L’Origine des espèces/Chapitre XII

L’Origine des espèces (1859 (1re éd.) — 1872 (6e éd., traduite en 1876))
Traduction par Edmond Barbier.
Librairie C. Reinwald, Schleicher Frères éditeurs (p. 424-460).


CHAPITRE XII.

Distribution géographique.

Les différences dans les conditions physiques ne suffisent pas pour expliquer la distribution géographique actuelle. — Importance des barrières. — Affinités entre les productions d’un même continent. — Centres de création. — Dispersion provenant de modifications dans le climat, dans le niveau du sol et d’autres moyens accidentels. — Dispersion pendant la période glaciaire. — Périodes glaciaires alternantes dans l’hémisphère boréal et dans l’hémisphère austral.

Lorsque l’on considère la distribution des êtres organisés à la surface du globe, le premier fait considérable dont on est frappé, c’est que ni les différences climatériques ni les autres conditions physiques n’expliquent suffisamment les ressemblances ou les dissemblances des habitants des diverses régions. Presque tous les naturalistes qui ont récemment étudié cette question en sont arrivés à cette même conclusion. Il suffirait d’examiner l’Amérique pour en démontrer la vérité ; tous les savants s’accordent, en effet, à reconnaître que, à l’exception de la partie septentrionale tempérée et de la zone qui entoure le pôle, la distinction de la terre en ancien et en nouveau monde constitue une des divisions fondamentales de la distribution géographique. Cependant, si nous parcourons le vaste continent américain, depuis les parties centrales des États-Unis jusqu’à son extrémité méridionale, nous rencontrons les conditions les plus différentes : des régions humides, des déserts arides, des montagnes élevées, des plaines couvertes d’herbes, des forêts, des marais, des lacs et des grandes rivières, et presque toutes les températures. Il n’y a pour ainsi dire pas, dans l’ancien monde, un climat ou une condition qui n’ait son équivalent dans le nouveau monde — au moins dans les limites de ce qui peut être nécessaire à une même espèce. On peut, sans doute, signaler dans l’ancien monde quelques régions plus chaudes qu’aucune de celles du nouveau monde, mais ces régions ne sont point peuplées par une faune différente de celle des régions avoisinantes ; il est fort rare, en effet, de trouver un groupe d’organismes confiné dans une étroite station qui ne présente que de légères différences dans ses conditions particulières. Malgré ce parallélisme général entre les conditions physiques respectives de l’ancien et du nouveau monde, quelle immense différence n’y a-t-il pas dans leurs productions vivantes !

Si nous comparons, dans l’hémisphère austral, de grandes étendues de pays en Australie, dans l’Afrique australe et dans l’ouest de l’Amérique du Sud, entre les 25e et 35e degrés de latitude, nous y trouvons des points très semblables par toutes leurs conditions ; il ne serait cependant pas possible de trouver trois faunes et trois flores plus dissemblables. Si, d’autre part, nous comparons les productions de l’Amérique méridionale, au sud du 35e degré de latitude, avec celles au nord du 25e degré, productions qui se trouvent par conséquent séparées par un espace de dix degrés de latitude, et soumises à des conditions bien différentes, elles sont incomparablement plus voisines les unes des autres qu’elles ne le sont des productions australiennes ou africaines vivant sous un climat presque identique. On pourrait signaler des faits analogues chez les habitants de la mer.

Un second fait important qui nous frappe, dans ce coup d’œil général, c’est que toutes les barrières ou tous les obstacles qui s’opposent à une libre migration sont étroitement en rapport avec les différences qui existent entre les productions de diverses régions. C’est ce que nous démontre la grande différence qu’on remarque dans presque toutes les productions terrestres de l’ancien et du nouveau monde, les parties septentrionales exceptées, où les deux continents se joignent presque, et où, sous un climat peu différent, il peut y avoir eu migration des formes habitant les parties tempérées du nord, comme cela s’observe actuellement pour les productions strictement arctiques. Le même fait est appréciable dans la différence que présentent, sous une même latitude, les habitants de l’Australie, de l’Afrique et de l’Amérique du Sud, pays aussi isolés les uns des autres que possible. Il en est de même sur tous les continents ; car nous trouvons souvent des productions différentes sur les côtés opposés de grandes chaînes de montagnes élevées et continues, de vastes déserts et souvent même de grandes rivières. Cependant, comme les chaînes de montagnes, les déserts, etc., ne sont pas aussi infranchissables et n’ont probablement pas existé depuis aussi longtemps que les océans qui séparent les continents, les différences que de telles barrières apportent dans l’ensemble du monde organisé sont bien moins tranchées que celles qui caractérisent les productions de continents séparés.

Si nous étudions les mers, nous trouvons que la même loi s’applique aussi. Les habitants des mers de la côte orientale et de la côte occidentale de l’Amérique méridionale sont très distincts, et il n’y a que fort peu de poissons, de mollusques et de crustacés qui soient communs aux unes et aux autres ; mais le docteur Günther a récemment démontré que, sur les rives opposées de l’isthme de Panama, environ 30 pour 100 des poissons sont communs aux deux mers ; c’est là un fait qui a conduit quelques naturalistes à croire que l’isthme a été autrefois ouvert. À l’ouest des côtes de l’Amérique s’étend un océan vaste et ouvert, sans une île qui puisse servir de lieu de refuge ou de repos à des émigrants ; c’est là une autre espèce de barrière, au-delà de laquelle nous trouvons, dans les îles orientales du Pacifique, une autre faune complètement distincte, de sorte que nous avons ici trois faunes marines, s’étendant du nord au sud, sur un espace considérable et sur des lignes parallèles peu éloignées les unes des autres et sous des climats correspondants ; mais, séparées qu’elles sont par des barrières infranchissables, c’est-à-dire par des terres continues ou par des mers ouvertes et profondes, elles sont presque totalement distinctes. Si nous continuons toujours d’avancer vers l’ouest, au-delà des îles orientales de la région tropicale du Pacifique, nous ne rencontrons point de barrières infranchissables, mais des îles en grand nombre pouvant servir de lieux de relâche ou des côtes continues, jusqu’à ce qu’après avoir traversé un hémisphère entier, nous arrivions aux côtes d’Afrique ; or, sur toute cette vaste étendue, nous ne remarquons point de faune marine bien définie et bien distincte. Bien qu’un si petit nombre d’animaux marins soient communs aux trois faunes de l’Amérique orientale, de l’Amérique occidentale et des îles orientales du Pacifique, dont je viens d’indiquer approximativement les limites, beaucoup de poissons s’étendent cependant depuis l’océan Pacifique jusque dans l’océan Indien, et beaucoup de coquillages sont communs aux îles orientales de l’océan Pacifique et aux côtes orientales de l’Afrique, deux régions situées sous des méridiens presque opposés.

Un troisième grand fait principal, presque inclus, d’ailleurs, dans les deux précédents, c’est l’affinité qui existe entre les productions d’un même continent ou d’une même mer, bien que les espèces elles-mêmes soient quelquefois distinctes en ses divers points et dans des stations différentes. C’est là une loi très générale, et dont chaque continent offre des exemples remarquables. Néanmoins, le naturaliste voyageant du nord au sud, par exemple, ne manque jamais d’être frappé de la manière dont des groupes successifs d’êtres spécifiquement distincts, bien qu’en étroite relation les uns avec les autres, se remplacent mutuellement. Il voit des oiseaux analogues : leur chant est presque semblable ; leurs nids sont presque construits de la même manière ; leurs œufs sont à peu près de même couleur, et cependant ce sont des espèces différentes. Les plaines avoisinant le détroit de Magellan sont habitées par une espèce d’autruche américaine (Rhea), et les plaines de la Plata, situées plus au nord, par une espèce différente du même genre ; mais on n’y rencontre ni la véritable autruche ni l’ému, qui vivent sous les mêmes latitudes en Afrique et en Australie. Dans ces mêmes plaines de la Plata, on rencontre l’agouti et la viscache, animaux ayant à peu près les mêmes habitudes que nos lièvres et nos lapins, et qui appartiennent au même ordre de rongeurs, mais qui présentent évidemment dans leur structure un type tout américain. Sur les cimes élevées des Cordillères, nous trouvons une espèce de viscache alpestre ; dans les eaux nous ne trouvons ni le castor ni le rat musqué, mais le coypou et le capybara, rongeurs ayant le type sud-américain. Nous pourrions citer une foule d’autres exemples analogues. Si nous examinons les îles de la côte américaine, quelque différentes qu’elles soient du continent par leur nature géologique, leurs habitants sont essentiellement américains, bien qu’ils puissent tous appartenir à des espèces particulières. Nous pouvons remonter jusqu’aux périodes écoulées et, ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre précédent, nous trouverons encore que ce sont des types américains qui dominent dans les mers américaines et sur le continent américain. Ces faits dénotent l’existence de quelque lien organique intime et profond qui prévaut dans le temps et dans l’espace, dans les mêmes étendues de terre et de mer, indépendamment des conditions physiques. Il faudrait qu’un naturaliste fût bien indifférent pour n’être pas tenté de rechercher quel peut être ce lien.

