L’Ostracisme à Athènes

L’Ostracisme à Athènes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 55 (p. 886-903).
L'OSTRACISME A ATHENES


I

La république française mérite bien désormais d’être appelée, selon une parole célèbre, « la république athénienne, » puisque l’on y veut établir la loi de l’ostracisme.

L’ostracisme (vote par les coquilles ou plutôt par les tessons : le mot ὄστρακον a les deux sens, comme le mot têt en français) était un vote du peuple exprimé au scrutin secret, en des comices extraordinaires, qui forçait le citoyen contre lequel se prononçait la majorité à s’éloigner d’Athènes pour dix ans. Ce verdict d’exil était rendu sans que celui qui en était la victime eût le droit de se défendre, sans même qu’il eût été directement mis en accusation. On devait subir « le bon plaisir » du peuple. L’ostracisme était la lettre de cachet du souverain du Pnyx.

Le but avoué de cette loi d’exception était de défendre la démocratie contre les ambitions tyranniques et les divisions intestines. Un général, un orateur, prenait-il une grande place dans l’état, une grande influence à l’assemblée à cause de ses glorieux services, de son éloquence, de ses talens d’administrateur, il tombait sous le coup de l’ostracisme ; deux chefs de parti d’une égale valeur et d’un crédit égal se combattaient-ils pour faire prévaloir leur politique, l’ostracisme les menaçait. En réalité, l’ostracisme, comme le dit Plutarque, était surtout « une satisfaction donnée au peuple, qui aimait à abaisser ceux dont l’élévation le rendait jaloux, et qui ne trouvait que dans leur chute un adoucissement à son envie. » Les Athéniens pouvaient souvent se donner « la satisfaction de l’ostracisme, » puisqu’il y avait à Athènes beaucoup de grands hommes. D’autre part, dans cette démocratie active et jalouse qui ne déléguait aux magistrats que les pouvoirs les plus restreints et les plus précaires et où le peuple assemblé décidait par lui-même quantité d’affaires qui sont du ressort de l’exécutif, il était impossible que des dissentimens ne se produisissent pas en mainte circonstance. Que tout le monde eût été du même avis, et le Pnyx n’eût pas entendu ces belles luttes oratoires si chères aux Athéniens. A l’assemblée, les uns, les démocrates, réclamaient sans cesse de nouvelles réformes et de nouveaux avantages ; les autres, que les Grecs, qui n’employaient pas comme nous mille nuances pour désigner les partis, appelaient les oligarques ou les aristocrates, et qu’il serait plus vrai d’appeler les conservateurs, ne songeaient pas, du moins à dater de l’époque d’Aristide, à restreindre les droits de la plèbe ; mais ils s’opposaient à ce qu’elle en obtînt de nouveaux. D’autres questions divisaient les citoyens. Ceux-ci voyaient les intérêts d’Athènes et de toute la Grèce dans une alliance sérieuse avec Sparte ; ils rêvaient de rendre la Grèce tranquille et invincible en maintenant l’équilibre entre ces deux grandes cités. Ceux-là voulaient l’abaissement de Sparte et la suprématie d’Athènes, fût-ce même au prix de guerres fratricides et éternelles. Tel général, comme Thémistocle ou Cimon, tel homme d’état comme Aristide ou Thucydide, était conservateur ou démocrate, tenait pour la paix ou pour la guerre. La tribune lui était ouverte, il y exposait son opinion. Les idées qu’il exprimait lui gagnaient tous ceux qui pensaient comme lui sans avoir son éloquence ; s’il joignait au talent oratoire le prestige d’un grand nom, de services signalés ou l’avantage d’une grosse fortune, il devenait chef de parti et se trouvait nécessairement en opposition avec un autre chef de parti. De là prétexte à ostraciser, — pourquoi ne pas faire entrer le mot dans la langue puisque l’acte qu’il désigne menace d’entrer dans la loi ?

On procédait ainsi à l’ostracisme : d’abord la proposition de cette espèce de plébiscite, proposition que tout citoyen avait le droit d’émettre, était soumise au conseil des cinq cents (sénat proboulétique, délibérant d’avance), qui préparait les travaux de l’assemblée. Le sénat n’opposait généralement son veto qu’aux projets inconstitutionnels ; il semble donc que le plus souvent il s’en remettait à l’assemblée pour juger de l’opportunité d’un vote d’ostracisme et portait la proposition à l’ordre du jour de la prochaine séance, comme on dirait aujourd’hui. Au Pnyx, le requérant ou l’un de ses partisans montait sur le rocher qui servait de tribune et exposait les motifs qui l’avaient inspiré : soit la trop grande puissance d’un homme public, soit la rivalité de deux chefs. Mais l’orateur s’abstenait par sa harangue de citer aucun nom. C’eût été fausser le principe de l’ostracisme, qui voulait que tout citoyen décidât en pleine liberté, sans pouvoir être ébranlé dans son impression spontanée par les argumens oratoires, quel homme nuisait aux intérêts de l’état et devait être banni. C’eût été aussi permettre aux Athéniens éminens, ouvertement menacés, de se défendre et de prononcer leur apologie. Comme ils n’étaient pas désignés en termes précis, ils ne pouvaient intervenir dans la discussion autrement que d’une façon générale ; s’ils eussent mis en avant leur personnalité, on leur eût retiré la parole sous prétexte qu’ils n’étaient pas en cause. Les formalités de l’ostracisme étaient tout justement pour protéger le peuple contre les surprises de l’éloquence. D’ailleurs personne dans l’assemblée n’était dupe de l’équivoque de la motion ; chacun voyait vite de qui il s’agissait. Lorsque les orateurs avaient été entendus, l’épistate des prytanes, qui présidait l’ekklésia, déclarait la discussion close et faisait voter par mains levées. Si la majorité se déclarait pour la proposition, les prytanes convoquaient dans les termes légaux une assemblée extraordinaire pour rendre le verdict d’ostracisme.

