotions plus intimes et plus pénétrantes, elle remue et amollit les cœurs, elle rend l’attendrissement et les larmes plus faciles. Elle souligne les effets dramatiques comme le trémolo que dans nos théâtres l’orchestre fait entendre à certains endroits pathétiques de la pièce. Cette musique des chansons historiques de l’Ukraine, je ne saurais en donner une idée plus juste qu’en résumant les observations d’un compositeur distingué de la Petite-Russie, M. Lissenko.

L’air sur lequel se déclament les vers d’une ballade présente assez peu de richesse et de variété mélodique, mais il admet une infinité d’inflexions vocales, de vibrations fugitives et insaisissables qu’il est presque impossible de noter. La gamme qui lui sert de base est mineure, et c’est à peine si trois ou quatre fois dans le cours d’une douma le chanteur repasse à un autre mode. Une phrase musicale se compose pour ainsi dire de deux membres : le premier est une espèce de récitatif où la note fondamentale de la gamme se reproduit avec insistance autant de fois qu’il y a de syllabes dans les paroles à chanter, sauf pour les deux dernières syllabes qui s’achèvent en deux notes plus prolongées, sur la quarte ou la quinte ; l’autre membre est, à proprement parler, la phrase musicale : il est plus développé, le chanteur se plaisant à le moduler et à lui imprimer le caractère mélancolique qui domine dans toute cette mélodie. Quelquefois le sentiment d’angoisse ou de tristesse, devenant tout à coup plus aigu, se traduit par un cri, un sanglot, en dehors de toute gamme. On conçoit qu’une musique si libre, qui s’attache avant tout à suivre et à exprimer tous les mouvemens de la passion, ne se laisse pas assujettir à un rhythme. Le chanteur reste absolument maître de sa mesure. Quant à l’accompagnement du chant, la ritournelle qui reprend après chaque vers, ils reproduisent, à peu de chose près, la même phrase que le chant. De toutes ces particularités il résulte une mélodie très originale, toute particulière à la Petite-Russie ; un auditeur doué du sens musical distinguera du premier coup un air ukrainien d’un air de la Grande-Russie.

Outre les doumas, Ostap Vérésaï sait aussi des cantiques spirituels sur l’enfant prodigué, le grand saint Nicolas, le jugement dernier. Il sait des couplets satiriques d’un genre assez libre, comme la Femme de hussard. Le Petit-Russien est jovial par momens : à ses accès de mélancolie succèdent aisément des accès de gaîté ; quand Ostap chante une de ces facéties, il faut le voir se trémousser, se dandiner de droite à gauche, et tirer de son gosier comme de sa kobza les notes les plus bizarres. Même s’il s’agit d’un air à danser, il se lève et se démène en cadence ; on le prendrait pour un jeune cosaque à le voir plier alternativement ses jarrets et lancer en avant ses lourds talons comme dans une bourrée auvergnate. Cependant ce sont les chansons historiques qui ont toutes ses préférences : telles sont l’histoire des trois frères qui s’enfuirent des prisons turques d’Azof, de la veuve qui est chassée de sa maison par ses fils, de Féodor Bezrodni, le brave compagnon qui expire de ses blessures dans le désert, mais surtout la tempête de la Mer-Noire. Et vraiment la chanson héroïque va mieux à son talent, à son air grave, à sa grande barbe, à son infirmité presque auguste. C’est la science de ces nobles ballades qui le relève à ses propres yeux. Il les a apprises de ses maîtres, qui eux-mêmes les tiennent de leurs devanciers, et de kobzar en kobzar elles remontent dans les siècles lointains. Il ne doute pas que l’origine n’en soit divine. Il a souvent disputé à ce propos avec le pope de son village, qui apparemment les enveloppait dans la commune réprobation formulée par l’église grecque contre les « jeux et chansons diaboliques. » Un vieux cosaque osa un jour les attaquer en sa présence et soutenir qu’elles étaient une invention des hommes : c’était perdre son temps que de les écouter. « Quand j’entendis ces paroles, raconte Ostap, je sentis mon cœur bouillonner de courroux. Je crois que je l’aurais tué, si j’avais pu. — Et de qui donc viennent-elles, lui dis-je, si ce n’est pas de notre seigneur Jésus-Christ ? N’est-il pas écrit qu’il est descendu sur la terre pour nous amener au royaume des cieux et nous délivrer de toute peine ? »

Les chansons qui célèbrent les exploits des héros contribuent donc au salut au même titre que les préceptes de l’Évangile. comme eux, elles viennent de Dieu pour l’édification et le bonheur des hommes. Le kobzar, à ce point de vue, n’est plus un simple vagabond : il est un ministre du ciel ; bien que le prêtre orthodoxe le repousse, il partage avec lui la prêtrise. C’est ainsi que les bardes gaulois participaient aux privilèges sacerdotaux de nos druides, ne formaient avec eux qu’une même église. Écouter de belles doumas est œuvre pie. Leurs vers ont cette vertu divine que déjà le grand poète hindou attribuait à ceux du Ramayâna : « Heureux qui lit tout ce livre ! heureux qui seulement en lit la moitié ! Il donne la sagesse au brahme, la vaillance au chatria, la richesse au marchand. Si par hasard un esclave l’entend, il est anobli. Qui lit ce poème est quitte de ses péchés. » Ostap Vérésaï se rencontre sans le savoir avec le chantre de Rama. Aussi, quand il accorde son instrument pour une douma, ses traits prennent une gravité solennelle et un silence respectueux se fait autour de lui.

Le voilà qui chante sa pièce favorite, la Tempête sur la Mer-Noire. Un vaisseau monté par des cosaques vient d’être brisé par les vagues, et sur un de ses débris flottent au hasard trois naufragés. L’un d’eux est un pauvre diable sans famille, sans foyer. Nulle sœur, nulle vieille mère qui dans les villages du Dnieper prie le ciel pour lui. Aussi est-il le premier dont les doigts crispés lâchent la planche de salut et qui coule à fond. Les deux autres sont deux frères : suspendus sur l’abîme, ils versent des larmes amères et font leur examen de conscience. « C’est la prière de notre père et de notre mère qui sûrement nous châtie ; quand nous sommes partis pour l’expédition, nous n’avons pas demandé leur bénédition ; bien plus, notre vieille mère, comme elle voulait s’approcher, nous l’avons repoussée de nos étriers. Hélas ! nous avons eu trop d’orgueil. — Notre frère aîné, nous ne l’avons pas honoré comme un père ; pour notre sœur nous n’avons pas eu assez de tendresse. Nous avons refusé à notre proche voisin le pain et le sel. Vraiment nous avons eu trop d’orgueil ! — Nous sommes passés devant les églises de Dieu sans ôter notre bonnet, sans faire le signe de la croix sur notre visage, sans appeler à notre aide la miséricorde du créateur ! » Mais cette prière de leurs parens, qu’ils ont méprisée et qui les condamne, voici que leur, repentir sincère lui rend tout à coup son efficacité bienfaisante ! Le ciel s’éclaircit, la Mer-Noire s’apaise ; poussés vers le rivage, ils saisissent de leurs mains la pierre blanche du rocher ; ils ont pied « sur la terre, sur la terre riante, parmi le peuple baptisé, dans les villes chrétiennes. » Leur joie n’est tempérée que par un sentiment naturel de compassion pour le malheureux sans famille qui a péri sous leurs yeux parce que personne ne priait pour lui. Toutes ces ballades petites-russiennes sont dans une langue sonore, harmonieuse, pleine de voyelles. La rédaction en est sobre et concise : jamais de grands développemens. L’art du chanteur consiste donc à mettre chaque vers en relief et à en faire comme un petit poème musical. Le kobzar attaque ordinairement avec beaucoup d’énergie et de vivacité le premier membre de sa phrase, la partie de récitatif, comme l’appelle M. Lissenko ; puis sur quelqu’une des syllabes du second membre sa voix prend de l’insistance, se déploie en fioritures d’une fantaisie mélancolique, tandis que sa main frémit nerveusement sur les cordes de la bandoura. On croit alors entendre le choc furieux des vagues, ou la voix mourante des naufragés, ou cette prière qui monte au ciel comme un vagissement d’enfant, dans le sifflement de la tempête. L’âme en est assombrie, comme si les bancs de brume et les nuées livides du Pont-Euxin s’étendaient sur elle. Après chaque vers, la phrase musicale, répétée sur l’instrument, sert à maintenir l’auditeur sous le coup de sa dernière émotion. Si le vers a une importance particulière, le chanteur le reprend une seconde fois en accentuant encore plus fortement la note mélancolique. L’effet de cette déclamation musicale est toujours très-grand sur un public petit-russien. Le peuple n’échappe jamais à cette impression ; l’artiste lui-même, bien qu’il raconte pour la millième fois peut-être le danger et le repentir des deux frères, partage souvent l’attendrissement de son auditoire inculte. Il retrouve au contact de ces tristesses sympathiques toute la nouveauté de ses premières émotions ; les larmes font trembler sa voix et viennent mouiller ses paupières d’aveugle. Le jour où je l’ai entendu, son cercle de lettrés subissait presque aussi complètement l’influence de ses mélodies qu’un cercle d’hommes du peuple. Pour quelques-uns, les souvenirs d’enfance, les réminiscences du village paternel donnaient une force nouvelle à ces accens, dont leur oreille de citadins s’était désaccoutumée. Plus d’une tête s’inclinait, rêveuse ; personne ne songeait à applaudir le vieux chanteur pendant que, semblable à l’aveugle de l’élégie de Chénier,

…….. Déchaînant les vents à soulever les mers,
Il perdait les nochers dans les gouffres amers.


Ce silence était pour lui une récompense plus haute et le gage d’un succès plus complet.

Une autre chanson du répertoire d’Ostap, souvent redemandée par son public, est intitulée Pravda (la vérité ou la justice) ; mais, avant de la commencer, il demande toujours pardon aux messieurs qui sont là des hardiesses qu’elle pourra contenir.


« Dans le monde, il n’est point de justice ; de justice, on ne trouvera point. Maintenant la justice vit sous les lois de l’injustice.

« Aujourd’hui la justice est en prison chez les pans (les seigneurs) : l’injustice est assise à son aise avec les pans dans la salle d’honneur.

« Aujourd’hui la justice reste debout près du seuil ; l’injustice trône avec les pans au haut bout de la table.

« La justice est foulée aux pieds par les pans ; mais on verse à l’injustice l’hydromel dans les coupes.

« Dans le monde, il n’est point de justice ; de justice, on ne trouvera point. Et pourtant la justice dans le monde, c’est comme votre père et votre mère…

« Quand les enfans sont devenus orphelins et qu’ils n’ont plus ni aide ni secours, ils pleurent, ils pleurent et ne savent que devenir. Ils ne peuvent oublier leur mère défunte.

« Oh ! notre mère, notre mère aux ailes d’aigle, où te trouver ? On ne peut t’acheter, ni te gagner.

« Ah ! si nous avions les ailes des anges, comme nous volerions vers toi pour te voir !

« Car la fin du monde approche : même de son propre frère il faut avoir défiance.

« Aller devant les tribunaux avec les gens ? .. Pas de justice à espérer. Il faut avoir de l’or et de l’argent pour assouvir les pans.

« L’homme qui veut encore accomplir la justice, que Dieu lui envoie de là-haut des jours de bonheur !

