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X


Assis sur un banc du Mail, M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire, et M. Bergeret maître de conférences à la Faculté des lettres, conversaient, selon leur coutume d’été. Ils étaient sur toutes choses d’un sentiment contraire ; jamais deux hommes ne furent plus différents d’esprit et de caractère. Mais seuls dans la ville ils s’intéressaient aux idées générales. Cette sympathie les réunissait. En philosophant sous les quinconces, quand le temps était beau, ils se consolaient, l’un des tristesses du célibat, l’autre des tracas de la famille ; tous deux, de leurs ennuis professionnels et de leur égale impopularité.

Ce jour-là, du banc où ils étaient assis, ils voyaient le monument de Jeanne d’Arc encore couvert de toile. La Pucelle ayant couché une nuit dans la ville, au logis d’une honnête dame nommée la Gausse, la municipalité, en 189*, faisait élever, avec le concours de l’État, un monument commémoratif de ce séjour. Deux artistes, enfants du pays, l’un sculpteur, l’autre architecte, avaient exécuté ce monument, où se dressait, sur un haut piédestal, la vierge « armée et pensive ».

La date de l’inauguration était fixée au prochain dimanche. Le ministre de l’Instruction publique était attendu. On comptait sur une large distribution de croix d’honneur et de palmes académiques. Les bourgeois venaient sur le Mail contempler la toile qui recouvrait la figure de bronze et le socle de pierre. Les forains s’installaient sur les remparts. Aux baraques montées sous les quinconces les limonadiers clouaient des bandes de calicot portant ces inscriptions : Véritable bière Jeanne d’Arc. - Café de la Pucelle.

À cette vue, M. Bergeret dit qu’il fallait admirer ce concours de citoyens réunis pour honorer la libératrice d’Orléans.

— L’archiviste du département, ajouta-t-il, M. Mazure, s’est distingué de la foule. Il a composé un mémoire pour démontrer que la fameuse tapisserie historique, représentant l’entrevue de Chinon, ne fut pas faite vers 1430 en Allemagne, comme on croyait, mais qu’elle sortit à cette époque de quelque atelier de la France flamande. Il soumit les conclusions de son mémoire à M. le préfet Worms-Clavelin, qui les qualifia d’éminemment patriotiques et les approuva, et qui manifesta l’espérance de voir l’auteur de cette découverte recevant les insignes d’officier d’Acadèmie sous la statue de Jeanne. On assure encore que, dans son discours d’inauguration, M. le préfet dira, les yeux tournés vers les Vosges, que Jeanne d’Arc est une fille de l’Alsace-Lorraine.

M. l’abbé Lantaigne, peu sensible à la plaisanterie, ne répondit rien et garda un visage grave. Ces fêtes de Jeanne d’Arc, il les tenait pour louables dans leur principe. Il avait lui-même, deux ans auparavant, prononcé à Saint-Exupère le panégyrique de la Pucelle et fait paraître en cette héroïne la bonne Française et la bonne chrétienne. Il ne trouvait pas sujet à raillerie dans une solennité qui était la glorification de la patrie et de la foi. Il regrettait seulement, patriote et chrétien, que l’évêque avec son clergé n’y occupât point la première place.

— Ce qui fait, dit-il, la continuité de la patrie française, ce ne sont ni les rois, ni les présidents de la République, ni les gouverneurs de province, ni les préfets, ni les officiers de la couronne ni les fonctionnaires du régime actuel ; c’est l’épiscopat qui, depuis les premiers apôtres des Gaules jusqu’à ce jour, a subsisté sans interruption, sans changement, sans diminution, et forme pour ainsi dire la trame solide de l’histoire de la France. La puissance des évêques est spirituelle et stable. Les pouvoirs des rois, légitimes mais transitoires, sont caducs des leur naissance. De leur durée ne dépend point celle de la patrie. La patrie est esprit, et toute contenue dans le lien moral et religieux. Mais, absent, quant au corps, des fêtes qu’on prépare ici, le clergé y sera présent en âme et en vérité. Jeanne d’Arc est à nous, et c’est en vain que les incrédules ont essayé de nous la voler.