Cette assemblée ne se tenait pas sur le Pnyx, mais sur l’agora. Aux séances ordinaires, l’enceinte du Pnyx était assez vaste pour contenir les quelques milliers d’Athéniens de la ville qui avaient coutume d’y venir ; il n’en eût pas été de même pour un vote d’ostracisme où prenait part la majorité de la population de l’Attique. Ce jour-là, l’agora était entourée de barrières percées de dix portes, une par tribu. Les citoyens de chaque tribu entraient par la porte qui leur était affectée, se faisaient reconnaître des lexiarques (greffiers de l’état civil), inscrivaient un nom sur le tesson dont ils s’étaient pourvus et remettaient ce tesson aux magistrats. Le vote avait lieu en silence, sans discussions ni harangues préalables. L’opinion de chacun était réputée faite quand il arrivait sur l’agora. A la fin de la journée, on comptait les bulletins, et le citoyen dont le nom se trouvait inscrit sur le plus grand nombre devait s’exiler. Toutefois, pour que ce plébiscite eût force de loi, il fallait qu’il y eût un minimum de six mille suffrages exprimés contre la même personne. Ce minimum de six mille suffrages garantissait que la sentence ne serait pas l’effet d’une vengeance privée, mais d’une nécessité publique, réelle ou illusoire. La proposition soumise à l’assemblée n’indiquant pas explicitement le citoyen contre lequel l’ostracisme était requis, chacun pouvait inscrire un nom sur sa coquille selon ses inimitiés personnelles. Parmi les votans, combien qui, pareils au paysan d’Aristide, ne connaissaient rien de celui qu’ils exilaient ! combien qui eussent été bien empêchés de justifier leur vote ! Il y avait donc une grande dispersion de voix. S’il eût suffi d’une infime majorité pour que la décision fût valable, souvent, à cause du nombre infini des noms divers inscrits sur les bulletins, une minorité eût primé la majorité, un homme eût été banni par un très petit nombre de citoyens, c’est-à-dire contre le vœu de la masse des citoyens.

L’exilé avait dix jours pour dire adieu à ses amis et arranger ses affaires ; puis il devait s’éloigner de la cité pendant dix ans, à moins qu’il ne fût rappelé avant ce temps par un décret du peuple, ce qui arriva quelquefois. Les rares défenseurs de l’ostracisme ont fait remarquer que ce n’était pas un châtiment. L’exil par vote populaire différait essentiellement, en effet, du bannissement prononcé dans les formes légales par les tribunaux. Le bannissement était à perpétuité ; il entraînait comme peines accessoires la dégradation civile et la confiscation des biens du condamné. On accompagnait la sentence d’imprécations sacramentelles : « Qu’il fuie et qu’il n’approche jamais des temples ; que nul ne l’approche ni ne lui parle ; que nul ne l’admette aux prières et aux sacrifices ; qu’on lui refuse l’eau lustrale ! » Rien de cela n’existait pour le citoyen frappé par l’ostracisme. Il conservait ses biens sur le sol de l’Attique et n’était ni dégradé ni maudit. Mais c’est par cela même que l’ostracisme n’était pas une peine, qu’il était une iniquité. Celui que les héliastes condamnaient au bannissement était un criminel ; celui que le peuple envoyait en exil n’était coupable que de services rendus à la cité. On avait permis à l’un de présenter sa défense, on refusait à l’autre de faire entendre sa voix. En décrétant l’égalité de tous les citoyens devant la loi, les Athéniens avaient posé le grand principe du droit. En établissant l’ostracisme, ils avaient créé la raison d’état, ce terrible et décevant sophisme qui, tour à tour invoqué par les Critias et les Néron de tous les temps, a fait commettre tant de crimes, sans réussir à rien fonder de durable. Les factions passent, les empires tombent, les peuples eux-mêmes disparaissent. Il n’y a d’éternel que la conscience humaine.


II

Les Athéniens aimaient à attribuer à leurs institutions une origine très ancienne, légendaire, quasi divine. Leur vanité en était flattée et les lois en prenaient une autorité plus grande. C’est ainsi que certaines traditions faisaient remonter l’ostracisme jusqu’au temps de Thésée, ce roi d’Athènes qui probablement n’a jamais existé. Les fils de Pisistrate ont passé aussi pour les auteurs de l’ostracisme. Maîtres absolus dans Athènes, avaient-ils besoin d’en appeler au peuple pour se délivrer de ceux qu’ils craignaient ? Il était plus simple de les faire assassiner, le meurtre de Cimon l’Ancien en témoigne. Et d’ailleurs les Athéniens supportaient avec peine la domination des Pisistrates, qui, après avoir commencé par être des tyrans au sens antique, c’est-à-dire des usurpateurs du souverain pouvoir, avaient fini par devenir des tyrans au sens moderne du mot. En instituant l’ostracisme. Hippias et Hipparque eussent donné au peuple une arme contre eux-mêmes. Selon toute probabilité, ce fut le réformateur Clisthène qui établit l’ostracisme.

Clisthène ne se borna pas à remettre en vigueur les institutions de Solon, dont l’exercice avait été à peu près illusoire pendant la tyrannie des Pisistrates ; il les modifia dans un sens plus démocratique, abolissant la plupart des privilèges politiques des eupatrides et donnant à la plèbe, déjà investie par Solon du droit de juger et du droit de voter, accès à nombre de magistratures. Clisthène avait renversé le gouvernement d’Hippias avec l’aide des grands comme avec l’aide du bas peuple. Les aristocrates s’irritèrent des droits nouveaux concédés au démos ; il y eut des dissensions, des troubles, Clisthène, craignant que la démocratie ne fût point assez forte à son origine pour résister aux menées ambitieuses d’un nouveau Pisistrate ou aux luttes des partis, institua l’ostracisme comme suprême sauvegarde de la constitution. On était au lendemain d’une révolution ; les vainqueurs, hier alliés, aujourd’hui divisés, n’avaient point déposé les armes ; tout était à redouter. Élien, dont l’autorité est de peu de poids, raconte que Clisthène fut la première victime de la loi qu’il avait portée. Le chef du peuple dut en effet quitter temporairement Athènes à l’approche d’une armée lacédémonienne amenée parle chef du parti des grands, Isagoras ; mais on ne saurait voir dans ce fait une application de l’ostracisme. Le premier Athénien qui subit l’ostracisme fut un certain Hipparque, parent des Pisistrates. Il fut banni, dit-on, parce qu’il aspirait à la tyrannie. Conspiraient-ils aussi contre la liberté ou se trouvaient-ils en luttes comme chefs de parti, les autres Athéniens qui passent pour avoir été bannis par l’ostracisme dans les vingt premières années du Ve siècle : Xanthippe, le père de Périclès et le vainqueur des Perses à Mycale, Alcibiade l’Ancien et Mégaclès, l’un bisaïeul paternel, l’autre aïeul maternel du célèbre Alcibiade, Callias, fils de Didymos et connu seulement par sa force corporelle et ses victoires dans les palestres ? Vaines hypothèses, car les quelques auteurs anciens qui citent, très à la légère, il est permis de le croire, ces hommes parmi les victimes de l’ostracisme, sont muets sur les motifs et les circonstances de ces bannissemens. Pour trouver un Athénien bien authentiquement frappé par l’ostracisme et un exemple bien avéré de l’application de cette mesure, il faut arriver à l’exil d’Aristide.