« Seul le Seigneur est la vraie justice. Il châtiera l’injustice, il brisera les superbes. »


Cette chanson semblera peut-être un tissu de lieux-communs ; mais que l’on songe à la signification que lui donnaient les griefs du peuple, à l’énergie qu’elle empruntait à la déclamation du kobzar. Au début, c’est toujours la même idée, celle de la justice debout près du seuil, comme une mendiante, et de l’injustice assise au banquet des pans, qui se répète avec une fatigante monotonie ; mais cette monotonie est celle des pensées douloureuses que l’esprit tourne et retourne avec une volupté poignante, et de l’obsession desquelles on ne peut s’affranchir. Si les expressions semblent un peu vagues, il n’en était que plus facile aux opprimés de leur donner un sens, chacun se remémorant alors ce qu’il avait eu déjà à souffrir. Si le parallèle de la justice et de l’injustice paraît se prolonger trop longtemps (et nous l’avons abrégé dans notre citation), il prenait fin cependant avant que la rêverie farouche du mougik, bercée par l’implacable mélodie, eût défilé le chapelet de ses propres misères. Cette antithèse, qui se répète sans trêve et sans merci, tombant sur son imagination endolorie comme une eau qui tombe goutte à goutte, devenait provocante à force même d’uniformité. Cette musique du kobzar, sans élan, sans couleur, moins irritée que mélancolique, convenait à la prudence qu’imposait la situation. Il n’était pas nécessaire qu’elle se fît entendre hors des murs de la chaumière ; le moment n’était pas venu de faire éclater les fanfares guerrières ; mais elle était déjà le sourd murmure, le grondement qui précède l’explosion. Déjà dans l’âme du peuple des Ukraines s’agite un orage de pensées confuses, de colères à demi réveillées, comme un essaim de marseillaises qui essaient leurs ailes et qui frémissent avec les cordes de la kobza. La chanson s’enlève tout à coup jusqu’au lyrisme par cette invocation à la justice, qui est sur la terre comme un père et une mère et vers laquelle s’élancent tant d’âmes souffrantes. Non vraiment, pour le paysan des campagnes du Dnieper, ce n’était pas un lieu-commun que cette image de « la justice foulée aux pieds par les pans. » Et quand à la veillée d’un village ukrainien, sous le discret abri du toit de chaume, avait retenti cette chanson, on était sûr que le lendemain plus d’un travailleur manquerait à l’appel de l’intendant pour la corvée seigneuriale. Plus d’un avait senti qu’à la fin c’en était trop, et, laissant là sa charrue et ses bœufs, il était parti. Où allait-il ? où tendaient les pas de ce banni volontaire ? C’était encore la chanson du kobzar qui lui montrait le chemin. A force d’entendre célébrer les aventures sur la Mer-Noire, les lucratives expéditions contre les villes musulmanes, les grands combats contre le Turc et le Tatar, le mougik s’était senti l’étoffe d’un cosaque. Plutôt que de peiner pour un maître, il courait porter ses rancunes et son bras vigoureux aux « frères » du Bas-Dniéper, aux Zaporogues. Même de ceux qui restaient au village la patience était devenue plus courte à méditer ainsi sur la justice et l’injustice. Ils attendaient que la justice, avec un grand bruit d’ouragan, vînt étendre sur le monde ses grandes ailes d’aigle. Si, en apparence résignés, ils se ramassaient sur eux-mêmes, c’était pour mieux bondir à sa rencontre. Le gouvernement des seigneurs polonais savait bien ce qu’il faisait en poursuivant les kobzars. Leurs chants ont plus contribué que la prédication des moines orthodoxes à inspirer au paysan petit-russien la haine des pans catholiques, l’attachement. à sa nationalité, à sa religion. De village en village, tâtonnant avec leurs bâtons par les chemins poudreux, ils allaient réveiller les colères assoupies ; avec leur instrumentaux doux sons plaintifs, ils étaient comme le tocsin de la liberté ukrainienne ; ils étaient les recruteurs de « l’armée zaporogue, » la teneur secrète de l’intendant juif et du missionnaire latin. Sous la chaumine enfumée, ils chantèrent tant de fois l’insolent triomphe de l’injustice, que le jour de la revanche arriva et que Bogdan Chmelniçki, « l’homme qui veut encore accomplir la justice, » se leva.

Quelques mots sur la biographie d’Ostap Vérésaï montreront comment se transmettaient de kobzar en kobzar les chansons héroïques, et avec quelle sûreté de tradition les plus anciennes ballades ont pu à travers les siècles nous parvenir sans altération. Homère nous a conservé le souvenir de deux de ses devanciers, Démodocos, le divin poète, qui célébrait à la cour d’Alcinoüs les exploits d’Ulysse, et le noble Phémios, qui, assis sur un trône à clous d’argent, chantait par contrainte dans les festins des prétendans. Ostap Vérésaï nous apprendra de même à connaître ceux qui furent les maîtres de son enfance. Il est né au village de Kaloujnitsi, vers 1803 ou 1805, sans qu’il soit possible de préciser la date exacte. Son père était aveugle et gagnait quelque argent à jouer du violon dans les fêtes de village. Ostap était venu au monde avec de bons yeux, mais la fatalité héréditaire s’étendit sur lui vers l’âge de quatre ans, et à son tour il perdit la vue. Qu’allait-il devenir ? quel métier lui apprendre ? Le choix pour un aveugle était tout fait. A quinze ans, on le mit en apprentissage chez un vieux kobzar, Siméon Kochoï, qui devait lui enseigner les premiers élémens de son art, de la « gaie science, » comme auraient dit nos trouvères français. Mais cette « gaie, science » est en Petite-Russie le patrimoine de fort pauvres compagnons : Ostap avait un bel avenir de misère devant les mains. Être un musicien aveugle est une triste situation : qu’on se figure la situation d’un simple apprenti en ce métier. Et pourtant l’organisation de la corporation des kobzars présente quelques lointaines analogies avec celle de nos écoles de druides et de bardes gaulois, où l’écriture n’était guère moins inconnue, et où des myriades de vers ne se conservaient que par la mémoire. L’élève kobzar contractait avec son maître un engagement de trois années : il n’avait rien à lui payer, étant bien trop dépourvu lui-même ; au contraire il recevait de lui la nourriture et le vêtement, c’est-à-dire qu’il partageait sa misère et ses haillons. Le maître, qui malgré cette dégradation apparente avait droit à tous ses respects, lui apprenait les chansons qu’il savait lui-même, et parfois quelques prières pour demander l’aumône ou remercier les bonnes gens. C’était tout, car ces fils de la muse rustique sont absolument illettrés. Quand le disciple avait fait quelques progrès, il courait les villages et les foires pour le compte de son maître, chantant les airs qu’on lui avait enseignés, recevant très peu d’espèces sonnantes, mais force biscuits, de la farine, de la graisse de mouton, et autres provisions qu’il se chargeait de vendre et dont il rapportait l’argent a son patron. Ostap eut affaire souvent à des instituteurs indignes de leur noble mission, à des paresseux qui ne lui apprenaient rien, à des ivrognes qui le maltraitaient. Lorsqu’il les quittait avant le terme de trois ans, c’était toujours un engagement de trois ans qu’il avait à contracter avec le nouveau maître. Son temps d’études risquait de ne jamais finir. Ostap raconte ses tribulations chez l’un d’eux. Celui-ci avait déjà deux disciples qui ne savaient que manger et boire et qui n’apprenaient rien. Comme ils étaient incapables de chanter dans les foires, Ostap restait chargé de toutes les corvées. Par la pluie et la neige, c’était toujours lui qui était sur les routes. Plus d’une fois, il fut atteint de cruelles maladies, réduit à un extrême épuisement. A la fin, il perdit patience, et commit un péché, celui de murmurer contre ce maître exigeant. Il s’en confesse ingénument. « Je l’ai fidèlement servi. Était-ce ma faute, si j’étais malade ? Et il m’envoyait toujours en route ! quelle injustice ! Mais je me suis fâché contre lui, et j’ai eu tort : il était mon maître. J’ai péché. »

Il y avait d’autres misères encore dans le métier de chanteur ambulant. Au XIe siècle, un prince russe comblait de flatteries et de présens Boïane et ses pareils ; au XIXe siècle, ils étaient harcelés par une police tracassière. On s’obstinait à ne pas les distinguer des vagabonds ordinaires. L’accès des champs de foire et des cabarets où ils auraient pu trouver un nombreux auditoire leur était interdit. C’était presque en se cachant qu’ils pouvaient chanter la gloire des vieux cosaques. L’épopée russe faisait l’école buissonnière. Contre toutes ces épreuves, Ostap raidissait son courage, faisant de nécessité vertu. Il fallait bien persister, puisqu’il n’avait pas d’autre ressource. « Mon Dieu, me disais-je, mon Dieu ! comment vivre en ce monde ? Mon père, quoique aveugle, se suffit à lui-même. Il joue du violon, et les bonnes gens lui cultivent son petit champ. Et moi, que deviendrai-je, si je ne sais rien ? » Ces pensées le tourmentaient lorsqu’il revenait à la maison paternelle et l’en chassaient toujours à la recherche d’un nouveau patron qui fît enfin de lui un kobzar accompli. Le jour vint où il passa maître en son art. « Sais-tu, mon fils ? lui dit enfin le dernier de ses instituteurs, je te remercie. Tu m’as fidèlement servi, tu as bien travaillé. Je pourrais te garder, mais peut-être tu ne me serais d’aucune utilité et moi je n’ai plus rien à t’apprendre. Tu en sais autant que moi : tire-toi d’affaire comme tu l’entendras. » C’est ainsi qu’Ostap fut reçu kobzar. Émancipé, il court le pays, cette fois pour son propre compte. Chemin faisant, il grossit son trésor de science poétique. S’il ne s’attache plus à aucun maître, il écoute les vieux chanteurs et fait son profit de ce qu’il retient.

Cependant au cœur de l’artiste vagabond un sentiment nouveau commence à se glisser. Maintenant qu’il a, comme on dit, une position, il voudrait se marier. D’ailleurs à combien de dangers son infirmité, son isolement ne l’ont-ils pas exposé ? Il loue parfois des gens pour le guider, et souvent les coquins l’abandonnent sur une route inconnue. Son malheur, qui devrait inspirer le respect, tente les mauvais plaisans. De méchans garnemens prennent plaisir à se coucher en travers de son chemin, pour que l’aveugle vienne trébucher sur leur corps. Un soir un ivrogne le rosse cruellement dans la rue ; mais le lendemain le tapageur a honte de cette lâche action et achète le silence de sa victime par un quarteron d’eau-de-vie. Le franc-parler d’Ostap lui fait aussi des ennemis : un diacre, irrité d’une de ses satires, l’assaille à l’improviste avec une pelle de bois qu’il lui brise sur la tête. Par bonheur, l’aveugle n’était point manchot. « Je me retourne, raconte Ostap, je l’empoigne par ses longs cheveux ; je l’aurais foulé aux pieds si les gens ne m’en avaient empêché. » Ces cruelles taquineries, inévitables dans la grossièreté des mœurs rustiques, reviennent souvent dans l’histoire des kobzars. Homère, suivant la légende, dut endurer aussi les mépris quand il mendiait son pain de porte en porte, invoquant le grand Jupiter et le « dieu dont l’arc est d’argent. » Les enfans ne sont pas toujours aussi bons que dans l’idylle de Chénier. Le kobzar André Chout se plaignait déjà à M. Koulich des misères que son jeune guide lui faisait souffrir. « Il est parfois à deux pas de moi, et il me laisse crier sans répondre. Il faut le supporter, car les gens disent déjà : Voyez comme cet aveugle est irritable ! L’autre jour il m’a conduit dans un fossé si profond que, lorsque j’ai levé les mains, je n’ai pu en toucher le rebord. » Heureusement Ostap nous assure que les mœurs s’adoucissent, et que les enfans d’aujourd’hui valent mieux que ceux d’autrefois. Il n’en était pas moins nécessaire au pauvre musicien d’avoir enfin un foyer et une compagne, une protection. Voilà donc notre aveugle qui fait sa cour aux jeunes cosaques. La première qui reçut l’offre de son cœur se laissa conduire à l’autel ; même aux deux premières questions du prêtre elle répondit oui ; mais à la troisième, cédant aux conseils de ses amies, elle articula un non décisif. Une autre s’était laissé attendrir ; quand elle entendait le son de sa kobza sur la grande route, elle laissait tout, la grange et la corvée seigneuriale, accourait auprès de lui. Le maître d’Ostap et celui de la jeune fille étaient consentans au mariage. Un prêtre avide gâta tout ; il demandait 6 roubles pour les marier : jamais le musicien n’avait eu pareille somme à sa disposition. Il s’en alla bien triste et n’entendit plus parler de la belle. Avec une troisième, il fut plus heureux. Nous le retrouvons bientôt marié, père d’une fille. Il a un gendre et des petits-enfans. De ses propres mains, l’aveugle bâtit l’isba commune ; mais, quand Ostap devint veuf, son mauvais garnement de gendre, méprisant la bénédiction des parens, le chasse d’une maison qui était à lui. Roi Lear de la steppe, il recommence sa vie errante. A son âge, il lui faut se chercher une famille nouvelle et un autre foyer. Une paysanne veuve reçoit humainement ses avances ; mais, comme elle attend toujours qu’il lui vienne de quelque point de l’horizon un galant plus valide, elle le fait languir sept années. Enfin elle se rend à ses prières, à ses larmes ; elle a pitié de son isolement, et du sien peut-être. Depuis son mariage avec cette grosse gaillarde à mine futée, dont un nouveau recueil, la Russie ancienne et moderne, publiait récemment le portrait, Ostap est heureux. Il est entouré d’enfans, les siens, ceux de sa femme et ceux de ses enfans. Il a une maison à lui, des poules, du menu bétail, six brebis avec leurs agneaux. Il est presqu’à l’aise ; il ne mendie plus et ne court les foires que pour se divertir. Il ne rôde plus par les routes avec sa kobza sur les reins, mais il est recherché par les savans, par les lettrés, qui se sont enfin avisés du mérite de la poésie populaire. A deux séances où je l’ai entendu, je lui ai vu faire une fort belle recette. On veut honorer en lui la muse nationale, on l’écoute avec déférence, et lorsqu’il s’excuse avant d’attaquer une chanson un peu hardie, les messieurs d’aujourd’hui lui disent : « Va toujours, ne crains rien. » Quand du plus profond de sa riche mémoire revient sur ses lèvres quelque ballade inédite, les amateurs s’en emparent avec joie. La Société de géographie a publié son répertoire de chansons avec sa photographie et sa vie racontée par lui-même.

