L’Ouvrière aux États-Unis

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L’ouvrière aux États-Unis
B. Van Vorst

Revue des Deux Mondes tome 12, 1902


L’OUVRIÈRE AUX ÉTATS-UNIS


I. — PITTSBURG

Les observations qui suivent ont été faites uniquement à dessein de constater par expérience personnelle la condition de l’ouvrière en Amérique. Pour mieux comprendre ses besoins, pour découvrir et adopter son point de vue, tant moral qu’esthétique, je me suis jointe à elle dans son labeur quotidien, j’ai porté ses fardeaux, partagé ses plaisirs, j’ai vécu comme elle vit. Peut-être eût-il été impossible d’agir ainsi en aucun autre pays. Mais, aux États-Unis, tout homme est pris pour ce qu’il vaut. Notre jeune société a reçu et fêté dans ses salons, sans discussion aucune, plus d’une ouvrière devenue riche. L’expérience contraire, en sociologie, n’a jamais sans doute été tentée ; mais, du moment où je me classai parmi les pauvres travailleuses à la recherche d’un gagne-pain, prête à fournir une tâche de dix heures par jour dans les fabriques, on me crut sur parole et, tant que dura l’épreuve, c’est-à-dire des semaines de suite, je ne fus l’objet d’aucun soupçon.

N’ayant pas de métier, j’avais dû me présenter comme apprentie, accepter toute besogne qui me serait offerte. Je choisis Pittsburg pour théâtre de mes débuts ; le caractère de ce grand centre industriel est déterminé par sa population ouvrière. Il dépasse toutes les autres villes quant à l’étendue et à la variété de ses manufactures. Sur les 300 000 habitans, cent mille hommes travaillent dans les fabriques.

Quand je descendis du train, suffisamment mal vêtue, sous l’humble costume d’une ouvrière en détresse, midi sonnait. A quatre heures j’avais trouvé de l’ouvrage et un gîte. Comment cela ? Je m’étais frayé un chemin, sans une minute de retard, à travers le tumulte affairé des rues, jusqu’à l’Association chrétienne des jeunes filles. Le bâtiment qu’elle occupe se dresse auprès d’une rivière gelée. Le vent souffle, très aigre, sur la surface de glace ; tout est couvert de neige ; et par-dessus cette neige, la suie tombe des innombrables cheminées, comme un éternel voile de deuil.

Les tramways sonnent le long des avenues rayées de fer qu’ils descendent et remontent incessamment ; par intervalle un train de marchandises annonce à coups de cloche son passage au milieu même de la ville. Pas de voitures, pas de fiacres ; un homme sur trois est ouvrier. Ils ne font rien pour leur plaisir ; l’électricité les transporte à la besogne qui les attend et des trains nombreux charrient le produit des fabriques. J’entends parler toutes les langues ; cette prodigieuse ville noire est un bazar occidental où les peuples se rassemblent non pas pour acheter, mais pour chercher fortune. L’écume stagnante des autres pays flotte jusqu’ici, à la poursuite du succès, et se purifie dans un bouillonnement d’activité furieuse. Une procession cosmopolite passe auprès de moi : figures bronzées sous le fez ou le bonnet d’astrakan ; l’Italien aux yeux de tristesse et de douceur, un châle de couleur vive autour du cou ; le Hongrois aux lourdes moustaches retombantes ; le pâle Suédois ; l’Allemand, femme et enfans pendus à son bras, d’autres encore. Dans ce gigantesque foyer de travail les représentans de toutes les nationalités se confondent, unis par un lien commun d’espérance, réconfortés par une chance commune de prospérité, alliés par un commun effort, devenus concitoyens sur une terre nouvelle de liberté.

A l’Association chrétienne des Jeunes filles je demande qu’on m’indique le moyen de m’assurer de l’ouvrage et un logement « respectable. » La secrétaire me parle de cette voix basse, confidentielle, persuasive, particulière à ceux qui ont l’habitude d’exhorter les prisonniers et de raisonner avec les indigens.

Elle m’offre une place de domestique à quatorze dollars (soixante-dix francs) par mois. Affectant les manières qui conviennent à mon déguisement, je réponds que j’ai été en place, mais que je veux avancer dans le monde et devenir employée de fabrique.

— Vous êtes comme les autres, me répond-elle. Impossible d’avoir des domestiques à Pittsburg. Les jeunes filles ne veulent pas servir ; les ateliers les prennent toutes.

En suivant ses conseils, je découvre une pension où, moyennant trois dollars par semaine, on me donnera logement et nourriture. Les hôtes de cette maison sont des ouvrières du dernier ordre et des enfans confiés par l’insouciance des parens aux soins d’une mère d’occasion. Le problème de trouver un emploi me semblait d’avance effrayant, mais, dans une ville comme Pittsburg, il est vite résolu. En y cherchant de l’amusement on se ferait remarquer : y demander du travail est chose commune et naturelle. Le surveillant général de la fabrique de conserves à laquelle je m’adresse d’abord accepte très simplement le conte que je lui fais. Il a déjà cinq cents femmes sous ses ordres ; il en veut davantage, et il m’engage à venir le lendemain matin, dès six heures quarante-cinq.

— Mais, ajoute-t-il, comme vous n’êtes qu’une commençante, nous ne vous donnerons pas plus de soixante ou soixante-dix cents (sous) par jour. Cela vous paraît peut-être insuffisant ?

— Vous m’augmenterez avec le temps, n’est-ce pas ? répondis-je.

— Certainement, il y a de la place en haut de l’échelle ; nous ne cherchons que des ouvrières habiles ; elles auraient de quoi faire ! Venez demain et tâchez de ne pas vous décourager le premier jour.

Levée à cinq heures, je fais dans l’obscurité le genre de toilette dont un mot, que m’adressa la veille au soir la matrone préposée à l’établissement, donnera l’idée :

— Si vous tenez à vous débarbouiller, que ce soit en vous couchant ; vous n’avez pas d’eau dans votre chambre et personne ne sera levé quand vous partirez le matin.

Dehors, les rues sont silencieuses et couvertes de neige. Un tram passe de temps à autre, des groupes d’hommes et de femmes courent de-ci de-là, dans l’air glacial, en agitant les bras et se frottant les oreilles. Chacun d’eux porte un paquet enveloppé de journaux qui, comme celui dont je suis moi-même chargée, renferme le repas de midi. Il me faut franchir un pont. A travers les premières lueurs grises de l’aube, la rivière roule noire sous son fardeau de glace. Le long de ses bords troubles, des cheminées sans nombre vomissent leur brûlante activité ; ce sont des jets de flamme, des colonnes tourbillonnantes de vapeur et de fumée, symboles de l’énergie dépensée, des existences consumées, évanouies comme ces fugitives étincelles qui brillent un instant sur le ciel sombre, puis s’éteignent à jamais.

La fabrique que j’ai choisie est contemporaine des réformes hygiéniques et des inspections sanitaires. Les ateliers sont donc propres, bien aérés, les lavabos pourvus de robinets d’eau froide et d’eau chaude ; partout de l’espace ; aucun encombrement. Les employées régulières portent un uniforme obligatoire.

Au coup de sept heures, nos doigts sont en mouvement. La besogne qu’on m’attribue est facile : ajuster les capsules aux bouchons, emballer et déballer des flacons de pickles. Il n’y a pas ici de tâche qui exige plus de deux ou trois semaines d’apprentissage.

Les bocaux sont remplis par des enfans de douze à quatorze ans. Craignant que quelque maladresse ne me trahisse, je fais, malgré moi, grande hâte ; deux fois dans la matinée, on m’envoie au magasin chercher une provision nouvelle de bouchons. Durant ces courts momens d’arrêt, mes compagnes me disent volontiers un mot, parlant toujours d’elles-mêmes.

— Je suis allée au bal hier soir, dit la plus jeune, et j’y suis restée si tard que je n’avais guère envie de me lever ce matin.

— Bah ! répond une autre, en voilà une affaire ! Chez nous, il n’y a pas de soirée où l’on n’ait du monde, de la musique, quelque chose enfin, Je ne me repose jamais, moi !

Au second voyage que je fais, la pâle créature, ma plus proche voisine, me dit :

— Je suis en grand deuil. Ma mère est morte, il y a eu vendredi huit jours. Je suis terriblement seule sans elle. Elle me manque bien, allez ! Peut-être que je m’y ferai avec le temps, tout de même.

— Oh ! ne comptez pas là-dessus !

C’est une enfant en jupe courte qui parle.

— Non, vous ne vous y ferez pas. Maman est morte, il y a huit ans et j’ai encore rêvé d’elle la nuit dernière Elle ne me sort pas de la tête. — O machines de travail, nées dans la sordide misère, défigurées par l’effort, combien, malgré tout, vous êtes humaines !

Quand j’ai ajusté cent dix douzaines de capsules de fer-blanc à autant de bouchons, la maîtresse d’atelier change ma besogne. Celle-ci devient plus dure, mais la diversité repose. Au signal de midi, la chambre, qui jusque-là ressemblait à une énorme mécanique, chaque ouvrière représentant un rouage, est devenue vivante et gaie ; le babillage des amies rassemblées en groupes remplace, d’une façon agréable, le rugissement des machines.

Nous descendons à la file dans une vaste salle à manger, — cinq cents convives en tout. Les paquets enveloppés de journaux sont ouverts et l’on dîne. Menu médiocre et peu varié : du pain et des confitures, des gâteaux et des cornichons ; parfois, mais rarement, une saucisse ou un méchant morceau de viande filandreuse, le tout arrosé de café exécrable fourni par la fabrique à un sou la tasse. Les plus lasses d’entre nous remettent dans le papier leur déjeuner à moitié mangé. Une trop extrême fatigue émousse l’appétit, crée un goût désordonné pour le vinaigre et les sucreries, pour tout ce qui excite.