C’était entre la première et la deuxième guerre médique, quelques années après la bataille de Marathon. A Marathon, Aristide s’était conduit en vaillant soldat et en grand citoyen. Il était un des dix généraux des Athéniens. Or quand les stratèges se trouvaient ensemble à l’armée, le commandement en chef appartenait à chacun à tour de rôle. Le jour de la bataille, Aristide avait le commandement ; mais, jugeant que Miltiade était plus capable de l’exercer que lui-même en une si grave occurrence, il lui demanda de le prendre à sa place et, sa proposition acceptée, il alla commander en sous-ordre les hommes de sa tribu. Il combattit valeureusement, si bien qu’on aurait pu l’appeler le Brave comme on l’avait déjà appelé le Juste. On sait qu’il avait mérité ce surnom par la sagesse de ses conseils à l’assemblée, par l’équité de ses sentences au tribunal, enfin par l’ordre admirable de son administration comme trésorier-général de l’état. D’autre part, sa vie privée était irréprochable. L’ambitieux Thémistocle, qui voulait faire d’Athènes surtout une puissance maritime et qui, en raison de ces desseins, favorables à la plèbe, s’appuyait sur le bas peuple, le flattant et le protégeant en toute occasion, était à la tête du parti avancé. Aristide ne voulait pas que la démocratie athénienne allât trop vite ni trop loin. Mais dans quelle juste mesure devait-il s’opposer aux projets des chefs du peuple ! Qu’on n’oublie pas qu’Aristide avait été l’ami et le partisan de Clisthène, le réformateur démocratique ; qu’on se rappelle aussi que ce fut sur la motion d’Aristide qu’après la bataille de Platées l’archontat fut rendu accessible à tous les citoyens indistinctement. Donc cet homme n’était point un réactionnaire bien ardent. Il cherchait moins à entraver la marche de la démocratie qu’à la modérer. Thémistocle, irrité de l’opposition que faisait Aristide à quelques-uns de ses projets, combattit de parti-pris tous ceux d’Aristide. A son tour, Aristide s’efforça en mainte occasion de faire rejeter les propositions de son adversaire. Élu trésorier de la république, il dénonça les malversations de ses prédécesseurs, parmi lesquels se trouvait Thémistocle. Aristide, remarquons-le, fut en cela plus juste que charitable. Grâce sans doute à son influence sur le peuple, Thémistocle ne fut pas poursuivi ; il n’en garda pas moins un violent ressentiment contre son accusateur, et les luttes de paroles au Pnyx devinrent plus acharnées que par le passé. Ce fut alors que Thémistocle se décida à provoquer un vote d’ostracisme. Bien que la tranquillité de la cité ne pût être nullement menacée par un homme tel qu’Aristide, Thémistocle, en agissant ainsi, crut peut-être servir la chose publique. Il arrive souvent que l’on confond avec son propre intérêt l’intérêt de l’état.

En exposant Aristide à l’exil, Thémistocle s’y exposait lui-même, mais l’habile politique jugeait avec raison que toutes les chances étaient en sa faveur. Les Athéniens estimaient Aristide, ils aimaient Thémistocle. Aristide, dénué d’ambition personnelle, indifférent aux blâmes injustes et ne voulant de voir qu’à sa seule éloquence et à son seul mérite son rôle dans les affaires publiques, ne s’occupait pas de faire des partisans. Thémistocle ne négligeait rien pour gagner les sympathies populaires. A l’assemblée, il défendait les intérêts de la plèbe ; dans les rues, sur l’agora, près des bassins, il s’arrêtait à causer familièrement avec tout citoyen, l’appelant par son nom. Il se servait de sa fortune et, ce qui est plus grave, de ses fonctions pour se créer une clientèle. « Je ne voudrais pas, disait-il, m’asseoir sur un tribunal où mes amis ne trouveraient pas auprès de moi plus de faveur que les étrangers. » Le jour de l’ostracisme arrivé, le peuple se prononça contre Aristide. Lui-même, confondu dans la foule, assistait au vote. Quelque bûcheron d’Acharnés ou quelque laboureur de Pallène, qui ne savait pas écrire et qui n’avait jamais vu Aristide, lui présenta sa tessère en le priant d’y écrire le nom d’Aristide. Celui-ci lui demanda : « Aristide vous a-t-il donc fait quelque tort ? — Non, répondit le paysan, je ne le connais même pas, mais je suis las de l’entendre toujours appeler le Juste. » Aristide écrivit son nom sur la tessère et la rendit à son interlocuteur sans prononcer une parole. Au moment de quitter l’Attique, l’exilé dit seulement : « Je prie les dieux qu’il n’arrive rien à Athènes qui puisse la faire se repentir de m’avoir chassé[1]. » Aristide se retira dans l’île d’Egine ; il en fut rappelé par décret plusieurs années avant le terme légal du bannissement. Rentré à Athènes, il remplit les premières charges de la république. Les Athéniens lui durent le traité de Délos, convention par laquelle toutes les cités ioniennes des îles étaient soumises à la suzeraineté d’Athènes et lui payaient l’énorme tribut annuel de quatre cent soixante talens.