Si nous avons insisté sur Ostap Vérésaï et les kobzars, il ne faut pas croire cependant que ces chanteurs aient été les seuls poètes ou les seuls agens de la poésie nationale des Ukraines. Dans l’Iliade, Achille, « avec une lyre artistement travaillée, charme son âme » et célèbre la gloire des guerriers. Le Volker des Niebelungen, le Soloveï des bylines russes, le Taillefer français et plusieurs de nos trouvères et troubadours ont su à la fois chanter et combattre. Un état analogue de civilisation a ramené dans la Petite-Russie les mêmes scènes. Le poète s’y confond parfois avec le héros : les braves savent manier la bandoura aussi aisément que la lance ou l’aviron. Une kobza fait nécessairement partie de l’équipement du cosaque. Une des ballades les plus en faveur est celle du guerrier mourant qui fait vibrer pour la dernière fois les cordes sonores.


« Il est assis sur un kourgane (tertre), le vieux cosaque gris comme un pigeon. Il joue de la bandoura et chante d’une voix retentissante.

« Près de lui, son cheval percé de coups de lance et de coups de feu, sa pique brisée, sa gaîne veuve du sabre d’acier, sa cartouchière épuisée. Il ne lui reste plus que sa fidèle bandoura et dans sa poche profonde sa pipe brune et une pincée de tabac. « Alors le pauvre cosaque fume sa pipe, et, s’accompagnant sur la landoura, chante d’une voix plaintive : « Hélas ! mes frères, jeunes compagnons, cosaques zaporogues, où êtes-vous, qu’êtes-vous devenus ? Reviendrez-vous jamais à notre mère la setcha ? De vos épieux frapperez-vous le Polonais scélérat ? De vos cravaches chasserez-vous, en troupeaux de captifs, les Tatars infidèles ?

« Ah ! si Dieu me donnait la force de remuer mes vieilles jambes et de courir sur vos traces, jusqu’à mon dernier soupir je vous jouerais les airs joyeux. Si seulement ma fidèle bandoura savait qu’une main chrétienne m’ensevelira ! ..

« Je n’ai plus la force de me traîner dans la steppe. Bientôt vont arriver les loups au pelage gris : de mon cheval ils feront leur repas, et de moi, pauvre vieux, leur collation.

« O ma kobza, ma fidèle amie, ma bandoura si bien ornée de peintures, que vas-tu devenir ? Vais-je te brûler et disperser ta cendre au vent ou te placer au sommet de ce kourgane ? Qu’ils soufflent à travers la steppe, les vents rebelles ; qu’ils fassent vibrer tes cordes, qu’ils en tirent des sons tristes et plaintifs ! Peut-être que les cosaques qui chevaucheront par là se hâteront d’accourir : peut-être ton gémissement frappera leur oreille et les ramènera à ce kourgane. »


Un héros vraiment historique, le cosaque Paleï, l’allié de Pierre le Grand contre Mazeppa, est représenté dans une douma contemporaine, charmant avec sa bandoura l’ennui de son exil, errant dans la vallée et s’asseyant sur un tertre pour chanter des airs sur ce motif : « Triste est la vie de ce monde ! » A l’exposition archéologique de Kief on montrait naguère une bandoura qui, suivant la tradition, aurait appartenu à Mazeppa. M. Koulich parle d’une estampe très populaire où est représenté le parfait cosaque tel qu’aimait à se le figurer l’imagination des masses : il est assis les jambes croisées, la kobza sur ses genoux ; près de lui dans la forêt son cheval paît le gazon, et à un arbre on voit un Juif ou un Polonais pendu par les pieds. Mais enfin le temps des héros-kobzars est passé, et il est bien certain qu’aujourd’hui ce sont les chanteurs aveugles, comme Ostap Vérésaï, qui ont recueilli tout l’héritage poétique de la Petite-Russie.

La poésie populaire en Ukraine, comme ailleurs, a reconquis le respect des classes éclairées. Cendrillon a quitté le pauvre foyer du paysan pour venir s’asseoir parmi les puissans du monde et les princes de la science. A Kief, on semble avoir pris pour devise ce mot de M. Koulich : « aimer la chanson qui court le monde comme une orpheline, la sauver de l’oubli, c’est vraiment recueillir une âme, un esprit qui sans notre sollicitude eût été anéanti. » La section petite-russienne de la Société de géographie, parmi les précieux volumes de matériaux qu’elle a consacrés à l’histoire, à la législation, aux vieilles coutumes de l’Ukraine (tout un volume est consacré à la colonie juive), a chargé MM. Tchoubinski et Kostomarof, l’historien si populaire sur les rives du Dnieper, d’éditer un recueil de poésies nationales, qui offre comme un tableau complet de la vie cosaque sous tous ses aspects : l’amour, la famille, la guerre, le commerce, le brigandage. M. Routchenko a publié les chansons des tchoumaks, hardis négocians qui servaient d’intermédiaires entre la Petite-Russie et les pays tatars. MM. Antonovitch et Dragomanof viennent d’éditer le premier volume des chansons historiques avec de savans commentaires. Enfin l’histoire de la réunion des Ukraines à la Grande-Russie par M. Koulich, œuvre riche de faits et de points de vue nouveaux, d’une franchise audacieuse dans ses appréciations ; d’un mérite littéraire considérable et d’une lecture entraînante, va nous offrir le commentaire animé de cette poésie cosaque.


II

La nationalité ukrainienne s’est formée à peu près de la même façon que les nations modernes de l’Amérique, par voie de colonisation. Les incursions des Petchenègues et des Polovtsi du Xe au XIIe siècle, les invasions tatares depuis le XIIIe avaient fait des bassins du Bas-Dniéper, du Dniester et du Boug un véritable désert. C’est vers la fin du XVIe siècle que les contrées les plus éloignées de la Mer-Noire, les mieux à l’abri des irruptions musulmanes, commencèrent à se repeupler et que des centres nouveaux se formèrent sous la protection des forteresses de Bar, Bratslaf, Kief et Vinnitsa. Cependant l’Ukraine proprement dite restait inculte : c’était comme une terre nouvelle à coloniser et presqu’à découvrir. Un écrivain polonais de ce temps s’écriait : « Il est bien étrange que les Portugais et les Hollandais se soient rendus maîtres des antipodes et du Nouveau-Monde, et que nous, Polonais, nous n’ayons pas encore réussi à occuper un pays si fertile, si rapproché de nous et qui nous appartient. Nous le connaissons moins bien que les Bataves ne connaissent les Indes-Orientales. » Déjà quelques seigneurs polonais ou des magnats russes du grand-duché de Lithuanie s’étaient mis à l’œuvre. Ils s’étaient fait donner par le roi des concessions de territoires, d’autant plus étendues que le gouvernement lui-même n’en connaissait pas au juste la situation. Il était généreux à la manière d’Alexandre VI, qui accordait en bloc aux Espagnols et aux Portugais tout ce qu’ils pourraient découvrir à l’est ou à l’ouest d’un certain méridien. Pour peupler le pays, les concessionnaires en usèrent à peu près comme les créateurs de nos villes-neuves françaises au XIIe siècle. Ils octroyèrent aux colons qui viendraient s’établir chez eux une exemption de toutes charges et redevances pour vingt et même pour trente années. Ils assurèrent l’impunité à tous ceux qui, dans le royaume de Pologne ou dans le grand-duché de Lithuanie, seraient sous le coup de quelque poursuite judiciaire. Le comte Zamoïski promettait que « les vauriens qui auraient tué père, mère, frère, même leur seigneur, trouveraient chez lui un asile et une protection contre la vindicte des lois. » Plus le régime agricole était devenu dur et vexatoire dans l’état polonais et lithuanien, plus les paysans avaient hâte d’échapper au servage et de venir goûter sur une terre nouvelle une liberté de trente années, qui à leurs yeux semblait la liberté à perpétuité. D’ailleurs énorme était la fécondité de ce sol vierge de culture, il surabondait d’énergie productrice ; il réalisait les merveilles que les Grecs ont racontées de l’âge d’or et les Hébreux de la terre promise.

L’Ukraine se compose en grande partie de cet humus noir, de ce tchernoziom dont la fertilité n’a pas besoin d’engrais. Chaque grain de blé qu’on jetait dans le sillon creusé par la charrue de bois, raconte M. Koulich, donnait une récolte fabuleuse. Un économiste polonais de ce temps, Rjontchinski, cite un cas où, pour 50 puisoirs de blé qu’on avait semés, il y eut une récolte de 90,000 gerbes. L’herbe poussait si haute que les grands bœufs y disparaissaient presque jusqu’aux cornes. Une charrue qu’on abandonnait dans un champ y était recouverte au bout de quelques semaines d’une épaisse végétation. « La fertilité de la terre, dit le même auteur, l’abondance des fleurs et des herbes odorantes y favorisent à tel point l’élève des abeilles qu’elles s’abritent non-seulement dans les bois, dans les creux d’arbres, mais jusque sur le bord des fleuves et dans des trous en terre, où l’on trouve parfois d’énormes quantités de miel. Les paysans en sont réduits à exterminer les essaims errans pour protéger leurs élèves. On cite un campagnard à qui douze ruches, dans le courant d’un seul été, donnèrent cent essaims, sur lesquels il n’en conserva que quarante. » Pour des populations agricoles, l’Ukraine, avec ses ruisseaux de miel » était comme le Chanaan du monde slave. Les serfs des provinces russes-lithuaniennes y accoururent bientôt en nombre si considérable que l’intérieur du grand-duché sembla vouloir se dépeupler au profit des nouveaux territoires. Les déserts devinrent de florissantes colonies. Dans une seule concession aux princes Ostrojski, on put compter bientôt 80 villes ou bourgades et 2,760 villages. Les Konetspolski avaient d’une seule tenue 170 bourgs et 740 villages. L’Ukraine se développait avec l’activité fiévreuse du far-west américain. La liberté, ici comme là-bas, présidait à la fondation d’une nouvelle nationalité ; seulement, dans la Petite-Russie, la liberté n’était que temporaire. Déjà les années d’exemption s’écoulaient, et les pans concessionnaires attendaient avec impatience le jour où ils pourraient appliquer à leurs sujets le régime seigneurial dans toute sa rigueur, revendiquer le droit exclusif de chasse et de pêche sur ces libres rivières, fixer la corvée et les redevances, réduire ces hardis colons à la condition de serfs attachés à la glèbe. Mais sur cette terre neuve, dont ils avaient dompté l’exubérance, sauvage, avait grandi une génération d’hommes qui avaient perdu tout souvenir de leur village d’origine et des chaînes paternelles, et qui ne connaissaient plus que la liberté. Il s’était formé un peuple à la nuque rebelle, durœ cervicis, qui allait opposer aux pans une résistance inattendue et qui n’admettait pas qu’on eût fait donation d’âmes humaines par une concession sur parchemin. De ce malentendu entre les maîtres et leurs prétendus sujets allait naître une crise sociale qui ébranlerait jusque dans ses fondemens l’état polonais, et, par le soulèvement de ses populations russes, l’acheminerait à une ruine certaine.

A la fin du XVIe siècle, ces conséquences inévitables semblaient encore éloignées. Alors, pour le colon, le seul, le véritable ennemi, c’était le musulman, le Tatar. Les empiétemens de la colonisation sur la steppe, qui perdait chaque jour son caractère sauvage, sa nature asiatique, semblaient aux nomades venus de l’Asie autant d’attentats à leurs droits. Les immenses richesses qui se créaient sur les bords des fleuves petits-russiens excitaient leurs convoitises. Dans le butin qu’ils s’en promettaient, la personne des colons constituait l’article le plus précieux, la denrée humaine étant à très haut prix sur tous les marchés de l’Orient. Les défricheurs de l’Ukraine se trouvèrent donc aux prises avec les Tatars de Crimée, comme les pionniers américains avec les Peaux-Rouges. Les steppes de la Nouvelle-Russie polonaise furent en proie aux horreurs de la guerre asiatique, comme les rivages de la Méditerranée aux pirateries des Barbaresques, comme les plaines de la Hongrie aux incursions des Ottomans. C’était le siècle des Sélim, des Dragut et des Barberousse. Dans l’Ukraine, les enlèvemens d’êtres humains prenaient des proportions colossales. En 1516, les Tatars enlevaient cinq mille prisonniers, en 1537 quinze mille dans la Volhynie et la Podolie, en 1575 trente-cinq mille. Pas une chaumière, pas un palais du sud, où l’on ne pleurât des morts et des absens. Cette année-là, les seigneurs ukrainiens parurent en habits de deuil à la diète polonaise.