En dix minutes le repas est achevé ; mes compagnes passent le reste de la récréation, une demi-heure, à danser, à chanter, ù bavarder. Toujours sur le même sujet : « les jeunes gens, » les plaisirs mondains à leur portée. A midi 30, le même coup de sifflet nous reprend la vie qu’il nous avait rendue. Je retourne à ma tâche. Les épaules me font mal, j’ai les mains raidies et les pouces écorchés. Comment mes compagnes peuvent-elles continuer à travailler avec tant de suite et de rapidité ? Je les regarde, non sans envie. Des caisses sont vidées et remplies, des flacons étiquetés, cachetés, emportés, des bocaux de toute dimension lavés, essuyés, chargés ; et il y en a toujours davantage, toujours plus de caisses, plus de pots, plus de bouteilles. C’est un travail sans fin, un bruit de machine sans trêve. J’entends à travers ce fracas les voix aiguës, aux inflexions nasales, de la maîtresse d’atelier, et des ouvrières qui se crient je ne sais quoi les unes aux autres. Toutes ces impressions sont effacées par l’étonnement attristé où me jette ce mécanisme énorme, inflexible, que de pauvres filles maintiennent en perpétuel mouvement, et la monotonie stupéfiante de cette vie d’atelier, de cette besogne expédiée automatiquement par les mains, sans que l’intelligence y ait aucune part.

Je me révolte intérieurement contre une société dont les exigences matérielles ne peuvent être satisfaites qu’au prix du sacrifice des esprits et des corps. Ma propre fatigue physique me fait exagérer encore la compassion que je ressens pour mes camarades. Je ne les distingue plus entre elles, je ne vois qu’une classe innombrable d’esclaves également à plaindre. Le travail m’apparaît sous la forme d’un monstre nourri d’existences humaines.

De temps à autre, un accident survient, doigt coupé, écharde enfoncée dans la chair. Une jeune fille est échaudée par une explosion de vapeur ; elle s’évanouit, on l’emporte. Et le travail continue sans interruption. Mes oreilles tintent comme si elles allaient éclater, la tête me tourne, je m’arrête un instant, épuisée. Aussitôt quelqu’un me chuchote :

— Vous ferez mieux de ne pas flâner. Si elle vous attrape, gare à vous !

Dehors, par delà les cheminées, les champs de neige passent du gris au rose, et toujours le labeur inhumain se poursuit. Quelqu’un, il est vrai, vous donne parfois un coup de main ou vous adresse une bonne parole :

— Vous n’en pouvez plus, hein ?… C’est votre première journée, n’est-ce pas ?

Puis enfin, le commandement :

— Nettoyez la table, nous allons bientôt rentrer chez nous. Chez nous ! Je pense aux odeurs horribles de friture, à la saleté repoussante de la cuisine où le souper m’attend ; je vois les enfans abandonnés, les ouvrières harassées qui rentrent ; j’entends la voix aiguë de la pseudo-mère de famille à gages, qui éclate en plaintes et en remontrances.

Nouveau coup de sifflet nous nous rhabillons : et nous voici rejetées dans le froid de la nuit. J’ai tenu bon dix heures, j’ai ajusté treize cents bouchons, j’ai chargé quatre mille boîtes de conserves, j’ai gagné soixante-dix sous.

Les deux jours suivans, il me fut impossible de reprendre ma besogne. La fatigue m’avait donné la fièvre. Chacun de mes os, chacune de mes articulations me faisait mal. Je passai ce temps de repos à chercher une pension plus proche de mon atelier et à proposer mes services dans d’autres fabriques. Partout il y a du travail, aussitôt qu’on en demande.

Les apprenties telles que moi peuvent commencer n’importe où, dans la saison, à gagner de quinze à vingt francs par semaine, avec cet espoir d’avancement qui est le ressort de toute l’activité américaine.

Plus difficile à résoudre est la question du logement. Le nombre d’ateliers où l’on reçoit les femmes est limité, et parmi les milliers de familles d’ouvriers qui habitent la ville se trouvent assez de jeunes filles pour les peupler. Cette affluence du dehors qui fait surgir dans de plus petites localités des pensions pour ouvrières n’existe pas à Pittsburg. J’ai beau frapper et sonner à toutes les portes des rues noires, parallèles à ma fabrique de conserves, les maisons de briques à deux étages restent closes. Par exception cependant, je vois s’ouvrir une fenêtre ; une femme à cheveux gris me répond qu’elle n’a de place que pour loger ses propres enfans qui gagnent de quoi la faire vivre. Mais presque toujours, ces tristes, demeures sont désertes. Le foyer est abandonné pendant les heures de travail. Les camaraderies extérieures, la division de toute responsabilité qu’entraîne la vie de fabrique, en font une rivale dangereuse de la vie domestique.

Le groupe familial, si étroitement uni ailleurs, devient hors de la maison paternelle, une agglomération d’individus avec des intérêts séparés. Trois influences agissent fortement en ce sens sur les Américaines d’aujourd’hui : dans les classes élevées, le sport ; dans les classes moyennes, l’éducation universitaire, et, dans le peuple le travail à la machine.

Le peu de maisons qui reçoivent des pensionnaires sont pleines d’un bout de l’année à l’autre. Je dois revenir à mon premier refuge.

Le lendemain est un samedi. Avec un entrain nouveau, je retourne à l’atelier :

— Nous avions cru que vous nous quittiez, me dit la surveillante. Tant de filles viennent ici qui s’en vont après la première journée ! Combien le patron vous a-t-il promis ?

— Soixante ou soixante-dix sous par jour.

— Eh bien ! nous vous en donnerons soixante-dix ; nous nous connaissons en ouvrières et il est facile de voir que vous êtes au-dessus de la moyenne.

Aucun changement au travail du matin. Près de moi une jolie fille très anémiée verse des achars dans des flacons.

— Depuis combien de temps êtes-vous ici ? lui dis-je, attirée par son air capable. Elle travaille bien et avec aisance.

— Cinq mois à peu près.

— Combien gagnez-vous ?

— De quatre-vingt-dix sous à un dollar par jour, sept sous par huit douzaines de flacons que je remplis.

— Demeurez-vous dans votre famille ?

— Oui, je ne suis pas forcée de travailler, je ne paie pas de pension, mon père et mes frères nous font vivre, maman et moi ; mais, — ses yeux brillans pétillaient, — je ne pourrais pas m’offrir la toilette que je porte si je ne venais pas ici.

— Et vous dépensez tout votre argent en toilette ?

— Ma foi, oui.

C’est jour de nettoyage.

Après le lunch nous avons à frotter le plancher, à gratter les tables. Plaintes générales ! Les ouvrières sont d’accord pour déclarer qu’il n’est pas juste qu’on leur impose ce gros ouvrage. Je voudrais savoir en effet si l’on en demande autant aux hommes, et la première fois qu’on m’envoie chercher une provision de savon dans leur département, j’en profite pour m’assurer de ce que peut être l’interprétation masculine du « ménage. » L’un d’eux promène un jet d’arrosoir sur le plancher, que les autres nettoient avec des balais à longs manches.

— Vous en prenez à votre aise, dis-je au contre-maître !

Il me répond : — Ici on ne s’éreinte pas à frotter. Et les femmes n’y seraient pas forcées non plus, si elles avaient seulement le cœur de dire toutes ensemble qu’elles ne veulent pas.

Après un dimanche de repos, j’arrive avant l’heure le lundi matin, ce qui me permet de causer quelques minutes avec une ouvrière à la pièce, qui colle des étiquettes sur les pots de moutarde. Elle a quinze ans.

— Aimez-vous votre besogne ? lui dis-je. (Je me suis aperçue que c’est la forme classique pour se présenter à une camarade.)

— Mais oui, me répond-elle, contente de pouvoir raconter sa petite histoire. J’ai commencé dans un magasin de confections. Je ne faisais que deux dollars cinquante par semaine, mais je n’avais pas à me tenir debout. Quand je suis venue ici, j’étais si fatiguée, sans cesse sur mes jambes, que je pleurais tous les soirs, J’ai bien pleuré deux mois. Maintenant j’y suis faite. Je ne me sens pas plus fatiguée en rentrant que je ne l’étais le matin. Deux lignes bleues lui creusent le visage, cependant, des yeux au milieu de chaque joue.

— A Noël, vous savez, continue-t-elle, nous avons un congé de quinze jours. Je ne sais alors que devenir.

— Votre mère travaille aussi ?

— Oh ! certainement non. Nous n’avons pas à gagner notre vie. Mais si je ne travaillais plus, je ne serais pas habillée comme je le suis. Je me fais de six à sept dollars par semaine. J’en mets un peu de côté ; le reste, je le dépense pour moi.

Une voisine se mêle à notre conversation.

— Je parie que vous ne devinez pas mon âge ? me dit-elle.

Je la regarde, elle a le visage et le cou ridés ; ses larges mains sont calleuses et crevassées ; elle est grande avec des jupes courtes. A quoi m’en rapporterai-je ? Si je jugeais par le plaisir qu’elle a pu avoir dans la vie, je serais tentée de répondre qu’elle est encore à naître. Si je me reportais à l’effort accompli, je dirais volontiers : Mille ans.

Je prends un juste milieu et je hasarde :

— Vingt ans peut-être ?

— J’en ai quatorze, dit-elle en riant. Je ne me plais pas à la maison. Les petits m’embêtent. Dans la famille de maman on a de quoi. Je travaille pour mon plaisir.

— Je voudrais pouvoir en dire autant, réplique une « nouvelle. » Nous sommes trois sœurs qui faisons vivre maman : treize dollars de loyer à payer, cinq dollars de charbon tous les mois, ce n’est pas une plaisanterie !