La popularité de Thémistocle, qui l’avait aidé à faire exiler Aristide, se retourna un jour contre lui-même. La victoire de Salamine et la construction des remparts d’Athènes le firent reconnaître comme le sauveur de la cité. Thémistocle en tira trop d’orgueil et le fit trop paraître. Chaque fois qu’il montait à la tribune, il citait ses services, vantait sa valeur guerrière et sa sagesse politique. Il dédia un temple à Artemis Aristoboulé (de bon conseil) et osa y placer sa propre statue. La reconnaissance n’était point une vertu athénienne et il n’était pas bon d’y rappeler le peuple du Pnyx. Thémistocle s’aliéna la plèbe, d’autant plus facilement qu’elle sentait qu’elle n’avait plus besoin de lui. Aristide prenait alors l’initiative des lois démocratiques, et Cimon, qui commençait sa carrière sous les auspices d’Aristide et qui était retenu par lui dans une sorte de neutralité, ne s’était point encore accusé comme partisan décidé de l’aristocratie. Les Spartiates qui étaient à cette époque alliés des Athéniens et qui haïssaient Thémistocle, furent instruits des nouveaux sentimens de la multitude. À leur instigation, Léobotes, fils d’Alcméon, accusa Thémistocle de n’avoir pas révélé la trahison de Pausanias, qui passait pour être vendu au roi de Perse. Thémistocle fut traduit devant les héliastes. On ne parvint pas à prouver sa culpabilité, il fut acquitté. On n’avait pu condamner le grand homme par les lois ordinaires, on eut recours à la loi d’exception. L’acquittement éclatant de Thémistocle lui avait rendu sa popularité ; ses ennemis l’exploitèrent en disant qu’il allait bientôt prendre dans la ville une autorité démesurée, menaçante pour l’égalité démocratique. Ils demandèrent un vote d’ostracisme. Au dépouillement du scrutin, il n’y eut probablement pas beaucoup de tessons portant un autre nom que celui de Thémistocle, car il paraît à peu près certain que l’ostracisme qui bannit le vainqueur de Salamine ne fut pas provoqué pour mettre fin à la rivalité de deux chefs de parti, mais pour donner satisfaction aux sentimens d’envie et de défiance d’une ombrageuse démocratie.

Tant qu’Aristide avait vécu, sa haute autorité et sa droite raison avaient pour un temps arrêté la lutte entre les partis. L’oligarchie le considérait comme lui étant dévoué, et par de sages concessions, il avait gagné l’affection de la plèbe. Lui mort, les oligarques et les démocrates recommencèrent le combat. Les premiers prirent Cimon pour chef ; à la tête des seconds on vit Éphialte et Périples. Cimon était moins rompu aux manœuvres politiques et surtout moins éloquent que ses adversaires ; mais il avait pour lui le prestige de grandes victoires et les avantages d’une grande fortune qu’il dépensait avec magnificence. Pendant quelques années, Cimon fit prévaloir ses idées dans la politique intérieure et extérieure d’Athènes : Périclès et Éphialte voulaient l’abaissement de l’aréopage et la diminution du pouvoir des archontes ; l’aréopage gardait ses prérogatives et les archontes conservaient leur pouvoir. Périclès et Éphialte étaient opposés à l’alliance lacédémonienne. Cimon disait : « Ne laissez pas la Grèce boiteuse en abaissant Sparte, » et deux fois il obtenait de l’assemblée d’aller au secours des Lacédémoniens menacés par les révoltes des Messéniens. Périclès, Ephialte ou du moins leurs partisans eurent recours à la calomnie. On accusa Cimon de s’être laissé corrompre par le roi de Macédoine pendant l’expédition de Thrace. Devant les juges, Cimon n’eut pas de peine à prouver son innocence. Peu de temps après cet acquittement, il quitta Athènes avec deux cents trirèmes destinées à combattre les Perses sur les côtes d’Égypte. Ses adversaires politiques profitèrent de son absence pour proposer une loi modifiant les pouvoirs de l’aréopage. De retour dans la cité, Cimon s’efforça de faire remettre le décret en discussion ; il alléguait que cette loi avait été votée illégalement, puisque l’assemblée avait passé outre au veto de l’aréopage. Cimon était décidément gênant pour les démagogues ; ils se débarrassèrent de lui par l’ostracisme.

Pour obtenir ce verdict du peuple, Ephialte et ses partisans représentèrent Cimon comme préférant Sparte à Athènes même. On avait accusé Thémistocle de médisme, on accusa Cimon de philolaconisme. Ils rappelèrent habilement l’affront que, l’année précédente, une armée athénienne avait reçu des Spartiates. Les Athéniens s’en vengèrent sur Cimon. Tout autre fut la vengeance de l’exilé. Cinq années plus tard, les Spartiates envoyèrent des troupes contre Athènes ; les deux armées se rencontrèrent à Tanagra. Cimon, la veille de la bataille, parut au milieu des hoplites de sa tribu et les conjura de le laisser combattre dans leurs rangs. Mais le conseil des cinq cents, informé de la présence du banni, craignit quelque trahison de sa part ; il fit parvenir aux lochagi (les capitaines) la défense formelle de le recevoir dans les compagnies et à Cimon l’ordre de quitter le camp incontinent. Cimon obéit, mais avant de s’éloigner, il réunit une centaine de ses amis et de ses cliens, regardés comme partisans de Sparte, et les exhorta à combattre avec acharnement pour se laver de ce soupçon, si offensant dans les circonstances présentes. Ces hommes portèrent dans la mêlée l’armure complète de Cimon qu’il leur avait laissée comme un signe de ralliement ; massés en rangs serrés autour de ce trophée, ils se firent tuer jusqu’au dernier. Battus à Tanagra, battus en Thessalie, battus en Égypte, battus en Acarnanie dans une campagne où Périclès commandait, menacés d’une nouvelle invasion des Péloponésiens, les Athéniens daignèrent se souvenir du capitaine dont la victoire avait toujours suivi les armes. Un décret de l’assemblée, rendu sur la motion de Périclès lui-même, rappela Cimon à Athènes. L’histoire de l’ostracisme, il faut bien le reconnaître, c’est l’histoire même d’Athènes pendant près d’un siècle. Tout homme politique éminent frappe par l’ostracisme ou en est frappé. Cimon vécut trop peu d’années après son rappel pour que l’antagonisme entre lui et Périclès eût le temps de reprendre un caractère aigu (au reste, il ne semble pas qu’on ait jamais soumis une seconde fois aux chances de l’ostracisme le citoyen qui avait déjà été exilé). Mais Périclès allait bientôt trouver un adversaire redoutable et les oligarques un chef habile en Thucydide, fils de Mélésias. Thucydide n’avait point comme général les grands talens de Cimon, mais il s’entendait mieux que lui à la tactique politique et savait entraîner et maîtriser les assemblées. Par l’éloquence il égalait presque Périclès. Un jour qu’on lui demandait quel était le meilleur lutteur de tribune, il répondit : « Je ne sais ; quand je renverse Périclès, il nie qu’il soit tombé, et, même quand on le voit à terre, on dit qu’il est le vainqueur. » Bien que chef reconnu de l’oligarchie, Thucydide évitait d’attaquer Périclès sur ses mesures démocratiques. C’eût été un mauvais terrain d’opposition, car la plèbe, désormais complètement affranchie, était devenue toute-puissante. Le thème ordinaire de Thucydide était de dénoncer comme injuste et dangereuse la conduite de Périclès à l’égard des villes alliées. « Tu augmentes sans motif les tributs des îles, disait-il, et ce trésor, qui doit être employé aux frais de la guerre et à la défense de nos alliés, tu l’emploies à donner des fêtes et des spectacles, à orner et à parer Athènes comme une femme coquette. » Thucydide n’avait pas tout à fait tort. Les prodigalités de Périclès faites au profit d’Athènes seule sur le trésor commun des alliés mécontentèrent les villes de la confédération, en entraînèrent quelques-unes à la révolte et en préparèrent un grand nombre à la défection. Mais nous ne pouvons cependant pas faire cause commune avec Thucydide et reprocher à Périclès d’avoir construit le Parthénon. Périclès, d’ailleurs, savait se défendre, et, malgré l’opposition, il obtenait gain de cause à l’assemblée. Thucydide, en somme, irritait Périclès plutôt qu’il ne lui faisait obstacle. Il n’y avait qu’un moyen de réduire Thucydide au silence : l’ostracisme. Périclès s’en servit. Lui-même d’ailleurs risquait l’exil. C’est à ce vote du peuple que Cratinus faisait allusion dans la comédie des Thraciennes en disant : « Voici venir le Jupiter à tête d’oignon, Périclès tout fier d’avoir évité la coquille. »