Bientôt, pour combattre les nomades de l’Asie, surgit du sein de la chrétienté un peuple nouveau de nomades. Le nom des cosaques commence à retentir dans les annales. A côté des cosaques miliciens, organisés par les nobles pour garder les villes et faire le guet sur les grands chemins, il y eut les cosaques d’aventure qui entendaient ne dépendre de personne, — les indociles, comme on les appelait par opposition aux guerriers dociles des villes et des châteaux. Aux cosaques de race grande-russienne qui s’étaient établis sur le Don correspondent les cosaques petits-russiens du Dnieper : ces deux républiques guerrières contiennent à l’orient et à l’occident, en se donnant plus d’une fois la main contre elle, la horde des Tatars de Crimée. Ces aventuriers ressemblaient à leurs ennemis musulmans par leur équipement, leur légère monture, leur goût pour les rapides et soudaines irruptions. Ils avaient même emprunté plusieurs termes à la langue militaire des Tatars, donnant le nom d’atamans à leurs chefs, de koch à leur camp, etc. Ils étaient non-seulement d’impétueux cavaliers, mais de redoutables pirates. Avec leurs tchovni, légères pirogues, qui rappelaient les flottilles que les Oleg et les Igor avaient dirigées contre Byzance, ils portaient le ravage sur les côtes de la Crimée, de la Turquie, de l’Anatolie, et s’enhardissaient parfois jusqu’à monter à l’assaut des lourdes, galères ottomanes. Les cosaques miliciens se confondaient avec les populations sédentaires de la Petite-Russie et vivaient de la vie de tout le monde : autres étaient ceux qui s’établirent sur le Bas-Dniéper, au midi de ses porogs ou cataractes, et qui avaient élevé leur setcha ou forteresse dans une des îles de fleuves appelée le Grand-Pré. Autour de cette capitale, ils formaient un état à part, la confrérie ou l’armée des Zaporogues. Pour mieux braver le khan de Crimée et son suzerain le sultan de Constantinople, ils s’étaient retranchés sur une terre dont le Turc et le Tatar revendiquaient la propriété. Protégés au nord par les cataractes, au midi et à l’entour par les bas-fonds et les marais du fleuve, ils étaient, comme les chevaliers de Rhodes ou de Malte, une épée sanglante dans le flanc de l’islamisme. Ils n’obéissaient en somme ni au roi de Pologne, ni au tsar de Moscovie, et, pour se consacrer tout entiers à leur œuvre d’extermination, ils s’étaient volontairement mis hors la loi de tous les états voisins. Quand la chrétienté entière demandait la paix aux musulmans, ces outlaws, abandonnés de tous, continuaient la guerre. Vivant en la présence continuelle de l’ennemi, ils observaient une discipline particulière. Ils n’admettaient point de femmes sur leur territoire, pas même la vieille mère du cosaque. Pour mère, on avait la setcha, pour père le Grand-Pré, pour frères tous les Zaporogues. Parmi eux, il n’y avait que des égaux. Les nobles pans qui venaient partager avec eux leur vie d’aventure devaient oublier leur blason au seuil des porogs : ici on n’estimait un homme qu’à la mesure de sa valeur. Le bâton d’ataman et tous les grades militaires étaient à l’élection. Les Zaporogues ont été traités par les historiens polonais ou russes tantôt avec une sévérité, tantôt avec une indulgence également extrêmes. Pour les uns, ils n’étaient qu’une association de pillards. Comme ils ne reconnaissaient aucune loi, aucun traité, ils firent à la Pologne, qu’ils étaient censés protéger, plus de mal que de bien. Sans doute ils portaient le ravage chez les infidèles, mais par cela même ils attiraient sur l’Ukraine de terribles orages qu’il n’était pas en leur pouvoir de détourner. La grande invasion tatare de 1575, qui dépeupla le pays, fut provoquée par leurs incursions sur les terres du khan et leurs interventions dans les affaires valaques. Eux seuls empêchaient que la Pologne pût vivre en paix avec ses redoutables voisins. Quand ils attaquaient les envahisseurs, c’était toujours à leur retour, lorsqu’ils repassaient le Dnieper, afin de s’approprier ainsi le butin que les Tatars avaient fait en Ukraine. Ils se vantaient d’être les champions de l’orthodoxie ; mais au fond ils n’avaient aucune religion, et, à part quelques pratiques superstitieuses, vivaient comme des païens. Leurs apologistes ne sont pas moins ardens que leurs défenseurs. Ces nomades, assurent-ils, furent vraiment le rempart de la civilisation. Placés à l’extrême frontière de la chrétienté, ils soutinrent contre l’islamisme une croisade perpétuelle. Ces Russes rendirent à la sécurité européenne les services dont volontiers on fait honneur aux seuls Polonais. Ce sont eux qui valurent au pays ce beau nom d’Ukraine ou de frontière, et grâce à eux il fut la frontière non pas seulement de la Pologne ou de la Russie, mais du monde chrétien tout entier. Plus tard ils sont les sauveurs de la nationalité russe, de la religion orthodoxe, de la liberté humaine. Contre les Polonais, qui prétendent imposer leurs lois à la Petite-Russie, contre les jésuites et les moines latins qui, sous le nom d’union, lui apportent le papisme, contre les pans, qui voulaient transformer des hommes libres en serfs de la glèbe, les Zaporogues, pendant cent ans, ne cessèrent de protester les armes à la main. Contre toute oppression, le peuple des Ukraines était sûr de trouver protection au-delà des cataractes. « Un tel service à la nation russe, écrivait naguère encore M. Oreste Miller, est un service à l’humanité ; les cosaques ne défendaient pas seulement leur nationalité, ils défendaient les droits du peuple ; ils ne permirent pas qu’on le réduisît à la condition d’esclave. »

Le dernier historien de la Petite-Russie, M. Koulich, développe éloquemment la même thèse. Suivant lui, les Zaporogues ont formé sur le Bas-Dniéper une de ces nobles associations dont les ordres religieux militaires du XIe et du XIIe siècle ont donné les premiers modèles. Astreints à une sorte de vœu de célibat, affectant la pauvreté et le désordre dans leurs vêtemens, obéissans jusqu’à la mort à l’ataman de leur choix, ces moines guerriers, cette église militante de la

petcha, pratiquaient réellement un ascétisme d’un genre particulier. Même dans leurs momens de récréation, leur gaîté avait quelque chose de mélancolique. Leur joie était la joie tragique de braves dévoués à la mort, de héros philosophes, qui sur les vanités de ce monde laissent tomber le sarcasme et la hautaine ironie. Sans chemise souvent, avec leurs pantalons souillés de goudron, leur bonnet « recousu avec les herbes des champs et troué par en haut, » comme dit la chanson, sales et hérissés, couchant sur la terre nue à la belle étoile, ils étaient comme une prédication vivante contre la mollesse d’un siècle dégénéré. Leur setcha était une admirable école, et le héraut polonais Paprotski assure que les fils des plus nobles familles du royaume allaient servir quelque temps au midi des cataractes, pour s’y former à la discipline et à la vraie chevalerie. A leurs yeux, la bravoure guerrière ne suffisait pas ; il fallait y joindre l’amour et presque la recherche des privations de toute sorte. Une foi peu éclairée, mais d’autant plus ardente, leur montrait dans une vie future la seule récompense digne de leurs travaux. Ils étaient les templiers, les chevaliers de Rhodes, les teutoniques et les porte-glaives du Bas-Dnieper. Ils avaient cette soif de dévoûment qui fait non-seulement les soldats, mais les martyrs. Quand ils avaient décidé une expédition contre le Turc ou le Tatar, on répandait cette proclamation : « Que celui qui pour la foi chrétienne veut être empalé, roué, écartelé, que celui qui est prêt à endurer toutes les tortures, que celui qui ne craint pas la mort vienne avec nous ! » Le même Paprotski leur rend un hommage éclatant, les appelant les Hector et les Hercule de la chrétienté. « Montrez-moi donc, disait-il à ses compatriotes, montrez-moi des exploits comme ceux qu’accomplissent journellement ces hommes que je peux bien appeler des saints. Leur gloire est partout répandue ; elle restera attachée à leur nom jusque dans les siècles des siècles, lors même que périrait la Pologne ! »

La vie de la Petite-Russie sous ses deux aspects, l’infortune des colons emmenés par milliers en esclavage, les exploits des hardis Zaporogues, voilà le motif des chansons historiques de l’Ukraine. A la différence des bylines grandes-russiennes, elles sont avant tout le récit d’événemens réels, une peinture de l’existence quotidienne. Elles célèbrent non plus les héros mythologiques, les demi-dieux du cycle de Vladimir, mais de simples mortels qui n’ont aucune parenté avec les astres, des cosaques comme on en voit tous les jours. La note dominante des doumas, c’est la mélancolie. Les aventures d’esclavage y occupent une plus grande part que les hauts faits militaires. Les enlèvemens d’êtres humains, qui ont fourni aux poètes de l’antiquité la fable de mainte joyeuse comédie, n’ont inspiré que tristesse aux rhapsodes de la steppe. La réalité était trop

affreuse pour qu’on s’avisât d’en rire. Un auteur tatar, Rammal Khadja, a raconté comment on traînait en Crimée de longues colonnes de ces captifs, harassés, laissant derrière eux la trace sanglante de leurs pieds nus, entourés de cavaliers qui, à coups de nagaika sur leurs épaules nues, hâtaient leur marche. Arrivés au pays musulman, on faisait le triage. S’il y avait des prisonniers de distinction, on en dressait la liste et on l’envoyait gracieusement au gouvernement polonais pour qu’il pût les racheter. Le reste était jeté sur les marchés de Caffa, d’Eupatoria, rendez-vous des trafiquans de chair humaine. Les esclaves étaient emmenés au loin, non-seulement à Constantinople, mais en Perse, en Syrie et, assure un contemporain, jusque dans l’Indoustan. Les nations chrétiennes d’Occident n’avaient pas honte d’acheter aux Turcs, pour le service de leurs galères, des captifs enlevés sur les frontières de Pologne et de Russie. Dans cette vaste dispersion des familles slaves, que d’aventures étranges, que d’infortunes ! Les enfans, les beaux adolescens étaient réservés à une mutilation qui pouvait être l’origine de leur grandeur : le sultan faisait d’eux ses pages, plus tard ses favoris, ses ministres. D’autres étaient donnés aux instructeurs des janissaires, en sorte que la fleur de la jeunesse chrétienne était élevée dans l’oubli du christianisme et devenait contre lui l’instrument du Turc. L’islamisme, en sa décrépitude, se rajeunissait à chaque razzia tatare par l’infusion d’un sang nouveau. Les jeunes femmes, les jeunes filles étaient expédiées dans tous les harems de l’Orient. Quant aux vieillards, aux non-valeurs des deux sexes, très souvent, sur la route même de l’exil, un massacre judicieux en avait allégé le cortège. Les hommes robustes, marqués au front d’un fer rouge, étaient vendus comme bêtes de travail ou enchaînés sur le banc des galères ottomanes. Un écrivain lithuanien remarque que les esclaves polonais ou petits-russiens se vendaient bien, mais que le Moscovite était peu estimé ; il passait pour sournois et trompeur. C’est ainsi que dans l’antiquité les maquignons d’hommes avaient fait une mauvaise réputation aux esclaves ibères ou ligures, dépréciés comme vindicatifs ou enclins au suicide. Mais qui n’eût préféré toute espèce de mort à la vie du galérien ? Par tous les temps nu jusqu’à la ceinture, les épaules déchirées par le fouet du garde-chiourme, rivé à ses compagnons d’infortune, il lui fallait remuer en cadence les longues, lourdes rames. On ne reposait, on ne dormait qu’à son tour et à sa place : la marche du navire ne pouvait s’arrêter. De même qu’aujourd’hui chauffe constamment la chaudière d’un steamer, de même alors la force humaine captive, cette puissance motrice, créée de souffrances et de misère, ne connaissait point de repos.

