CHAPITRE V



PREMIER MODE


Emploi des combinaisons de lignes droites. Combinaisons


de lignes droites et de lignes courbes.


La décoration de lignes, les filets entrelacés, seront réservés de préférence pour les ouvrages sérieux qui prêtent peu à l’ornementation. On peut composer des entrelacs modernes simples sobres sans tomber aussitôt dans la copie des reliures de Grolier. Mais pour y réussir il faut rechercher pourquoi les dessins que l’on trouve sur les livres de ce bibliophile des bibliophiles ont une telle impression en grandeur, voir quels moyens les maîtres qui en ont fourni les modèles avaient employés pour produire cette impression, malgré les défauts d’une exécution matérielle souvent médiocre ; en un mot, chercher la raison de leur beauté.

En les étudiant avec attention on découvre que dans ces dessins, sous une grande facilité apparente de composition, se cache une science profonde et qu’ils ont pour base, comme toutes les pures ornementations arabes, des tracés géométriques. Nous avons parlé autre part des reliures vénitiennes et montré l’influence que l’art de l’Orient avait exercée sur la décoration des livres, typographie et reliure, comme sur toutes les autres branches des arts dans la célèbre cité[1]. Nous n’étudierons donc, dans ce cas particulier, que la construction de ces premiers dessins de lignes, car les détails ajoutés par la suite, bien que provenant des mêmes sources, n’existent pas dès les premiers exemples.

Il y a donc eu un petit nombre de dessins types composés par de véritables artistes, puis des répliques nombreuses chez tous les bibliophiles

et aussi chez Grolier. Ces répliques, avec des légères variantes d’abord, sont d’autant moins bonnes qu’elles se sont davantage écartées des lois qui avaient présidé à la composition des premiers modèles.

« Dans la décoration de surface, tout arrangement de formes qui ne se compose que de lignes horizontales et verticales doit être monotone et ne donne qu’un plaisir imparfait ; mais si l’on y introduit des lignes qui tendent à diriger l’œil vers les angles, le plaisir se trouve augmenté immédiatement. » (Oven Jones, Ornements mauresques.)

Nous avons reconstitué le diagramme des Groliers les plus purs et nous avons reconnu que tous les meilleurs venaient confirmer ce principe. Nous donnons les diagrammes les plus usités. Que le dessin couvre la totalité de la surface ou qu’il forme seulement cadre ou bande, le principe reste le même.

Pour toutes les décorations de lignes, les filets répétés dits « filets Bauzonnet ou filets romantiques », dont ce doreur a laissé quelques beaux modèles, pour les cadres au trait, les filets entrelacés, on aura donc de grandes chances d’arriver à un bon résultat en s’appuyant sur les mêmes règles. Ces compositions nouvelles auront les qualités que l’on apprécie tant dans certaines reliures anciennes, sans avoir jusqu’ici démontré par quels moyens ces qualités avaient été obtenues. Leur beauté naît donc de l’application d’une loi mathématique et de là un petit nombre de diagrammes qui se prêtaient à une infinité de combinaisons. Les lignes obliques qui se combinent avec les perpendiculaires et les horizontales n’ont pas une direction choisie arbitrairement : elles y sont parallèles aux lignes mères d’un diagramme construit à l’aide d’un procédé géométrique.

Tantôt les lignes obliques employées sont parallèles à des lignes idéales joignant entre eux les angles du plat de la reliure (diag. 1) ; tantôt elles sont parallèles à des lignes unissant entre eux les points de division en parties égales de la hauteur et de la largeur (diag. 2 et 3) ; tantôt encore, divers diagrammes se combinent entre eux et concourent à l’établissement

du tracé (diag. 4).
Tracé des dessins de lignes au XVIe siècle.
Diagramme 1.

Tracé des dessins de lignes au XVIe siècle.
Diagramme 2.

Tracé des dessins de lignes au XVIe siècle.
Diagramme 3.