Thucydide banni, Périclès exerça de fait le pouvoir souverain dans Athènes durant près de quinze ans. A la vérité, le parti ultra avancé, qui avait d’abord fait cause commune avec le grand homme d’état en haine des oligarques, se déclara contre lui dès qu’il les eut réduits à l’impuissance. Cela arrive d’ordinaire. Nonobstant cette opposition, Périclès se maintint sans peine aux affaires. Les calamités qui marquèrent le début de la guerre du Péloponnèse, qu’il avait provoquée, changèrent les sentimens du peuple à son égard. Ses ennemis enhardis le traduisirent devant les héliastes sous l’accusation de malversations ; il fut condamné à une grosse amende, et, conséquence de ce verdict, il ne fut pas réélu stratège aux élections annuelles. D’ailleurs nul ne songea à réclamer contre lui un vote d’ostracisme. L’ostracisme avait paru nécessaire à l’origine de la démocratie. Les eupatrides avaient alors une clientèle nombreuse, dévouée peut-être jusqu’à prendre les armes, et la plèbe, nouvelle encore aux libertés publiques, pouvait se les laisser ravir. Mais quand le démos connut ses droits et se fut habitué à les exercer, quand il eut affermi et affirmé sa puissance par plus d’un demi-siècle de souveraineté, il semble que l’ostracisme fut abandonné comme une arme d’un autre âge. Une preuve, c’est la fréquence des votes d’ostracisme dans la première moitié du Ve siècle et leur rareté dans la seconde[2]. Une autre preuve, c’est la rivalité qui se produisit après la mort de Périclès entre Nicias, chef du parti conservateur, et le démagogue Cléon, rivalité aussi ardente qu’avait pu l’être celle de Thémistocle et d’Aristide, et dans laquelle pourtant l’ostracisme n’intervint pas. Peu après, il est vrai, le peuple, poussé par un vulgaire démagogue, ridiculement ambitieux, allait encore « faire parler les coquilles ; » mais ce vote d’ostracisme, qui eut une issue si imprévue, devait être le dernier.

Alcibiade et Nicias étaient en lutte dans l’assemblée. Nicias avait l’appui des riches, des hommes âgés, des paysans, contingent ordinaire du parti conservateur ; la plèbe de la ville et des ports soutenait Alcibiade. Les Athéniens étaient divisés sur une question capitale de politique extérieure. La classe des riches, que ruinaient les armemens, qui étaient exclusivement à sa charge, et les ravages des Lacédémoniens sur les terres de l’Attique, qui lui appartenaient presque toutes, voulait le maintien de la trêve avec Sparte. C’était aussi le vœu des paysans, par crainte des incursions de l’ennemi, qui les forçaient à abandonner leurs champs, leurs troupeaux et leurs demeures pour venir bivaquer misérablement à l’abri des remparts d’Athènes. La plèbe, que les hautes soldes militaires et maritimes, les grands travaux des arsenaux, la paie des assemblées, plus fréquentes en temps de guerre, faisaient vivre largement, demandait la reprise des hostilités. Jeune, ardent et ambitieux, Alcibiade, qui commençait sa carrière et qui ne pouvait trouver que sur les champs de bataille la suprême renommée qu’il rêvait, était naturellement dévoué à la politique belliqueuse. Vieilli dans les combats, mais timide à l’excès, Nicias ne désirait que le repos, qui d’ailleurs lui assurait le maintien intact de sa réputation d’habile capitaine. Était-ce pressentiment du sort terrible que lui réservaient les armes ? la constante préoccupation de cet homme de guerre était de ne pas faire la guerre.