« Alors, dit la chanson petite-russienne, il fut donné au petcha, pratiquaient réellement un ascétisme d’un genre particulier. Même dans leurs momens de récréation, leur gaîté avait quelque chose de mélancolique. Leur joie était la joie tragique de braves dévoués à la mort, de héros philosophes, qui sur les vanités de ce monde laissent tomber le sarcasme et la hautaine ironie. Sans chemise souvent, avec leurs pantalons souillés de goudron, leur bonnet « recousu avec les herbes des champs et troué par en haut, » comme dit la chanson, sales et hérissés, couchant sur la terre nue à la belle étoile, ils étaient comme une prédication vivante contre la mollesse d’un siècle dégénéré. Leur setcha était une admirable école, et le héraut polonais Paprotski assure que les fils des plus nobles familles du royaume allaient servir quelque temps au midi des cataractes, pour s’y former à la discipline et à la vraie chevalerie. A leurs yeux, la bravoure guerrière ne suffisait pas ; il fallait y joindre l’amour et presque la recherche des privations de toute sorte. Une foi peu éclairée, mais d’autant plus ardente, leur montrait dans une vie future la seule récompense digne de leurs travaux. Ils étaient les templiers, les chevaliers de Rhodes, les teutoniques et les porte-glaives du Bas-Dnieper. Ils avaient cette soif de dévoûment qui fait non-seulement les soldats, mais les martyrs. Quand ils avaient décidé une expédition contre le Turc ou le Tatar, on répandait cette proclamation : « Que celui qui pour la foi chrétienne veut être empalé, roué, écartelé, que celui qui est prêt à endurer toutes les tortures, que celui qui ne craint pas la mort vienne avec nous ! » Le même Paprotski leur rend un hommage éclatant, les appelant les Hector et les Hercule de la chrétienté. « Montrez-moi donc, disait-il à ses compatriotes, montrez-moi des exploits comme ceux qu’accomplissent journellement ces hommes que je peux bien appeler des saints. Leur gloire est partout répandue ; elle restera attachée à leur nom jusque dans les siècles des siècles, lors même que périrait la Pologne ! »

La vie de la Petite-Russie sous ses deux aspects, l’infortune des colons emmenés par milliers en esclavage, les exploits des hardis Zaporogues, voilà le motif des chansons historiques de l’Ukraine. A la différence des bylines grandes-russiennes, elles sont avant tout le récit d’événemens réels, une peinture de l’existence quotidienne. Elles célèbrent non plus les héros mythologiques, les demi-dieux du cycle de Vladimir, mais de simples mortels qui n’ont aucune parenté avec les astres, des cosaques comme on en voit tous les jours. La note dominante des doumas, c’est la mélancolie. Les aventures d’esclavage y occupent une plus grande part que les hauts faits militaires. Les enlèvemens d’êtres humains, qui ont fourni aux poètes de l’antiquité la fable de mainte joyeuse comédie, n’ont inspiré que tristesse aux rhapsodes de la steppe. La réalité était trop affreuse pour qu’on s’avisât d’en rire. Un auteur tatar, Rammal Khadja, a raconté comment on traînait en Crimée de longues colonnes de ces captifs, harassés, laissant derrière eux la trace sanglante de leurs pieds nus, entourés de cavaliers qui, à coups de nagaika sur leurs épaules nues, hâtaient leur marche. Arrivés au pays musulman, on faisait le triage. S’il y avait des prisonniers de distinction, on en dressait la liste et on l’envoyait gracieusement au gouvernement polonais pour qu’il pût les racheter. Le reste était jeté sur les marchés de Caffa, d’Eupatoria, rendez-vous des trafiquans de chair humaine. Les esclaves étaient emmenés au loin, non-seulement à Constantinople, mais en Perse, en Syrie et, assure un contemporain, jusque dans l’Indoustan. Les nations chrétiennes d’Occident n’avaient pas honte d’acheter aux Turcs, pour le service de leurs galères, des captifs enlevés sur les frontières de Pologne et de Russie. Dans cette vaste dispersion des familles slaves, que d’aventures étranges, que d’infortunes ! Les enfans, les beaux adolescens étaient réservés à une mutilation qui pouvait être l’origine de leur grandeur : le sultan faisait d’eux ses pages, plus tard ses favoris, ses ministres. D’autres étaient donnés aux instructeurs des janissaires, en sorte que la fleur de la jeunesse chrétienne était élevée dans l’oubli du christianisme et devenait contre lui l’instrument du Turc. L’islamisme, en sa décrépitude, se rajeunissait à chaque razzia tatare par l’infusion d’un sang nouveau. Les jeunes femmes, les jeunes filles étaient expédiées dans tous les harems de l’Orient. Quant aux vieillards, aux non-valeurs des deux sexes, très souvent, sur la route même de l’exil, un massacre judicieux en avait allégé le cortège. Les hommes robustes, marqués au front d’un fer rouge, étaient vendus comme bêtes de travail ou enchaînés sur le banc des galères ottomanes. Un écrivain lithuanien remarque que les esclaves polonais ou petits-russiens se vendaient bien, mais que le Moscovite était peu estimé ; il passait pour sournois et trompeur. C’est ainsi que dans l’antiquité les maquignons d’hommes avaient fait une mauvaise réputation aux esclaves ibères ou ligures, dépréciés comme vindicatifs ou enclins au suicide. Mais qui n’eût préféré toute espèce de mort à la vie du galérien ? Par tous les temps nu jusqu’à la ceinture, les épaules déchirées par le fouet du garde-chiourme, rivé à ses compagnons d’infortune, il lui fallait remuer en cadence les longues, lourdes rames. On ne reposait, on ne dormait qu’à son tour et à sa place : la marche du navire ne pouvait s’arrêter. De même qu’aujourd’hui chauffe constamment la chaudière d’un steamer, de même alors la force humaine captive, cette puissance motrice, créée de souffrances et de misère, ne connaissait point de repos.

« Alors, dit la chanson petite-russienne, il fut donné au malheureux captif de bien sentir la pesanteur de l’esclavage : les chaînes de fer pelaient ses jambes et ses bras ; la rouille jusqu’à ses os jaunis rongeait la chair du cosaque. » Aussi des bancs de la galère, des marchés de la Tauride, quel cri de malédiction ! « Terre de Turquie, terre des musulmans, tu regorges d’or et d’argent et de breuvages précieux ; mais triste est chez toi la vie des prisonniers : chez toi, ils ne connaissent plus ni la nativité du Christ, ni la résurrection. Toujours dans la servitude maudite sur la galère turque, ils voguent sur la Mer-Noire. Et ils maudissent la terre de Turquie, la foi musulmane, car c’est toi qui es le déchirement des familles ; par tes guerres, que de fois le mari est séparé de sa femme, le frère de sa sœur, les petits enfans de leur père et de leur mère ! O mon Dieu ! délivre le malheureux captif ; conduis-le sur le rivage de la sainte Russie, au pays joyeux, parmi le peuple baptisé. »

Le sentiment vague d’espérance sur lequel se termine cet hymne désolé n’était pas toujours trompé. La chanson de Marousia Bogouslavka nous montre les chaînes qui tombent à la voix d’une femme compatissante. Marousia est une Russe, comme le fut, dit-on, Roxelane, la puissante favorite de Soliman le Grand. Enlevée par les infidèles, elle est devenue l’épouse du Turc farouche ; elle tient les clés de la maison, elle garde celles qui peuvent ouvrir les fers des captifs. Parfois le souvenir de la patrie, de la religion perdue, lui revient au cœur. « Savez-vous, dit-elle un jour aux captifs, quelle est la fête qui se célèbre demain en notre terre chrétienne ? .. Aujourd’hui c’est le grand samedi, et demain c’est le grand jour de la résurrection. » Les cosaques versent alors des larmes de rage. Demain les centaines de cloches sonneront joyeusement dans la ville sainte de Kief ; tout le peuple chrétien sera en liesse, et partout on s’abordera avec le baiser de paix et la bonne nouvelle : Christ est ressuscité ! Ce contraste entre l’universelle allégresse du monde orthodoxe et leur infortune achève d’aigrir leur cœur, et ils maudissent Marousia d’avoir réveillé ce souvenir ; mais Marousia est bonne, son mari est absent, elle en profite pour ouvrir toutes les portes. « Cosaques, malheureux captifs, fuyez vers les villes chrétiennes ; seulement, je vous en prie, arrêtez-vous à Bogouslava ; saluez de ma part mon père et ma mère. Hélas ! mon père n’a pas bien agi. Que n’a-t-il vendu tous ses biens, réuni tout son trésor, pour me racheter de l’esclavage ? Et voilà que je suis devenue une Turque, une infidèle ; je me suis laissé tenter par le luxe turc, par la bonne chère musulmane. » C’est donc une renégate, mais sa charité rachète son reniement, et, comme on le sent à ses tristes adieux, c’est à de moins malheureux qu’elle-même que Marousia fait l’aumône de la liberté.

Un autre thème de rêveries sans fin pour le captif, une des hypothèses de délivrance sur lesquelles s’égaraient ses longues méditations, c’était la rencontre d’une flottille de Zaporogues qui monteraient soudain, comme des chats sauvages, aux cordages de la galère maudite. Souvent aussi il se voyait brisant victorieusement les fers de la chiourme et se rassasiant de vengeance. Tel est le sujet de la ballade de Samuel Kochka. Alkhan-Pacha, prince de Trébizonde, parcourt la Mer-Noire sur son navire pompeusement orné, tout hérissé de canons. Sous ses ordres, il a 700 Turcs, 400 janissaires ; 150 captifs russes manient la rame ; parmi eux, Samuel Kochka, l’ataman des Zaporogues. A bord, il y a aussi un Liak potournak, un Polonais renégat qui, après trente ans de captivité, a cédé, comme Marousia, aux tentations « du luxe turc, de la bonne chère musulmane. » Lui aussi tient les clés qui peuvent ouvrir les fers, mais il n’a pas la charité chrétienne de la bonne geôlière. Une nuit, Alkhan-Pacha a un songe, tout comme un pharaon. Il rêve que ses esclaves sont libres, ses Turcs et ses janissaires taillés en pièces, et que l’ataman Kochka le coupe lui-même en trois morceaux qu’il jette à la mer. Aucun de ses mécréans ne peut lui expliquer ce rêve, dont l’interprétation cependant ne demande pas un grand clerc. Le renégat seul voit clair dans cette songerie, et il donne à son maître le conseil très pratique de doubler les fers des captifs et de tripler ceux de l’ataman. Le pacha aborde en un port de la Mer-Noire, et une beauté musulmane, la fille du sandjak de Koslof, le reçoit avec une magnificence galante. Elle fait distribuer du vin à l’équipage et même aux rameurs, mais les captifs n’ont garde d’y goûter, voulant conserver leur sang-froid ; au contraire leur porte-clés boit comme un cyclope jusqu’à tomber ivre-mort. L’ataman profite de son sommeil pour lui prendre ses clés, il ouvre ses fers et ceux de ses compagnons. Il leur enjoint cependant de les garder aux pieds, de dissimuler et de laisser venir les événemens. Alkhan-Pacha revient à bord avec ses Turcs : ils se couchent sans concevoir aucun soupçon ; ils s’endorment. « Alors les cosaques attendent le signal de leur chef. À ce signal, ils ôtent leurs fers et les jettent dans les flots. Ils évitent de faire du bruit, ils n’éveillent pas un seul Turc sur le bâtiment… » À ce moment solennel du récit, qu’on se figure l’effet produit par un kobzar du XVIIe siècle sur un cercle de braves cosaques accroupis autour d’un feu de bivouac. Les longues moustaches frémissent sur le menton rasé, les regards étincellent d’espoir et de férocité, chacun retient son souffle dans l’attente de l’explosion. « Alors, s’écrie le kobzar, alors Samuel Kochka prit Alkhan-Pacha dans son lit, il le coupa en trois morceaux, qu’il jeta dans la Mer-Noire. » Les 700 Turcs et les 400 janissaires allèrent l’y rejoindre. On détacha la galère du port, on leva l’ancre, et après tant de souffrances on se donna du bon temps sur la vaste mer. Arrivés en Ukraine, les affranchis firent de leur butin trois portions : l’une pour les saints monastères cosaques de la Petite-Russie, ceux de Traktomirof et de Méjigor, et l’église de la setcha ; la seconde fut partagée entre les vainqueurs ; la troisième fut consacrée à boire et à se divertir. La gloire de Samuel Kochka « ne périra pas, n’aura pas de déclin ; fameux restera son nom parmi les cosaques, parmi les frères et amis, parmi les chevaliers, parmi les bons compagnons ! »

D’autres ballades racontent l’histoire de la jeune fille qui se noie pour échapper à la passion du Turc, ou de celle qui fut poignardée par les Tatars furieux, ou encore le rachat de l’amante par l’amoureux, ou enfin la rencontre de parens longtemps séparés : un frère, devenu Turc, reconnaît sa sœur au moment où il vient de l’acheter pour faire d’elle sa maîtresse. Qui ne serait attendri par la plainte des trois belles filles de prêtre que les ravisseurs chassent à coups de fouet devant eux, tandis que le sable brûlant « ronge » leurs pieds nus et délicats ? Un document authentique, la lettre du prêtre Pierre, adressée en 1662 au tsar Alexis et citée par MM. Antonovitch et Dragomanof, est peut-être plus émouvante. La vie réelle a parfois cet avantage sur la poésie. « L’an passé, écrit le malheureux, les Tatars sont venus et ont incendié toutes nos églises avec les icônes, les livres, les chasubles ; ils ont emmené prisonniers mon père, ma mère, mes frères, ma popesse et mes enfans, en tout dix-huit personnes. Moi seul, ton intercesseur auprès de Dieu, j’ai pu m’échapper. Et maintenant je t’implore pour mes parens, ma popesse et mes enfans, qui sont en Crimée ; ordonne à l’ataman des Zaporogues de négocier leur échange. J’ai peur qu’ils ne périssent à la fin parmi ces païens, ces musulmans impies. » De combien de familles ukrainiennes l’aventure de ce pauvre prêtre n’est-elle pas l’histoire ?