Tracé des dessins de lignes au XVIe siècle.
Diagramme 4.

Tracé des dessins de lignes au XVIe siècle.
Diagramme 5.


Le diagramme 5 a été surtout employé lorsque les nœuds d’entrelacs du dessin se trouvaient dans l’entourage du plat du livre.

Quelques instants consacrés à l’étude de ces cinq diagrammes, d’où sont sortis tous les Groliers « de lignes », feront mieux comprendre que les plus longues explications la clef de ce curieux procédé.

L’impression de sévérité sera d’autant plus grande que les lignes droites se prolongeront plus longtemps dans la même direction ; mais si l’on veut en diminuer la froideur, il sera préférable d’y introduire des lignes courbes ; car en compliquant le dessin seulement à l’aide de droites rompues et se croisant, la multiplicité des angles finirait par fatiguer le regard : effet qui se produit dans certains plafonds arabes, qui piquent les yeux comme des formations de cristaux.

L’introduction des lignes courbes amènera aussitôt la variété et la gaieté. Ces dessins se construisent d’après les mêmes diagrammes[2], mais il faut éviter la prédominance des courbes dans les dessins de lignes, car l’abus tendrait à rendre le décor mou, vague, difficile à comprendre.

C’est pour ce motif que les reliures du seizième

siècle, de style Grolier, faites avec entrelacs après 1550, en valent plus celles que l’on avait produites de 1520 à 1545. Les premiers types avaient été tiraillés en tous sens, le rôle des courbes était devenu trop important, on tombait dans le maniérisme, c’était la décadence d’un style. Heureusement le style Henri II, le plus beau qu’il y ait jamais eu en matière de reliures, ne permettait pas les regrets.

Revenons à notre point de départ. Les dessins formés de combinaisons de lignes seront d’un emploi précieux pour les ouvrages sur lesquels on désire une certaine richesse et qui par la gravité de leur sujet ou leur nature prêtent peu à l’ornementation. Il n’est pas besoin de combinaisons bien savantes ni d’une exécution

bien difficile pour atteindre un résultat satisfaisant, nous en donnons des exemples : 1° une combinaison de lignes parallèles aux côtés du livre ; 2° une seule ligne oblique perpendiculaire à la bissectrice de l’angle ;


Tracé pour les combinaisons d’entrelacs d’angle au xvie siècle.


3° même point de départ, les compartiments reliés les uns aux autres par des nœuds d’attache. Ces exemples, établis d’après les principes qui ont guidé les dessinateurs du seizième siècle dans la composition des entrelacs d’angle de leurs reliures, suffisent pour montrer le parti que l’on peut tirer des divers diagrammes que nous avons donnés, et l’extrême variété de combinaisons que l’on en peut faire naître, même en n’usant que des plus simples.




DEUXIÈME MODE


Mélange des arabesques avec les entrelacs


géométriques.


Le deuxième mode, qui consiste dans l’emploi d’ornements empruntés aux arabesques ou à la flore pour décorer les compartiments réguliers formés soit par de grandes lignes générales divisant la composition, soit par les entrelacs géométriques, a fourni les plus beaux modèles de reliures anciennes. Les grandes lignes générales soutiennent le décor, y maintiennent la clarté, tandis que les contours souples, élégants des ornements ou de la flore y apportent par le contraste le charme, l’élégance et la richesse. C’est donc à la disposition de ces lignes principales, à ce squelette qu’il faudrait s’attacher en premier lieu.

Le rôle de l’entrelacs sera plus ou moins important, mais le méplat doit en être d’autant plus large que l’entrelacs est plus simple et plus sombre et la part laissée à l’arabesque plus considérable.

L’entrelacs doit être de couleur plus claire ou plus foncée que l’arabesque, de manière à se détacher très visiblement ; car, sans cette qualité, les motifs de l’ornementation sembleraient abandonnés à eux-mêmes dans les compartiments. Dans le cas particulier où le décor est tout entier ton sur ton, en camaïeu, l’entrelacs sera large afin de soutenir vigoureusement la composition.