Ce lien est tout simplement l’hérédité, cette cause qui, seule, autant que nous le sachions d’une manière positive, tend à produire des organismes tout à fait semblables les uns aux autres, ou, comme on le voit dans le cas des variétés, presque semblables. La dissemblance des habitants de diverses régions peut être attribuée à des modifications dues à la variation et à la sélection naturelle et probablement aussi, mais à un moindre degré, à l’action directe de conditions physiques différentes. Les degrés de dissemblance dépendent de ce que les migrations des formes organisées dominantes ont été plus ou moins efficacement empêchées à des époques plus ou moins reculées ; de la nature et du nombre des premiers immigrants, et de l’action que les habitants ont pu exercer les uns sur les autres, au point de vue de la conservation de différentes modifications ; les rapports qu’ont entre eux les divers organismes dans la lutte pour l’existence, étant, comme je l’ai déjà souvent indiqué, les plus importants de tous. C’est ainsi que les barrières, en mettant obstacle aux migrations, jouent un rôle aussi important que le temps, quand il s’agit des lentes modifications par la sélection naturelle. Les espèces très répandues, comprenant de nombreux individus, qui ont déjà triomphé de beaucoup de concurrents dans leurs vastes habitats, sont aussi celles qui ont le plus de chances de s’emparer de places nouvelles, lorsqu’elles se répandent dans de nouvelles régions. Soumises dans leur nouvelle patrie à de nouvelles conditions, elles doivent fréquemment subir des modifications et des perfectionnements ultérieurs ; il en résulte qu’elles doivent remporter de nouvelles victoires et produire des groupes de descendants modifiés. Ce principe de l’hérédité avec modifications nous permet de comprendre pourquoi des sections de genres, des genres entiers et même des familles entières, se trouvent confinés dans les mêmes régions, cas si fréquent et si connu.

Ainsi que je l’ai fait remarquer dans le chapitre précédent, on ne saurait prouver qu’il existe une loi de développement indispensable. La variabilité de chaque espèce est une propriété indépendante dont la sélection naturelle ne s’empare qu’autant qu’il en résulte un avantage pour l’individu dans sa lutte complexe pour l’existence ; la somme des modifications chez des espèces différentes ne doit donc nullement être uniforme. Si un certain nombre d’espèces, après avoir été longtemps en concurrence les unes avec les autres dans leur ancien habitat émigraient dans une région nouvelle qui, plus tard, se trouverait isolée, elles seraient peu sujettes à des modifications, car ni la migration ni l’isolement ne peuvent rien par eux-mêmes. Ces causes n’agissent qu’en amenant les organismes à avoir de nouveaux rapports les uns avec les autres, et, à un moindre degré, avec les conditions physiques ambiantes. De même que nous avons vu, dans le chapitre précédent, que quelques formes ont conservé à peu près les mêmes caractères depuis une époque géologique prodigieusement reculée, de même certaines espèces se sont disséminées sur d’immenses espaces, sans se modifier beaucoup, ou même sans avoir éprouvé aucun changement.

En partant de ces principes, il est évident que les différentes espèces d’un même genre, bien qu’habitant les points du globe les plus éloignés, doivent avoir la même origine, puisqu’elles descendent d’un même ancêtre. À l’égard des espèces qui n’ont éprouvé que peu de modifications pendant des périodes géologiques entières, il n’y a pas de grande difficulté à admettre qu’elles ont émigré d’une même région ; car, pendant les immenses changements géographiques et climatériques qui sont survenus depuis les temps anciens, toutes les migrations, quelque considérables qu’elles soient, ont été possibles. Mais, dans beaucoup d’autres cas où nous avons des raisons de penser que les espèces d’un genre se sont produites à des époques relativement récentes cette question présente de grandes difficultés.

Il est évident que les individus appartenant à une même espèce, bien qu’habitant habituellement des régions éloignées et séparées, doivent provenir d’un seul point, celui où ont existé leurs parents ; car, ainsi que nous l’avons déjà expliqué, il serait inadmissible que des individus absolument identiques eussent pu être produits par des parents spécifiquement distincts.

CENTRES UNIQUES DE CRÉATION.

Nous voilà ainsi amenés à examiner une question qui a soulevé tant de discussions parmi les naturalistes. Il s’agit de savoir si les espèces ont été créées sur un ou plusieurs points de la surface terrestre. Il y a sans doute des cas où il est extrêmement difficile de comprendre comment la même espèce a pu se transmettre d’un point unique jusqu’aux diverses régions éloignées et isolées où nous la trouvons aujourd’hui. Néanmoins, il semble si naturel que chaque espèce se soit produite d’abord dans une région unique, que cette hypothèse captive aisément l’esprit. Quiconque la rejette, repousse la vera causa de la génération ordinaire avec migrations subséquentes et invoque l’intervention d’un miracle. Il est universellement admis que, dans la plupart des cas, la région habitée par une espèce est continue ; et que, lorsqu’une plante ou un animal habite deux points si éloignés ou séparés l’un de l’autre par des obstacles de nature telle, que la migration devient très difficile, on considère le fait comme exceptionnel et extraordinaire. L’impossibilité d’émigrer à travers une vaste mer est plus évidente pour les mammifères terrestres que pour tous les autres êtres organisés ; aussi ne trouvons-nous pas d’exemple inexplicable de l’existence d’un même mammifère habitant des points éloignés du globe. Le géologue n’est point embarrassé de voir que l’Angleterre possède les mêmes quadrupèdes que le reste de l’Europe, parce qu’il est évident que les deux régions ont été autrefois réunies. Mais, si les mêmes espèces peuvent être produites sur deux points séparés, pourquoi ne trouvons-nous pas un seul mammifère commun à l’Europe et à l’Australie ou à l’Amérique du Sud ? Les conditions d’existence sont si complètement les mêmes, qu’une foule de plantes et d’animaux européens se sont naturalisés en Australie et en Amérique, et que quelques plantes indigènes sont absolument identiques sur ces points si éloignés de l’hémisphère boréal et de l’hémisphère austral. Je sais qu’on peut répondre que les mammifères n’ont pas pu émigrer, tandis que certaines plantes, grâce à la diversité de leurs moyens de dissémination, ont pu être transportées de proche en proche à travers d’immenses espaces. L’influence considérable des barrières de toutes sortes n’est compréhensible qu’autant que la grande majorité des espèces a été produite d’un côté, et n’a pu passer au côté opposé. Quelques familles, beaucoup de sous-familles, un grand nombre de genres, sont confinés dans une seule région, et plusieurs naturalistes ont observé que les genres les plus naturels, c’est-à-dire ceux dont les espèces se rapprochent le plus les unes des autres, sont généralement propres à une seule région assez restreinte, ou, s’ils ont une vaste extension, cette extension est continue. Ne serait-ce pas une étrange anomalie qu’en descendant un degré plus bas dans la série, c’est-à-dire jusqu’aux individus de la même espèce, une règle toute opposée prévalût, et que ceux-ci n’eussent pas, au moins à l’origine, été confinés dans quelque région unique ?