Encore le sifflet ! Je retourne à ma tâche monotone. Elle devient pour moi plus machinale ; je puis maintenant observer ce qui se passe. Qu’est-ce qui, dans cette classe, détermine la supériorité de telle ou telle ? Pourquoi la petite fille qui remplit les flacons de pickles gagne-t-elle plus au bout de cinq mois que celles qui ont passé une année entière dans le même métier ? Parce qu’elle est plus intelligente. L’intelligence est la clef de tous les succès chez les pauvres, elle est leur véritable capital, elle assure à ceux qui la possèdent des profits qui témoignent de l’éternelle vanité du rêve dont se bercent les socialistes. Mes camarades sont toutes nées de parens étrangers, Allemands, Hongrois, Irlandais. Elles n’ont pas l’esprit, la pénétration de l’ouvrière italienne ou française. Des occasions presque surabondantes de travail aiguisent chez elles l’appétit d’indépendance En des temps de prospérité, tels que ceux que nous traversons, après des temps de dépression et de marasme qu’il ne faut cependant pas oublier, le travailleur américain est libre de choisir : il se considère lui-même d’abord, et considère, en second lieu, celui qui l’emploie. Il a tout juste le temps d’agir ; le temps de la réflexion lui manque, de sorte que si sa vie, toute d’énergie et de progrès, est intéressante, sa conversation reste prosaïque et vulgaire.

La politique de l’atelier veut que l’on traite les cinq cents femmes employées comme des « individus, » en obtenant de chacune ce qu’elle est le plus capable de bien faire.

Ayant remarqué, comme elle l’avait dit, que j’étais au-dessus de la moyenne, la maîtresse d’atelier me fait avancer au bout de quelques jours. Je travaille désormais à la pièce, gagnant, à boucher des flacons, de 90 cents à 1 dollar s’par jour. Nous formons à cette table un attelage à trois. Mes aides sont un garçon de quinze ans et une jeune fille qui, depuis cinq ans, est ouvrière. Elle demeure chez ses parens auxquels, par semaine, elle paye trois dollars sur les 6,90 qu’elle gagne.

Notre machine est, comme toutes celles de l’établissement, dirigée par un jeune garçon, les femmes n’ayant pas assez de force pour la faire manœuvrer méthodiquement. Très vite ce gamin de quatorze ou quinze ans est devenu habile, et gagne de cinq à six francs par jour. Il se perfectionne de plus en plus dans la même besogne, tandis que, nous autres femmes, nous nous essayons à toute sorte de choses compliquées, nous agitant toujours, laissées aux emplois infimes, parce que nous n’avons pas la force physique nécessaire à un effort plus grand, quoique plus simple. Ma compagne et moi nous nous dépensons en une foule de détails presque impossibles à systématiser : tailler le bouchon, le recouvrir, laver les bouteilles, les essuyer, les cacheter, les compter, les distribuer, nettoyer la table et l’évier, puis, une fois par jour, faire le ménage de notre local particulier. Quand je demande au jeune homme s’il est fatigué, il rit. Il nous est supérieur, il est plus fort que nous ; il peut faire plus d’un seul coup que nous autres en nous y reprenant à trois fois ; il est de sa nature un aide plus puissant. Nous sommes forcées, par l’infériorité physique, d’abandonner le travail de choix à ce rival masculin. La nature nous a dès le début imposé une entrave.

La monotonie du bouchage est allégée pour moi par un appel à la cuisine des hommes, où je fais un jour d’intérim en l’absence de la laveuse de vaisselle. Le dîner qui se prépare est celui des ouvriers. Ils sont deux cents, gagnant de 1 dollar 35 à trois dollars par jour. Leurs salaires partout ainsi du chiffre le plus haut que puissent atteindre les femmes. Chacun d’eux donne dix sous pour son dîner. Les vingt dollars ainsi rassemblés payent les gages de la cuisinière, ceux des deux laveuses de vaisselle, et le prix du dîner qui consiste en un plat de viande, du pain, du beurre, des légumes, du café, une soupe ou un dessert. Pour la moitié de ce prix, les femmes, deux fois plus nombreuses, auraient un repas chaud quelconque, mais elles ne le demandent pas, et sont par conséquent abandonnées à leur goût malsain pour les conserves et les acides.

Cependant ma première expérience tire à sa fin. J’ai surmonté les inconvéniens de la malpropreté du gîte, de la paillasse sans draps, de la nourriture insuffisante et la fatigue d’un rude travail manuel. Quant à mes notes, elles se sont bornées aux conditions de la vie telle qu’elle se présente à l’intérieur d’une fabrique.

Indépendamment de l’absence complète de toute beauté et de l’esclavage inévitable qui écrase certaines existences, voilà ce qui m’impressionna le plus, dans la compétition élémentaire de l’homme et de la femme, telle que je l’ai vue, le premier point de la question dite féministe, m’a paru réglé. Tout le reste étant égal, les femmes avec lesquelles j’ai travaillé étaient, pour des raisons physiques, naturellement inférieures aux hommes. Dans la catégorie mâle des ouvriers je n’ai rencontré qu’une classe de compétiteurs : ceux qui gagnent leur pain. Parmi les ouvrières, j’ai noté au contraire plusieurs classes distinctes : celle qui gagne son pain, elle aussi ; celle qui travaille pour acquérir un peu de superflu ; celle qui aspire à se donner du luxe. Cette diversité de but complique la lutte et abaisse inévitablement le taux des salaires.

La femme qui doit se suffire à elle-même est en compétition avec les enfans, avec les jeunes filles qui demeurent dans leur famille, entretenues par les parens, et dépensant tout leur gain en toilettes. Tant que la question des salaires ne sera pas, pour elles toutes également, une question vitale, il n’y aura pas d’unité parmi les travailleuses ; il n’y aura pas chez elles cette énergie, « ce cœur, » comme disait le contremaître, qui prête de la dignité aux droits de l’homme.

Dans tous les cas qu’il m’a été possible d’éclaircir, la mère ne travaillait jamais lorsqu’il y avait des fils ou un mari dans la famille : elle était soutenue entièrement par eux. Dans les familles où le père et les frères gagnaient assez pour suffire au pain quotidien, les filles étaient, au moins partiellement, défrayées ; quelquefois elles l’étaient tout à fait. Cette protection accordée à la femme, protection volontaire, puisque aucune loi ne la prescrit ; ce secours spontané, offert même à celles qui pourraient se suffire, me paraissent très significatifs. Ils tendent à prouver que la femme, pour des raisons physiologiques, et dans l’intérêt de la race, est destinée par la nature et par la société à un état de dépendance économique.


II. — PERRY

Le choix de ma seconde tentative fut déterminé par le désir d’observer les Américains de naissance et l’envie de faire connaissance, en dehors des heures de travail, avec la vie domestique, religieuse, sociale et sentimentale de l’ouvrière de fabrique.

A cet effet, je partis pour Perry, un petit village près de Buffalo, quelque chose entre les établissemens anglo-saxons de la Nouvelle-Angleterre où je n’aurais trouvé que les descendans yankees des puritains anglais et la ville internationale de Pittsburg dont la population se compose de nouveaux venus étrangers. A Perry, j’allais avoir devant moi le vrai type de l’ouvrière américaine, l’arrière-petite-fille de quelque lignée d’immigrans, façonnée pendant plusieurs générations par les influences du milieu.

Une gare en planches, dressée sur des échasses au milieu de l’océan de boue environnant, marque la station. Quand mon train s’est arrêté, quand la locomotive cesse de souffler, que la dernière malle est déchargée, il n’y a plus aucun bruit à saisir, sauf ceux de la campagne voisine dont la paix n’est que fort peu troublée, en somme, par l’existence, dans son sein, d’une si petite ville. Un cheval attelé à un buggy fait jaillir la boue sous ses sabots ; une voix monotone se mêle au tic tac régulier de la machine du télégraphe ; l’air printanier frissonne, chargé de toutes les odeurs de la vie. Descendant l’escalier qui rattache la station à la route de montagne sur laquelle elle est perchée, je rejoins un homme qui suit son chemin en bottes de caoutchouc, plusieurs outils aratoires sur l’épaule.

La répugnance que j’éprouvais pour mes habits de travail usés et salis m’avait poussée à quelques modifications de costume qui, je le craignais du moins, pouvaient, dans une petite localité telle que Perry, révéler la classe sociale dont je m’étais momentanément séparée. L’homme me regarda tandis que j’approchais, le sac à la main, et répondit à mon salut par ces mots :

— Vous allez aux fabriques, je suppose. Il y a un tas de dames que le train amène tous les jours pour travailler là-bas.

Avec tact, il associait le mot de « dame » à celui d’ouvrière de fabrique.

— Eh bien ! je vous conduirai jusqu’à la grande rue, reprit-il, me témoignant ainsi cet intérêt bienveillant que les gens des villes n’ont guère le temps de montrer.

Nous nous frayâmes un chemin entre les larges lits de boue qu’il s’agissait de franchir.

Aux branches des arbres qui bordaient les rues non pavées, des boules de verre transparent étaient suspendues, et, à mesure que s’épaississait le crépuscule, une brillante lumière artificielle, la perfection du progrès moderne, en tombait sur la ville primitive et inachevée de Perry. Le contraste était brutal entre tant de rusticité et tant de modernisme.

— Des masses d’ouvrières ont quitté la fabrique hier, reprit mon nouvel ami. Les salaires ont été réduits et plusieurs parmi les plus anciennes ont filé. Il y en a mille au moins d’inscrites à la paye, mais on peut se faire de l’argent tout de même, et beaucoup, si l’on veut bien travailler.

Nous avons atteint la grande rue. Les flots de boue s’élargissent en un lac flanqué d’une double rangée de maisons à deux étages et à toits plats dont (la monotonie est rompue par une auberge et un hôtel de ville.

— Suivez le trottoir, me dit mon guide, allez tout droit, vous arriverez à la fabrique.