Les lignes générales d’une reliure doivent donc toujours frapper d’abord l’attention du spectateur ; les détails que celui-ci découvrira par la suite peu à peu augmenteront le charme de l’impression première.

L’époque de Henri II nous a laissé, dans cet ordre d’idées, de merveilleux modèles d’entrelacs et d’arabesques combinés. À la fin du seizième siècle, les reliures des Ève, formés d’entrelacs de branchages et de fleurons ; au dix-septième siècle, celles de Le Gascon, entrelacs et remplissages de fers pointillés, appartiennent à ce même mode, bien que les détails en soient d’aspect tout différent.



TROISIÈME MODE


Décor sans entrelacs, arabesques


et flore ornementale.


C’est dans ce mode que se sont trouvés et se trouveront toujours les dessins de la plus extrême élégance, mais dans ces décors exclusivement composés d’ornements sans grandes lignes générales, toutes les parties offrent à peu près le même intérêt et il n’y a pas de motif vraiment dominant. La figure humaine n’étant pas et ne pouvant pas être employée en reliure, il n’y a pas, comme dans le panneau d’un meuble, de sujet qui semble donner ou donne réellement naissance aux rinceaux feuillés.

Aussi les compositions qui appartiennent à ce mode décoratif manquent-elles quelquefois de tenue même chez les meilleurs maîtres. Pour remédier à ce défaut, on a employé dans certaines reliures des cartouches, des cuirs qui servent de point de départ à la composition. Il en existe alors dans ce genre qui sont dignes d’être citées comme modèles.

Tel est le superbe Grolier appartenant à M. le duc d’Aumale, dont nous avons donné la reproduction dans un précédent ouvrage[3].

Grolier avait quatre-vingts ans lorsqu’il fit faire cette reliure et quelques autres du même style. Combien elle diffère de celles qu’il avait fait exécuter en Italie et en France dans sa longue carrière ! Mais cet illustre bibliophile était un moderne, il avait été toute sa vie un moderne et n’avait jamais craint de faire habiller dans le goût le plus nouveau les livres qui venaient de paraître.

Lorsque l’on désire faire de ces deux derniers modes une application nouvelle, la flore dite ornementale qui peut rendre partout de grands services trouvera son application légitime. Ici le champ est infini, mais il faut se garder de copier les plantes telles que la nature nous les montre. Plus encore dans les dessins de reliure





que dans toutes les autres branches de l’art industriel, l’artiste devra éviter la recherche d’une imitation servile toujours mauvaise en elle-même, car il n’y a pas d’art où il n’y a pas de composition. Il se heurterait du reste à chaque pas à des difficultés presque insurmontables, inhérentes à la technique d’un métier dont il faut dix ans pour posséder la pratique et dans lequel on apprend toute sa vie. Il est donc nécessaire de choisir dans les feuilles et les fleurs et pour qui sait regarder, la moisson peut être riche ; puis il faut s’attacher de préférence à celles dont les contours sont francs et les silhouettes faciles à suivre. La plante a-t-elle de vives arêtes, une certaine rigidité d’aspect, une construction presque régulière, il faudra simplifier encore, exagérer cette rigidité pour lui donner du caractère, du style en s’inspirant des lois de sa construction et en étudiant le côté géométrique de sa forme. Il n’y a pas dans la nature, a-t-on dit, deux feuilles exactement semblables sur une même plante, mais toutes découlent du même principe de construction : chaque feuille a sur cette plante un squelette similaire avec des développements divers. Boutons et fleurs, bourgeons et feuilles, fournissent des sujets d’étude et par suite des applications multiples. Inutile d’insister ici dans un livre spécial sur ce qui a été dit de l’emploi que les Égyptiens ont fait du lotus, les Grecs des palmettes, du chèvrefeuille et plus tard de l’acanthe, dont les Romains ont abusé. Les magnifiques études de Viollet-le-Duc ont montré tout le parti que les gothiques avaient tiré de la flore locale. Les leçons des Ruprich-Robert et des Galland ont prouvé une fois de plus que c’était dans la nature que se trouvait la source jamais tarie de tous les arts décoratifs. Il faut donc la copier sans cesse comme étude, mais ne pas craindre dans l’application de la traiter avec la plus grande liberté. Peu nous importe que l’on ne puisse mettre le nom sur la plante dont s’est inspiré le dessinateur ; voyez à cet égard les culots et les rinceaux feuillés de la Renaissance. Pourvu que les motifs naissent et découlent les uns des autres d’une façon logique, qu’il semble que cela pourrait pousser ainsi dans la nature, nous ne demandons pas autre chose à l’artiste.