Il me semble donc beaucoup plus probable, ainsi du reste qu’à beaucoup d’autres naturalistes, que l’espèce s’est produite dans une seule contrée, d’où elle s’est ensuite répandue aussi loin que le lui ont permis ses moyens de migration et de subsistance, tant sous les conditions de vie passée que sous les conditions de vie actuelle. Il se présente, sans doute, bien des cas où il est impossible d’expliquer le passage d’une même espèce d’un point à un autre, mais les changements géographiques et climatériques qui ont certainement eu lieu depuis des époques géologiques récentes doivent avoir rompu la continuité de la distribution primitive de beaucoup d’espèces. Nous en sommes donc réduits à apprécier si les exceptions à la continuité de distribution sont assez nombreuses et assez graves pour nous faire renoncer à l’hypothèse, appuyée par tant de considérations générales, que chaque espèce s’est produite sur un point, et est partie de là pour s’étendre ensuite aussi loin qu’il lui a été possible. Il serait fastidieux de discuter tous les cas exceptionnels où la même espèce vit actuellement sur des points isolés et éloignés, et encore n’aurais-je pas la prétention de trouver une explication complète. Toutefois, après quelques considérations préliminaires, je discuterai quelques-uns des exemples les plus frappants, tels que l’existence d’une même espèce sur les sommets de montagnes très éloignées les unes des autres et sur des points très distants des régions arctiques et antarctiques ; secondement (dans le chapitre suivant), l’extension remarquable des formes aquatiques d’eau douce ; et, troisièmement, l’existence des mêmes espèces terrestres dans les îles et sur les continents les plus voisins, bien que parfois séparés par plusieurs centaines de milles de pleine mer. Si l’existence d’une même espèce en des points distants et isolés de la surface du globe peut, dans un grand nombre de cas, s’expliquer par l’hypothèse que chaque espace a émigré de son centre de production, alors, considérant notre ignorance en ce qui concerne, tant les changements climatériques et géographiques qui ont eu lieu autrefois, que les moyens accidentels de transport qui ont pu concourir à cette dissémination, je crois que l’hypothèse d’un berceau unique est incontestablement la plus naturelle.

La discussion de ce sujet nous permettra en même temps d’étudier un point également très important pour nous, c’est-à-dire si les diverses espèces d’un même genre qui, d’après ma théorie, doivent toutes descendre d’un ancêtre commun, peuvent avoir émigré de la contrée habitée par celui-ci tout en se modifiant pendant leur émigration. Si l’on peut démontrer que, lorsque la plupart des espèces habitant une région sont différentes de celles d’une autre région, tout en en étant cependant très voisines, il y a eu autrefois des migrations probables d’une de ces régions dans l’autre, ces faits confirmeront ma théorie, car on peut les expliquer facilement par l’hypothèse de la descendance avec modifications. Une île volcanique, par exemple, formée par soulèvement à quelques centaines de milles d’un continent, recevra probablement, dans le cours des temps, un petit nombre de colons, dont les descendants, bien que modifiés, seront cependant en étroite relation d’hérédité avec les habitants du continent. De semblables cas sont communs, et, ainsi que nous le verrons plus tard, sont complètement inexplicables dans l’hypothèse des créations indépendantes. Cette opinion sur les rapports qui existent entre les espèces de deux régions se rapproche beaucoup de celle émise par M. Wallace, qui conclut que « chaque espèce, à sa naissance, coïncide pour le temps et pour le lieu avec une autre espèce préexistante et proche alliée ». On sait actuellement que M. Wallace attribue cette coïncidence à la descendance avec modifications.

La question de l’unité ou de la pluralité des centres de création diffère d’une autre question qui, cependant, s’en rapproche beaucoup : tous les individus d’une même espèce descendent-ils d’un seul couple, ou d’un seul hermaphrodite, ou, ainsi que l’admettent quelques auteurs, de plusieurs individus simultanément créés ? À l’égard des êtres organisés qui ne se croisent jamais, en admettant qu’il y en ait, chaque espèce doit descendre d’une succession de variétés modifiées, qui se sont mutuellement supplantées, mais sans jamais se mélanger avec d’autres individus ou d’autres variétés de la même espèce ; de sorte qu’à chaque phase successive de la modification tous les individus de la même variété descendent d’un seul parent. Mais, dans la majorité des cas, pour tous les organismes qui s’apparient habituellement pour chaque fécondation, ou qui s’entre-croisent parfois, les individus d’une même espèce, habitant la même région, se maintiennent à peu près uniformes par suite de leurs croisements constants ; de sorte qu’un grand nombre d’individus se modifiant simultanément, l’ensemble des modifications caractérisant une phase donnée ne sera pas dû à la descendance d’un parent unique. Pour bien faire comprendre ce que j’entends : nos chevaux de course diffèrent de toutes les autres races, mais ils ne doivent pas leur différence et leur supériorité à leur descendance d’un seul couple, mais aux soins incessants apportés à la sélection et à l’entraînement d’un grand nombre d’individus pendant chaque génération.

Avant de discuter les trois classes de faits que j’ai choisis comme présentant les plus grandes difficultés qu’on puisse élever contre la théorie des « centres uniques de création », je dois dire quelques mots sur les moyens de dispersion.

MOYENS DE DISPERSION.

Sir C. Lyell et d’autres auteurs ont admirablement traité cette question ; je me bornerai donc à résumer ici en quelques mots les faits les plus importants. Les changements climatériques doivent avoir exercé une puissante influence sur les migrations ; une région, infranchissable aujourd’hui, peut avoir été une grande route de migration, lorsque son climat était différent de ce qu’il est actuellement. J’aurai bientôt, d’ailleurs, à discuter ce côté de la question avec quelques détails. Les changements de niveau du sol ont dû aussi jouer un rôle important ; un isthme étroit sépare aujourd’hui deux faunes marines ; que cet isthme soit submergé ou qu’il l’ait été autrefois, et les deux faunes se mélangeront ou se seront déjà mélangées. Là où il y a aujourd’hui une mer, des terres ont pu anciennement relier des îles ou même des continents, et ont permis aux productions terrestres de passer des uns aux autres. Aucun géologue ne conteste les grands changements de niveau qui se sont produits pendant la période actuelle, changements dont les organismes vivants ont été les contemporains. Edouard Forbes a insisté sur le fait que toutes les îles de l’Atlantique ont dû être, à une époque récente, reliées à l’Europe ou à l’Afrique, de même que l’Europe à l’Amérique. D’autres savants ont également jeté des ponts hypothétiques sur tous les océans, et relié presque toutes les îles à un continent. Si l’on pouvait accorder une foi entière aux arguments de Forbes, il faudrait admettre que toutes les îles ont été récemment rattachées à un continent. Cette hypothèse tranche le nœud gordien de la dispersion d’une même espèce sur les points les plus éloignés, et écarte bien des difficultés ; mais, autant que je puis en juger, je ne crois pas que nous soyons autorisés à admettre qu’il y ait eu des changements géographiques aussi énormes dans les limites de la période des espèces existantes. Il me semble que nous avons de nombreuses preuves de grandes oscillations du niveau des terres et des mers, mais non pas de changements assez considérables dans la position et l’extension de nos continents pour nous donner le droit d’admettre que, à une époque récente, ils aient tous été reliés les uns aux autres ainsi qu’aux diverses îles océaniques. J’admets volontiers l’existence antérieure de beaucoup d’îles, actuellement ensevelies sous la mer, qui ont pu servir de stations, de lieux de relâche, aux plantes et aux animaux pendant leurs migrations. Dans les mers où se produit le corail, ces îles submergées sont encore indiquées aujourd’hui par les anneaux de corail ou attolls qui les surmontent. Lorsqu’on admettra complètement, comme on le fera un jour, que chaque espèce est sortie d’un berceau unique, et qu’à la longue nous finirons par connaître quelque chose de plus précis sur les moyens de dispersion des êtres organisés, nous pourrons spéculer avec plus de certitude sur l’ancienne extension des terres. Mais je ne pense pas qu’on arrive jamais à prouver que, pendant la période récente, la plupart de nos continents, aujourd’hui complètement séparés, aient été réunis d’une manière continue ou à peu près continue les uns avec les autres, ainsi qu’avec les grandes îles océaniques. Plusieurs faits relatifs à la distribution géographique, tels, par exemple, que la grande différence des faunes marines sur les côtes opposées de presque tous les continents ; les rapports étroits qui relient aux habitants actuels les formes tertiaires de plusieurs continents et même de plusieurs océans ; le degré d’affinité qu’on observe entre les mammifères habitant les îles et ceux du continent le plus rapproché, affinité qui est en partie déterminée, comme nous le verrons plus loin, par la profondeur de la mer qui les sépare ; tous ces faits et quelques autres analogues me paraissent s’opposer à ce que l’on admette que des révolutions géographiques aussi considérables que l’exigeraient les opinions soutenues par Forbes et ses partisans, se sont produites à une époque récente. Les proportions relatives et la nature des habitants des îles océaniques me paraissent également s’opposer à l’hypothèse que celles-ci ont été autrefois reliées avec les continents. La constitution presque universellement volcanique de ces îles n’est pas non plus favorable à l’idée qu’elles représentent des restes de continents submergés ; car, si elles avaient primitivement constitué des chaînes de montagnes continentales, quelques-unes au moins seraient, comme d’autres sommets, formées de granit, de schistes métamorphiques d’anciennes roches fossilifères ou autres roches analogues, au lieu de n’être que des entassements de matières volcaniques.