Il y avait alors parmi les démagogues d’Athènes un certain marchand ou fabricant de lampes nommé Hyperbolos. Méprisé de tous, mais insensible à l’opinion, il s’enorgueillissait de braver l’infamie. Il était la victime grotesque des poètes comiques. Le peuple riait d’Hyperbolos sur le théâtre et ne l’écoutait guère au Pnyx ; cependant il se servait souvent de lui quand il y avait quelque calomnie à répandre contre un citoyen éminent ou quelque accusation grave à porter contre les magistrats. Cet homme eut l’idée d’exploiter à son profit la rivalité de Nicias et d’Alcibiade. Il conçut le dessein, singulièrement ambitieux pour un valet de la multitude, de faire bannir Alcibiade et de le remplacer comme chef du parti populaire. Sans les suggestions intéressées d’Hyperbolos, il est fort présumable que le peuple n’eût pas songé à réclamer dans ces circonstances un vote d’ostracisme, pas plus qu’il n’y avait songé lors de la lutte analogue de Cléon et de Nicias. L’ostracisme semblait n’être déjà plus dans les mœurs publiques. Hyperbolos courut les carrefours et les rues, représentant que la division des deux chefs était préjudiciable aux intérêts publics et dénonçant l’ambition effrénée d’Alcibiade, ses grandes richesses, ses talens, son crédit sur le peuple, sa conduite licencieuse comme pouvant le mener à la tyrannie. Après s’être assuré ainsi un certain nombre de voix pour le vote de l’assemblée, Hyperbolos fit parvenir au conseil des cinq cents la demande d’un vote d’ostracisme. Le sénat n’avait pas à repousser une proposition qui n’avait rien d’illégal. A l’assemblée, la motion d’Hyperbolos ne rencontra pas beaucoup d’opposition, car, la question étant posée, les partisans de Nicias pensaient que cette épreuve décisive tournerait à la perte d’Alcibiade, et les partisans d’Alcibiade espéraient que le résultat du scrutin serait l’exil de Nicias. L’assemblée décida qu’il serait précédé dans les délais légaux à un vote d’ostracisme. Cependant les deux adversaires avaient lieu de s’inquiéter. Nicias était impopulaire, ce qui était mauvais ; Alcibiade était trop populaire, ce qui était dangereux. Combattu dans son propre parti par Hyperboles et ayant contre lui tous les partisans de Nicias, Alcibiade avait à redouter, plus encore que son rival, le verdict du peuple. Il alla trouver Nicias et lui dit que, puisque surpris tous deux par la proposition d’Hyperbolos ils n’avaient pu la faire échouer, le mieux était d’en détourner le danger. Alcibiade persuada à Nicias de s’allier temporairement l’un à l’autre pour faire tomber la sentence d’ostracisme sur celui-là même qui l’avait provoquée, Hyperbolos. Nicias, sans doute, n’eût pas été fâché qu’Alcibiade fût exilé ; mais il craignait aussi pour lui-même. Sa nature lente et timorée le portait toujours à différer la lutte, il s’imaginait ainsi l’éviter. Il agréa l’idée d’Alcibiade et donna le mot d’ordre à ses amis. La coalition conçue par Alcibiade eut un plein succès. On se concerta dans les hétairies (sociétés secrètes) ; les deux partis firent cause commune, et, au jour du vote, le dépouillement des bulletins donna contre Hyperbolos la majorité requise. Hyperbolos fut bel et bien banni d’Athènes.

En votant ainsi, les partisans décidés d’Alcibiade et de Nicias avaient agi dans l’intérêt de leurs chefs et dans un dessein politique. Mais pour la grande majorité des Athéniens qui se prêta à la coalition, il semble qu’elle vit surtout le côté plaisant de l’aventure. Les Athéniens avaient de l’esprit, et il y avait là de quoi les divertir. Quand on connut le résultat du vote, ce fut un éclat de rire dans toute la ville ; on applaudit comme au dénoûment d’une comédie d’Aristophane. C’est qu’on n’avait plus de respect pour l’ostracisme. On dit que les Athéniens regrettèrent plus tard d’avoir par cette sentence déshonoré la loi au point de ne plus pouvoir jamais l’employer. En effet, l’exil d’Hyperbolos clôt l’histoire de l’ostracisme. Cette loi ne fut pas abrogée, mais elle tomba complètement en désuétude. Si, au siècle suivant, un orateur eût été assez mal inspiré pour demander l’application de l’ostracisme, il se fût fait moquer de tout le monde.


III

L’abandon de l’ostracisme n’amena pas la perte de la liberté. Les Athéniens eurent donc à se féliciter d’avoir renoncé à cette loi qu’ils avaient crue jadis nécessaire, mais dont ils ne pouvaient pas ne point reconnaître la révoltante injustice. Les auteurs anciens qui parlent de l’ostracisme sont unanimes à le réprouver. Aristote, dont on a invoqué l’autorité pour excuser cette mesure d’exception, déclare que « les cités qui l’ont employée ne l’ont jamais fait dans l’intérêt général, mais par suite de viles cabales ; » et s’il admet que « l’ostracisme peut être utile au gouvernement, » il conclut « qu’il n’est certainement pas juste dans l’idée absolue de justice. » Or bien avant qu’Aristote eût écrit sa Politique, Platon n’avait-il pas émis cette noble théorie que le juste et l’utile sont une seule et même chose ?

Dans les temps modernes, l’ostracisme a été jugé plus sévèrement encore. Écoutez Condorcet, Beccaria, Machiavel lui-même. Seul, Montesquieu s’est fait plus que le défenseur, l’apologiste de l’ostracisme, et cela en des termes si excessifs qu’ils dépassent le but et sembleraient indiquer que l’auteur de l’Esprit des lois méconnaissait parfois le principe même des lois, c’est-à-dire la justice. « L’ostracisme fut une chose admirable… Il prouve la douceur du gouvernement populaire… Il comblait de gloire celui contre qui il était rendu. » En vérité, on reste confondu. C’est un jurisconsulte qui déclare qu’une loi inique fut une chose admirable ! C’est un historien qui vante la douceur de la démocratie athénienne ! C’est un citoyen attaché à son pays qui écrit que l’exil comblait de gloire celui qui y était condamné ! Montesquieu perd-il donc la notion du juste et de l’injuste ? Veut-il donc qu’Aristide ait été mis à mort ? Croit-il donc que les grands hommes d’Athènes ne se fussent pas volontiers passés du douloureux honneur de l’exil, et lui-même eût-il ambitionné d’en être la victime couronnée ?

