Tallandier (p. 187-206).

V


Dans l’antichambre précédant l’appartement particulier de Dougual, Wou, son domestique chinois favori, somnolait sur le tapis. Il se leva tout à coup d’un mouvement souple, en voyant une portière se soulever et le jeune rajah paraître sur le seuil.

— Va me chercher Willy, ordonna Dougual, tout en se dirigeant vers la pièce voisine.

Wou se glissa au-dehors, avec la célérité que tous les serviteurs, et lui plus encore que les autres, apportaient à obéir au moindre signe du maître.

Dougual entra dans le salon où il se trouvait déjà avant de descendre pour se joindre aux hôtes de son père. Il s’assit, alluma une cigarette, puis, au bout d’un instant, il se leva et alla s’accouder à la balustrade de pierre de la fenêtre.

La fête continuait. Sous ses yeux, à travers les parterres illuminés, Dougual voyait passer les couples costumés. Il se détourna tout à coup avec un geste d’impatience, juste au moment où entrait Willy.

— Tu me fais attendre !

— Wou a eu de la peine à me trouver parmi tout ce monde, maître.

— Tu devais rester à portée de ma voix, où que j’aille. Je te ferai châtier.

Willy courba la tête, plia les épaules en murmurant :

— Pardon, seigneur.

Dougual s’assit de nouveau. Obéissant à un signe de lui, Willy prit place à ses pieds, sur un coussin.

Pendant un moment, le jeune rajah resta silencieux, la cigarette entre les lèvres. Puis il demanda :

— Tu as vu la jeune personne costumée en Hindoue qui était avec moi ?

— Certes, seigneur ! Tout le monde la remarquait.

— Tu n’as pas entendu dire que quelqu’un ait soupçonné qui elle était, sous ce déguisement ?

— Non, seigneur. Au contraire, on semblait fort intrigué.

— Eh bien ! Willy, il va falloir te mettre en chasse pour la retrouver, connaître son nom et sa demeure. Cette inconnue est une merveille. Elle me plaît et je la veux.

Entre ses paupières mi-baissées, Willy jeta sur son maître un regard surpris, que remarqua Dougual.

— Oui, une merveille, répéta le jeune rajah. Déjà, avant d’avoir vu son visage, j’avais remarqué sa grâce incomparable, dans ce costume — un costume de « vraie » Hindoue — qu’elle portait si aisément. Le masque me laissait voir sa bouche délicate, si vite frémissante, et l’éclat de ses yeux. Je connaissais la rare chaude nuance de ses cheveux et la fine blancheur nacrée de ses bras, de son cou charmant. J’avais entendu sa voix, pure et musicale, qui tremblait un peu en répondant à mes questions. Et quand je lui eus enlevé son mas que, je ne fus pas désillusionné, au contraire !

Après un court silence, pendant lequel il sembla évoquer une agréable vision, Dougual reprit :

— Ce doit être une très jeune fille. Je n’ai pu qu’entrevoir son visage, car, tout aussitôt, elle s’est indignée contre mon geste et s’est enfuie à travers les jardins, avec une légèreté de biche.

— Elle s’est enfuie ! répéta Willy sur un ton de stupéfaction.

Dougual eut un léger rire d’ironie.

— Cela t’étonne ? Moi aussi, car c’est la première fois que pareille aventure m’arrive. Mais j’y trouve une seconde raison pour m’intéresser à elle. Un peu de résistance me changerait, donnerait plus de prix à cette fantaisie.

Willy riposta, avec un sourire sceptique.

— Je crois que vous n’aurez pas de peine à vaincre, seigneur ! Peut-être la jeune personne n’est-elle qu’une très habile coquette ?

— Peut-être… quoique vraiment ses yeux — qui sont admirables — me parussent très sincères dans leur indignation… Enfin, coquette ou non, elle m’a plu et il faut que tu la retrouves.

— Ce sera fait, maître. Je vais d’abord chercher dans les jardins…

— Écoute, Willy… sa figure, si peu que je l’aie vue, ses yeux surtout m’ont rappelé quelque chose… Et je me souviens maintenant. À notre premier séjour ici, il y a douze ans, comme je passais dans la lande près de cette vieille maison qu’on appelle Ti-Carrec, un de mes chiens se jeta sur une petite fille qui en sortait et la mordit à la jambe. Je remarquai les yeux singulièrement beaux et expressifs de cette enfant, par ailleurs pâle et chétive. Or, ceux de ma belle fugitive sont semblables.