Bientôt après je rencontre un camionneur qui interpelle alternativement son cheval, tandis qu’il barbote dans le bourbier, et une femme debout sur le trottoir en planches. Celle-ci a un chapeau garni de velours et de plumes, une robe noire, et, au côté, un réticule d’où sort un mouchoir de dentelle. Elle n’est plus jeune et elle porte des lunettes, mais il y a je ne sais quoi de nerveux dans ses manières, et, lorsqu’elle répond au camionneur, un léger trémolo dans sa voix qui révèle une personne en quête d’aventures. Puisque le trottoir conduit inévitablement à la fabrique, nous devons avoir elle et moi un but commun, ce qui nous autorise à lier conversation. Simultanément nous nous demandons :

— Vous allez chercher de l’ouvrage ?

Mon interlocutrice, très pressée de répondre, secoue son mouchoir de dentelle en expliquant :

— Oh ! je n’ai pas besoin de travailler ; mes parens tiennent un hôtel ; mais j’ai toujours tant entendu parler de Perry que j’ai eu envie de le voir, et… — avec un soupir qui accompagne drôlement le regard satisfait qu’elle promène à la ronde sur les rangées de maisons en planches, — et j’y suis maintenant.

— Vous voulez une pension ? crie l’obligeant camionneur. Je vous indiquerai un bon endroit… le docteur Meadows. Il a de la place pour plusieurs pensionnaires.

La dame entre deux âges lui jette un regard rapide :

— Le docteur Meadows ? Je le connais, un ministre méthodiste… Plus souvent que j’irai chez un homme aussi strict… On ne s’amuse pas chez lui !

Arrivées à la fabrique, nous trouvâmes très vite, comme partout, l’ouvrage que nous demandions. On promit de nous placer le jour même, et, sur les planches qui continuaient de s’aligner le long des rues, nous nous dirigeâmes vers le logement qui nous avait été indiqué. Aux deux coups frappés à la porte d’une maison de bois, répond une femme qui nous accueille avec la cordialité des campagnards de ces parages pour qui chacun est un voisin et tout étranger un pensionnaire possible. La maison, sans cheminée qui l’égayé, a, en revanche, dans le salon, un grand poêle dont les bras noirs portent de la chaleur à travers le plafond et le plancher. Dans la salle à manger le couvert est mis. Posée sur un support contre le mur, une horloge au tic tac bruyant, à la sonnerie enrouée, marque l’heure et, de la cuisine, qu’on aperçoit, arrive un bruit grésillant de victuailles en train de frire. Notre hôtesse nous promet la table et le logement, la lumière, le chauffage moyennant deux dollars soixante-quinze par semaine. Avant midi, je suis installée dans une petite chambre avec ma compagne du matin et une troisième camarade inconnue. Qu’est-ce qui peut bien attirer tant de monde dans cette petite ville ? Sur ses 3 000 habitans, la moitié au moins est représentée par des jeunes gens des deux sexes employés aux fabriques et il n’y en a pas un sur cent dont la famille habite Perry. Ils viennent tous de la partie ouest de l’État de New-York. Je n’ai presque pas vu d’enfans ; les ménages sont peu nombreux, les vieilles gens se font remarquer par leur absence ; c’est une cité de jeunes contemporains mordus de la rage américaine d’indépendance et d’aventure, enchantés d’être ensemble, garçons et filles, avec une excitante possibilité de roman qui rendrait facile la plus rude besogne.

Je crois pouvoir, ayant passé plusieurs semaines au milieu des demoiselles de Perry, indiquer l’étonnante ressemblance qui existe entre elles et leurs sœurs plus fortunées des grandes villes. Les contrastes, j’en suis persuadée, ne sont que superficiels, et ne tiennent pas à l’espèce, mais à la variété.

La fille de fabrique, à Perry, n’est séparée de l’élégante de New-York que par quelques années de culture, de dressage. En Amérique, où la tradition et la famille jouent un rôle si peu important, la grande éducatrice est la dépense. C’est en possédant et en dépensant que les Américains développent leur goût, le manifestent, et révèlent la capacité qu’ils peuvent avoir pour les raffinemens de la vie.

Quelle est ma première impression sur les ouvrières qui rentrent à midi ? Forment-elles une troupe d’esclaves, victimes du labeur et des privations ? Font-elles le pitoyable échange de leur vitalité contre un gain chimérique ? La vie, ainsi, n’est-elle pour elles la diminution pure et simple de leurs forces ? Tout au contraire. Elles entrent, gaies, rieuses et jeunes. La conversation, pendant le dîner, roule sur l’amour, le travail, les salaires, la supériorité de l’existence des villes comparée à celle qu’on mène à la campagne : elle roule aussi sur le prochain, cela va sans dire. Il n’y a rien dans l’aspect de mes compagnes qui choque le bon goût. Leurs pieds, leurs mains sont élargis par le travail ; leur teint manque de cette pureté que donne une bonne alimentation ; leurs robes d’atelier sont d’une étoffe grossière ; mais, somme toute, dans les petites choses, les différences qui les relèguent à un rang inférieur ne sont qu’apparentes, je le répète.

Nous expédions un affreux dîner de viande bouillie et de custard pie, chausson à la crème. Les dîners sont toujours affreux ici, même dans les maisons où le luxe de l’éclairage et des calorifères perfectionnés ferait croire que la table est à l’avenant. Vite, nous retournons à l’atelier reprendre le travail quand une heure sonne. Sur quelque cent mètres ses murs de brique rouge bordent la rue, implacables et silencieux. A l’intérieur bourdonne l’activité collective de mille employées. Au fracas des machines se joint la diffusion dans l’air d’une poussière fine, nuage de filasse créé par le frottement continu des doigts agiles sur les hardes informes qu’ils façonnent. Entre les salles où l’on taille et celles où l’on finit, 7 000 douzaines de chemises sont en train. Elles passeront par des mains innombrables avant d’être achevées. Une multitude d’individus y aura participé dans ce petit monde d’êtres humains, aux goûts variés et aux préférences distinctes, ayant chacun son habileté, ses impressions propres, et condamnés cependant à ne pas laisser trace de tout cela sur ce qu’ils créent. Les 7 000 douzaines de chemises doivent être exactement pareilles les unes aux autres. Ainsi mille pauvres âmes se seront évertuées, onze heures durant, à supprimer tout ce qu’elles peuvent de leur personnalité et à produire, par une action purement mécanique, des résultats aussi semblables que possible les uns aux autres et à tout le travail de la machine en général. Comment l’effet, sur l’esprit et sur la santé, de cette activité frénétique, dépourvue de pensée, ne serait-il pas déplorable ?

Pendant la première après-midi de mon apprentissage, il y a peu d’harmonie entre ce que je fais et ce que je voudrais faire. Je n’ai « fini » que deux douzaines de chemises. La personne sous la direction de laquelle je travaille en finit quotidiennement de trente à quarante douzaines. On nous paye à la pièce et, toute l’année, elle gagne ainsi dix dollars cinquante par semaine. Elle a passé cinq ans dans la fabrique. D’autres femmes autour de moi, y sont depuis sept, neuf, quinze ans. Plus d’une a mis de côté jusqu’à mille dollars.

A travers le tapage incessant elles s’interpellent gaiement, bavardent, racontent des histoires. Elles parlent de tout, sauf des soins domestiques, de la cuisine ou du ménage. Jamais je n’ai entendu personne aborder ces sujets. Le thème favori c’est l’homme et la toilette. Deux filles se sont disputées ce matin même à propos d’un emballeur, beau garçon à larges épaules, qui a touché leur cœur à toutes les deux. La querelle commence légère par un échange d’allusions désobligeantes, mais bientôt elle arrive au point où ne suffisent plus les paroles. On prévient le patron. Il n’aime pas à s’occuper de ce qui ne le regarde pas, mais applique avec calme le règlement, ordonnant aux deux amazones de sortir, jusqu’à ce qu’elles se soient mises d’accord, vu qu’il ne paye pas ses employées pour qu’elles se battent. De sorte que les deux rivales vont passer une heure au grand air en échangeant des coups de poing, qui ont pour résultat de les calmer. Ce premier mouvement une fois satisfait, le bel emballeur n’intéressa plus ni l’une ni l’autre. Vanité toute pure. La science de l’amour, telle que la pratiquent les Américaines de toute classe, peut être résumée en deux mots : conquérir et résister. Elles badinent avec le sentiment, et l’attrait qu’elles tiennent à inspirer hante leur imagination, se mêle à tout ce qu’elles disent. De première importance sont leurs sacrifices à la toilette ; coquettes, oui ; mais non pas amoureuses. Des superstitions de toute sorte sont courantes parmi elles : éternuer un samedi promet la visite d’un « beau ; » une longue feuille de thé au fond de la tasse représente la rencontre d’un grand jeune homme. Cachée sous la table de l’atelier une Clé des Songes fournit aux ouvrières l’interprétation de leurs rêves nocturnes. Elles sont fantasques, ces jeunes femmes, romanesques jusqu’à un certain point, froides et orgueilleuses. La mesure de leur puissance n’est pas dans la consolation qu’elles apportent, mais dans le tourment qu’elles infligent. Conquérir et résister, cette théorie que leur tempérament, dépourvu de passion, leur permet de mettre en pratique, les empêche de renoncer à la liberté qu’elles chérissent et de congédier les soupirans, qui assisteront un jour à leur noce comme ils iraient à un enterrement. Après, on ne rit plus : l’honnêteté dans le mariage est générale.

Il va sans dire qu’une autre catégorie de filles s’abandonne brutalement au plaisir, fréquente les spectacles, boit et se traîne par la ville au bras des hommes. Celle-là est connue sous le nom de « bum ; » elle a sacrifié une bonne fois sa réputation et ne peut rester à la fabrique. Les patrons exercent, autant que possible, une salutaire influence sur la moralité de leurs employées, se réservant le droit de juger leur conduite hors de la fabrique aussi bien qu’à l’atelier et de sévir au besoin.

Quand j’ai trop mal au des et aux doigts pour pouvoir continuer mon ouvrage, je m’arrête et j’observe mes compagnes. La petite fille, en face de moi, est une nouvelle. Ses joues roses, ses épaules bien droites l’attestent. Elle aime à jaser.