m. bergeret. — Il est bien naturel, pourtant, que cette simple fille, devenue un symbole du patriotisme, soit revendiquée par tous les patriotes.

m. lantaigne. — Je ne conçois pas, — je vous l’ai dit — la patrie sans religion. Tout devoir vient de Dieu, le devoir du citoyen comme les autres. Sans Dieu, tous les devoirs tombent. Si c’est un droit et un devoir de défendre contre l’étranger le sol natal, ce n’est pas en vertu d’un prétendu droit des gens qui n’exista jamais, mais en conformité avec la volonté de Dieu. Cette conformité est manifeste dans les histoires de Jahel et de Judith. Elle éclate au livre des Macchabées. Elle se peut découvrir dans les exploits de la Pucelle.

m. bergeret. — Ainsi vous croyez, monsieur l’abbé, que Jeanne d’Arc avait reçu sa mission de Dieu lui-même ? Cela ne va pas sans de nombreuses difficultés. Je ne vous en soumettrai qu’une seule, parce·que celle-là subsiste dans l’ordre de vos croyances. Elle est relative aux voix et aux apparitions qui se manifestèrent à la paysanne de Domrémy. Ceux qui admettent que sainte Catherine s’est véritablement montrée à la fille de Jacquot d’Arc, en compagnie de saint Michel et de sainte Marguerite, se trouveront fort embarrassés, j’imagine, quand on leur aura démontré que cette sainte Catherine d’Alexandrie n’a jamais existé, et que son histoire n’est en réalité qu’un assez mauvais roman grec. Or, cette preuve a été faite, dès le xviie siècle, non par les libertins d’alors, mais par un savant docteur en Sorbonne, Jean de Launoy, homme pieux et de bonnes mœurs. Le judicieux Tillemont, si soumis a l’Église, a rejeté comme une fable absurde la biographie de sainte Catherine. Cela n’est-il pas embarrassant, monsieur l’abbé, pour ceux qui croient que les voix de Jeanne d’Arc venaient du ciel ?

m. lantaigne. — Le martyrologe, monsieur, tout vénérable qu’il est, n’est pas article de foi ; et l’on peut, à l’exemple du docteur de Launoy et de Tillemont, mettre en doute l’existence de sainte Catherine d’Alexandrie. Pour ma part, je ne me porte pas à cette extrémité, et je tiens pour téméraire une négation si absolue. Je reconnais que la biographie de cette sainte nous est venue d’Orient toute surchargée de circonstances fabuleuses, mais je crois que ces ornements ont été brodés sur un fond solide. Ni Launoy ni Tillemont ne sont infaillibles. Il n’est pas certain que sainte Catherine n’ait jamais existé, et si, d’aventure, la preuve historique en était faite, elle tomberait devant la preuve théologique du contraire, résultant des apparitions miraculeuses de cette sainte constatées par l’Ordinaire et solennellement reconnues par le pape. Car enfin il faut, en bonne logique, que les vérités d’ordre scientifique le cèdent aux vérités d’ordre supérieur. Mais nous n’en sommes pas encore au point de connaître l’opinion de l’Église sur les apparitions de la Pucelle. Jeanne d’Arc n’est pas inscrite au canon des saints, et les miracles opérés pour elle ou par elle sont sujets à discussion : je ne les nie ni ne les affirme, et c’est une vue tout humaine qui me fait discerner dans l’histoire de cette merveilleuse fille le bras de Dieu tendu à la France. À la vérité, cette vue est forte et perçante.