« D’ailleurs l’artiste recherche l’idéal ; et s’il prend

les éléments des choses dont il se sert dans le domaine des choses matérielles, il ne doit pas oublier qu’il est créateur et qu’à ce titre il peut modifier, continuer, fondre ensemble ces divers éléments, de manière à produire une forme nouvelle et brillante. Peu importe que le type sorti de son imagination ait sa réalisation dans la nature ; pourvu qu’on n’y puisse saisir aucune contradiction entre les attributs et qu’on y remarque l’unité et l’harmonie, il est vrai au point de vue de l’idéal[4]. »

Tous les efforts doivent donc tendre à rendre la plante ornementale, c’est-à-dire à créer des ornements nouveaux à l’aide de l’étude des innombrables modèles que la nature a placés sous nos yeux. L’avantage de cette liberté d’agir se fait aussitôt sentir dans les grandes reliures à mosaïque lorsqu’il s’agit de la combinaison des couleurs qui doivent entrer dans le décor. On peut alors rappeler la couleur vraie de la plante ou de la fleur dont on s’est inspiré ou lui donner la couleur que la composition réclame. Ainsi ont procédé pour leur céramique, leurs manuscrits, leurs étoffes, les Persans, ces maîtres ornemanistes.

Le décorateur de livres qui n’a à sa disposition en somme qu’un petit nombre de couleurs de maroquins, une palette bien restreinte, trouve dans cette licence du rendu de la couleur une aide inappréciable ; tandis que s’il se contentait de copier absolument la forme naturelle de la fleur, la couleur naturelle s’imposerait. Un lys vert, une pervenche rouge sang, jetteraient le trouble dans l’esprit du spectateur.



QUATRIÈME MODE


Emploi de la plante arrangée


mais près de nature.


Il est des cas où l’on doit préconiser l’usage de la plante à peu près telle qu’on la rencontre dans la nature : c’est lorsqu’elle est employée comme symbole.



De tous les temps, les plantes ont été prises comme symboles et ont fourni, dans les époques les plus brillantes de l’art, un élément décoratif de premier ordre et d’un sentiment très élevé. Employez le feuillage du chêne, du laurier sur les ouvrages de poésie, d’histoire, dans les romans, nouvelles où sont exaltés le patriotisme et les vertus militaires ; le lierre, la vigne consacrés à Pan et à Bacchus, les roses, dans les contes,les chansons légères, les poésies anacréontiques, etc. La plante prend alors un caractère symbolique et sans tomber dans le langage des fleurs, on peut en tirer de charmants motifs de décor de reliures. Les lys, les violettes ne seront-ils pas bien à leur place sur la délicieuse idylle de Paul et Virginie ? Pourquoi le liseron ne grimperait-il pas aux filets des plats sur les romans champêtres ? Pourquoi le muguet, la pervenche, chère à Rousseau, la bruyère, ne décoreraient-ils pas les nouvelles sylvestres d’André Theuriet ? Qui nous empêche de tresser à la petite Fadette une guirlande de bleuets ?