— Je vous le dis, explique-t-elle à sa voisine, Jim Wesson est le pire flirt que j’aie jamais connu.

— Qu’est-ce que c’est que Jim Wesson ? réplique l’autre à demi plongée dans une caisse pour en tirer par brassées des chemises de flanelle.

— C’est celui qui a fait mes dents. Il a fait chez nous les dents de toute la famille. — Et son sourire révèle le chef-d’œuvre de Wesson. — J’avais envie, ajoute-t-elle, de lui faire un peu dorer une de mes dents de devant. C’est si joli, un plombage d’or !

Cet amour tout primitif de l’ornement se manifeste dans une même prédilection médico-barbare pour les lunettes.

La minutie de certaines parties du travail de la fabrique est, faute de lumière suffisante parfois, une épreuve dangereuse pour les yeux. On ne trouverait pas d’oculiste à Perry même, mais il en vient un tous les mois et les malades ne lui manquent pas. Après chacune de ses tournées, une nouvelle escouade d’ouvrières apparaît ornée de lunettes ou de pince-nez. Elles portent cela comme une parure quelconque : collier, bracelet ou anneau de narine.

La connaissance se noue vite entre moi et mes compagnes de chambrée. L’une d’elles, la dame d’un certain âge, grogne toujours. Quand je lui demande si le travail lui convient, elle s’écrie :

— Oh ! bien, je ne me doutais pas que ce serait comme ça. J’aime encore mieux faire le ménage !

Laide et stupide, elle a été mariée très jeune à un boucher. Peut-être aurait-elle réussi à secouer son fardeau de lourde bêtise si elle eût été livrée à elle-même, mais le boucher, pendant de longues années, s’est tenu entre elle et toute expérience de la vie, projetant une ombre plus épaisse encore sur son ignorance. C’est un vieil enfant, qui ne cesse pas de questionner, passé l’âge où il est possible d’apprendre. La mort de son boucher lui a ouvert de nouveaux horizons ; après une période de deuil respectueux, elle s’est lancée dans le vaste monde malgré la volonté de sa famille, avec des rêves très vagues de roman, exprimés moins en paroles que par un certain jupon de satin tout neuf, un certain costume écourté pour jouer au golf, un certain chapeau garni de gaze de soie violette, rangé soigneusement dans un carton à part.

Les désillusions étaient inévitables pour la veuve du boucher ! Dans notre chambre mal aérée, mal éclairée, au plafond affreusement bas, il y a trop de maussades réalités pour son goût ! Un secret mécontentement l’oppresse ; elle gronde, elle se plaint ; la bonne humeur de celles d’entre nous qui travaillent gaiement, sans arrière-pensée, lui est insupportable. Dès la fin de la première semaine, le chapeau vainqueur, le jupon à froufrou, le costume destiné à briller dans un jeu de golf imaginaire disparurent au fond d’une malle ; il resta ce qui reste d’une bulle de savon réduite à l’état d’écume après avoir reflété le monde un instant sous ses plus belles couleurs. Elle était en retard dans son ouvrage et, ne gagnant que soixante sous par jour, résolut de nous quitter pour retourner chez les siens.

Mon autre camarade de chambre avait un type de Madone. Dans les classes supérieures de la société on l’eût appelée une malade. Ses mains tremblaient et elle soutirait toujours. Pendant deux ans, elle a été maîtresse d’école, après avoir passé les examens nécessaires, et elle ne peut expliquer pourquoi elle s’est dégoûtée de l’enseignement, sauf en disant que les enfans la rendaient nerveuse, qu’elle a voulu essayer du travail manuel. Son père est un fabricant de fromages, fort à son aise ; elle aurait pu vivre tranquille auprès de lui, mais elle a préféré l’indépendance. Quoique sa conformation physique indique une origine anglo-saxonne, elle n’est nullement sport. Ses habits ont une certaine coupe esthétique et à son énergie nerveuse se mêlent des aspirations sentimentales. C’est évidemment une idéaliste poussée par quelque émotion dominante, qui est tout le ressort de sa vie. Notre fatigue commune nous rapproche souvent après souper, devant le poêle, et l’entretien, devenant confidentiel, glisse toujours vers le sujet qui a marqué cette femme de mélancolie, comme tous ceux dont la nature est de refléter ainsi qu’un miroir magique des visions étrangères à la réalité. Suspendu à une chaîne qu’elle porte au cou est le portrait de son héros, un individu de trente ans, qui a échoué en tout. Je n’oserais interrompre par une question pratique l’histoire qu’elle me raconte : cette petite maîtresse d’école aux nerfs détraqués se cramponne à une espérance qui est pour elle quelque chose de plus que le boire et le manger ; elle est de celles qui ne vivent pas seulement de pain.

Les samedis soir, nous recevons notre paye et nous nous en allons à quatre heures et demie. Presque aussitôt la rue du village s’anime, les boutiques sont encombrées d’acheteurs ; à souper, chaque ouvrière montre ses emplettes, boucles de fantaisie, cols de dentelle, rubans de velours. Beaucoup d’entre elles, leur pension une fois payée, ont moins d’un dollar en poche sur les cinq ou six dollars qu’elles avaient gagnés dans la semaine.

— Je ne travaille pas pour faire des économies, je travaille pour mon plaisir.

C’est la formule courante.

Un soir une de mes camarades m’appelle dans sa chambre où elle fait ses malles pour déménager. Elle a une quantité de robes, du linge garni, des boléros de dentelle, du clinquant sous toutes les formes, mais deux paires de bas en tout et deux mouchoirs. Pêle-mêle, parmi ces fanfreluches, roulent des paquets de lettres.

— Vous avez reçu une lettre ce soir, dis-je en saisissant le prétexte. Était-ce celle que vous attendiez ?

— Oui, me dit-elle franchement en jetant les missives dans le fond d’une malle ; elle est du même qui m’a écrit tout ça. Nous nous fréquentons depuis trois ans et, maintenant, il veut m’épouser. Il gagne trois dollars par jour, il a une ferme, une voiture et un cheval, il a acheté pour sa sœur un piano de trois cents dollars cet hiver.

— Bien entendu, vous allez dire oui.

Elle parut intimidée, contente et surprise tout à la fois.

— Je n’ai pas envie de me marier, répondit-elle en secouant la tête.

— C’est pourtant un bon parti.

— Oui, je le sais, mais je ne me sens pas prête… Je peux encore m’amuser comme je suis. A vingt-cinq ans, il sera temps d’y penser et je n’ai que vingt-trois ans. Il ne voulait pas me laisser venir ici ; mes parens non plus ne le voulaient pas. Oh ! j’ai cru que mon père en mourrait ! Le jour où j’ai quitté la maison, on aurait dit qu’il sortait de maladie tant il avait, mauvaise mine, mais il m’a laissée partir tout de même parce qu’il savait que je ne serais jamais satisfaite avant d’avoir mon indépendance.

Il y a sept églises à Perry, et on n’en trouverait pas deux de la même dénomination. Les 3 000 habitans ont sept cultes différens et des conversions d’une secte à l’autre se produisent, tous les dimanches ou à peu près. Quand la doctrine presbytérienne ne suffit plus, on essaie de la baptiste ou de la méthodiste. Ce manque d’unité est pour les citoyens de Perry un sujet d’orgueil.

— Nous avons sept églises différentes, disent-ils, comme ils diraient nous avons sept écoles ou sept théâtres différens.

Les églises exercent une influence plus grande sur la vie sociale des ouvrières que sur leur vie morale. Sauf pour l’instruction religieuse, elles ont peu de contact avec les ministres, mais leur argent va volontiers à l’église. J’ai vu, certain dimanche matin, la quête dans une seule église rapporter 350 francs ; en outre toutes les organisations de charité sont soutenues par les amusemens que la paroisse procure à prix déterminés. La sacristie est une espèce de salon, de point de ralliement mondain. Tous les vendredis on y donne une soirée. Quelquefois les invités sont pesés en entrant et payent un sou pour chaque livre d’embonpoint, quelquefois ils se costument en mendians et payent une amende pour chaque vêtement propre. Mais la forme la plus populaire de divertissemens est celle des boîtes, box-socials. Les jeunes filles se présentent chacune avec une boîte où elles ont emballé un souper pour deux personnes. Les garçons achètent ces boîtes de provisions aux enchères et sont autorisés à en manger le contenu avec la jolie ménagère. L’argent que produisent les soirées est au bénéfice de l’église. J’en fis le tour, c’est-à-dire que j’allai à une représentation théâtrale, à un box-social, à un bazar de charité. Il est beaucoup plus difficile de partager les plaisirs des pauvres que leurs souffrances ; la pitié nous rapproche des misérables ; deviennent-ils gais, une révolte des sens creuse entre eux et nous un abîme.

Après une semaine passée dans la fabrique, je finissais mes seize douzaines de chemises par jour. En moyenne, mon gain était de 5 dollars 40 par semaine, mais, vers la fin de la seconde semaine, je fis plus d’un dollar en une seule journée. L’ouvrière qui avait commencé en même temps que moi gagnait soixante sous de moins par semaine ; ce qui tendrait à prouver que l’éducation générale aide à tout.

Rien ne fatigue comme le bruit. À ce propos, l’ouvrière qui m’enseignait le métier exprima devant moi ses sensations en ces termes :

— C’est terrible d’être assise là, toujours seule, à se presser du matin au soir, avec rien dans la tête que le bruit. Je l’entends toute la nuit. Beaucoup de filles ont, à cause de ça, la maladie nerveuse et je sens que je suis en train de l’attraper.

Je découvris que parmi les ouvriers et les ouvrières, il y en avait un grand nombre qui, las d’un travail purement mécanique, suivaient des cours par correspondance avec les écoles établies à cet effet, étudiant ainsi la tenue des livres, la sténographie, le dessin, l’architecture, toujours dans l’espoir du « getting on, » d’avancer, de faire leur chemin.