m. bergeret. — Si je vous ai bien compris, monsieur l’abbé, vous ne tenez pas pour un miracle avéré l’aventure singulière de Fierbois, quand Jeanne désigna, dit-on, une épée cachée dans le mur. Et vous n’êtes pas certain que la Pucelle ait, ainsi qu’elle le disait elle-même, ressuscité un enfant à Lagny. Pour moi, dont vous savez les idées, je donne a ces deux faits une signification naturelle. J’admets que l’épée était scellée au mur de l’église comme ex-voto, et par conséquent visible. Quant à l’enfant que la Pucelle ressuscite pour le moment de lui administrer le baptême, et qui remourut après avoir été tenu sur les fonts, je me borne à vous rappeler qu’il y avait près de Domrémy une Notre-Dame-des-Aviots qui avait la spécialité de ranimer pendant quelques heures les enfants mort-nés. Je soupçonne que le souvenir de Notre-Dame-des-Aviots n’est pas étranger aux illusions que se fit Jeanne d’Arc quand elle crut, à Lagny, avoir ressuscité un nouveau-né.

m. lantaigne. — Il y a bien de l’incertitude dans ces explications, monsieur. Et plutôt que de les adopter, je suspends mon jugement qui penche, je l’avoue, du côté du miracle, du moins en ce qui concerne l’épée de sainte Catherine. Car les textes sont formels : l’épée était dans le mur, et il fallut creuser pour la trouver. Il n’est pas impossible, non plus, que Dieu, sur les prières agréables d’une vierge, ait rendu la vie à un enfant mort sans avoir reçu le baptême.

m. bergeret. — Vous parlez, monsieur l’abbé, « des prières agréables d’une vierge. » Admettez-vous, conformément aux croyances du moyen âge, qu’il y eût dans la virginité de Jeanne d’Arc une vertu, une force particulière ?

m. lantaigne. — Évidemment, la virginité est agréable à Dieu, et Jésus-Christ se plaît au triomphe de ses vierges. Une jeune fille détourna de Lutèce Attila et ses Huns, une jeune fille délivra Orléans et fit sacrer le roi légitime à Reims.

Ayant entendu ces paroles du prêtre, M. Bergeret les adopta en quelque manière :

— C’est cela ! dit-il, Jeanne d’Arc fut une mascotte.

Mais M. l’abbé Lantaigne n’entendit pas. Il se leva et dit :

— La destinée de la France dans la chrétienté n’est pas accomplie. Je pressens que bientôt Dieu se servira encore de la nation qui fut de toutes la plus fidèle et la plus infidèle.

— Aussi, répliqua M. Bergeret, voyons-nous paraître des prophétesses comme aux temps scélérats du roi Charles VII. Et notre ville en porte une qui commence plus heureusement que Jeanne, puisque la fille de Jacquot d’Arc était tenue pour folle par ses parents, et que mademoiselle Deniseau trouve un disciple dans son propre père. Pourtant je ne crois pas que sa fortune soit grande et durable. Notre préfet M. Worms-Clavelin manque d’une certaine politesse, mais il est moins niais que Baudricourt, et ce n’est plus l’usage des chefs d’État de donner audience aux inspirées. M. Félix Faure ne recevra pas de son confesseur le conseil d’essayer mademoiselle Deniseau. Après cela vous pourrez me répondre, monsieur l’abbé, que l’action de Bernadette de Lourdes est plus forte de nos jours que ne fut jamais celle de Jeanne d’Arc. Celle ci a culbuté quelques centaines d’Anglais affamés et affolés ; Bernadette a mis en marche d’innombrables pèlerins et attiré des milliards sur une montagne des Pyrénées. Et mon vénérable ami, M. Pierre Laffitte, m’assure que nous sommes entrés dans l’ère de la philosophie positive !

— Pour ce qui est de Lourdes, dit M. l’abbé Lantaigne, sans faire l’esprit fort ni tomber dans une excessive crédulité, je réserve mon jugement sur un point dont l’Église n’a pas décidé. Mais dès à présent, je vois dans l’affluence des pèlerins un triomphe de la religion, comme vous y voyez vous-même une défaite de la philosophie matérialiste.