N’y aurait-il pas dans ces choix une allégorie de bon goût par sa discrétion même ?

Employées à propos, les fleurs nous offrent donc les plus précieuses ressources ; mais lorsque l’on voudra faire ainsi de la plante un usage symbolique, il faudra, tout en la stylisant, qu’elle se puisse facilement reconnaître. Il ne faut pas qu’il y ait alors d’hésitation sur son espèce pour celui qui examine le décor. Un arrangement est toujours nécessaire, il s’impose pour les reliures, car celles-ci n’ayant pas de reliefs, de plans divers, les plantes doivent se détacher lisiblement. Pour cela il devient nécessaire de les disposer de telle sorte que le cuir du fond réapparaisse dans des intervalles réguliers ou irréguliers, mais d’une manière assez sensible pour laisser aux contours des feuilles et des fleurs toute leur netteté. Le bouquet dans le sens où on l’entend généralement, c’est-à-dire des fleurs diverses accolées, groupées et se touchant complètement, est d’un effet déplorable en décor de reliures à cause de la lourdeur.

En général, les décors de reliures sont bisymétriques, c’est-à-dire que le décor des quatre quarts est semblable ; ils sont traités comme un plafond rectangulaire, et si ce n’était le s chiffres et les armoiries, la plupart des reliures présenteraient le même aspect, que le livre soit tenu à l’endroit ou à l’envers. Quelques dessins du seizième siècle pour lesquels on s’est inspiré des cuirs et cartouches des panneaux de meubles, certaines mosaïques du dix-huitième siècle avec fleurs au centre, dont la céramique du temps a fourni l’idée première, font exception à cette règle. Ces dispositions exceptionnelles paraissent peu goûtées des amateurs, et à tort, croyons-nous, car un livre a indiscutablement un sens et il est assez logique que ce sens soit nettement accusé. Au lieu des quatre axes de symétrie qu’ont généralement les dessins de reliure, on peut se contenter de deux, qui donnent un décor symétrique à droite et à gauche du plat ; dans ce cas, le milieu, s’il y en a un, doit être composé suivant la même disposition, c’est-à-dire avoir un pied et une tête, sans qu’il soit nécessaire cependant de le faire symétrique.

Dans un décor moderne important, un agencement de fleurs montantes sera toujours plus agréable à voir que ces dispositions doublement symétriques, où une partie de ces fleurs sont placées la tête en bas[5]. Dans les arabesques cet aspect n’est pas disgracieux, parce que tout en découlant de l’interprétation de la nature, ce genre d’ornement en passant par des transformations successives a pris un caractère tout conventionnel.

Outre les plantes symboliques telles que le laurier, le chêne, la palme, etc., on peut encore employer la plante, mais alors très près de nature, lorsque son nom sert de titre à l’ouvrage.

Exemple : le Myosotis, les Vignes folles, les Œillets de Kerlaz, la Dame aux camélias, etc. Quelle que soit la disposition adoptée, bande, milieu, guirlande, on se trouvera en présence d’une difficulté sérieuse, l’importance de l’échelle de l’ornement qui est capitale en matière de reliure : il faudra donc tenir un compte rigoureux du format et de la nature de la fleur adoptée. Telles fleurs, comme le lys, la marguerite, conservent à toutes les échelles leur caractère propre et se reconnaissent aisément ; d’autres


plantes, au contraire, perdent tout caractère et de là toute signification, et deviennent fleurettes quelconques, tel le camélia qui, réduit à des proportions minuscules, ne peut être reconnu.