Mais souvent les chrétiens prenaient l’offensive, faisaient rentrer la terreur dans les repaires de la Crimée. Ce n’était pas en vain que les kobzars faisaient retentir dans toute l’Ukraine les voix de l’exil, la plainte du forçat rivé à la tringle de la chiourme, la malédiction des prisonniers, et qu’ils peignaient la dispersion des familles, le déshonneur des femmes et toutes les hontes de l’esclavage. On n’arrachait pas inutilement des larmes aux héros zaporogues. Sur leurs cavales rapides, sur leurs légères pirogues, ils rendaient à l’infidèle le mal pour le mal. Eux aussi ramenaient des prisonniers, et trop souvent ils égalaient, ils dépassaient leurs ennemis en cruauté. Dans l’expédition de 1575, l’ataman Bogdan Roginski mit la Crimée à feu et à sang. « Les cosaques brûlèrent tout, raconte Bielski, ne laissèrent pas une âme vivante où ils passèrent, empalèrent jusqu’à des enfans. » Peut-être Roginski voulait-il venger les injures dont parle la chanson : « O Bogdan ! ataman des Zaporogues ! pourquoi portes-tu des vêtemens de deuil ? — C’est que les Tatars ont été mes hôtes ; ils n’ont couché qu’une nuit chez moi, mais ils ont tué ma vieille mère, enlevé ma bien-aimée. » En 1675, l’ataman Sirko ramena de Crimée 13,000 prisonniers, dont 7,000 chrétiens. On sait que dans la presqu’île taurique se sont longtemps maintenus, sous le joug tatar, les débris d’anciennes populations baptisées, Arméniens, Grecs, Goths, Italiens. Dans un récent mémoire à l’académie de Saint-Pétersbourg, le professeur Brunn, d’Odessa, constate par exemple la présence des Goths et la persistance d’un idiome germanique à Mangoup-Kalé jusqu’au milieu du XVIIe siècle[1]. Sirko demanda aux prisonniers chrétiens quels étaient ceux qui voulaient retourner en Crimée et ceux qui voulaient le suivre en Russie. Le barbare champion de l’orthodoxie ne réfléchissait pas que pour beaucoup d’entre eux la vraie patrie, c’était la Crimée : c’était là qu’ils avaient leurs terres, leurs maisons, les tombeaux et les monumens de la gloire de leurs ancêtres, et même, grâce à la tolérance des khans, leurs monastères, leurs prêtres et leurs églises creusées dans le roc. Il fut bien étonné lorsque 3,000 d’entre eux déclarèrent qu’ils aimaient mieux être des propriétaires en Crimée que des indigens en Ukraine. Pourtant il les laissa partir, et du haut d’un kourgane longtemps les suivit du regard. Il espérait toujours qu’ils se raviseraient ; mais, heureux d’échapper à leurs libérateurs, ils poursuivaient allègrement leur route vers la terre d’oppression. Sirko n’en pouvait croire ses yeux. A la fin, il donna l’ordre à ses cosaques de les poursuivre et de les tailler en pièces. Les 3,000 malheureux furent égorgés jusqu’au dernier. Sur les cadavres sanglans, le pieux ataman leur fit cette oraison funèbre : « Adieu donc, mes frères ! Il vaut mieux pour vous dormir là jusqu’au jugement dernier que d’aller vivre en Crimée parmi les infidèles, que de vous y multiplier pour y devenir les ennemis du nom chrétien et y périr à la fin sans baptême. »

Ces incursions en terre musulmane amenaient de cruelles représailles ; plus d’une fois la diète et le roi de Pologne essayèrent de contenir les Zaporogues, ordonnèrent de brûler leurs tchovni, punirent de mort leurs atamans. Condamnés par les politiques de Cracovie, les exploits des cosaques étaient chantés sur toutes les kobzas de l’Ukraine. La muse populaire rendit fameux les noms de Lantzkoronski, le staroste qui battit trois fois les Turcs et les Tatars sous les murs d’Otchakof, et d’une seule razzia leur enleva 30,000 têtes de bétail, — de Svertchovski, le conquérant de la Valachie, — de Zborovski, le noble polonais qui franchit les porogs au péril de sa vie, parmi les rapides et les brisans, fit oublier son blason à force de bravoure, livra bataille aux galères musulmanes avec de simples pirogues, combattit les troupes de débarquement en se servant de bauges de sangliers sauvages comme de trous ou d’abris de tirailleurs, pensa être englouti dans une tempête sur la Mer-Noire et manqua de périr de faim dans les steppes désertes. Il n’échappa à tant de dangers que pour être décapité par ordre de Batory, roi de Pologne, comme coupable d’avoir rompu la paix avec les Turcs. Les kobzars ont cassé l’arrêt des juges royaux et le glorifient comme un héros et un martyr. Ils célèbrent encore son compagnon, Alexis Popovitch, qui se dévoua pour apaiser la tempête et fit la confession publique de ses péchés. Les cosaques furent obligés de lier les mains de cette victime volontaire et de lui bander les yeux avec le ruban de velours noir ; mais ils ne purent se décider à sacrifier un si brave criminel : ils le piquèrent à un doigt de la main gauche et firent couler quelques gouttes de son sang sur les vagues furieuses ; celles-ci, à l’instant même, s’aplanirent et poussèrent les vaisseaux jusqu’au rivage.

Pour se rendre compte de ce que peut devenir dans l’imagination des poètes un événement historique, suivons les transformations qu’a subies l’histoire du prince Dmitri Vichnévetski. C’est lui qui fonda la forteresse de Khortitsa sur une des îles du Dnieper et qui dirigea la grande expédition de Valachie en 1564. Tombé au pouvoir des Turcs, il fut emmené à Constantinople. On dit que le sultan Sélirn essaya de le convertir à l’islamisme : le fait est d’autant plus vraisemblable que Dmitri en 1553 avait voulu abandonner le service du roi de Pologne pour celui du padischah. Mais, comme il refusait d’abjurer, il fut condamné à mort. On le précipita du haut d’une tour sur des crochets de fer auxquels il resta suspendu par une côte. Ce genre de supplice a été plusieurs fois employé par les Turcs contre les cosaques, notamment par Osman II ; mais la légende, qui commence déjà dans la chronique latine de Temberski, raconte que Dmitri vécut deux jours dans cette position, louant Dieu, insultant le prophète, et que, tirant des flèches de son carquois, il abattait les Turcs qui osaient approcher de lui : au moment de mourir, il faillit transpercer le sultan, qui était venu récréer sa vue de ses souffrances. Sagittam in tyranni personam direxit, sed jam viribus vacillantibus. Cette chronique, publiée en 1669, semble s’inspirer des mêmes traditions populaires que la douma petite-russienne intitulée Baïda : Baïda était, paraît-il le nom de guerre du malheureux prince. « A Constantinople sur le marché, Baïda buvait l’hydromel et l’eau-de-vie. L’empereur des Turcs lui envoya un messager, appela Baïda auprès de lui : — Baïda, illustre guerrier, sois mon chevalier fidèle ; tu épouseras la princesse ma fille ; tu seras seigneur de l’Ukraine entière. — Ta foi, sultan, est une foi maudite ; ta princesse est une païenne. — Alors l’empereur appela ses heïduques. — Saisissez Baïda fortement par les bras, accrochez-le par les côtes. — Baïda fut ainsi suspendu à des crochets de fer. — Mon page, mon jeune page, donne-moi mon arc recourbé, donne-moi mon carquois plein de flèches. Je percerai trois têtes à cause de sa fille. Ce que je vise, je l’atteins. — Alors il tira une flèche et abattit le sultan ; dans son lit, il tua la sultane ; à leur fille, il perça la tête. » Voilà certes trois maîtres coups de flèches et dont l’histoire laissera l’honneur à l’épopée. Et encore notre ballade n’a-t-elle pas épuisé toute la matière poétique, toute la masse de souvenirs légendaires qui se rattache au nom de Dmitri Vichnévetski. Les Turcs, après l’avoir tué, disent encore les traditions, le coupèrent en morceaux et mangèrent son cœur pour hériter de son courage.

Tel est le caractère des chansons dont se compose le recueil de MM. Antonovitch et Dragomanof : aventures d’esclavage, aventures de mer, aventures de guerre. Leur premier volume se termine avec la première période de l’histoire de l’Ukraine. Le moment est venu où va éclater entre les colons de la Petite-Russie et leurs seigneurs concessionnaires le malentendu originel. L’ennemi, ce ne sera plus le Turc ou le Tatar, ce sera le pan polonais ou russe polonisé, avec ses deux acolytes, le missionnaire de l’union et l’intendant ou le fermier juif qui prend tout à ferme en Ukraine, les routes et les cabarets, les chasses et les rivières, les redevances et les corvées, les clés même de l’église, où l’on ne peut plus être baptisé, ni marié, ni pleuré sans sa permission, D’autres héros vont s’emparer de la scène et passionner l’imagination des masses. Ce sera Gange Andiber qui rosse les pans dans les cabarets ; ce sera Bodgan Chmelniçki, le promoteur de la guerre d’indépendance, celui qui donna le signal de la lutte contre cette impopulaire trinité : le seigneur, le jésuite, le Juif-arendateur ; ce sera Paleï, le fidèle cosaque, que les mensonges de Mazeppa ont fait exiler en Sibérie, mais qui en revient pour combattre les traîtres et donner la victoire à Pierre le Grand ; ce sera Kharko, en qui les Polonais crurent voir grandir un nouveau Chmelniçki, et qu’ils ne purent décapiter qu’avec son propre sabre, un sabre héroïque ; ce seront enfin les derniers Zaporogues, qui apparaissent à la veille de la destruction de la setcha par les armées de Catherine II et le total anéantissement de cette confrérie militaire devenue pour les hommes d’état du XVIIIe siècle un ramas d’impurs brigands. Les quelques doumas déjà publiées dans les recueils antérieurs, les curieuses légendes en prose recueillies jadis par M. Koulich sur les sorcelleries de Paleï et de Mazeppa, font pressentir tout l’intérêt que présentera le prochain volume des deux professeurs kiéviens.


III

Un autre côté héroïque de la vie cosaque, c’est le négoce avec les pays musulmans. En ce temps et dans ces régions barbares, il fallait que le commerçant fût homme de main. On escortait en armes les convois de marchandises. Déjà aux premiers siècles de l’histoire russe, les trafiquans varègues en route pour Constantinople passaient pour de hardis compagnons. Les traités de commerce confite avec Byzance donnent la mesure des défiances et des terreurs qu’ils inspiraient aux Grecs : ils se trompaient parfois d’industrie, dévalisant à l’occasion leurs cliens. Plus tard, quand les steppes de la Russie méridionale furent infestées des hordes nomades, Avars, Petchenègues, Polovtsi, il fallait quelque audace pour se hasarder sur les chemins qui menaient aux ports de mer ou bien aux villes du Danube. Protéger les voyageurs devint dès lors le premier devoir d’un bon prince russe. Dans l’histoire de ces descendans de Rourik, de ces fils des rois de mer, tout n’est pas, comme il semblerait, aventures, batailles et grands coups d’épée. Il faut vivre d’abord, ensuite guerroyer. Or c’était le commerce qui les faisait vivre. Quand Mtislaf Sviatoslavitch, en 1170, excite les autres princes russes à s’armer contre les Polovtsi, une des raisons les plus pressantes qu’il met en avant, c’est qu’il faut « retrouver les chemins de leurs pères et de leurs ancêtres » que ces brigands rendaient impraticables. Les dynastes varègues, frères de nos ducs normands, ne regardaient pas comme au-dessous de leur vaillance de convoyer les caravanes. En 1166, Rostislaf enjoint à ses frères, et à ses fils d’aller au-devant des marchands qui reviennent de Grèce. Quand l’Ukraine, nettoyée des nomades, commença à se repeupler, elle reprit les traditions du commerce national ; mais la ruine de l’empire byzantin par les Turcs, la domination des Tatars sur les rivages de la Mer-Noire, en avaient singulièrement changé les conditions. Ce furent surtout les cosaques qui se livrèrent à ce trafic amoindri. Ils avaient mieux conservé que les habitans de l’intérieur des terres la valeur indispensable au marchand. Eux seuls aussi pouvaient soutenir la concurrence avec le juif qui dans les villes de Pologne et de Lithuanie avait ruiné la bourgeoisie slave. Eux seuls pouvaient lutter de sobriété, d’épargne, de ténacité avec les fils faméliques d’Israël. Ici encore ils furent les représentans les plus énergiques de la nationalité ukrainienne et restèrent en armes quand tout le reste eut fléchi sous la fatalité des influences nouvelles. Le cosaque maintint la tradition commerciale de la Petite-Russie, comme il en maintenait les traditions d’indépendance religieuse et de liberté patriotique.