Il y a une négresse à la fabrique. Elle est reléguée dans une alcôve où elle travaille isolée, quand elle ne fait pas les plus basses besognes, telles que balayer ou ramasser les bouts de chiffons.

Je note pendant mon séjour à Perry une tentative de suicide. En revenant de dîner, nous trouvons un billet attaché à un métier devant une place vide : « Ne me cherchez pas ; je vais au lac me noyer. » Rien de plus. Grâce à de prompts secours, la jeune fille fut sauvée. Chacune, elle exceptée, donna, trouva une explication quelconque à cet acte de désespoir : elle était découragée, nerveuse, un peu folle. Mais pas un mot contre sa réputation, et je n’osai, quant à moi, exprimer l’hypothèse qui me semblait après tout la plus probable. J’aurais cru en l’articulant me rendre coupable d’une supposition indécente.

Le fermier et sa femme chez qui nous prenons pension vivent à part. Elle est la ménagère à l’ancienne mode, tout à sa maison, à sa cuisine et à l’église. Dans la ferme qu’ils habitaient naguère, elle a rendu son mari heureux durant quarante ans de vie conjugale. Lorsque le vieil homme ne fut plus en état de travailler, ils se transportèrent en ville, elle reçut des pensionnaires, et devint à son tour le soutien du ménage. A mesure qu’un côté de la balance s’alourdit, elle fait contrepoids et rétablit l’équilibre Ses activités, ses sympathies sont restées vives parce qu’elle partage les intérêts des jeunes. Le mari souffre d’être désœuvré. Mais je les ai vus tous les deux assis à la même table, j’ai saisi le regard plein de foi qu’il tourne vers elle. Ce regard embrasse un horizon invisible à tous, sauf à eux deux ; il remonte une longue suite d’années qui ont justifié leur confiance en cette vie qui passe et qui l’ont transfigurée en promesse d’une autre vie meilleure.

Revenons à la population ouvrière de Perry. On peut relever en l’observant tous les traits caractéristiques du peuple américain : sacrifice de la famille à l’individu, détachement des générations par l’évolution rapide des conditions sociales, goût de l’indépendance, amour du luxe, et, en ce qui concerne les femmes, mode d’existence incompatible avec la grossesse, les soins maternels, la tenue d’un ménage. L’altitude de la femme est celle d’une rivale et d’un autocrate, jamais d’une alliée, d’une aide de l’homme. J’ai souvent entendu des phrases comme celles-ci : « Une telle doit être mariée, elle ne travaille pas. » Ou encore : « Mon père me donne tout l’argent dont j’ai besoin, mais pas tout l’argent que je veux, de sorte que je travaille pour faire la balance. »

Les femmes qui expriment ces sentimens travaillent afin de s’assurer le superflu jusqu’à ce que se présente le mari qui leur convient ; alors elles le laisseront peiner pour deux avec l’espoir que le budget ne sera pas diminué par une augmentation de famille. Dans le cas où la femme continue à travailler après son mariage, elle choisit invariablement une occupation qui ne lui permettra pas d’être mère. Il y avait quelques couples d’ouvriers dans la fabrique de tricot de Perry. Je n’ai jamais vu un baby ni entendu parler d’enfans tandis que j’étais là[1].


III. — CHICAGO

Ma première connaissance avec la vie de garni, tenement life, à Chicago, se fit à souper chez Mrs Moss. Mes recherches pendant une après-midi tout entière m’avaient conduite à la découverte d’une chambre, louée un dollar 25 par semaine ; avec les repas dans une autre maison pour 35 cents par jour, total hebdomadaire 3 dollars 70.

Mrs Moss, combinant en sa personne les devoirs d’hôtesse et de cuisinière, me cria de me mettre à mon aise dans le parloir. Je m’installai sur un sofa, qui exhalait l’odeur âcre particulière aux pauvres. En face, une porte entr’ouverte conduisait à une chambre où la lampe était déjà allumée. Je vis un jeune homme et une jeune fille qui causaient ; il était assis, son chapeau sur la tête. Je ne distinguai d’elle d’abord qu’une auréole de cheveux blonds, à travers laquelle brillait la lumière, tandis qu’elle se tenait debout très près de l’homme, qui paraissait la taquiner. Leur conversation se faisait à voix basse, mais de temps en temps éclatait un cri familier, à demi vulgaire, à demi affectueux. Quand nous eûmes pris nos places à table, Mrs Moss nous présenta les uns aux autres : — Voilà miss Ida, ma pensionnaire depuis plus d’un an, et celui-ci, — montrant du doigt le jeune homme assis à côté d’elle, un bras passé négligemment sur le dossier de sa chaise, — celui-ci est le prétendu de miss Ida.

Le reste de la maisonnée comprenait un chien, un serin et un homme d’une soixantaine d’années, M. Moss. Entre lui et sa femme régnait la même bonne intelligence que j’avais eu déjà l’occasion d’observer parmi les couples peu fortunés de la génération précédente.

Mrs Moss veille tendrement sur son mari, le suit jusqu’à la porte, une main sur son épaule, et lui crie quand il s’en va travailler : — Adieu, Moss, prends bien soin de toi ! — Elle s’occupe du ménage et de la cuisine, appartient à une confrérie religieuse et n’a jamais, dit-elle, éprouvé le besoin de se glisser au moyen des œuvres dans la société.

Miss Ida se montre obligeante. Elle dit que l’on a besoin d’ouvrières à la fabrique où elle est occupée et qu’elle parlera pour moi, si je le désire.

Cette offre fait partie de l’étiquette confraternelle qui unit les petits dans leurs efforts et leurs souffrances.

Plus tard, quand miss Ida et son prétendu nous ont quittés, Mrs Moss me dit :

— Ce jeune homme n’est pas fort. Il a eu l’appendicite et n’a pu travailler pendant longtemps. Chaque fois qu’il s’y remet, la peau éclate à l’endroit où on l’a opéré.

— Vont-ils se marier bientôt ?

— Oh ! ils n’y pensent pas pour le moment. A quoi bon se presser !

— Et miss Ida travaillera-t-elle encore après son mariage ?

— Certainement non.

Je retourne à ma chambre. Sa fenêtre unique ouvre sur une allée étroite ; en face, à travers les fenêtres d’une autre maison d’ouvriers, j’aperçois, superposés d’étage en étage, des logemens sordides. Le vagissement d’un nouveau-né monte de la chambre au-dessous de la mienne. La chaleur est étouffante, 80 degrés Fahrenheit. Dehors, violemment éclairée par la lumière électrique, la foule grouille, épaisse, sur le trottoir, sur le chemin de planches, sur les pas de portes. Le souffle de la douce nuit sombre lui arrive chargé d’une odeur de mort émanant des abattoirs.

Les appels, les cris, les gémissemens, les rires, tous les bruits de la vieillesse et de l’enfance, du désespoir et de la joie, se mêlent, murmure anonyme d’une multitude humaine échauffée.

Ayant limité mes fonds à dix sous, je sors ce matin, décidée à me procurer de l’ouvrage et une paye avant que cette maigre somme ne soit épuisée. Je me dirige vers la rivière, l’activité commerciale s’annonçant dans cette direction par la présence de hauts bâtimens à quinze et vingt étages, qui lancent une fumée épaisse comme du velours. — Des blocks successifs et uniformes de maisons d’ouvriers, avec la même foule de femmes et d’enfans, traînant alentour, font une réponse décourageante à mes recherches Je m’informe aux bureaux imposans qui bordent les quais. On m’offre quatre dollars par semaine pour secouer du linge mouillé dans une blanchisserie à la vapeur. Espérant trouver mieux, j’achète un journal et, parmi les diverses annonces, j’en découvre une pour couture à la main qui me promet l’occasion de travailler dans un atelier où la vapeur n’est pas en usage, de comparer le travail mécanique et le travail manuel.

Le patron m’interroge sur ce que je sais faire. Je lui dis que je me suis servie de la machine à coudre électrique.

— Eh bien, me répond-il, quand vous cousez à la main, il faut penser à ce que vous faites ; il faut être attentive et ne pas laisser vagabonder votre esprit.

— Très bien, monsieur. Que me donnerez-vous ?

— Six dollars par semaine tandis que vous apprendrez, et vous pourrez toucher votre argent samedi soir, si vous en avez-besoin. Venez cette après-midi.

— Je suis toute prête, répondis-je, seulement je n’ai pas apporté mon déjeuner.

Il tira cinquante sous de sa poche en avance sur ma paye.

— Prenez cela, dit-il courtoisement, mais sans l’ombre de galanterie ; allez faire votre repas, et revenez à midi trente.

C’est dans une atmosphère laborieuse et frivole à la fois que je suis initiée à la couture. Notre atelier fabrique des travestis et des uniformes. Il a l’air d’un vieux grenier plutôt que de toute autre chose. Un désordre, qui date de loin, a jonché le plancher de débris composites appartenant à des costumes de fantaisie, à des habits militaires. Toutes les vanités de la vie gisent là pêle-mêle. Sous nos aiguilles rapides volent les tuniques rouges d’un régiment, les galons d’or et d’argent se déroulent sur les tables, les insignes de la gloire glissent entre les doigts des plus humbles ; épaulettes et chevrons sont caressés de près par des mains criblées de piqûres. L’air est fétide ; il y a des monceaux de saleté dans tous les coins. A quelques minutes d’intervalle, se succèdent des messagers, chargés d’exprimer l’impatience des cliens désappointés. Le patron est bienveillant et s’entend médiocrement aux affaires ; la maîtresse d’atelier nous terrifie toutes par son humeur féroce. Elle est Allemande. Dans ses frisons brûlés au fer qui retiennent la poussière et des échantillons de tout, elle porte de petits peignes en cailloux du Rhin. Sa bouche est remarquable par l’absence absolue de lèvres, elle se ferme comme une boîte après chaque admonestation. Deux sillons maussades sont profondément creusés entre ses yeux, sa voix est aigre et nasillarde.