Je dois maintenant dire quelques mots sur ce qu’on a appelé les moyens accidentels de dispersion, moyens qu’il vaudrait mieux appeler occasionnels ; je ne parlerai ici que des plantes. On dit, dans les ouvrages de botanique, que telle ou telle plante se prête mal à une grande dissémination ; mais on peut dire qu’on ignore presque absolument si telle ou telle plante peut traverser la mer avec plus ou moins de facilité. On ne savait même pas, avant les quelques expériences que j’ai entreprises sur ce point avec le concours de M. Berkeley, pendant combien de temps les graines peuvent résister à l’action nuisible de l’eau de mer. Je trouvai, à ma grande surprise, que, sur quatre-vingt-sept espèces, soixante quatre ont germé après une immersion de vingt-huit jours, et que certaines résistèrent même à une immersion de cent trente-sept jours. Il est bon de noter que certains ordres se montrèrent beaucoup moins aptes que d’autres à résister à cette épreuve ; neuf légumineuses, à l’exception d’une seule, résistèrent mal à l’action de l’eau salée ; sept espèces appartenant aux deux ordres alliés, les hydrophyllacées et les polémoniacées, furent toutes détruites par un mois d’immersion. Pour plus de commodité, j’expérimentai principalement sur les petites graines dépouillées de leur fruit, ou de leur capsule ; or, comme toutes allèrent au fond au bout de peu de jours, elles n’auraient pas pu traverser de grands bras de mer, qu’elles fussent ou non endommagées par l’eau salée. J’expérimentai ensuite sur quelques fruits et sur quelques capsules, etc., de plus grosse dimension ; quelques-uns flottèrent longtemps. On sait que le bois vert flotte beaucoup moins longtemps que le bois sec. Je pensai que les inondations doivent souvent entraîner à la mer des plantes ou des branches desséchées chargées de capsules ou de fruits. Cette idée me conduisit à faire sécher les tiges et les branches de quatre-vingt-quatorze plantes portant des fruits mûrs, et je les plaçai ensuite sur de l’eau de mer. La plupart allèrent promptement au fond, mais quelques-unes, qui, vertes, ne flottaient que peu de temps, résistèrent beaucoup plus longtemps une fois sèches ; ainsi, les noisettes vertes s’enfoncèrent de suite, mais, sèches, elles flottèrent pendant quatre-vingt-dix jours, et germèrent après avoir été mises en terre ; un plant d’asperge portant des baies mûres flotta vingt-trois jours ; après avoir été desséché, il flotta quatre-vingt-cinq jours et les graines germèrent ensuite. Les graines mûres de l’Helosciadium, qui allaient au fond au bout de deux jours, flottèrent pendant plus de quatre-vingt-dix jours une fois sèches, et germèrent ensuite. Au total, sur quatre-vingt-quatorze plantes sèches, dix-huit flottèrent pendant plus de vingt-huit jours, et quelques-unes dépassèrent de beaucoup ce terme. Il en résulte que 64/87 des graines que je soumis à l’expérience germèrent après une immersion de vingt-huit jours, et que 18/94 des plantes à fruits mûrs (toutes n’appartenaient pas aux mêmes espèces que dans l’expérience précédente) flottèrent, après dessiccation, pendant plus de vingt-huit jours. Nous pouvons donc conclure, autant du moins qu’il est permis de tirer une conclusion d’un si petit nombre de faits, que les graines de 14/100 des plantes d’une contrée quelconque peuvent être entraînées pendant vingt-huit jours par les courants marins sans perdre la faculté de germer. D’après l’atlas physique de Johnston, la vitesse moyenne des divers courants de l’Atlantique est de 53 kilomètres environ par jour, quelques-uns même atteignent la vitesse de 96 kilomètres et demi par jour ; d’après cette moyenne, les 14/100 de graines de plantes d’un pays pourraient donc être transportés à travers un bras de mer large de 1487 kilomètres jusque dans un autre pays, et germer si, après avoir échoué sur la rive, le vent les portait dans un lieu favorable à leur développement.

M. Martens a entrepris subséquemment des expériences semblables aux miennes, mais dans de meilleures conditions ; il plaça, en effet, ses graines dans une boîte plongée dans la mer même, de sorte qu’elles se trouvaient alternativement soumises à l’action de l’air et de l’eau, comme des plantes réellement flottantes. Il expérimenta sur quatre-vingt-dix-huit graines pour la plupart différentes des miennes ; mais il choisit de gros fruits et des graines de plantes vivant sur les côtes, circonstances de nature à augmenter la longueur moyenne de leur flottaison et leur résistance à l’action nuisible de l’eau salée. D’autre part, il n’a pas fait préalablement sécher les plantes portant leur fruit ; fait qui, comme nous l’avons vu, aurait permis à certaines de flotter encore plus longtemps. Le résultat obtenu fut que 18/98 de ces graines flottèrent pendant quarante-deux jours et germèrent ensuite. Je crois cependant que des plantes exposées aux vagues ne doivent pas flotter aussi longtemps que celles qui, comme dans ces expériences, sont à l’abri d’une violente agitation. Il serait donc plus sûr d’admettre que les graines d’environ 10 pour 100 des plantes d’une flore peuvent, après dessiccation, flotter à travers un bras de mer large de 1450 kilomètres environ, et germer ensuite. Le fait que les fruits plus gros sont aptes à flotter plus longtemps que les petits est intéressant, car il n’y a guère d’autre moyen de dispersion pour les plantes à gros fruits et à grosses graines ; d’ailleurs, ainsi que l’a démontré Alph. de Candolle, ces plantes ont généralement une extension limitée.

Les graines peuvent être occasionnellement transportées d’une autre manière. Les courants jettent du bois flotté sur les côtes de la plupart des îles, même de celles qui se trouvent au milieu des mers les plus vastes ; les naturels des îles de corail du Pacifique ne peuvent se procurer les pierres avec lesquelles ils confectionnent leurs outils qu’en prenant celles qu’ils trouvent engagées dans les racines des arbres flottés ; ces pierres appartiennent au roi, qui en tire de gros revenus. J’ai observé que, lorsque des pierres de forme irrégulière sont enchâssées dans les racines des arbres, de petites parcelles de terre remplissent souvent les interstices qui peuvent se trouver entre elles et le bois, et sont assez bien protégées pour que l’eau ne puisse les enlever pendant la plus longue traversée. J’ai vu germer trois dicotylédones contenues dans une parcelle de terre ainsi enfermée dans les racines d’un chêne ayant environ cinquante ans ; je puis garantir l’exactitude de cette observation. Je pourrais aussi démontrer que les cadavres d’oiseaux, flottant sur la mer, ne sont pas toujours immédiatement dévorés ; or, un grand nombre de graines peuvent conserver longtemps leur vitalité dans le jabot des oiseaux flottants ; ainsi, les pois et les vesces sont tués par quelques jours d’immersion dans l’eau salée, mais, à ma grande surprise, quelques-unes de ces graines, prises dans le jabot d’un pigeon qui avait flotté sur l’eau salée pendant trente jours, germèrent presque toutes.