A certaines époques, les marchands se réunissaient ; comme autrefois, ils se formaient en associations, en caravanes, et obéissaient à des chefs élus. La longue file des charrettes de bois attelées de bœufs gris s’enfonçait lentement dans les steppes herbeuses de l’Ukraine, dans les steppes sablonneuses de la Crimée. Aux villes musulmanes, aux lacs salés de la Tauride, ils allaient chercher surtout deux sortes de denrées indispensables aux riverains du Dnieper : le sel et le poisson sec. Nous sommes loin des temps où les riches marchands de Kief, de Smolensk, de Tchernigof, de Novgorod-la-Grande, achetaient à Constantinople les émaux et la bijouterie de Byzance, les soieries de Damas, les vins de Chypre et de Sicile, les plus rares produits de la Grèce et de l’Asie. Sans doute, dans une de leurs chansons, les cosaques se vantent de n’étaler dans les bazars d’Orient que des « marchandises de choix, les peaux de martre et de renard bleu, les noires zibelines ; » mais sûrement c’était le petit nombre qui pouvait se permettre à Caffa, Azof ou Eupatoria ce luxe d’étalage. La plupart, assez pauvres diables, se bornaient à s’approvisionner de poissons salés qu’ils allaient colporter ensuite dans les villages de l’Ukraine et jusqu’en Pologne et en Gallicie. Des dangers, des privations infinies les attendaient dans ce long et pénible voyage. Ils avaient à braver la faim, la soif, les extrêmes chaleurs comme les froids extrêmes de la Crimée, les tourbillons de sable et les ouragans de neige, toutes les variétés de brigands dont pullulaient le monde cosaque et le monde musulman. Souvent au terme de leur voyage, dans les ports de la Mer-Noire, nos voyageurs rencontraient une mort sans gloire dans quelque lazaret. Le nom qu’on donne à ces négocians, celui de tchoumak, aurait même une étymologie sinistre : tchouma, la peste, triste produit du sale et fanatique Orient, que souvent ils rapportaient au pays. Pour s’en préserver, dès le premier jour de leur pèlerinage, ils enduisaient de goudron leur chemise et leur large pantalon. Alors ces vêtemens pendant des mois entiers ne quittaient plus leur corps. C’était pitié de rencontrer par les chemins de la Crimée ces misérables piétons, noirs et poudreux, avec leurs haillons goudronnés et leurs grandes bottes de cuir, la tête rasée à l’exception d’une queue au sommet de la tête, ayant l’air plutôt de brigands ou d’échappés de galères que d’honnêtes négocians. Autrefois c’étaient les princes russes et leurs vaillantes gardes aux armures étincelantes qui escortaient les caravanes : du XVIe au XVIIIe siècle, ce sont les Zaporogues qui ont hérité de cette corvée princière. A certaines époques de l’année où, réguliers comme des bandes d’oiseaux de passage, devaient arriver les tchoumaks, les fils de la setcha prenaient soin d’établir des ponts de bois sur les rivières, de disposer des détachemens armés aux points les plus menacés par les brigands ; parfois ils continuaient leur protection aux voyageurs jusque sur les terres du khan de Crimée qui ne songeait point à s’en plaindre, puisque du commerce avec les Russies découlait une partie de ses revenus. Le service des Zaporogues d’ailleurs n’était point gratuit, pas plus qu’autrefois celui des princes. Ils percevaient un droit fixe de 8 ou 10 roubles pour l’escorte et de tant de kopecks par chariot au passage des ponts. Ce droit servait à alimenter la caisse de « l’armée zaporogue. » Ces tchoumaks, si fameux dans les trois derniers siècles, subsistent encore aujourd’hui ; on les retrouve partout, assure M. Routchenko, où retentit le dialecte petit-russien. Leur métier est devenu moins pénible : grâce à la gendarmerie russe, plus de haïdamaks, plus de kamychniki tapis dans les roseaux (kamych) des fleuves ; les Nogaïs et les Tatars ne sont plus les maîtres absolus de la steppe ; on arrive en chemin de fer à Odessa, à Sébastopol, à Azof, à Taganrog ; on fait le tour des ports de la Crimée, Eupatoria, Féodosie, Kertch, en bateau à vapeur ; mais en même temps qu’il devient plus facile, leur métier commence à perdre sa raison d’être. Avec leurs lents convois de charrettes, pourront-ils soutenir la concurrence des railways et des paquebots ? En 1871 encore, les journaux de la Nouvelle-Russie entretenaient leurs lecteurs d’un fait bien curieux : il s’agissait d’un vieux tchoumak qui, à force de revendre 12 roubles à Kief le cent de poissons acheté 2 roubles à Azof, avait fini par amasser une fortune considérable. Il possédait 560,000 roubles, environ 2 millions de notre monnaie. Il assurait au correspondant de la Gazette de Kharkof que, s’il n’eût été le serf d’un avide seigneur, il eût pu acquérir plus du double ; mais ce tchoumak était alors un vieillard de soixante-deux ans ; c’est d’un autre temps qu’il faisait l’histoire : les jeunes gens qui essaieront de continuer ce commerce ruiné n’y amasseront certainement pas 4 millions. Dans la Petite-Russie comme ailleurs, les types curieux du passé s’en vont tous les jours ; il n’y a plus de vrais cosaques, pas plus que de haidamaks. Nous avons peut-être entendu le dernier kobzar ; M. Routchenko trace en ces termes le portrait des derniers tchoumaks :


« Ce continuel vagabondage sur les grandes routes, cette existence moitié sédentaire et moitié nomade a imprimé sur le visage du tchoumak un cachet tout particulier. L’isolement, les alarmes de cette vie errante, ont contribué à lui donner une certaine rudesse de caractère avec une nuance de mélancolie. Le tchoumak est généralement silencieux, sombre : il considère la vie avec un secret mépris ; toute son attitude révèle une imperturbable confiance en lui-même. Il est enclin à l’ironie, toujours prêt à mystifier ceux qui l’entourent, tout en gardant sa dignité. Une forte charpente, des traits énergiques, ses longues moustaches, sa longue queue rejetée derrière l’oreille, lui donnent une physionomie si remarquable que du premier coup d’œil on reconnaît le tchoumak au milieu d’une foule. Voyez-de dans une foire avec son haut bonnet de peau de mouton, sa souquenille négligemment relevée sur l’épaule, la tête fièrement levée ; il s’avance au milieu des flots de paysans avec un air d’intime satisfaction. Il s’approche de ces grands bœufs, s’informe du prix, marchande, et, saisissant de ses poignets robustes un bœuf par les cornes, il le fait agenouiller. Il se retourne et voit une troupe de Juifs qui le regardent : il fait siffler sa houssine ou les menace du poing ; les Juifs sont déjà loin. Il continue son chemin, et d’un imperceptible coup de pied renverse un tonneau de goudron, ou bien, comme par mégarde, il laisse tomber son pain dans une jarre de miel et se plaint ensuite au marchand qu’on lui ait gâté son pain. S’il rencontre une jeune fille, il lui dit à l’oreille quelques mots. Enfin il se fraie un chemin à coups de coudes dans une foule, arrive au milieu d’un cercle de spectateurs et s’arrête droit en face du joueur de lira. Son visage fier et ouvert, aux premiers sons de cette chère musique, prend une impression de tristesse indicible. Il fixe sur le chanteur son regard sauvage, incline sa tête sur sa poitrine, et des milliers d’autres doumas, des myriades de réminiscences, s’entre-croisent, se heurtent dans son âme et le plongent dans une silencieuse méditation. »


Tel est l’homme qui a partagé avec le cosaque l’honneur d’être chanté par la muse populaire. Le recueil de M. Tchoubinski renferme quarante-six chansons de tchoumaks, celui de M. Routchenko soixante-douze, avec de nombreuses variantes recueillies sur tous les points de la Petite-Russie, une étude sur leur commerce, et un vocabulaire fort utile pour comprendre leur dialecte petit-russien compliqué d’ailleurs de termes particuliers à leur profession. Dans ces chansons, on peut suivre la vie du hardi marchand à travers toutes ses vicissitudes. Le voilà qui se prépare à partir, qui achète quelques paires de bœufs gris et graisse les essieux de bois de ses charrettes. Que faire au village ? L’existence y était trop dure. Plus d’un n’avait d’autre ressource, d’autre salut peut-être, que de s’expatrier. « Il s’attriste, le pauvre orphelin : son père et sa mère sont morts ; le malheur l’a frappé, un malheur qui n’est pas venu seul. — Allons ! j’attellerai mes bœufs gris à mes quatre chariots. J’irai quérir le poisson sur les bords du Don. Si je reste, je sais bien ce qui m’arrivera : le centenier me livrera pour me faire soldat. » — Mieux vaut encore partir avec les tchoumaks qu’avec le sergent recruteur. Pourtant le jour du départ, que de larmes au village ! Long est le voyage, tous n’en reviendront pas. Et voilà les pères à cheveux blancs, les vieilles mères, les femmes avec leurs nourrissons, les fiancées qui font la conduite aux compagnons. Souvent on brusque les adieux, crainte de s’attendrir : « Mon bien-aimé s’est mis en route, et moi j’ai couru après lui. J’ai retourné sa charrette, j’ai dételé ses bœufs et je l’ai appelé mon cœur. — Reviens, mon bien-aimé ; reviens, mon cœur. Tes petits enfans sont en pleurs, ton père et ta mère se désolent. Sais-tu si la fortune te sera favorable ? — Je ne retournerai pas, ma bien-aimée, je ne retournerai pas, mon cœur. Laisse pleurer les enfans, laisse se désoler les vieux parens. Si tu étais une bonne femme, tu n’agirais pas ainsi : tu jeûnerais le vendredi, tu chômerais le dimanche, afin que la fortune me vienne en aide. » La pauvre femme comprend bien que c’est la nécessité qui chasse le mari hors de chez lui. C’est pour vivre et faire vivre les siens qu’il est tchoumak. Elle s’en revient pleurant, et dès ce jour plus de bonheur pour elle. Elle pleure quand elle voit les bonnes gens deviser gaîment sur leur seuil ; elle pleure quand elle entend les enfans jouer bruyamment dans la rue. Elle envie leur sort à tous. « Ils sont tous heureux ; moi seule, je suis malheureuse. »

Pendant ce temps, que fait le bien-aimé ? Déjà les tchoumaks ont perdu de vue le village natal. On se hâte lentement : comme ils veulent voyager loin, ils ménagent leur attelage. On parcourt 10 ou 15 verstes, puis on fait une halte ; ensuite 10 ou 15 autres verstes, et l’on s’arrête pour la nuitée. L’ataman donne des ordres : s’il y a lieu, il fait disposer les chariots de manière à former un tabor, une enceinte contre les incursions possibles des maraudeurs. Le second en dignité de la caravane, le cuisinier, dont la voiture est ornée du chaudron et du sac à provisions, insignes de sa charge, prépare le gruau. Souvent quelque amateur égaie le repas avec la bandoura ou la lira. On se remet en marche. Voici que déjà on est entré dans la steppe avec ses grandes herbes, mer de verdure, où l’on ne trouve ni sentier ni poteau, pas plus que sur les flots. Le jour, on reconnaît son chemin en montant sur un kourgane, un de ces tumuli qui recouvrent les ossemens et les armes des nations disparues. La nuit, on se dirige d’après les étoiles. Jusqu’à présent, le seul ennemi à craindre, ce sont les brigands. Quand il les voit sortir de derrière la colline, l’ataman Gavrilenko, disent les chansons, « se tord les mains de désespoir et verse des larmes amères. » Larmes de héros, car il est bientôt remis de son émotion, et sort à cheval du tabor pour se mesurer avec le chef des brigands. Celui-ci lui porte un terrible coup de lance ; mais on ne peut tuer Gavrilenko qu’avec une balle d’argent, une balle conjurée : il résiste au choc et de la riposte abat son ennemi. Les brigands, voyant tomber leur chef, se replongent dans le fourré et disparaissent. D’autres fois la bande tout entière, dont le nombre sacramentel est toujours de quarante-quatre, est sacrifiée à la juste fureur des tchoumaks, qui entonnent le chant de victoire : « Sois fière, ô ville, ville de Poltava, de ce que notre gloire n’a pas péri ! Ils étaient quarante-quatre, ils n’ont pu venir à bout de nous dix. »

