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III


M. l’abbé Lantaigne, supérieur du grand séminaire de ***, écrivit à Monseigneur le cardinal-archevêque de *** la lettre suivante :


« Monseigneur,

» Quand, le 17 de ce mois, j’ai eu l’honneur d’être reçu par Votre Éminence, je craignis d’abuser de votre bonté paternelle et de votre mansuétude pastorale en vous exposant avec l’ampleur suffisante l’affaire dont j’étais venu vous entretenir. Mais comme cette affaire relève de votre haute et sainte juridiction et intéresse le gouvernement de ce diocèse, qui compte parmi les plus antiques et les plus belles provinces de la Gaule chrétienne, je me fais un devoir de soumettre à l’équité vigilante de Votre Éminence les faits qu’elle est appelée à juger dans la plénitude de son autorité et dans l’abondance de ses lumières.

» En portant ces faits à la connaissance de Votre Éminence, j’accomplis un devoir que je qualifierais de pénible pour mon cœur, si je ne savais que l’accomplissement de tout devoir apporte à l’âme une source inépuisable de consolations, et que ce n’est point assez d’obéir à Dieu si l’on n’obéit pas avec une prompte allégresse.

» Les faits qu’il importe de vous faire connaître, Monseigneur, sont relatifs à M. l’abbé Guitrel, professeur d’éloquence au grand séminaire. Je les énoncerai aussi brièvement et aussi exactement que possible.

» Ces faits se rapportent :

» 1o À la doctrine ;

» 2o Aux mœurs de M. l’abbé Guitrel.

» J’énoncerai premièrement les faits relatifs à la doctrine de M. Guitrel.

» En lisant les cahiers d’après lesquels il fait son cours d’éloquence sacrée, j’y ai relevé diverses opinions qui ne sont pas conformes à la tradition de l’Église.

» 1o M. Guitrel, tout en condamnant dans leurs conclusions les commentaires de l’Écriture sainte faits par les incrédules et les prétendus réformés, ne les condamne pas dans leur principe et leur origine, en quoi il erre grandement. Car il est évident que, la garde des Écritures ayant été confiée à l’Église, l’Église est seule capable d’interpréter les livres qu’elle seule conserve.

» 2o Séduit par l’exemple récent d’un religieux qui rechercha les applaudissements du siècle, M. Guitrel prétend expliquer les scènes de l’Évangile au moyen de la prétendue couleur locale et de la fausse psychologie dont les Allemands firent grand étalage ; et il ne s’aperçoit pas que, marchant ainsi dans la voie des incrédules, il côtoie l’abîme où ils sont tombés. Je lasserais l’attention charitable de Son Éminence Monseigneur le cardinal-archevêque si je mettais sous ses yeux vénérables les endroits où M. Guitrel étudie avec une puérilité pitoyable, d’après les récits des voyageurs, « la batellerie du lac de Tibériade » et ceux où il décrit avec une intolérable indécence ce qu’il appelle « les états d’âme » et « les crises psychiques » de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

» Ces sottes nouveautés, blâmables chez un régulier mondain, ne sauraient être tolérées chez un séculier, chargé d’instruire de jeunes lévites. Aussi fus-je plus affligé que surpris quand j’appris qu’un élève intelligent, que j’ai dû renvoyer depuis pour son mauvais esprit, qualifiait M. le professeur d’éloquence de prêtre « fin de siècle. »

» 3o M. Guitrel affecte une complaisance blâmable à s’appuyer sur l’autorité chancelante de Clément d’Alexandrie, qui n’est pas inscrit au martyrologe. En quoi le professeur d’éloquence trahit la faiblesse de son esprit séduit par l’exemple des prétendus spiritualistes, qui croient trouver dans les Stromates une interprétation exclusivement allégorique des mystères les plus solides de la foi chrétienne. Et, sans errer positivement, M. Guitrel se montre, par cet endroit, inconséquent et frivole.

» 4o Et, comme la dépravation du goût est une des conséquences de la faiblesse doctrinale, et qu’un esprit qui répugne aux fortes nourritures se repaît d’aliments légers, M. Guitrel va chercher, pour les offrir à ses élèves, des modèles d’éloquence jusque dans les conférences de M. Lacordaire et dans les homélies de M. Gratry.

» J’énoncerai secondement les faits relatifs aux mœurs de M. Guitrel :

» 1o M. l’abbé Guitrel fréquente chez monsieur le préfet Worms-Clavelin avec secret tout à la fois et assiduité, en quoi il s’éloigne de la réserve qu’un ecclésiastique d’un rang inférieur doit toujours s’imposer à l’endroit des pouvoirs publics, réserve dont il n’y a pas lieu de sortir dans les circonstances présentes, et vis-à-vis d’un fonctionnaire israélite. Et, par le soin qu’il prend de n’entrer à la préfecture que par une porte dérobée, M. Guitrel semble se rendre compte lui-même de la fausseté d’une situation qu’il prolonge néanmoins.