Les oiseaux vivants ne peuvent manquer non plus d’être des agents très efficaces pour le transport des graines. Je pourrais citer un grand nombre de faits qui prouvent que des oiseaux de diverses espèces sont fréquemment chassés par les ouragans à d’immenses distances en mer. Nous pouvons en toute sûreté admettre que, dans ces circonstances, ils doivent atteindre une vitesse de vol d’environ 56 kilomètres à l’heure ; et quelques auteurs l’estiment à beaucoup plus encore. Je ne crois pas que les graines alimentaires puissent traverser intactes l’intestin d’un oiseau, mais les noyaux des fruits passent sans altération à travers les organes digestifs du dindon lui-même. J’ai recueilli en deux mois, dans mon jardin, douze espèces de graines prises dans les fientes des petits oiseaux ; ces graines paraissaient intactes, et quelques-unes ont germé. Mais voici un fait plus important. Le jabot des oiseaux ne sécrète pas de suc gastrique et n’exerce aucune action nuisible sur la germination des graines, ainsi que je m’en suis assuré par de nombreux essais. Or, lorsqu’un oiseau a rencontré et absorbé une forte quantité de nourriture, il est reconnu qu’il faut de douze à dix-huit heures pour que tous les grains aient passé dans le gésier. Un oiseau peut, dans cet intervalle, être chassé par la tempête à une distance de 800 kilomètres, et comme les oiseaux de proie recherchent les oiseaux fatigués, le contenu de leur jabot déchiré peut être ainsi dispersé. Certains faucons et certains hiboux avalent leur proie entière, et, après un intervalle de douze à vingt heures, dégorgent de petites pelotes dans lesquelles, ainsi qu’il résulte d’expériences faites aux Zoological Gardens, il y a des graines aptes à germer. Quelques graines d’avoine, de blé, de millet, de chènevis, de chanvre, de trèfle et de betterave ont germé après avoir séjourné de douze à vingt-quatre heures dans l’estomac de divers oiseaux de proie ; deux graines de betterave ont germé après un séjour de soixante-deux heures dans les mêmes conditions. Les poissons d’eau douce avalent les graines de beaucoup de plantes terrestres et aquatiques ; or, les oiseaux qui dévorent souvent les poissons, deviennent ainsi les agents du transport des graines. J’ai introduit une quantité de graines dans l’estomac de poissons morts que je faisais ensuite dévorer par des aigles pêcheurs, des cigognes et des pélicans ; après un intervalle de plusieurs heures, ces oiseaux dégorgeaient les graines en pelotes, ou les rejetaient dans leurs excréments, et plusieurs germèrent parfaitement ; il y a toutefois des graines qui ne résistent jamais à ce traitement.

Les sauterelles sont quelquefois emportées à de grandes distances des côtes ; j’en ai moi-même capturé une à 595 kilomètres de la côte d’Afrique, et on en a recueilli à des distances plus grandes encore. Le rév. R.-T. Lowe a informé sir C. Lyell qu’en novembre 1844 des essaims de sauterelles ont envahi l’île de Madère. Elles étaient en quantités innombrables, aussi serrées que les flocons dans les grandes tourmentes de neige, et s’étendaient en l’air aussi loin qu’on pouvait voir avec un télescope. Pendant deux ou trois jours, elles décrivirent lentement dans les airs une immense ellipse ayant 5 ou 6 kilomètres de diamètre, et le soir s’abattirent sur les arbres les plus élevés, qui en furent bientôt couverts. Elles disparurent ensuite aussi subitement qu’elles étaient venues et n’ont pas depuis reparu dans l’île. Or, les fermiers de certaines parties du Natal croient, sans preuves bien suffisantes toutefois, que des graines nuisibles sont introduites dans leurs prairies par les excréments qu’y laissent les immenses vols de sauterelles qui souvent envahissent le pays. M. Weale m’ayant, pour expérimenter ce fait, envoyé un paquet de boulettes sèches provenant de ces insectes, j’y trouvai, en les examinant à l’aide du microscope, plusieurs graines qui me donnèrent sept graminées appartenant à deux espèces et à deux genres. Une invasion de sauterelles, comme celle qui a eu lieu à Madère, pourrait donc facilement introduire plusieurs sortes de plantes dans une île située très loin du continent.

Bien que le bec et les pattes des oiseaux soient généralement propres, il y adhère parfois un peu de terre ; j’ai, dans une occasion, enlevé environ 4 grammes, et dans une autre 1g,4 de terre argileuse sur la patte d’une perdrix ; dans cette terre, se trouvait un caillou de la grosseur d’une graine de vesce. Voici un exemple plus frappant : un ami m’a envoyé la patte d’une bécasse à laquelle était attaché un fragment de terre sèche pesant 58 centigrammes seulement, mais qui contenait une graine de Juncus bufonius, qui germa et fleurit. M. Swaysland, de Brighton, qui depuis quarante ans étudie avec beaucoup de soin nos oiseaux de passage, m’informe qu’ayant souvent tiré des hoche-queues (Motacillæ), des motteux et des tariers (Saxicolæ), à leur arrivée, avant qu’ils se soient abattus sur nos côtes, il a plusieurs fois remarqué qu’ils portent aux pattes de petites parcelles de terre sèche. On pourrait citer beaucoup de faits qui montrent combien le sol est presque partout chargé de graines. Le professeur Newton, par exemple, m’a envoyé une patte de perdrix (Caccabis rufa) devenue, à la suite d’une blessure, incapable de voler, et à laquelle adhérait une boule de terre durcie qui pesait environ 200 grammes. Cette terre, qui avait été gardée trois ans, fut ensuite brisée, arrosée et placée sous une cloche de verre ; il n’en leva pas moins de quatre-vingt-deux plantes, consistant en douze monocotylédonées, comprenant l’avoine commune, et au moins une espèce d’herbe ; et soixante et dix dicotylédonées, qui, à en juger par les jeunes feuilles, appartenaient à trois espèces distinctes au moins. De pareils faits nous autorisent à conclure que les nombreux oiseaux qui sont annuellement entraînés par les bourrasques à des distances considérables en mer, ainsi que ceux qui émigrent chaque année, les millions de cailles qui traversent la Méditerranée, par exemple, doivent occasionnellement transporter quelques graines enfouies dans la boue qui adhère à leur bec et à leurs pattes. Mais j’aurai bientôt à revenir sur ce sujet.

On sait que les glaces flottantes sont souvent chargées de pierres et de terre, et qu’on y a même trouvé des broussailles, des os et le nid d’un oiseau terrestre ; on ne saurait donc douter qu’elles ne puissent quelquefois, ainsi que le suggère Lyell, transporter des graines d’un point à un autre des régions arctiques et antarctiques. Pendant la période glaciaire, ce moyen de dissémination a pu s’étendre dans nos contrées actuellement tempérées. Aux Açores, le nombre considérable des plantes européennes, en comparaison de celles qui croissent sur les autres îles de l’Atlantique plus rapprochées du continent, et leurs caractères quelque peu septentrionaux pour la latitude où elles vivent, ainsi que l’a fait remarquer M. H.-C. Watson, m’ont porté à croire que ces îles ont dû être peuplées en partie de graines apportées par les glaces pendant l’époque glaciaire. À ma demande, sir C. Lyell a écrit à M. Hartung pour lui demander s’il avait observé des blocs erratiques dans ces îles, et celui-ci répondit qu’il avait en effet trouvé de grands fragments de granit et d’autres roches qui ne se rencontrent pas dans l’archipel. Nous pouvons donc conclure que les glaces flottantes ont autrefois déposé leurs fardeaux de pierre sur les rives de ces îles océaniques, et que, par conséquent, il est très possible qu’elles y aient aussi apporté les graines de plantes septentrionales.