Réprouvé par la justice immanente, l’ostracisme est à peine défendable au point de vue des exigences passagères de la politique. En vain des historiens ont torturé les textes pour leur faire rendre témoignage de la nécessité de cette institution dans la république d’Athènes, l’histoire prouve que les avantages que s’imaginèrent en tirer les Athéniens ne compensent pas l’opprobre qu’ils ont mérité en l’établissant et en l’appliquant à des hommes comme Thémistocle et Cimon. Des plus célèbres votes d’ostracisme il n’est pas un seul dont l’utilité ne soit pas au moins discutable. Pour le bannissement d’Hipparque, sur quoi on n’a pas de détails, il est possible qu’il ait été voté, au lendemain de la révolution contre les Pisistrates, à cause de la parenté de cet homme avec les tyrans. Or l’influence de ce nom honni était-elle donc si à craindre ? C’était plutôt un des vainqueurs qui était redoutable, quelque démagogue ambitieux qui eût usurpé la tyrannie, ou quelque eupatride puissant qui eût arrêté les progrès de la démocratie. Aristide avait la plus grande réputation dans Athènes, mais il n’était pas homme à s’en servir pour se faire tyran. Il était en opposition avec Thémistocle, et sans doute sur plus d’une question, Thémistocle, politique à visées plus hautes et plus longues, était celui qui avait raison. Mais, de ce dissentiment, qui ne pouvait certes pas engendrer la guerre civile, il ne résultait que des combats oratoires et des tiraillemens dans la conduite des affaires publiques. Sous ce dernier point de vue, la chose était fâcheuse, encore qu’elle fût rendue inévitable par le jeu même des institutions d’Athènes. Si de peur de tels conflits, aucun orateur n’eût voulu jamais user de son droit constitutionnel en s’opposant à l’adoption d’une mesure, la liberté de la discussion eût été supprimée de fait. Il convient de remarquer aussi que dans la lutte entre Thémistocle et Aristide, Thémistocle l’emportait le plus souvent, quel que fût le respect inspiré par Aristide. Ce qui le prouve, ce sont les grands armemens navals commencés malgré l’opposition d’Aristide, c’est surtout le vote d’ostracisme lui-même, où le peuple appelé à décider se prononça contre l’adversaire de Thémistocle. Le bannissement qui quelques années après, frappa Thémistocle, subissant le sort commun à tous les grands hommes d’Athènes, — id quod optimo cuique Athenis accidere solitum est, dit Cicéron, — est encore moins justifiable. La division n’était plus dans l’assemblée. On exila Thémistocle sous le prétexte qu’on craignait son ambition. En admettant même que cette crainte fût bien fondée, un ambitieux tel que Thémistocle était plus dangereux au dehors de la cité que dans la cité. Exilé, Thémistocle fut bien près de combattre les Athéniens afin de rentrer dans Athènes. S’il ne fût pas mort à temps pour sa gloire, peut-être eût-il rallumé la guerre entre les Grecs et les Perses. Cimon fut soumis à l’ostracisme parce qu’il voulait faire revenir sur une loi votée illégalement. Il eût été plus simple de passer outre aux réclamations de Cimon, puisqu’en définitive l’assemblée était souveraine, que de le bannir et d’ajouter ainsi à une loi illégale une condamnation arbitraire. L’expulsion de Cimon, nous l’avons déjà fait remarquer, ne fut pas seulement inutile, elle fut désastreuse. La guerre reprit avec Sparte, et les Athéniens, battus en plusieurs rencontres, durent rappeler de l’exil leur meilleur général. La rivalité entre Périclès et Thucydide motiva le bannissement de ce dernier. Sur l’application de l’ostracisme dans ces circonstances, il y a à redire ce qui a été déjà dit plus haut à propos de l’exil d’Aristide. Les débats sur les questions d’intérêt public étaient une des conditions de la constitution d’Athènes, et quand il se trouvait deux éminens hommes d’état opposés l’un à l’autre, ce dualisme était moins un danger pour l’état qu’une garantie pour la liberté. Ils se faisaient mutuellement contrepoids et la démocratie échappait ainsi à la trop grande prépondérance d’un seul. Thucydide banni, Périclès eut pendant plus de dix ans le pouvoir absolu, presque la dictature. La dictature était-elle donc l’objet que se proposait le peuple athénien ? Certes il est déjà assez difficile pour l’historien de raconter les faits tels qu’ils se sont passés sans qu’il cherche à dire comment ils auraient pu se passer. Toutefois il est permis de croire que, si le seul homme assez fort pour faire une sérieuse opposition à Périclès n’eût pas été en exil, Périclès eût été plus réservé dans ses actes et moins absolu dans ses idées. Quelque chose qui eût pu résulter pour Athènes de la rivalité de deux chefs de parti, il ne lui fût rien arrivé de pis que la guerre du Péloponnèse provoquée par l’absolutisme de Périclès. Plus qu’aucun autre, le bannissement d’Hyperbolos démontre la vanité de l’ostracisme. S’il y avait à Athènes un citoyen dangereux par son ambition et ses talens, n’était-ce pas Alcibiade ? C’était à croire que l’ostracisme avait été institué spécialement pour lui. En l’exilant, les Athéniens peut-être auraient évité l’expédition de Sicile, qui leur fut si funeste. Mais la seule fois que l’ostracisme eût pu servir, on n’a pas su l’appliquer. Au demeurant, Alcibiade, qui n’avait pas les vertus morales d’Aristide et de Cimon, eût été, comme Thémistocle, plus à craindre hors d’Athènes que dans Athènes. Ce qu’il fit après avoir été condamné par contumace, il l’eût fait exilé par l’ostracisme. La raison d’état, en admettant qu’existe cette « prostituée, » selon l’énergique expression de Victor Hugo, se trompe quand elle frappe de tels hommes ailleurs qu’à la tête.

Athènes n’était pas la seule cité grecque qui eût l’ostracisme ; Argos, Milet, Mégare, Syracuse, l’avaient adopté aussi. Il n’eut pas là un meilleur effet, à en juger du moins par ce qui se passa à Syracuse. Diodore rapporte que la crainte de l’exil eut pour résultat d’éloigner des affaires publiques tous les citoyens dont les talens et la sagesse étaient reconnus. Ils laissèrent la conduite de l’état tomber aux mains d’hommes de rien et de vulgaires ambitieux qui firent passer des lois inapplicables et mirent partout le désordre. Des factions multiples et sans cesse renaissantes désolèrent la cité. La loi du pétalisme (l’ostracisme des Syracusains) fut abrogée vingt ans à peine après avoir été promulguée. Syracuse trouva alors le calme et la prospérité.

Et c’est cette loi d’ostracisme, cette loi usurpatrice du pouvoir judiciaire, cette loi que les républiques antiques révoquaient, il y a plus de vingt-quatre siècles, comme attentatoire au droit et inutile à l’état, qu’un groupe de députés, renommés quand ils étaient dans l’opposition pour leur culte de toutes les libertés, s’est avisé de proposer à une assemblée française et républicaine ! En effet, le pénible souvenir de l’ostracisme, tant reproché aux Athéniens, s’impose à l’esprit lorsqu’on lit cette loi nouvelle dont la France est redevable à un professeur de philosophie en vacances. O Platon ! Comme l’ostracisme, la loi de la chambre est une loi de suspicion, une loi préventive. — « Il y a des législateurs, disait Beccaria, qui voudraient interdire l’usage de l’eau et du feu sous prétexte que l’eau cause les inondations et le feu les incendies. » — Comme l’ostracisme, cette loi prétend avoir pour but de faire obstacle aux ambitions et de mettre fin aux compétitions ; comme l’ostracisme, elle accuse les premiers d’entre les citoyens ; comme l’ostracisme, elle connaît des intentions et des situations, elle juge sur des soupçons, des apparences, des calomnies, elle écoute les accusateurs et refuse d’entendre les accusés, elle dénie le droit de défense, elle ne suit aucune procédure régulière, elle prononce arbitrairement, elle condamne sans appel. Comme l’ostracisme enfin, elle n’est qu’une « satisfaction donnée à l’envie : φθόνου παραμυθία (phthonou paramuthia). » On pourrait combattre cette loi dans les termes mêmes qu’aux premiers siècles de l’histoire, un orateur d’Athènes employait contre l’ostracisme : « D’après la loi et les sermens, on ne peut ni bannir, ni emprisonner, ni mettre à mort personne sans l’avoir jugé. Or, sans qu’il y ait ni accusation, ni défense, ni suffrages légalement donnés, on exile un citoyen ! .. Pour un soupçon, la peine est trop forte ; pour un crime d’état, où l’on peut punir par la prison ou la mort, la peine est trop faible[3]. »