Le personnel se compose presque exclusivement d’employées étrangères. En Amérique, les seules femmes qui possèdent réellement un métier sont celles qui l’ont appris avant d’émigrer. Il n’y a pas, ici, une seule Américaine qui soit chargée de besognes exigeant tout de bon l’apprentissage. A ma droite, se trouve une tailleuse, qui ne parle que le polonais ; à ma gauche, une autre qui ne parle que l’allemand. Par-dessus la frontière que je suis devenue, elles communiquent au moyen de signes et conviennent ainsi de ce que j’ai à bâtir ou à découdre. L’Allemande vient d’arriver seulement ; elle se fait neuf dollars par semaine, et sera élevée à douze dès qu’elle pourra parler l’anglais. Comme toutes les étrangères, elle est proprement vêtue d’une robe sombre en bonne étoffe solide. Les rares Américaines de l’atelier, qui travaillent à la machine électrique et font les besognes d’occasion, portent d’élégans corsages en soie claire de toutes couleurs avec des cols enrubannés.

— Je ne suis ici qu’en passant, me dit, pendant que nous déjeunons, une de ces coquettes Américaines. L’atelier auquel j’appartiens vient de brûler. Rien ne me ferait travailler sous celle-là, — et elle montre du doigt la maîtresse irascible ; — non, je ne la supporterais pas, même si l’on me payait très cher.

Dans les fabriques, nous étions, évidemment, les simples auxiliaires de la machine qui nous prêtait sa force, pour que nous la lui rendions en proportion mathématique. Le vacarme étourdissant isolait les ouvrières les unes des autres et confondait la personnalité de chacune en un commun effort mécanique. L’atelier, au contraire, est un groupement d’individus qui travaillent chacun sans outre secours que celui de son cerveau et de ses mains. Les caractères se dégagent et se posent dans une certaine atmosphère morale. Mais les perpétuelles réprimandes de la surveillante rendent les heures bien longues. Tous les soirs je prends la résolution de m’en aller, et une faiblesse dont j’ai honte me ramène le lendemain, parce que là du moins je suis assurée d’un dollar. Affronter la cité géante en quête d’ouvrage m’effraye ; et puis, je ne sais quelle excuse donner à mon départ. Cependant une occasion de révolte s’offre un jour, si tentante que j’y cède. Tandis que je découds un pantalon, une punaise sort de la couture ; c’est le point de départ d’une discussion avec la mégère qui nous opprime. Espérant que mon exemple pourra servir à mes compagnes dans une semblable occurrence, je déclare que je ne travaillerai pas sur des habits pleins de vermine. En conséquence, on me paye et on me congédie pour insubordination.

Sans perdre un jour, je me mets, le lendemain matin, en quête d’expériences nouvelles. Le journal est rempli d’annonces, mais dans toutes, il y a quelque stipulation qui diminue les chances d’une débutante telle que moi.

Enfin je finis par découvrir certain entrefilet portant simplement : « On demande des ouvrières, » et, une heure après, je suis à l’adresse indiquée : une grande fabrique de cadres. Ma tâche est facile, mais lente. Coller ensemble des feuilles de carton et clouer des montages en fer-blanc aux quatre coins du cadre qu’elles forment. Ce travail dure de sept heures du matin à cinq heures trente, avec une récréation de vingt-cinq minutes à midi, et le salaire est d’un dollar en moyenne. Mes compagnes sont des Américaines de quatorze à vingt-quatre ans. Elles s’acquittent gaiement de leur besogne comme d’une corvée volontaire, en échange de laquelle on peut se donner des chiffons et du bon temps aux jours de congé. Les conversations autour de moi n’indiquent aucun abattement : toujours la toilette, le plaisir, les amoureux, divisés en beaux et en beaux fixes (steady beaux). L’expression : — Avec qui va-t-elle ? indique le beau fixe.

— J’ai Jack Smith pour le moment, mais je ne sais pas si je le garderai.

Cela veut dire que Jack Smith est à l’épreuve et pourra passer au beau fixe.

Elles ont dansé, le dimanche soir, et arrivent pâles, fatiguées, le lundi matin. — Rien n’est joli pour un bal, m’apprend une des plus mondaines, comme une jupe de soie noire et un corsage de satin blanc.

Ici la lumière est bien distribuée, l’aération excellente, la pièce où nous travaillons, vaste et très propre. La maîtresse d’atelier est bonne personne, les ouvrières vivent en termes d’amitié ; avec le temps on peut gagner huit dollars par semaine. Ces conditions sont trop favorables pour me paraître intéressantes et, ne pouvant trouver aucune excuse pour m’en aller, je disparais un jour à l’heure du lunch et ne reviens chercher ni mes gages, ni mon tablier.

Dans l’après-midi, je me présente de différens côtés, d’après les annonces. L’ouvrage ne manque pas Les mains inhabiles peuvent toujours gagner de trois à quatre dollars 20 par semaine.

Les emplois les plus faciles sont remplis par des fillettes de treize à quatorze ans et, au printemps, aussitôt que la saison d’activité commence, les fabriques prennent aux écoles publiques vingt pour cent de leurs élèves. Ces nombreuses occasions de travail me laissent, comme à toutes mes compagnes, la liberté du choix. On demande des ouvrières dans les fabriques de cigares, de cartons, d’étiquettes, dans les blanchisseries à la vapeur, chez les marchandes de modes, etc. Personne ne doit mourir de faim. La plus ignorante pourrait gagner ses cinquante sous dès le premier jour.

Je choisis une imprimerie. Il est tard dans la journée quand je pousse un tape-talon pour pénétrer dans une chambre au milieu de laquelle se trouve une cage, et dans la cage une caissière en blouse de soie cerise, assise sur un haut tabouret d’où elle domine le bureau. Trois gros hommes importans et bien nourris, évidemment de même famille, sont installés derrière des pupitres de frêne jaune, chacun d’eux ayant à sa droite une demoiselle qui écrit à la machine. Je me dirige vers le plus gros des trois. Il est en manches de chemise et souffre évidemment de la chaleur. C’est à peine s’il lève la tête, tant il affecte d’être occupé, quand je lui dis :

— J’ai vu votre annonce dans le journal, ce matin.

— Vous venez un peu tard, répond-il. J’ai déjà engagé deux personnes.

— Etes-vous sûr qu’elles viendront ? On ne peut pas toujours compter sur nous, vous savez.

Il se met à rire et, après quelques questions, me dit de revenir le lendemain à sept heures.

Le bruit d’une seule presse est assourdissant déjà, et, dans la salle où je travaille, il y a dix presses dans ma rangée, huit derrière nous, et derrière celles-là encore quatre machines à lithographier. D’un côté de la chambre seulement sont percées des fenêtres. L’odeur étouffante et fade de l’encre d’imprimerie et du papier à bon marché flotte dans l’air alourdi.

Une pluie fine de poussière bronzée dont on se sert pour les annonces coloriées se glisse dans les cheveux et dans les vêtemens. L’ouvrage se fait debout, et cela de sept heures jusqu’à six, avec une demi-heure seulement de récréation à midi. Je n’aurai que trois dollars la semaine pendant mon apprentissage. Ce sont des contremaîtres qui commandent, et, une fois de plus, je remarque qu’il est moins dur d’être gouvernée par eux que par des femmes. La maîtresse d’atelier, même quand elle n’est pas exceptionnellement désagréable comme l’Allemande dont j’ai parlé, de la maison de confections, est toujours tracassière. Elle harcèle sans relâche ; il faut que les choses soient faites à sa manière ; elle jouit d’être autorisée par état à se mêler des affaires d’autrui. L’esprit masculin, au contraire, qui ne se propose que des résultats, est beaucoup plus calme. Pourvu que l’ouvrage se fasse, peu lui importe la méthode employée. En attendant qu’on m’apporte des caractères neufs dont j’ai besoin, je cause avec le contremaître de ma division.

— Il y a sept ans, me dit-il, que je ne suis allé chez nous. Je me suis sauvé de la maison quand j’avais treize ans et, depuis, j’ai roulé un peu partout, gagnant ma vie d’une manière ou d’une autre. Mes parens vivent en Californie. J’ai abordé toutes les côtes et je vous réponds que je serai joliment content de m’en retourner !… La première année, on n’y tient pas, mais quand vous avez passé deux ans, trois ans parmi des étrangers, vous sentez qu’il faut retourner voir votre monde. Ça me prendra neuf mois pour payer mon voyage jusque chez nous. Je vous le dis, reprend-il, après un silence, si battu que soit un gamin, il ne devrait jamais quitter la maison.

Le premier jour, j’eus un mouvement d’orgueil en dépassant haut la main une ouvrière qui avait commencé en même temps que moi. Sans être précisément stupide, elle est lente ; le contremaître et la personne qui alternativement cherchent à lui enseigner le métier échangent des regards désespérés, leur patience est à bout. Je suis flattée d’être comprise dans cet échange de regards et, à l’heure du repas, je me laisse aller à un misérable mouvement de vanité quand les plus expertes viennent me chercher pour dîner avec elles. La pauvre fille est laissée toute seule dans un coin : elle mange à la dérobée, prenant des petits morceaux dans son paquet sans le déplier, comme si elle avait honte de son maigre dîner. Mon orgueil a cédé ; je vais à elle et commence la conversation par la phrase ordinaire entre apprenties :

— Vous n’aviez jamais travaillé jusqu’ici ?

Elle ouvre ses mains et me les tend. Dans la paume de l’une d’elles, une longue cicatrice court du poignet à l’index. Deux ongles sont usés jusqu’au vif et fendus par le milieu. Le tout est pour ainsi dire ganté de callosités noirâtres.

— Ce n’est pas là du travail peut-être ? dit-elle lentement.