— Et qui était cette petite fille ? demanda Willy.

— Une parente des Dourzen, ces lointains cousins à nous qui habitent Coatbez.

— Eh bien ! je vais d’abord chercher de ce côté.

— En effet. Et Wou t’aidera.

Willy glissa un regard sombre vers le Chinois qui, sur un signe de son maître, était demeuré debout près de la porte.

— … Je ne redescends pas. Tu diras à mon père que cette fête m’ennuie décidément trop.

— Bien, seigneur, dit Willy en se levant. Je vais commencer dès maintenant mes recherches de cette jeune inconnue, et j’espère pouvoir vous dire son nom demain.

Il se pencha, baisa la main de Dougual et quitta la pièce.

— Wou, je crois que tu me renseigneras avant lui.

— Oui, maître, oui, dès l’aube, ton esclave cherchera les traces de la femme qu’il a vue s’enfuir, tandis qu’il veillait sur toi.

-:-

Quand, au jour naissant, les dames Dourzen réintégrèrent leur logis, Laurette alla crier à la porte de Gwen :

— Levez-vous, Sophie ! Venez nous aider à nous déshabiller.

Sur son dur petit lit, Gwen n’avait pu trouver un instant de sommeil. Agitée, fiévreuse, elle ne parvenait pas à éloigner de son imagination surexcitée le souvenir des incidents de cette nuit, ni à détourner sa pensée du jeune prince asiatique au sourire énigmatique, aux yeux tour à tour volontaires, fascinateurs, ou d’une troublante douceur veloutée. Puis, quoi qu’en eût dit Mlle Herminie pour la rassurer, elle craignait qu’un hasard la mît en présence du vicomte de Penanscoët, ou bien qu’une des Dourzen l’eût reconnue, à sa démarche, à sa tournure.

La voix de Laurette la fit sursauter, fort désagréablement. Elle se leva, passa une robe et des chaussures et gagna la chambre où Rose et sa cadette commençaient d’enlever leur parure.

Du premier coup d’œil, Gwen, dont quelque appréhension faisait battre plus vite le cœur, vit que ces demoiselles ne semblaient pas d’humeur satisfaite. Sans mot dire, elle se mit à aider Rose, dont les mains nerveuses froissaient la mousseline des voiles.

Laurette, tout en quittant sa robe chinoise, grommela :

— Je voudrais tout de même bien savoir qui était cette Hindoue accompagnée par Dougual de Penanscoët et avec laquelle il a disparu pour ne plus revenir !

Rose riposta, avec un frémissement dans la voix :

— Quoi qu’en dise maman, je crois que c’était une véritable Hindoue, sans doute une femme qu’il a amenée de là-bas, de sa principauté asiatique. Mais il aurait pu, pour une fois, s’occuper un peu des autres qui sont peut-être aussi bien que cette créature… et surtout de nous, ses cousines.

— Je te crois ! Il a vraiment trop de désinvolture, ajouta Laurette, plus acerbe. On voit qu’il est accoutumé de faire ses trente-six fantaisies et de vivre parmi des Orientaux à demi esclaves. Son père est heureusement plus agréable. Quant à la comtesse…

— C’est une froide et hautaine personne, dit Mme Dourzen.

Elle venait d’apparaître au seuil de la porte qui séparait sa chambre de celle des jeunes filles. Déjà son kimono japonais en soie ramagée d’or avait été échangé contre une robe de chambre. Elle semblait lasse, et surtout fortement mécontente.

— … Oui, comme tu le dis, Laurette, il n’y a qu’Ivor de Penanscoët qui soit convenable, là-dedans. Et encore n’est-il pas d’un degré plus aimable pour nous que pour les autres. Mais ce jeune homme… ah ! c’est trop fort, cette manière d’agir !

Le ressentiment faisait trembler sa voix.

— … Il ne vous connaît même pas, vous, ses cousines ! Il n’a même pas attendu le moment où l’on devait se démasquer pour voir vos visages ! Ce n’est qu’un impertinent personnage !

— Quels magnifiques joyaux il avait ! soupira Rose. Et quel air, quelle mine ! Un vrai prince de contes orientaux !

Mme Dourzen dit rageusement :

— Oui, oui… mais je crois qu’il n’y a rien à faire ! On ne peut pas le rencontrer, il nous dédaigne ouvertement…

Ces mots passèrent avec peine entre les dents serrées par la colère.