Si l’on songe que ces divers modes de transport, ainsi que d’autres qui, sans aucun doute, sont encore à découvrir, ont agi constamment depuis des milliers et des milliers d’années, il serait vraiment merveilleux qu’un grand nombre de plantes n’eussent pas été ainsi transportées à de grandes distances. On qualifie ces moyens de transport du terme peu correct d’accidentels ; en effet, les courants marins, pas plus que la direction des vents dominants, ne sont accidentels. Il faut observer qu’il est peu de modes de transport aptes à porter des graines à des distances très considérables, car les graines ne conservent pas leur vitalité lorsqu’elles sont soumises pendant un temps très prolongé à l’action de l’eau salée, et elles ne peuvent pas non plus rester bien longtemps dans le jabot ou dans l’intestin des oiseaux. Ces moyens peuvent, toutefois suffire pour les transports occasionnels à travers des bras de mer de quelques centaines de kilomètres, ou d’île en île, ou d’un continent à une île voisine, mais non pas d’un continent à un autre très éloigné. Leur intervention ne doit donc pas amener le mélange des flores de continents très distants, et ces flores ont dû rester distinctes comme elles le sont, en effet, aujourd’hui. Les courants, en raison de leur direction, ne transporteront jamais des graines de l’Amérique du Nord en Angleterre, bien qu’ils puissent en porter et qu’ils en portent, en effet, des Antilles jusque sur nos côtes de l’ouest, où, si elles n’étaient pas déjà endommagées par leur long séjour dans l’eau salée, elles ne pourraient d’ailleurs pas supporter notre climat. Chaque année, un ou deux oiseaux de terre sont chassés par le vent à travers tout l’Atlantique, depuis l’Amérique du Nord jusqu’à nos côtes occidentales de l’Irlande et de l’Angleterre ; mais ces rares voyageurs ne pourraient transporter de graines que celles que renfermerait la boue adhérant à leurs pattes ou à leur bec, circonstance qui ne peut être que très accidentelle. Même dans le cas où elle se présenterait, la chance que cette graine tombât sur un sol favorable, et arrivât à maturité, serait bien faible. Ce serait cependant une grave erreur de conclure de ce qu’une île bien peuplée, comme la Grande-Bretagne, n’a pas, autant qu’on le sache, et ce qu’il est d’ailleurs assez difficile de prouver, reçu pendant le cours des derniers siècles, par l’un ou l’autre de ces modes occasionnels de transport, des immigrants d’Europe ou d’autres continents, qu’une île pauvrement peuplée, bien que plus éloignée de la terre ferme, ne pût pas recevoir, par de semblables moyens, des colons venant d’ailleurs. Il est possible que, sur cent espèces d’animaux ou de graines transportées dans une île, même pauvre en habitants, il ne s’en trouvât qu’une assez bien adaptée à sa nouvelle patrie pour s’y naturaliser ; mais ceci ne serait point, à mon avis, un argument valable contre ce qui a pu être effectué par des moyens occasionnels de transport dans le cours si long des époques géologiques, pendant le lent soulèvement d’une île et avant qu’elle fût suffisamment peuplée. Sur un terrain encore stérile, que n’habite aucun insecte ou aucun oiseau destructeur, une graine, une fois arrivée, germerait et survivrait probablement, à condition toutefois que le climat ne lui soit pas absolument contraire.

DISPERSION PENDANT LA PÉRIODE GLACIAIRE.

L’identité de beaucoup de plantes et d’animaux qui vivent sur les sommets de chaînes de montagnes, séparées les unes des autres par des centaines de milles de plaines, dans lesquelles les espèces alpines ne pourraient exister, est un des cas les plus frappants d’espèces identiques vivant sur des points très éloignés, sans qu’on puisse admettre la possibilité de leur migration de l’un à l’autre de ces points. C’est réellement un fait remarquable que de voir tant de plantes de la même espèce vivre sur les sommets neigeux des Alpes et des Pyrénées, en même temps que dans l’extrême nord de l’Europe ; mais il est encore bien plus extraordinaire que les plantes des montagnes Blanches, aux États-Unis, soient toutes semblables à celles du Labrador et presque semblables, comme nous l’apprend Asa Gray, à celles des montagnes les plus élevées de l’Europe. Déjà, en 1747, l’observation de faits de ce genre avait conduit Gmelin à conclure à la création indépendante d’une même espèce en plusieurs points différents ; et peut-être aurait-il fallu nous en tenir à cette hypothèse, si les recherches d’Agassiz et d’autres n’avaient appelé une vive attention sur la période glaciaire, qui, comme nous allons le voir, fournit une explication toute simple de cet ordre de faits. Nous avons les preuves les plus variées, organiques et inorganiques, que, à une période géologique récente, l’Europe centrale et l’Amérique du Nord subirent un climat arctique. Les ruines d’une maison consumée par le feu ne racontent pas plus clairement la catastrophe qui l’a détruite que les montages de l’Écosse et du pays de Galles, avec leurs flancs labourés, leurs surfaces polies et leurs blocs erratiques, ne témoignent de la présence des glaciers qui dernièrement encore en occupaient les vallées. Le climat de l’Europe a si considérablement changé que, dans le nord de l’Italie, les moraines gigantesques laissées par d’anciens glaciers sont actuellement couvertes de vignes et de maïs. Dans une grande partie des États-Unis, des blocs erratiques et des roches striées révèlent clairement l’existence passée d’une période de froid.

Nous allons indiquer en quelques mots l’influence qu’a dû autrefois exercer l’existence d’un climat glacial sur la distribution des habitants de l’Europe, d’après l’admirable analyse qu’en a faite E. Forbes. Pour mieux comprendre les modifications apportées par ce climat, nous supposerons l’apparition d’une nouvelle période glaciaire commençant lentement, puis disparaissant, comme cela a eu lieu autrefois. À mesure que le froid augmente, les zones plus méridionales deviennent plus propres à recevoir les habitants du Nord ; ceux-ci s’y portent et remplacent les formes des régions tempérées qui s’y trouvaient auparavant. Ces dernières, à leur tour et pour la même raison, descendent de plus en plus vers le sud, à moins qu’elles ne soient arrêtées par quelque obstacle, auquel cas elles périssent. Les montagnes se couvrant de neige et de glace, les formes alpines descendent dans les plaines, et, lorsque le froid aura atteint son maximum, une faune et une flore arctiques occuperont toute l’Europe centrale jusqu’aux Alpes et aux Pyrénées, en s’étendant même jusqu’en Espagne. Les parties actuellement tempérées des États-Unis seraient également peuplées de plantes et d’animaux arctiques, qui seraient à peu près identiques à ceux de l’Europe ; car les habitants actuels de la zone glaciale qui, partout, auront émigré vers le sud, sont remarquablement uniformes autour du pôle.

Au retour de la chaleur, les formes arctiques se retireront vers le nord, suivies dans leur retraite par les productions des régions plus tempérées. À mesure que la neige quittera le pied des montagnes, les formes arctiques s’empareront de ce terrain déblayé, et remonteront toujours de plus en plus sur leurs flancs à mesure que, la chaleur augmentant, la neige fondra à une plus grande hauteur, tandis que les autres continueront à remonter vers le nord. Par conséquent, lorsque la chaleur sera complètement revenue, les mêmes espèces qui auront vécu précédemment dans les plaines de l’Europe et de l’Amérique du Nord se trouveront tant dans les régions arctiques de l’ancien et du nouveau monde, que sur les sommets de montagnes très éloignées les unes des autres.

Ainsi s’explique l’identité de bien des plantes habitant des points aussi distants que le sont les montagnes des États-Unis et celles de l’Europe. Ainsi s’explique aussi le fait que les plantes alpines de chaque chaîne de montagnes se rattachent plus particulièrement aux formes arctiques qui vivent plus au nord, exactement ou presque exactement sur les mêmes degrés de longitude ; car les migrations provoquées par l’arrivée du froid, et le mouvement contraire résultant du retour de la chaleur, ont dû généralement se produire du nord au sud et du sud au nord. Ainsi, les plantes alpines de l’Écosse, selon les observations de M. H.-C. Watson, et celles des Pyrénées d’après Ramond, se rapprochent surtout des plantes du nord de la Scandinavie ; celles des États-Unis, de celles du Labrador, et celles des montagnes de la Sibérie, de celles des régions arctiques de ce pays. Ces déductions, basées sur l’existence bien démontrée d’une époque glaciaire antérieure, me paraissent expliquer d’une manière si satisfaisante la distribution actuelle des productions alpines et arctiques de l’Europe et de l’Amérique, que, lorsque nous rencontrons, dans d’autres régions, les mêmes espèces sur des sommets éloignés, nous pouvons presque conclure, sans autre preuve, à l’existence d’un climat plus froid, qui a permis autrefois leur migration au travers des plaines basses intermédiaires, devenues actuellement trop chaudes pour elles.