— Mon Dieu, qu’avez-vous fait pour mettre votre main en cet état ?

— Ferré des lacets de souliers. J’ai travaillé assez longtemps pour atteindre une bonne paye, neuf dollars par semaine ; mais le patron avait été lui-même ouvrier, et, de tous les patrons ceux-là sont les pires. Il m’a rabattue à quatre dollars la semaine, et je suis partie.

— Demeurez-vous chez vos parens ?

— Oui, avec ma mère, et je lui donne tout ce que je gagne en échange de ma pension et de mes habits. Je n’apprends pas vite, mais bientôt j’abattrai, vous verrez ça, autant de besogne que les autres. Seulement je ne suis pas bien forte. Non que j’aie peur de l’ouvrage ; mais les semaines où je ne peux pas donner mes sept dollars à la maison, je me fais du mauvais sang.


Samedi soir je me suis rendue à l’exposition de printemps d’un grand magasin de notre quartier. Il est apparemment bien achalandé, mais sauf les articles d’usage ordinaire, tels que des bas et des souliers, tout y est ce qu’on appelle de la camelote. Par exemple, voilà un pompeux étalage de jupes de soie, garnies de dentelle et de velours, d’après les modèles des grandes couturières. Les prix de ces vêtemens varient de dix à onze dollars, et il n’y en a pas un assez solide pour pouvoir durer au-delà de quelques dimanches. Dans la rue au-dessous, j’ai laissé devant les glaces de la montre plusieurs groupes d’Italiennes habillées à la mode de leur pays et qui gazouillaient entre elles de leurs douces voix du Midi. Les moins pauvres entrent et ont vite fait d’échanger leur argent rapidement gagné contre le luxe de mauvaise qualité si cher à l’ouvrière américaine. Les châles de couleur vive sont remplacés par des chapeaux couronnés de plumes d’autruche ; bref, elles s’affublent si bien que leur charme particulier en est effacé. Elles deviennent vulgaires comme tout le reste.

Dimanche matin : Mrs Brown, la directrice de ma pension, m’invite à déjeuner avec elle et miss Arnold, une de mes camarades de chambre. Miss Arnold est ce qu’on appelle un peu snob. Elle prend des leçons de musique à quatre dollars la leçon, qu’elle paye avec de l’argent emprunté. Comme la plupart des jeunes Américaines, c’est une victime du luxe.

— Je suis lasse de ces jaquettes de taffetas, et vous ? demande-t-elle en lorgnant mon ulster très fané.

Mais Mrs Brown est toute différente. Elle appartient à la génération des vieux époux qui ont traversé la vie, appuyés l’un sur l’autre.

Après cinquante ans de parfaite intelligence avec Brown, elle est devenue veuve, il y a de cela trois ans. Notre première conversation tourne sur ces sujets personnels, qui sont l’unique ressource du petit monde.

— Oh ! quant à ça, les peines ne m’ont pas manqué ! commence-t-elle.

Si elle avait une jambe de bois, un œil de verre, elle en ferait l’exhibition tout de suite. Ayant le bonheur d’être physiquement intacte, elle se complaît à raconter l’histoire du trépas de Brown.

Aussitôt après déjeuner, la mondaine de la société s’échappe en tournée de visites. Quand la porte est retombée sur ses brillants atours, Mrs Brown s’installe pour une causette.

— Un paquet de nerfs, dit-elle, cette miss Arnold. Les gens du monde ne sont pas si heureux qu’on le croit ! Leur vie n’est censée que de plaisirs. Ah ! bien oui, ils ont des hauts et des bas, comme nous tous, soyez-en sûre ! —

J’approuve d’un signe de tête : Mrs Brown, qui prétend me faire profiter de sa sagesse, continue :

— Tout ce que je veux dire, c’est que vous ferez mieux de ne pas vous mêler aux sociétés. Et elle se répand en conseils maternels sur les dangers que court dans le monde une ouvrière de fabrique.

Après examen attentif de ma personne, elle ajoute brusquement :

— Vous êtes une nouvelle, vous n’êtes pas depuis longtemps à Chicago ; il faut que je vous raconte l’histoire d’une personne qui travaillait dans l’usine générale d’électricité. Seize ans, une jolie fille du Sud. Elle avait quitté sa mère pour venir ici toute seule. Elle ne tarda pas à s’amouracher d’un des garçons qui travaillent là-bas. Ils étaient jeunes tous les deux ; ils ne pensaient pas à mal pour commencer ; mais la voilà qui vient un jour me trouver en pleurant, et me dire qu’elle est dans l’embarras et que son jeune homme a filé dans le Michigan. Vite le patron de la fabrique avertit un shérif et tous les deux partent à la recherche du coupable, décidés à le ramener de force s’il ne se rend pas de bonne grâce. Eh bien, ils l’ont trouvé et il est revenu avec eux sans se défendre.

Tout a été arrangé pour la noce avant que la pauvre fille en ait rien su, et un jour elle était assise là, dans la berceuse où vous êtes, quand son jeune homme entre, un gros bouquet de roses-thé à la main, avec des rubans blancs longs d’une aune. Mais d’abord elle n’a voulu regarder ni les roses, ni celui qui les lui offrait. A la fin, cependant, ils sont allés ensemble dans sa chambre et, après une demi-heure de conversation, elle a consenti à l’épouser. Mais nous n’en avions pas fini avec les difficultés. La cérémonie faite, est-ce qu’elle ne refusait pas de rester avec lui, elle voulait sa mère ! Nous lui avons fait entendre raison tout de même et ils se sont trouvés d’accord.

Je rassurai la maternelle sollicitude de Mrs Brown, en lui confiant que j’en avais assez de la vie de fabrique et que j’allais rentrer à la maison.

— Vous faites bien, vous faites très bien, dit-elle.

Si incomplète qu’ait été mon expérience, je suis restée ouvrière assez longtemps pour pouvoir formuler quelques observations. En voici le résumé : en Amérique, les travailleurs forment une collection d’individus appartenant à toutes les conditions sociales, à toutes les nationalités, à toutes les religions, attirés par les occasions exceptionnelles qu’offre chez nous l’industrie, et réunis par l’espoir commun d’atteindre à la prospérité dans un pays neuf. Pendant les premières semaines, ils me firent l’effet d’esclaves condamnés à la mort physique et morale, par un effort démesuré dont profitent les riches. Je les jugeais avec une compassion aveugle. A mesure que je surmontais mes fatigues et mes répugnances, j’envisageai plus clairement la question ; je reconnus, dans la classe nombreuse des malheureux, une quantité de catégories dont les capacités de souffrance et de joie, étant donné leur préparation relative, étaient les mêmes que les nôtres par l’espèce et par le degré. Là, comme ailleurs, il n’y a qu’une nature humaine. Sur deux points seulement, je continue à les plaindre en masse, je les plains pour l’absence totale de beauté esthétique dans ce qui les entoure et pour la nature de leurs occupations qui ne peuvent contribuer au développement de leurs facultés intellectuelles.

Les ouvrières américaines présentent deux types généraux : la femme d’intérieur de l’ancienne génération, comme Mrs Moss et Mrs Brown ; la femme d’usine, qui, quelquefois, est forcée de gagner sa vie, qui, quelquefois aussi, dépend de sa famille au point de vue économique.

La femme forcée de gagner sa vie et même de nourrir ses enfans a toujours existé ; mais, en Amérique, une nouvelle variété d’ouvrières s’est manifestée avec l’invention des machines. La présence de cette variété, celle des femmes qui travaillent pour leur plaisir, complique le problème industriel.

La découverte que j’en fis me suggéra un plan qui, s’il était accepté, amènerait la simplification de ce problème au point de vue matériel pour la femme pauvre, assurerait un avancement moral à la jeune ouvrière soutenue par ses parens et profiterait, sous le rapport de l’esthétique, au pays tout entier.

Ce plan est de débarrasser les fabriques de toutes les femmes que leur famille entretient complètement ou en partie et d’offrir à celles-ci, pour les détourner du travail à la machine, une instruction gratuite dans les arts industriels, l’apprentissage d’un métier, la possibilité d’atteindre par l’éducation à un ordre supérieur d’ouvrières. Un tel remède pourrait sembler chimérique partout ailleurs qu’aux États-Unis, où des dons immenses d’argent et d’énergie sont faits spontanément pour hâter tout ce qui est progrès et avantages dédiés au peuple. Déjà ma suggestion à peine exprimée a éveillé un écho ; une réponse m’est venue de certaine école de Boston, qui a la libre disposition de trois millions de dollars pour l’enseignement industriel des femmes. La tentative de ressusciter certaines industries manuelles, anéanties par les machines, se poursuit en Amérique et a rencontré un succès pratique à Chicago, dans ce foyer de bienfaisance qu’on appelle Hull house, à Boston et en Virginie. En attendant la formation d’une véritable classe de main-d’œuvre qui puisse produire des travaux d’art industriel dignes de ce nom, j’espère voir bientôt un certain nombre de jeunes filles s’arracher à une activité frénétique et sans âme pour revenir au foyer, où elles trouveront des possibilités de développement en faisant coopérer au travail manuel l’esprit et le goût. J’espère qu’occupées ainsi, elles se réconcilieront avec leur destinée de femme. N’étant plus sur un pied de rivalité vis-à-vis de l’homme, elles comprendront que, dans leur propre sphère seulement, elles peuvent être ses égales ; peut-être même arriveront-elles à conclure que, pour la femme, la seule manière de s’émanciper est d’accepter la protection de l’homme.


B. VAN VORST.


  1. Parmi les Américaines de naissance, la stérilité est plus fréquente que dans tout autre pays, excepté la France dont les anxiétés, au sujet de la dépopulation, s’imposeraient à nous sans l’immigration incessante et la fécondité des habitans étrangers. Le nombre moyen des enfans, par famille, a diminué en un siècle de 8 à 1,6.