» Il est, d’ailleurs, notoire que M. Guitrel tient auprès de madame Worms-Clavelin un office plus mercantile que religieux. Cette dame est curieuse d’antiquités, et, bien qu’israélite, elle ne dédaigne aucun des objets appartenant au culte, lorsque s’y trouvent les mérites de l’art ou de l’ancienneté. Il est malheureusement prouvé que M. Guitrel s’emploie à procurer pour un prix dérisoire à madame Worms-Clavelin le mobilier antique des cures de village, abandonné à la garde de fabriciens ignorants. C’est ainsi que boiseries, ornements sacerdotaux, calices, ciboires sont arrachés aux sacristies de vos églises rurales, Monseigneur, pour aller à la préfecture orner les appartements particuliers de monsieur et madame Worms-Clavelin. Et chacun sait que madame Worms-Clavelin a garni avec les chapes magnifiques et vénérables de Saint-Porchaire ces sortes de meubles appelés vulgairement poufs. Je ne prétends pas que M. Guitrel ait tiré quelque avantage matériel et direct de ces trafics ; mais il suffit, Monseigneur, pour affliger votre cœur paternel, qu’un prêtre du diocèse ait contribué à dépouiller vos églises de ces richesses qui attestent, aux yeux mêmes des incrédules, la supériorité de l’art chrétien sur l’art profane.

» 2o M. l’abbé Guitrel laisse, sans plainte ni protestation, se répandre et grandir le bruit que son élévation à l’évêché vacant de Tourcoing est désirée par M. le ministre de la Justice et des Cultes, président du Conseil. Or ce bruit est offensant pour le ministre qui, bien que libre penseur et, franc-maçon, doit être trop soucieux des intérêts de l’Église dont il est constitué le défenseur civil pour placer sur le siège du bienheureux Loup un prêtre tel que M. Guitrel. Et, si l’on remonte à l’origine de cette cabale, on redoute de trouver en M. Guitrel lui-même le premier et principal machinateur.

» 3o Ayant jadis occupé ses loisirs à traduire en vers français les Bucoliques de ce poète latin nommé Calpurnius, que les meilleurs juges s’accordent à rejeter au rang des plus fades déclamateurs, M. l’abbé Guitrel, avec une négligence que je veux croire tout à fait involontaire, a laissé courir sous le manteau cet ouvrage de sa jeunesse. Une copie des Bucoliques fut adressée au journal radical et libre penseur de la région, le Phare, qui en publia des extraits où se trouve notamment ce vers que je rougis de mettre sous les yeux paternels de Votre Éminence :


Notre ciel à nous, c’est un sein chéri.


» Cette citation était accompagnée dans le Phare des commentaires les plus désobligeants pour le caractère privé comme pour le goût littéraire de M. l’abbé Guitrel. Et le rédacteur, dont le mauvais esprit n’est que trop connu de Votre Éminence, prenait texte de ce vers malheureux pour accuser de pensées libidineuses et d’intentions déshonnêtes généralement tous les professeurs du grand séminaire et même tous les prêtres du diocèse. C’est pourquoi, sans rechercher si M. Guitrel avait comme humaniste quelques raisons à traduire Calpurnius, je déplore la divulgation de son ouvrage, comme la cause d’un scandale qui, j’en suis sûr, fut à votre cœur charitable plus amer, Monseigneur, que le fiel et l’absinthe.

» 4o M. Guitrel a coutume de se rendre tous les jours, à cinq heures de relevée, dans la boutique de la dame Magloire, pâtissière, place Saint-Exupère. Et là, penché sur les buffets, les consoles, les tables il examine avec un intérêt profond et une assiduité laborieuse les friandises amassées dans les assiettes et dans les plats. Puis, s’arrêtant à l’endroit où sont dressées ces sortes de gâteaux qu’on m’a dit se nommer éclairs et babas, il touche du bout du doigt une de ces pâtisseries, puis une autre, et il fait envelopper ces bagatelles de bouche dans une feuille de papier. Loin de moi de l’accuser de sensualité, pour ce choix minutieux et ridicule de quelques crèmes ou pâtes sucrées. Mais, si l’on considère qu’il se rend chez la dame Magloire à l’heure même où les personnes élégantes des deux sexes affluent dans la boutique, et qu’il s’y livre aux risées des gens du monde, on se demandera si le professeur d’éloquence du grand séminaire ne laisse point chez la pâtissière quelque part de sa dignité. En effet, le choix de deux gâteaux n’a pas échappé à l’attention malveillante des observateurs, et l’on dit, à tort ou à raison, que M. Guitrel garde l’un pour lui et donne l’autre à sa servante. Il peut assurément, sans encourir aucun blâme, partager des friandises avec la personne attachée à son service, surtout si cette personne a atteint l’âge canonique. Mais la malignité publique interprète ces privautés et familiarités dans le sens le plus fâcheux, et je n’oserais jamais faire entendre à Votre Éminence les propos qu’on tient dans la ville sur les relations de M. Guitrel avec sa servante. Je ne veux pas accueillir ces accusations. Toutefois Votre Éminence jugera que M. Guitrel est peu excusable d’avoir donné par sa mauvaise tenue une apparence de vérité à la calomnie. J’ai exposé les faits. Il ne me reste plus qu’à conclure.

» J’ai l’honneur de proposer à Votre Éminence de révoquer M. Guitrel (Joachim) de ses fonctions de professeur d’éloquence sacrée au grand séminaire de ***, conformément à vos pouvoirs spirituels reconnus par l’État (décret du 17 mars 1808).

» Daignez, Monseigneur, garder votre bonté paternelle à celui qui, chargé de la direction de votre séminaire, ne souhaite rien tant que de vous donner des preuves de son entier dévouement et du profond respect avec lequel il a l’honneur d’être,

» Monseigneur,

» de Votre Éminence, le très humble et très obéissant serviteur,

» Lantaigne. »


M. Lantaigne, ayant écrit cette lettre, la scella de son sceau.