— Vous me tirez les cheveux, Sophie ! dit aigrement Rose. Faites donc attention !… Là, encore !… Vous êtes d’une maladresse, aujourd’hui !

Mme Dourzen jeta un coup d’œil vers Gwen. Celle-ci, le visage un peu brûlant, les mains fiévreuses, tenait les yeux baissés tout en enlevant la petite veste de velours rouge qui habillait le buste de Rose.

— Elle le fait exprès, par méchanceté, dit sèchement Blanche. Naturellement, elle est furieuse que vous l’ayez fait lever… Tâche d’avoir des mouvements plus doux, mauvaise fille, si tu ne veux que je te punisse très sévèrement, comme tu le mérites si bien.

— Aïe !… Vous avez oublié d’enlever cette épingle, sotte !

L’épaule de Rose venait d’être égratignée par une épingle demeurée inaperçue dans le corselet de velours. La main de Mlle Dourzen s’étendit pour frapper le visage de Gwen. Mais des doigts fins la saisirent, l’immobilisèrent.

— Vous n’avez pas le droit de me frapper ! dit sourdement Gwen.

Et, repoussant Rose, qui faillit s’étaler sur le parquet, elle sortit de la chambre, descendit rapidement l’escalier et s’enfuit jusqu’au fond du jardin.

Là, elle s’assit sur un vieux banc de bois. Haletante, les joues en feu, elle murmura :

« Non, cela ne peut plus durer !… Cela ne peut plus durer ! »

La révolte, enfin, montait en cette âme qui, depuis des années, se contraignait à la patience, restait fière et muette devant les injustices, la malveillance de ces trois femmes par qui elle avait tant souffert. Aujourd’hui, une force inconnue s’agitait en elle. Le désir d’échapper à cette existence devenait plus ardent. Était-ce parce que, depuis quelques heures, des sentiments nouveaux, encore imprécis, s’agitaient en elle ?

Oui, il lui semblait que, depuis cette nuit, elle était une autre Gwen, comme si un voile eût commencé de s’écarter devant elle.

Une autre Gwen, qui ne pourrait plus continuer d’être la servante maltraitée des dames Dourzen, parce que la conscience de sa personnalité s’éveillait impérieusement — peut-être aussi parce qu’elle savait maintenant qu’entre toutes les femmes présentes Dougual de Penanscoët l’avait choisie, elle seule, et qu’après sa fuite il n’avait pas reparu parmi ses hôtes.

Une joie mêlée d’orgueil gonfla son cœur, sous la vieille robe tout à l’heure passée à la hâte ; elle frissonna longuement. Était-ce la fraîcheur de l’aube qui s’insinuait en elle ? Oui, sans doute… Et puis aussi un peu de fièvre, un peu de cette fièvre, de cet émoi grisant, mêlé d’effroi, qu’elle avait ressenti près de Dougual et dont elle ne s’était pas encore délivrée, depuis lors.

Un merle se mit à siffler, dans un arbre voisin. Des coqs lançaient leurs claironnants appels. Un reflet de lumière paraissait au levant Gwen, appuyée au dossier vermoulu du vieux banc, offrait à la fraîcheur du matin son visage brûlant. Elle ne voyait pas, à quelques pas d’elle, aplati sur le sol derrière les arbustes formant la clôture entre Kermazenc et Coatbez, un homme au teint jaune, dont les yeux bridés, noirs et vifs, s’attachaient longuement sur elle.

Comme il l’avait promis à son maître, Wou venait de retrouver promptement les traces de la mystérieuse fugitive.

-:-

Vers la fin de l’après-midi, le Chinois parut sur la grande terrasse du château, où le comte de Penanscoët et Appadjy se trouvaient à ce moment avec Dougual. Celui-ci, précisément, venait de leur conter la fuite de la belle inconnue, tandis que le thé leur était servi par une fine et jolie Javanaise, vêtue de soie jaune et parée de gemmes précieuses.

À l’apparition de Wou, Dougual eut un bref sourire.

— Nous allons avoir des nouvelles de cette jeune personne ombrageuse… Qui est-elle, Wou ?

— Une cousine de M. Dourzen, qui habite la maison appelée Coatbez. Mais elle est traitée en servante, non en parente. Mme Dourzen la fait appeler Sophie Tepnine, du nom de sa mère. En réalité, son vrai nom est Gwen Dourzen.

M. de Penanscoët eut un tressaillement si léger que son fils ne s’en aperçut pas. Dans les yeux du brahmane passa une rapide lueur.

