Marius Michel et fils (p. 49-66).

CHAPITRE III


DU CHOIX DE LA COULEUR ET DU DÉCOR


Pour relier ou faire relier un livre avec goût, il y a un thème à s’imposer, une sorte de synthèse à faire. Examinons d’abord le choix de la couleur. On ne peut, comme dans les catalogues, classer les livres par genres et déclarer à l’avance que l’on adoptera telle couleur pour la poésie, telle autre pour le théâtre, etc. ; on risquerait aussitôt de commettre d’énormes erreurs et cependant, chez certains bibliophiles, vous verrez tous les ouvrages de poésie reliés en bleu, les éditions originales des classiques en rouge, les contes simplement légers, couverts de maroquin citron, partageant cette couleur avec les livres les plus érotiques. Il y a des bibliothèques où tous les ouvrages « relatifs aux femmes, à l’amour, au mariage », sont ainsi habillés. Le sel de cette plaisanterie nous échappe, le Mérite des Femmes de Legouvé y est traité comme Justine ? Que signifient de pareilles classifications ? Absolument rien ; et l’on est surpris de voir des modernes tomber dans ces mêmes errements.

Lamartine n’est pas Baudelaire, les Iambes de Barbier ne sont pas les Triolets à Nini. Les voici tous en bleu ? « L’expression du bleu, dit Charles Blanc, est celle de la pureté. Il n’est pas possible d’attacher à cette couleur une idée de hardiesse, d’exubérance ou de plaisir. Le bleu est une teinte discrète et idéale, qui, rappelant l’insaisissable éther et la limpidité des mers calmes, doit plaire aux poètes par son caractère immatériel et céleste… » Cela dépend des poètes et des bleus.

Le choix de la couleur et de la nuance dans la couleur est donc de la plus haute importance ; car, avec ce seul élément, on peut faire une œuvre de bon ou de mauvais goût.

Il y a des livres qui prêtent peu à l’ornementation

et pour lesquels la couleur choisie peut seule donner à la reliure un caractère particulier à l’ouvrage. Il n’y a pas que les théologiens, les moralistes, les philosophes, qui demandent un vêtement sombre et sobre de décor. Quelle que soit, par exemple, la valeur d’un exemplaire d’Eugénie Grandet de Balzac, une couleur voyante de même qu’une dorure coquette y seraient également déplacées. Un maroquin de couleur brune, peu ou point de dorures, ou quelques petits filets très simples seraient, à notre avis, le meilleur choix à faire pour un ouvrage de cette nature.

En thèse générale, on peut toujours montrer l’intérêt qui s’attache à un exemplaire que la beauté de sa condition, l’adjonction de dessins originaux, d’eaux-fortes pures ou d’états particuliers des gravures ont rendu véritablement précieux, en faisant à ce livre hors ligne une reliure doublée de maroquin ; et si l’on tient à un décor important, nous expliquerons plus loin qu’en choisissant une composition dans laquelle les lignes droites dominent, on peut joindre la richesse à la sévérité.

D’autres ouvrages, au contraire, semblent inviter le relieur et le décorateur à une véritable débauche de couleur et d’ornementation. Telles sont les Orientales de Victor Hugo, pour lesquelles le bleu clair, l’orangé vif, le vert lumière, coupés de mosaïques tranchantes, serties d’or éclatants, évoquent à l’esprit les régions merveilleuses célébrées à l’envi par les poètes. Ici le décor et la couleur concourent à la fois à donner à la reliure un caractère spécial et bien approprié à l’œuvre.

Le thème n’est pas toujours aussi facile ; et il est évident qu’il ne faut pas espérer trouver pour chaque ouvrage une composition particulière : outre qu’une telle fertilité d’invention est en dehors des forces humaines, on doit compter avec les difficultés du métier et la bourse des amateurs. Le prix des reliures deviendrait inabordable.



Après avoir trouvé une composition nouvelle et modeste, on grave les outils nécessaires à son exécution. Ce n’est que grâce à l’usage des fers gravés que le prix peut en devenir modéré, mais cette gravure coûte fort cher et il est indispensable que l’occasion de leur emploi se présente un certain nombre de fois. Ils doivent donc se prêter à des combinaisons multiples, qui permettent dans un même genre une assez grande variété. Ce modèle peut alors servir à des ouvrages ayant entre eux des points d’analogie.

Il faut rester dans cet ordre d’idées et ne plus tolérer que l’idylle et le drame, la comédie et la tragédie soient vêtus de la même couleur et décorés d’une ornementation semblable.