Dans ce mode, la régularité de la disposition, la symétrie ne sont certes plus nécessaires ; cependant la branche jetée négligemment en apparence sur le plat d’un livre doit former un tout complet et ne pas avoir l’air d’un fragment quelconque tombé là par hasard ; il faut éviter le manque d’équilibre, qui est rarement d’un bon effet en reliure. Il y a des exceptions et rien ne doit être rejeté de parti pris. Certes, on trouve dans l’art japonais de révélation récente des surfaces rectangulaires sur lesquelles un groupe de roseaux, une branche de pommier, sont tracés de la façon la plus libre et dont la donnée et l’exécution sont également charmantes ; mais l’art des Japonais est absolument différent du nôtre et sous l’apparence du manque de composition se cache une recherche extrême de pondération et d’harmonie, qui n’est autre chose que de la composition, du style. Ils obtiennent, par l’équilibre des valeurs de tons, ce que nous cherchons soit dans la répétition, soit dans l’alternance, soit dans la symétrie de nos compositions d’ornement décoratives. Aussi, dans cet art charmant où nous avons beaucoup à apprendre, surtout au point de vue de la couleur, et dont la connaissance chaque jour plus approfondie rendra tant de services, ce qu’il faut surtout s’attacher à saisir, c’est l’esprit et les lois, et ne pas croire que le décor japonais est à la portée de tous, qu’il suffit de couper un fragment de tige et de le laisser tomber n’importe où, l’exécution matérielle en serait-elle très finie et fouillée, pour avoir fait preuve de goût.

Certes, la reliure française est encore la première du monde, et nous pouvons le dire avec un légitime orgueil, malgré les progrès qui se sont accomplis chez des nations étrangères, progrès que nous n’avons cessé de signaler depuis dix ans. Ne nous laissons cependant pas endormir par nos succès passés ; partout se lèvent des concurrents redoutables et il faut répondre à cet effort par des efforts plus grands encore, ne pas voir dans les copies que l’on fait des œuvres françaises qu’un hommage rendu au mérite de nos relieurs, mais surtout la volonté persévérante d’artisans avides de s’instruire et qui, une fois instruits, useront de leur savoir, non pour copier, mais pour créer. Nous ne devons pas laisser à des étrangers l’honneur de tracer la voie nouvelle.

Pour atteindre ce but si désirable, les relieurs contemporains ont besoin d’être soutenus par la jeune génération d’amateurs. À aucune époque il n’y a eu à la fois autant de relieurs de mérite, de doreurs de talent ; la perfection matérielle du travail n’a jamais été poussée aussi loin que depuis vingt ans. Les relieurs et doreurs anciens n’ont eu sur ceux de l’époque présente qu’une supériorité : ils furent des créateurs.

Si les relieurs contemporains n’ont pas en général donné d’œuvres originales, nous en avons expliqué les causes et montré à qui la responsabilité de ce manque d’initiative devait surtout incomber. Nous ne nous sommes pas bercé de l’espoir chimérique de convaincre « ceux qui ne veulent pas être convaincus » : aussi c’est aux jeunes, à ceux qui professent « qu’il faut être de son temps », que nous offrons cette étude où nous avons défendu la cause que nous soutenons depuis de longues années avec l’ardeur d’une conviction sincère ; le triomphe en est désormais assuré ; nous en aurons été les ouvriers de la première heure et dans quelques années, quand cet amour effréné des vieilleries quelles qu’elles soient sera passé, comme toute mode passe, on aura peine à croire que les bibliophiles n’ont pas été toujours d’accord sur des points qui sembleraient indiscutables : appropriation de la couleur et du style de décor à la nature de l’ouvrage et ornementation nouvelle sur les livres nouveaux.



  1. Voyez la Reliure française, Paris, Morgaud et Fatout, 1880.
  2. Tels sont les tracés géométriques des entrelacs arabes, dont on peut tirer d’un même tracé des entrelacs rectilignes, curvilignes, rectilignes et curvilignes mélangés. — Voir pour plus de détails l’excellent ouvrage de J. Bourgouin.
  3. La Reliure française, Paris, 1880.
  4. Ruprich-Robert.
  5. Ce qu’il ne faut pas confondre avec les fleurs retombantes qui doivent cet aspect à leur nature même.