— Dourzen ? répéta Dougual. Elle serait donc un peu notre parente ?

Le comte eut un geste affirmatif.

— Ce doit être une fille d’Armaël Dourzen, qui fut officier de marine, puis donna sa démission pour épouser une chanteuse, russe d’origine. Il mourut quelques années après à Shanghaï. Sa veuve vint habiter ici, où elle fut tenue en suspicion, car on ne connaissait rien de son origine et de son existence passée. Puis, un jour, elle fut trouvée morte, empoisonnée. Suicide, probablement. L’enfant restait seule, sans fortune. Hervé Dourzen prit sa tutelle… Et voilà, mon cher, tout ce que je sais de cette jeune personne.

— Puisqu’elle est sans famille proche et traitée en étrangère, sa disparition ne fera pas grand bruit.

— Tu veux la faire enlever ?

— Oui… et transporter à Pavala.

La lèvre du comte eut un rictus d’ironie cruelle.

— Bien, bien, cher enfant, tu es libre. Fais-en ton esclave préférée, jusqu’à ce que ton caprice se détourne d’elle.

À cet instant, sur la terrasse, parut Willy. Il s’avança vers son maître, qui demanda railleusement :

— Eh bien ! tu as trouvé ?

— Rien encore, seigneur. Mais j’espère bientôt…

— Inutile. Wou m’a apporté les renseignements nécessaires.

Pendant quelques secondes, les yeux de Willy parurent presque noirs et ses lèvres tremblèrent.

— Tu n’es qu’un maladroit, poursuivit la voix toujours froidement railleuse. Cette jeune fille habite près d’ici et rien n’était plus facile que de la retrouver.

Willy, le front courbé, dit sourdement :

— Je vous supplie de me pardonner, seigneur…

Dougual eut un méprisant mouvement d’épaules, sans répondre. Sur un geste de lui, Willy s’éloigna, disparut.

— Tu vas retourner prochainement à Pavala ? demanda Ivor de Penanscoët, tout en posant son cigare pour prendre sa tasse de thé.

— Oui, ces jours-ci. Je comptais m’arrêter quelque temps à Paris ; mais je viens de changer d’avis.

— À cause de la belle Gwen, dit Appadjy avec un demi-sourire.

Dougual inclina affirmativement la tête.

— Appadjy et moi, nous ne tarderons pas non plus à nous rendre là-bas, dit M. de Penanscoët.

— Eh bien ! vous m’y retrouverez sans doute, répliqua Dougual, en portant à ses lèvres la tasse de porcelaine chinoise remplie d’un thé ambré au parfum délicat.

Il but lentement, tandis que son regard distrait s’abaissait vers la Javanaise, étendue sur des coussins à quelques pas de là, et dont les yeux noirs s’attachaient à lui avec une craintive adoration.

— Elle est blonde, cette petite Dourzen ? demanda Ivor de Penanscoët.

— Oui, mais d’un blond foncé aux reflets d’or très chaud, une nuance admirable. Les traits, aussi rapidement que je les aie pu voir, m’ont paru d’une rare pureté de lignes. La beauté de ses yeux m’a frappé, mais surtout leur expression, si ardente, si vivante… Oh ! je ne pense pas que ce soit une âme ordinaire que cette jeune personne-là ! Et je crois qu’elle m’intéressera beaucoup, pendant un peu de temps.

Sur ces mots, Dougual se leva.

— À demain, mon père. Je vais faire une promenade en mer et je passerai la nuit sur le yacht.

— Bien, mon cher ami… Quand fais-tu emmener la petite Dourzen ?

— Wou guettera le moment favorable.

Ayant serré la main de son père et d’Appadjy, Dougual s’éloigna en sifflant ses chiens qui vinrent bondir autour de lui. La Javanaise disparut, silencieusement, ainsi que le fidèle Wou. Il ne resta sur la terrasse qu’Ivor de Penanscoët et le brahmane.

Le comte reposa la tasse qu’il tenait encore entre ses doigts et regarda son ami.

— Eh bien ! Appadjy, que dis-tu des fantaisies du destin ?… Sans que je l’aie cherché, la fille de Varvara va subir le même sort que sa mère.

— Oui, c’est étrange, dit Appadjy. Tu t’es vengé terriblement de cette femme… et voilà que le sort la prolonge, l’intensifie, cette vengeance, par-delà même la tombe de Varvara.

Une joie infernale brilla dans le regard du comte.