Pendant leur migration vers le sud et leur retraite vers le nord, causées par le changement du climat, les formes arctiques n’ont pas dû, quelque long qu’ait été le voyage, être exposées à une grande diversité de température ; en outre, comme elles ont dû toujours s’avancer en masse, leurs relations mutuelles n’ont pas été sensiblement troublées. Il en résulte que ces formes, selon les principes que nous cherchons à établir dans cet ouvrage, n’ont pas dû être soumises à de grandes modifications. Mais, à l’égard des productions alpines, isolées depuis l’époque du retour de la chaleur, d’abord au pied des montagnes, puis au sommet, le cas aura dû être un peu différent. Il n’est guère probable, en effet, que précisément les mêmes espèces arctiques soient restées sur des sommets très éloignés les uns des autres et qu’elles aient pu y survivre depuis. Elles ont dû, sans aucun doute, se mélanger aux espèces alpines plus anciennes qui, habitant les montagnes avant le commencement de l’époque glaciaire, ont dû, pendant la période du plus grand froid, descendre dans la plaine. Enfin, elles doivent aussi avoir été exposées à des influences climatériques un peu diverses. Ces diverses causes ont dû troubler leurs rapports mutuels, et elles sont en conséquence devenues susceptibles de modifications. C’est ce que nous remarquons en effet, si nous comparons les unes aux autres les formes alpines d’animaux et de plantes de diverses grandes chaînes de montagnes européennes ; car, bien que beaucoup d’espèces demeurent identiques, les unes offrent les caractères de variétés, d’autres ceux de formes douteuses ou sous-espèces ; d’autres, enfin, ceux d’espèces distinctes, bien que très étroitement alliées et se représentant mutuellement dans les diverses stations qu’elles occupent.

Dans l’exemple qui précède, j’ai supposé que, au commencement de notre époque glaciaire imaginaire, les productions arctiques étaient aussi uniformes qu’elles le sont de nos jours dans les régions qui entourent le pôle. Mais il faut supposer aussi que beaucoup de formes subarctiques et même quelques formes des climats tempérés étaient identiques tout autour du globe, car on retrouve des espèces identiques sur les pentes inférieures des montagnes et dans les plaines, tant en Europe que dans l’Amérique du Nord. Or, on pourrait se demander comment j’explique cette uniformité des espèces subarctiques et des espèces tempérées à l’origine de la véritable époque glaciaire. Actuellement, les formes appartenant à ces deux catégories, dans l’ancien et dans le nouveau monde, sont séparées par l’océan Atlantique et par la partie septentrionale de l’océan Pacifique. Pendant la période glaciaire, alors que les habitants de l’ancien et du nouveau monde vivaient plus au sud qu’aujourd’hui, elles devaient être encore plus complètement séparées par de plus vastes océans. De sorte qu’on peut se demander avec raison comment les mêmes espèces ont pu s’introduire dans deux continents aussi éloignés. Je crois que ce fait peut s’expliquer par la nature du climat qui a dû précéder l’époque glaciaire. À cette époque, c’est-à-dire pendant la période du nouveau pliocène, les habitants du monde étaient, en grande majorité, spécifiquement les mêmes qu’aujourd’hui, et nous avons toute raison de croire que le climat était plus chaud qu’il n’est à présent. Nous pouvons supposer, en conséquence, que les organismes qui vivent maintenant par 60 degrés de latitude ont dû, pendant la période pliocène, vivre plus près du cercle polaire, par 66 ou 67 degrés de latitude, et que les productions arctiques actuelles occupaient les terres éparses plus rapprochées du pôle. Or, si nous examinons une sphère, nous voyons que, sous le cercle polaire, les terres sont presque continues depuis l’ouest de l’Europe, par la Sibérie, jusqu’à l’Amérique orientale. Cette continuité des terres circumpolaires, jointe à une grande facilité de migration, résultant d’un climat plus favorable, peut expliquer l’uniformité supposée des productions subarctiques et tempérées de l’ancien et du nouveau monde à une époque antérieure à la période glaciaire.

Je crois pouvoir admettre, en vertu de raisons précédemment indiquées, que nos continents sont restés depuis fort longtemps à peu près dans la même position relative, bien qu’ayant subi de grandes oscillations de niveau ; je suis donc fortement disposé à étendre l’idée ci-dessus développée, et à conclure que, pendant une période antérieure et encore plus chaude, telle que l’ancien pliocène, un grand nombre de plantes et d’animaux semblables ont habité la région presque continue qui entoure le pôle. Ces plantes et ces animaux ont dû, dans les deux mondes, commencer à émigrer lentement vers le sud, à mesure que la température baissait, longtemps avant le commencement de la période glaciaire. Ce sont, je crois, leurs descendants, modifiés pour la plupart, qui occupent maintenant les portions centrales de l’Europe et des États-Unis. Cette hypothèse nous permet de comprendre la parenté, d’ailleurs très éloignée de l’identité, qui existe entre les productions de l’Europe et celles des États-Unis ; parenté très remarquable, vu la distance qui existe entre les deux continents, et leur séparation par un océan aussi considérable que l’Atlantique. Nous comprenons également ce fait singulier, remarqué par plusieurs observateurs, que les productions des États-Unis et celles de l’Europe étaient plus voisines les unes des autres pendant les derniers étages de l’époque tertiaire qu’elles ne le sont aujourd’hui. En effet, pendant ces périodes plus chaudes, les parties septentrionales de l’ancien et du nouveau monde ont dû être presque complètement réunies par des terres, qui ont servi de véritables ponts, permettant les migrations réciproques de leurs habitants, ponts que le froid a depuis totalement interceptés.

La chaleur décroissant lentement pendant la période pliocène, les espèces communes à l’ancien et au nouveau monde ont dû émigrer vers le sud ; dès qu’elles eurent dépassé les limites du cercle polaire, toute communication entre elles a été interceptée, et cette séparation, surtout en ce qui concerne les productions correspondant à un climat plus tempéré, a dû avoir lieu à une époque très reculée. En descendant vers le sud, les plantes et les animaux ont dû, dans l’une des grandes régions, se mélanger avec les productions indigènes de l’Amérique, et entrer en concurrence avec elles, et, dans l’autre grande région, avec les productions de l’ancien monde. Nous trouvons donc là toutes les conditions voulues pour des modifications bien plus considérables que pour les productions alpines, qui sont restées depuis une époque plus récente isolées sur les diverses chaînes de montagnes et dans les régions arctiques de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Il en résulte que, lorsque nous comparons les unes aux autres les productions actuelles des régions tempérées de l’ancien et du nouveau monde, nous trouvons très peu d’espèces identiques, bien qu’Asa Gray ait récemment démontré qu’il y en a beaucoup plus qu’on ne le supposait autrefois ; mais, en même temps, nous trouvons, dans toutes les grandes classes, un nombre considérable de formes que quelques naturalistes regardent comme des races géographiques, et d’autres comme des espèces distinctes ; nous trouvons, enfin, une multitude de formes étroitement alliées ou représentatives, que tous les naturalistes s’accordent à regarder comme spécifiquement distinctes.

Il en a été dans les mers de même que sur la terre ; la lente migration vers le sud d’une faune marine, entourant à peu près uniformément les côtes continues situées sous le cercle polaire à l’époque pliocène, ou même à une époque quelque peu antérieure, nous permet de nous rendre compte, d’après la théorie de la modification, de l’existence d’un grand nombre de formes alliées, vivant actuellement dans des mers complètement séparées. C’est ainsi que nous pouvons expliquer la présence sur la côte occidentale et sur la côte orientale de la partie tempérée de l’Amérique du Nord, de formes étroitement alliées existant encore ou qui se sont éteintes pendant la période tertiaire ; et le fait encore plus frappant de la présence de beaucoup de crustacés, décrits dans l’admirable ouvrage de Dana, de poissons et d’autres animaux marins étroitement alliés, dans la Méditerranée et dans les mers du Japon, deux régions qui sont actuellement séparées par un continent tout entier, et par d’immenses océans.

Ces exemples de parenté étroite entre des espèces ayant habité ou habitant encore les mers des côtes occidentales et orientales de l’Amérique du Nord, la Méditerranée, les mers du Japon et les zones tempérées de l’Amérique et de l’Europe, ne peuvent s’expliquer par la théorie des créations indépendantes. Il est impossible de soutenir que ces espèces ont reçu lors de leur création des caractères identiques, en raison de la ressemblance des conditions physiques des milieux ; car, si nous comparons par exemple certaines parties de l’Amérique du Sud avec d’autres parties de l’Afrique méridionale ou de l’Australie, nous voyons des pays dont toutes les conditions physiques sont exactement analogues, mais dont les habitants sont entièrement différents.