Mais, même s’il pensait à l’ostracisme, un Athénien préférerait la justice d’Athènes. La loi de la chambre est plus inique encore et plus rigoureuse que ne l’était le vote par les coquilles. L’ostracisme exilait pour dix ans, la loi bannit pour jamais. L’ostracisme n’entraînait pas l’infamie, la loi porte la perte des droits politiques et la dégradation militaire[4]. L’ostracisme ne proscrivait qu’une seule personne à la fois ; la loi en menace trente ou quarante d’un coup. L’ostracisme au moins reconnaissait l’égalité des citoyens, puisqu’il était fait pour tous ; la loi vise une seule classe de Français et crée des privilèges, au sens que l’entendaient les Romains (privilégia, leges privatis irrogatœ) non point en faveur, mais au détriment des hommes dont les ancêtres ont porté à travers le monde l’oriflamme de la royauté et les trois couleurs de la nation. L’ostracisme devait être prononcé, dans des comices extraordinaires, par tout le peuple assemblé, avec la garantie d’une majorité considérable ; pour que la loi soit appliquée, il suffit d’un décret de l’exécutif. Avec l’ostracisme, il fallait quelque courage pour dénoncer un citoyen : le scrutin prononçait entre l’accusé et l’accusateur. Avec la loi, il ne faut que de la haine : l’accusateur est au-dessus ou, pour mieux dire, au-dessous de la loi. De minimis non curat prœtor. Si l’ostracisme était rétabli comme il existait à Athènes, demain un Bonaparte ou un d’Orléans pourrait être banni, mais M. Floquet pourrait l’être aussi. — Il y a l’exemple d’Hyperbolos.

La république qui s’est dite assez forte pour faire l’amnistie se croit-elle si affaiblie qu’il lui faille édicter la proscription ? Exiler un citoyen parce qu’il semble dangereux pour un gouvernement, c’est reconnaître la faiblesse de ce gouvernement. Washington refusa d’occuper une troisième fois la présidence des États-Unis, disant que la présidence maintenue indéfiniment à un même citoyen est contraire au principe républicain et peut amener la dictature. Les Américains ont écouté Washington, ils n’ont élu personne à une troisième présidence. Pour cela, ils n’ont pas songé, dans la crainte de la dictature, à proscrire les présidens à l’expiration de leur second mandat, sous prétexte qu’ils pourraient en surprendre un troisième. Le général Grant a été parfaitement libre de se présenter une troisième fois à la nomination du congrès. La loi républicaine ne s’opposait pas à son élection, mais c’est l’esprit républicain de la nation qui l’a fait échouer. — Cet esprit républicain existe-t-il au même degré chez les Français que chez les Américains ? En tout cas, ce n’est pas par la proscription, la loi des suspects, les actes arbitraires et les dénis de justice qu’on doit se flatter de l’affermir.

Antisthène raconte que les lièvres qui vivaient avec les lions voulurent un jour établir l’égalité. Les lions leur dirent : « Pour cela il faut avoir des griffes et des dents. » Nous ne comparerons pas aux lièvres certains députés, bien qu’ils paraissent avoir peur de leur ombre, mais ce ne sera pas offenser la république de la comparer au lion. Or, puisqu’elle a, comme le lion, « des dents et des griffes » pour se défendre, elle peut sans danger proclamer une fois encore l’égalité devant la loi.


Henry Houssaye.

  1. Ces belles paroles ont traversé les siècles et on en retrouve l’écho agrandi dans la proclamation que le duc d’Aumale adressait à ses soldats en quittant l’Algérie, après la révolution de février : «… Soumis à la volonté nationale, je m’éloigne. J’avais espéré combattre encore avec vous pour la patrie : cet honneur m’est refusé ; mais, du fond de l’exil, mon cœur vous suivra partout où vous appellera la volonté nationale ; il triomphera de vos succès, et tous ses vœux seront toujours pour la gloire et le bonheur de la France. »
  2. On compte, en effet, huit ou dix votes d’ostracisme jusqu’à l’exil de Thucydide (444 av. J.-C. environ), et on n’en cite qu’un seul, celui qui fut provoqué à l’occasion de la rivalité de Nicias et d’Alcibiade (416 av. J.-C.), dans la seconde période du Ve siècle. Plutarque parle bien du bannissement par l’ostracisme de Damon, sophiste et maître de musique, bannissement qui aurait vraisemblablement eu lieu entre 410 et 430. Mais il est fort douteux qu’on ait appliqué l’ostracisme à un personnage non politique. Il est probable que Plutarque aura confondu l’expulsion par l’ostracisme avec le bannissement légal de Damon ou son exil volontaire dans la crainte d’une condamnation.
  3. Oratores Attici, édit. Didot, t. I, p. 85.
  4. Déclarer que les membres des familles ayant régné sur la France sont rayés des cadres de l’armée, c’est enlever leur grade à ceux qui en occupent. Or, enlever un grade, n’est-ce pas dégrader ? Dire qu’ils ne peuvent à aucun titre faire partie de l’armée, c’est les assimiler aux forçats libérés, mais non pas aux condamnés amnistiés. Ainsi, ceux qui ont brûlé Paris, assassiné des généraux, fusillé des gendarmes, tiré sur les pantalons rouges, peuvent, en vertu de l’amnistie, combattre pour la patrie, et ce plus sacré des droits et des devoirs est dédié aux Bourbons et aux Bonapartes.