— C’est parfait ! Ah ! Varvara, tu as échappé à ma domination, tu m’as insulté par des paroles telles qu’un homme de ma sorte ne les oublie jamais… Vois maintenant ce que va de venir ta fille : une esclave parmi les esclaves de Han-Kaï, rajah de Pavala… une esclave que le caprice du maître rejettera dans le néant, comme d’autres avant elle, et qui verra sa fierté — si elle en a — abattue, méprisée, son cœur torturé, toute sa personne morale abaissée, piétinée… Comme toi, Varvara, comme toi ! Dougual est mon fils, et je l’ai élevé à mon image, je lui ai enseigné de quelle façon doivent être traitées les femmes, ce fléau de l’humanité.

La voix d’Ivor restait sourde, mais prenait une intonation violente, passionnée.

Le brahmane hocha approbativement la tête.

— Oui, mon ami, nous avons, tous deux, pénétré Dougual de cet égoïsme sacré ; nous lui avons fait un cœur inaccessible à la pitié, insensible devant les larmes, les désespoirs, cherchant uniquement son plaisir et méprisant ce qui n’est pas lui-même.

Appadjy fit une pause, avant d’ajouter :

— Un orgueilleux, oui… un être volontaire, singulièrement énergique sous un aspect de nonchalante indifférence… et puis aussi une âme fermée.

— C’est vrai, murmura le comte.

— Enfant, il avait une nature pensive, qui se livrait peu. Avec les années, elle est devenue hermétique. Rien ne semble l’émouvoir, le faire souffrir ou le passionner. Non, rien ; je ne retrouve pas en lui cette ardeur secrète, cette violence de sentiments que tu as toujours apportées à toutes choses, Ivor, oui, dans toutes tes entreprises, comme dans tes haines et tes vengeances.

— C’est vrai, répéta M. de Penanscoët.

— Faut-il donc en conclure que cet homme jeune, si bien doué en toutes choses, pourvu d’une remarquable intelligence, est incapable d’éprouver une passion quelconque, de haïr comme d’aimer, de s’attacher fortement à une idée, à une ambition, comme tu l’as fait ?

— Je ne sais, Appadjy !… Je ne sais ! Moi, son père, je dois avouer que je ne le connais pas encore complètement. Il y a en lui une part d’énigme…

— De l’énigme, c’est cela… Et parfois, en sa présence, une inquiétude vague me prend. Quand je vois surtout dans ses yeux un certain air de songe… quand il a un certain sourire, étrange, mystérieux… eh bien ! Ivor, je me dis qu’il y a peut-être un Dougual que nous ne connaissons pas, qui a échappé à notre influence et nous réserve de désagréables surprises.

Ivor secoua la tête.

— Ce sont là imaginations de notre part, mon cher ami, et craintes sans fondement. Dougual, dès son enfance, a été entouré d’adulations. En exaltant ainsi son orgueil, nous avons pris soin de lui dessécher le cœur, de le pénétrer du plus complet égoïsme, pour qu’il reste insensible, cruellement indifférent devant la souffrance d’autrui et ne craigne pas d’asseoir, de maintenir sa domination par la terreur, s’il est nécessaire. Nous l’avons, en un mot, préparé à régner sur ces foules asiatiques séculairement accoutumées à l’esclavage et au culte de dieux impassibles, énigmatiques, dont les effigies nous ont été transmises par la pierre et les matières précieuses. Il s’est fait ainsi une personnalité à part. Mais c’est une attitude, Appadjy… rien qu’une attitude, certainement.

— Je l’espère… Mais il ne serait pas le premier qui, parvenu au pouvoir, briserait les instruments de son succès.

Les traits d’Ivor frémirent légèrement

— Tu vois très noir aujourd’hui, Appadjy ! Pourquoi agirait-il ainsi ? Nous serons toujours les plus dévoués agents de sa domination. L’intérêt lui commanderait de nous ménager, à défaut d’une reconnaissance que nous n’attendrons pas de lui, que nous ne pouvons pas attendre, puisque nous lui avons enseigné que tout lui était dû, que l’égoïsme était le plus sacré de ses devoirs.

— Il a bien profité de nos leçons, dit Appadjy en se levant. Trop bien, peut-être… Tu regrettes qu’il n’ait pas un peu d’affection pour toi, Ivor ?

De nouveau, le visage du comte frémit.