C’est là ce qui rend si difficile l’application d’un décor logique aux livres modernes. Aux seizième, dix-septième et au dix-huitième siècles, les petits fers conçus dans l’esprit d’une ornementation alors en usage et s’appliquant aux livres de toute nature rendaient la tâche du relieur-doreur extrêmement aisée. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Pour les réimpressions des chefs-d’œuvre de notre littérature, on peut encore se reporter aux dessins en usage à l’époque de leurs éditions originales. Ces reproductions bien choisies seront alors à leur vraie place et concourront à la variété d’aspect d’une bibliothèque. Le temps, le milieu dans lequel se passe l’action du drame ou du roman, peuvent dans des cas assez nombreux servir de guide et de point de départ pour décider de l’ornementation à employer. On peut orner d’une composition de style gothique la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo ; emprunter à un entrelacs de claire-voie arabe la mosaïque brillante qui couvrira les plats des Orientales du grand poète ; la Chronique du temps de Charles IX de Mérimée peut recevoir une dorure du seizième siècle, en choisissant bien entendu pour modèle une reliure contemporaine du règne de ce prince. Il y a là une idée, une thèse qui peuvent aisément se soutenir ; mais pour les livres modernes dont le sujet est purement moderne, il faut rejeter bien loin tous les pastiches de reliures anciennes. N’est-ce pas singulier de les voir couvrir encore les maîtresses œuvres du théâtre et du roman contemporains ?



Pourquoi traiter ainsi Augier, Flaubert, Dumas fils, Fromentin, Feuillet, les Concourt, etc. ? Nous ne parlons pas de Victor Hugo, de Vigny, Lamartine, Mérimée, Musset, Gautier, Balzac ; pendant ces dernières années, où leurs œuvres en éditions originales ont été tant recherchées, on les a quelquefois seulement ornées de filets répétés dans le style de 1830, qui semblaient tout indiqués puisqu’ils représentent l’ornementation caractéristique des meilleures reliures de ce temps, mais le plus souvent ils sont couverts de fleurons du dix-septième ou dix-huitième siècle !

Le bibliophile, au moment de confier son livre au relieur, a généralement un désir quant à l’aspect général du décor. L’un veut que le plat tout entier soit couvert de dorure, l’autre que les angles seuls soient ornés, un troisième préférera un motif central ou une bande. Il s’agit donc de trouver une composition décorative qui tout en conservant cette donnée préférée soit formée d’éléments nouveaux et qui, suivant l’application du principe posé au commencement de cet ouvrage, produise une impression conforme à la nature, au sujet du livre.

Malheureusement, au lieu de cette préoccupation rationnelle, que font la plupart des doreurs ? Ils s’empressent d’emprunter au passé un modèle affectant la disposition désirée sans aucun souci du livre[1].

Tentent-ils quelque chose, ils prendront un entrelacs à une époque et le remplissage à une autre. Un fer semble-t-il correspondre à la forme laissée par un compartiment, vite on l’y imprime, qu’il appartienne aux outils de Le Gascon ou à ceux de Du Seuil ; quitte à mettre, sans plus d’hésitation, dans le compartiment voisin, un fer de Derome ou de Dubuisson.

Ou bien, sollicités par des relieurs qu’aucune préoccupation artistique ne guide, les graveurs de fers à dorer ont depuis quatre ou cinq ans imaginé pour les satisfaire une sorte de compromis entre les fers du dix-huitième siècle et les lourds outils de 1830 ; tout cela pour répondre au goût d’amateurs qui ne peuvent se décider à trouver bien que des motifs qui montrent beaucoup d’or. Le dessin, la composition, le détail du motif sont sacrifiés ; il faut que cela fasse de l’effet. Exprimez-vous tout haut la critique que nous venons de formuler. Que voulez-vous, répondra-t-on, cela plaît, et peut être employé sur tout, hélas !

Ce mélange de fers de tous les styles est la plaie de la décoration actuelle des reliures de luxe. Il y a des exceptions honorables, mais bien peu, et le mot de l’ouvrier cité récemment par M. de Goncourt : « Le style du dix-neuvième siècle, c’est une julienne », est d’une vérité saisissante sous sa forme familière.

Il devient donc absolument nécessaire à tous les vrais bibliophiles de connaître les différents styles des reliures pour arrêter leurs relieurs dans leurs élucubrations baroques.

Il faut espérer que l’enseignement du dessin, pour lequel on a fait partout depuis quelques années de si grands sacrifices, portera ses fruits et que les jeunes ouvriers, qui ont eu pour s’instruire des facilités inconnues à leurs devanciers, rejetteront l’emploi de ces fers de toutes les époques accolés les uns aux autres, sans liens, sans esprit d’arrangement et que d’autre part le goût des amateurs s’épurant chaque jour davantage, ils n’accepteront pas plus longtemps ces fleurons hybrides, où l’insignifiance du motif est absolue et que leur banalité même rend bons à tout et suffisants pour ces bibliophiles, qui contemplent à distance l’aspect de leur bibliothèque rangée en bon ordre, et n’ont jamais exprimé d’autre désir que celui d’avoir « de la dorure au dos pour que cela ne soit pas triste » sans s’être jamais préoccupés du genre du décor ou de son appropriation au livre.

  1. Nous avons vu une bande de l’époque de François Ier, style italien, sur les Contes choisis de Daudet et une des reliures types de Grolier sur le Paul et Virginie de Curmer ; après cela, que dire !