Quand on s’éloigne du Dnieper, on s’engage dans les steppes arides du gouvernement de Tauride. Aux haïdamaks succèdent les Nogaïs, bien autrement nombreux et redoutables. Contre leur impétueuse cavalerie, on forme à la hâte le tabor et l’on se défend de son mieux. Souvent, mais beaucoup plus rarement dans la réalité que dans la chanson, l’affaire tourne mal pour le musulman. On le poursuit, on le fait prisonnier. Alors son sort n’est pas long à régler : comme on n’attendait de lui aucune pitié, il n’en peut espérer aucune. On lui enfonce trois piques dans le corps et l’on dresse cette potence improvisée au sommet d’un kourgane ; pendant que la bête de proie est clouée là-haut comme une chouette malfaisante, éclate le chœur triomphant des tchoumaks, vengés enfin de tant d’insultes : « Contemple, ô musulman, contemple notre liberté. Ah ! notre chère liberté : elle fleurit comme le rouge pavot, tandis que ta tête musulmane ruisselle de ton sang. »

On arrive en Crimée. Là du moins on est protégé par le iarlik, les lettres patentes du khan ; mais qui peut s’en reposer sur la perfide inconstance des Tatars ? Qui sait si quelque ordre nouveau n’est pas arrivé de Constantinople, si quelque incursion des Zaporogues n’a pas allumé en eux la soif de la vengeance ? C’est à l’homme sage de tout prévoir. Les premières bandes de tchoumaks ont été averties à temps par les marchands allemands que quelque chose se prépare : ceux-là se sont hâtés de faire leur provision de sel et de regagner les bords du Dnieper. C’est sur les dernières bandes que crèvera l’orage, orage irrésistible ; contre les Tatars de Crimée, que peuvent les retranchemens de charrettes, la bravoure de l’ataman Gavrilenko ? « Hélas ! de Pérékop à la rivière Salgir, là-bas gisent les cadavres des tchoumaks ; ils sont couchés par trois, par quatre ; leurs vêtemens sont trempés de leur sang. — Sur la rivière Salgir, le canon a retenti : de plus d’un tchoumak pleureront le père et la mère. — Sur la rivière Salgir, les mousquets se sont fait entendre : de plus d’un tchoumak resteront orphelins les petits enfans. — Sur la rivière Salgir bruissent les guérets maudits : plus d’un tchoumak sera vainement attendu par une cosaque aux noirs sourcils. »

Et même sans les attaques de leurs ennemis, de nos jours encore, à combien de hasards ne sont pas exposés les aventureux commerçans ! Quand l’herbe manque, quand les sources sont taries, les bœufs languissent ; leur maître désespéré ne sait que faire pour les soulager. Entre le tchoumak et ses bœufs intervient alors une scène touchante d’églogue, d’une fraîcheur toute virgilienne. L’homme n’a plus ni fourrage, ni eau de source à donner à ces pauvres bêtes. Il cherche par ses caresses et ses bonnes paroles à endormir leur souffrance : « O mes bœufs, mes bœufs gris et tachetés, que vous êtes de braves bêtes ! Voilà trois jours que sans boire ni manger vous restez au timon. » Les compagnons du tchoumak lui viennent en aide. Tout le convoi s’arrête en attendant que ses bœufs aient repris leurs forces. « Celui qui abandonne son compagnon dans l’embarras, dit le proverbe petit-russien, que sa peau l’abandonne comme au printemps l’écorce des saules. » Mais, quelquefois c’est le maître lui-même que la maladie vient frapper. Son sort lui a été prédit par le hibou, qui au sommet des kourganes fait entendre son lugubre hou ! hou ! Un présage plus certain, c’est la douleur de ses bœufs. « Mes bœufs, mes bœufs gris, pourquoi ne buvez-vous pas ? pourquoi faites-vous ce chagrin à votre jeune maître ? » Et déjà le voilà étendu sur le devant de sa charrette, la main droite sur son cœur, et qui fait ses adieux à la vie. « Arrêtez-vous, mes fidèles camarades, jeunes tchoumaks, braves compagnons, pour me rendre les derniers honneurs. Près de la glorieuse Pérékop, creusez-moi une fosse profonde ; sur mon corps entassez un kourgane élevé, et que de toute l’Ukraine on puisse apercevoir ma tombe. » Avant de mourir il veut revoir encore son cher attelage. « Ah ! mes bœufs, mes bœufs gris, qui va être votre maître quand je ne serai plus de ce monde ? » et ses bœufs sont attendris, et bien tristement ils s’éloignent de la place où est tombé le malheureux. « Ils mugissent plaintivement et voudraient rappeler de la tombe leur jeune maître. » Ce sont eux qui, arrivés à la cabane lointaine, annonceront à la fille du tchoumak qu’elle est orpheline. « Ne pleure pas, ne nous maudis pas, jeune maîtresse. Ton seigneur n’est plus, mais c’est fait de nous aussi. » Ou bien c’est le coq de la chaumière natale qui, mû par un instinct fatidique, saute éperdu sur le seuil de l’isba, crie son cocorico et avertit la vieille mère de ne plus attendre son fils. Cependant les tchoumaks ont creusé la tombe de leur ami ; « ils ont élevé le haut kourgane, sur le sommet ils ont planté l’obier aux baies rouges. » Le corps du tchoumak est désormais à l’abri de toute profanation. Vainement le coucou arrive-t-il à tire-d’aile. « Donne-moi, mon cher, dit-il à l’aigle, donne-moi quelque chose du corps, ne fût-ce que le bras droit. — Mais l’aigle a répondu : Je le voudrais, mon cher ; seulement vois comme ils ont entassé la terre humide. Je ne suis pas de force à la soulever. » On remarquera comment la poésie de ces rudes compagnons, cette chanson éclose le soir autour des feux de bivouac, tient de près à la poésie primitive des races aryennes, qui animait tout dans la nature, aux instincts durables de l’âme russe, qui, malgré le christianisme et l’orthodoxie byzantine, n’a pu se résigner à dépeupler le monde de ses hôtes divins et a laissé aux animaux la parole et le don prophétique. Les bœufs gris ont des larmes pour leur maître, le hibou l’avertit de sa fin prochaine, le coq domestique l’annonce à sa famille, et les oiseaux de proie, caquetant au sommet du kourgane, donnent des louanges dépitées à la solidité de son monument, à la piété de ses compagnons. Il durera, ce monument, et quand d’autres caravanes passeront en ces lieux, chaque voyageur s’arrêtera pour donner un souvenir au mort inconnu et ajouter une poignée de terre à son tumulus. « Cela rend le voyage heureux, » assure le dicton petit-russien. Chez beaucoup de peuples primitifs le sentiment de bienveillance se manifeste par une cérémonie analogue. « J’ajouterai une pierre à votre cairn, » dit en manière de politesse le montagnard des highlands. Le Juif encore aujourd’hui apporte un caillou sur le mausolée d’une personne aimée.

La nation petite-russienne, qui s’étend sur quatre ou cinq des gouvernemens russes et qui comprend 7 ou 8 millions d’âmes, sans compter 3 millions de Ruthènes dans la Gallicie autrichienne, mérite certainement d’être mieux connue. Comme d’autres, elle a ses historiens, ses publicistes, ses poètes, ses romanciers qui ne dédaignent pas d’écrire dans la langue populaire des Ukraines. Pour le passé, si l’on veut se rendre compte de ses sentimens et de ses tendances, le plus sûr est peut-être d’étudier ses chansons. Dans les chroniques qui ont raconté son histoire, on retrouve souvent l’écho des passions de la masse ; mais l’expression s’en est parfois aussi modifiée, refroidie sous la plume des lettrés, qui avaient une naturelle tendance à se rapprocher de la classe dominante, à rechercher la société des seigneurs. Au contraire, dans la chanson rustique, la pensée du peuple arrive à nous sans intermédiaire. Nous y voyons clairement ce qu’il aimait, ce qu’il haïssait, et quels hommes il prenait pour son idéal. Pendant longtemps, les doumas ne lui connaissent qu’un ennemi, et le Petit-Russien, placé en face du Tatar, dans la même situation que les Slaves du Danube et les Grecs vis-à-vis du Turc, retrouve presque les mêmes inspirations. Ses chants de guerre, ses ballades d’esclavage, rappellent ceux de la Hellade et de la Serbie. La dispersion des familles, la rencontre du frère et de la sœur dans d’étranges circonstances, les cruautés des musulmans égalées par les représailles chrétiennes, voilà ce qu’on raconte sur les bords du Dnieper comme sur les rivages du golfe de Corinthe. Le Zaporogue, malgré ses imperfections, est glorifié comme le furent, en dépit de leurs crimes, les haïdamaks du Danube et les klephtes du Pinde. Faut-il s’étonner si les peuples, cruellement opprimés par l’islamisme, pardonnent tout à de braver outlaws,

S’ils suivent au combat des brigands qui les vengent ?

Plus tard l’ennemi du Petit-Russien, c’est le pan et ses alliés. Que la diète de Pologne n’a-t-elle prêté l’oreille aux chansons du peuple ! Elle y aurait appris plus sûrement que dans les doléances de ses représentans officiels ses véritables griefs. L’Ukraine hésita longtemps entre la Pologne et la Moscovie : sa langue la rapprochait de l’une presque autant que de l’autre ; mais, inquiétée dans sa religion par les intrigues des jésuites, elle s’éloigna violemment de la Pologne catholique pour se donner à la Russie orthodoxe. Elle préféra l’autocratie d’un tsar aux libertés qui dans la république polonaise, dans le royaume des nobles, n’étaient l’apanage que d’un petit nombre. Toutefois elle ne s’est pas donnée au Moscovite sans conditions. Avant de pouvoir l’assimiler à la Grande-Russie, Pierre Alexiévitch et Catherine II ont rencontré plus d’une résistance ; mais il semble que ces résistances n’aient jamais été aussi populaires que l’ancienne lutte contre la pospolite. Bogdan Chmelniçki, le promoteur de l’insurrection anti-polonaise, est resté et restera le héros favori de la muse rustique. Au contraire elle est froide, même hostile, à l’égard de Mazeppa, l’auteur du soulèvement contre Pierre le Grand. Elle ne lui sait aucun gré d’avoir été le dernier champion de l’indépendance nationale. Son héros dans la guerre de 1708, c’est Paleï, la victime et le vainqueur de Mazeppa. Lui seul semble à ses yeux sauver l’honneur du nom cosaque compromis par une rébellion contre le tsar orthodoxe. La poésie populaire en lutte contre le pan russe ou polonais a une inspiration essentiellement démocratique. C’est dans la république égalitaire des Zaporogues qu’elle cherche des champions contre la république aristocratique de Pologne. Ce même caractère se retrouve encore dans ses chansons en l’honneur de marchands., chercheurs de sel et de poisson sec. Le tchoumak, pour faire le commerce, ne cesse pas d’être un cosaque. Parce qu’il travaille pour vivre, il n’en est pas moins noble. Il faut être aussi brave pour aller trafiquer dans les villes infidèles de Crimée que pour y porter le ravage. Voilà pourquoi le nom du tchoumak, répété sur la lira ou la bandoura, vole sur les lèvres des hommes et pourquoi son kourgane s’élève aussi haut dans les steppes désertes que celui de l’aventurier tombé dans la guerre sainte.


ALFRED RAMBAUD.

  1. Tchernomorskie Golhi i sliédi dolgago ikh prébyvania v ioujnoï Rossii, Saint-Pétersbourg 1874. Ces Goths de la Mer-Noire avaient encore en 1565 un vocabulaire tout germanique : bruder, frère, schwester, sœur, alt, vieux, silvir, argent, goltz, or, stern, étoile, sune, soleil, tag, jour, handa, main, hus, maison, wingart, vigne, reghen, pluie, singhen, chanter, kommen, venir, lachen, rire, etc. Devant chaque substantif, ils plaçaient l’article the ou tho.