— J’avoue qu’il m’est dur, parfois, de le voir aussi indifférent, aussi lointain. Son cœur est glacé, pour moi comme pour tous. Mais quoi ! je ne puis me plaindre, puisque je l’ai dirigé, ce cœur, puisque j’ai fait de cet enfant l’homme qu’il est aujourd’hui, dont je suis si passionnément fier.

Sa voix, assourdie d’abord, vibra profondément à ces derniers mots.

Appadjy abaissa un instant les paupières, comme pour dérober l’éclair de sarcasme qui venait d’y luire.

— Bien, très bien, Ivor ! La sentimentalité n’a rien à faire, chez toi… Je te quitte, ami. C’est l’heure de ma promenade quotidienne.

À travers les parterres, Appadjy gagna le parc. Il marchait lentement, la physionomie pensive, avec un bizarre sourire d’ironie au coin des lèvres. Au tournant d’une allée, il se trouva en présence de Mme de Penanscoët, appuyée au bras de sa fidèle suivante Sanda.

Le brahmane s’arrêta, en s’inclinant.

— Salut, Nouhourmal. Vous venez de faire votre promenade ?

— Oui… j’aime ce parc, dit brièvement la comtesse.

— Il est triste pourtant, en comparaison des jardins de nos pays, éblouissants de couleurs et saturés de parfums.

— Je ne sens pas cette tristesse.

— Peut-être, alors, regrettez-vous que nous quittions Kermazenc, dans quelques jours probablement ?

— Je n’ai pas de regrets ni de désirs, Appadjy. Vous savez bien qu’Ivor a tout tué en moi.

La voix restait calme, glacée ; l’étroit visage mat, que l’âge ne semblait pas toucher, gardait son impassibilité coutumière.

— Oui, je sais… je sais que vous avez beaucoup souffert, Nouhourmal.

Un éclair passa — à peine saisissable — dans les yeux sombres. Mais il n’y avait pas un frémissement dans la voix qui ripostait, froidement sardonique :

— Comment le sauriez-vous ? Avez-vous entendu une plainte sortir de ma bouche ?

— Non… mais je me doute bien qu’ayant aimé Ivor comme vous l’aimiez… aimant encore, sans doute…

Elle l’interrompit, du même ton de sèche ironie :

— Pourquoi « sans doute » ? N’est-ce pas la coutume que les victimes d’Ivor continuent d’aimer leur bourreau ? Parce que je suis sa femme, supposez-vous qu’il en doive être autrement ?

— Non, je ne le crois pas, Nouhourmal… Ivor est de ces êtres dont l’empire est indestructible. Et votre fils, pour cela, lui ressemblera.

Les lèvres dont le rouge sanglant tranchait sur la mate blancheur du visage eurent un long frémissement.

— … Votre fils, Nouhourmal, cet être comblé des plus beaux dons de la nature et qui, grâce à Ivor et à moi, sera un être supérieur. Cela ne peut-il pas compenser les souffrances que vous fait endurer votre époux ?

— Et même lui valoir ma reconnaissance ?… Mais oui, Appadjy. Qui vous dit que je ne la lui donne pas, complète, absolue ?

Sous les paupières demi-baissées, le regard scrutateur du brahmane cherchait en vain les yeux sombres, allongés par une habile peinture.

— … Je sais tout ce que je dois à Ivor, pour moi et pour Dougual, je ne l’oublierai jamais.

La comtesse laissa passer un petit temps de silence, puis demanda, sur le même ton de calme froideur :

— Dougual quitte-t-il aussi bientôt Kermazenc ?

— Avant nous, probablement. Il se rend directement à Pavala. Sans doute le verrez-vous avant son départ ?

— S’il lui plaît de le vouloir, oui.

Sur cette brève réponse, la comtesse inclina légèrement la tête pour saluer Appadjy et reprit sa route, d’une lente allure, la main toujours posée sur le bras de Sanda.

Le brahmane la regarda s’éloigner. Il songeait en hochant la tête :

« Celle-là est aussi mystérieuse que Dougual !… Son amour pour Ivor fut autrefois comme une lave brûlante, qui emportait tout. A-t-il résisté aux épreuves dont cet homme l’accabla ? L’ardente lave est-elle figée, ou bien seulement contenue sous cette apparence impassible ? Ivor, lui, se croit toujours fanatiquement aimé… comme autrefois, quand elle aurait bravé ciel et terre pour lui plaire, pour qu’il ne la délaissât pas. »

Le brahmane eut un petit rire sourd, en achevant à mi-voix :

« Je sais ce qu’elle a risqué pour cela. »