PÉRIODES GLACIAIRES ALTERNANTES AU NORD ET AU MIDI.

Pour en revenir à notre sujet principal, je suis convaincu que l’on peut largement généraliser l’hypothèse de Forbes. Nous trouvons, en Europe, les preuves les plus évidentes de l’existence d’une période glaciaire, depuis les côtes occidentales de l’Angleterre jusqu’à la chaîne de l’Oural, et jusqu’aux Pyrénées au sud. Les mammifères congelés et la nature de la végétation des montagnes de la Sibérie témoignent du même fait. Le docteur Hooker affirme que l’axe central du Liban fut autrefois recouvert de neiges éternelles, alimentant des glaciers qui descendaient d’une hauteur de 4000 pieds dans les vallées. Le même observateur a récemment découvert d’immenses moraines à un niveau plus élevé sur la chaîne de l’Atlas, dans l’Afrique septentrionale. Sur les flancs de l’Himalaya, sur des points éloignés entre eux de 1450 kilomètres, des glaciers ont laissé les marques de leur descente graduelle dans les vallées ; dans le Sikhim, le docteur Hooker a vu du maïs croître sur d’anciennes et gigantesques moraines. Au sud du continent asiatique, de l’autre côté de l’équateur, les savantes recherches du docteur J. Haast et du docteur Hector nous ont appris que d’immenses glaciers descendaient autrefois à un niveau relativement peu élevé dans la Nouvelle-Zélande ; le docteur Hooker a trouvé dans cette île, sur des montagnes fort éloignées les unes des autres, des plantes analogues qui témoignent aussi de l’existence d’une ancienne période glaciaire. Il résulte des faits qui m’ont été communiqués par le révérend W.-B. Clarke, que les montagnes de l’angle sud-est de l’Australie portent aussi les traces d’une ancienne action glaciaire.

Dans la moitié septentrionale de l’Amérique, on a observé, sur le côté oriental de ce continent, des blocs de rochers transportés par les glaces vers le sud jusque par 36 ou 37 degrés de latitude, et, sur les côtes du Pacifique, où le climat est actuellement si différent, jusque par 46 degrés de latitude. On a aussi remarqué des blocs erratiques sur les montagnes Rocheuses. Dans les Cordillères de l’Amérique du Sud, presque sous l’équateur, les glaciers descendaient autrefois fort au-dessous de leur niveau actuel. J’ai examiné, dans le Chili central, un immense amas de détritus contenant de gros blocs erratiques, traversant la vallée de Portillo, restes sans aucun doute d’une gigantesque moraine. M. D. Forbes m’apprend qu’il a trouvé sur divers points des Cordillères, à une hauteur de 12000 pieds environ, entre le 13e et 30e degré de latitude sud, des roches profondément striées, semblables à celles qu’il a étudiées en Norwège, et également de grandes masses de débris renfermant des cailloux striés. Il n’existe actuellement, sur tout cet espace des Cordillères, même à des hauteurs bien plus considérables, aucun glacier véritable. Plus au sud, des deux côtés du continent, depuis le 41e degré de latitude jusqu’à l’extrémité méridionale, on trouve les preuves les plus évidentes d’une ancienne action glaciaire dans la présence de nombreux et immenses blocs erratiques, qui ont été transportés fort loin des localités d’où ils proviennent.

L’extension de l’action glaciaire tout autour de l’hémisphère boréal et de l’hémisphère austral ; le peu d’ancienneté, dans le sens géologique du terme, de la période glaciaire dans l’un et l’autre hémisphère ; sa durée considérable, estimée d’après l’importance des effets qu’elle a produits ; enfin le niveau inférieur auquel les glaciers se sont récemment abaissés tout le long des Cordillères, sont autant de faits qui m’avaient autrefois porté à penser que probablement la température du globe entier devait, pendant la période glaciaire, s’être abaissée d’une manière simultanée. Mais M. Croll a récemment cherché, dans une admirable série de mémoires, à démontrer que l’état glacial d’un climat est le résultat de diverses causes physiques, déterminées par une augmentation dans l’excentricité de l’orbite de la terre. Toutes ces causes tendent au même but, mais la plus puissante paraît être l’influence de l’excentricité de l’orbite sur les courants océaniques. Il résulte des recherches de M. Croll que des périodes de refroidissement reviennent régulièrement tous les dix ou quinze mille ans ; mais qu’à des intervalles beaucoup plus considérables, par suite de certaines éventualités, dont la plus importante, comme l’a démontré sir Ch. Lyell, est la position relative de la terre et des eaux, le froid devient extrêmement rigoureux. M. Croll estime que la dernière grande période glaciaire remonte à 240000 ans et a duré, avec de légères variations de climat, pendant environ 160000 ans. Quant aux périodes glaciaires plus anciennes, plusieurs géologues sont convaincus, et ils fournissent à cet égard des preuves directes, qu’il a dû s’en produire pendant l’époque miocène et l’époque éocène, sans parler des formations plus anciennes. Mais, pour en revenir au sujet immédiat de notre discussion, le résultat le plus important auquel soit arrivé M. Croll est que, lorsque l’hémisphère boréal traverse une période de refroidissement, la température de l’hémisphère austral s’élève sensiblement ; les hivers deviennent moins rudes, principalement par suite de changements dans la direction des courants de l’Océan. L’inverse a lieu pour l’hémisphère boréal, lorsque l’hémisphère austral passe à son tour par une période glaciaire. Ces conclusions jettent une telle lumière sur la distribution géographique, que je suis disposé à les accepter ; mais je commence par les faits qui réclament une explication.

Le docteur Hooker a démontré que, dans l’Amérique du Sud, outre un grand nombre d’espèces étroitement alliées, environ quarante ou cinquante plantes à fleurs de la Terre de Feu, constituant une partie importante de la maigre flore de cette région, sont communes à l’Amérique du Nord et à l’Europe, si éloignées que soient ces régions situées dans deux hémisphères opposés. On rencontre, sur les montagnes élevées de l’Amérique équatoriale, une foule d’espèces particulières appartenant à des genres européens. Gardner a trouvé sur les monts Organ, au Brésil, quelques espèces appartenant aux régions tempérées européennes, des espèces antarctiques, et quelques genres des Andes, qui n’existent pas dans les plaines chaudes intermédiaires. L’illustre Humboldt a trouvé aussi, il y a longtemps, sur la Silla de Caraccas, des espèces appartenant à des genres caractéristiques des Cordillères.

En Afrique, plusieurs formes ayant un caractère européen, et quelques représentants de la flore du cap de Bonne-Espérance se retrouvent sur les montagnes de l’Abyssinie. On a rencontré au cap de Bonne-Espérance quelques espèces européennes qui ne paraissent pas avoir été introduites par l’homme, et, sur les montagnes, plusieurs formes représentatives européennes qu’on ne trouve pas dans les parties intertropicales de l’Afrique. Le docteur Hooker a récemment démontré aussi que plusieurs plantes habitant les parties supérieures de l’île de Fernando-Po, ainsi que les montagnes voisines de Cameroon, dans le golfe de Guinée, se rapprochent étroitement de celles qui vivent sur les montagnes de l’Abyssinie et aussi des plantes de l’Europe tempérée. Le docteur Hooker m’apprend, en outre, que quelques-unes de ces plantes, appartenant aux régions tempérées, ont été découvertes par le révérend F. Lowe sur les montagnes des îles du Cap-Vert. Cette extension des mêmes formes tempérées, presque sous l’équateur, à travers tout le continent africain jusqu’aux montagnes de l’archipel du Cap-Vert, est sans contredit un des cas les plus étonnants qu’on connaisse en fait de distribution de plantes.

Sur l’Himalaya et sur les chaînes de montagnes isolées de la péninsule indienne, sur les hauteurs de Ceylan et sur les cônes volcaniques de Java, on rencontre beaucoup de plantes, soit identiques, soit se représentant les unes les autres, et, en même temps, représentant des plantes européennes, mais qu’on ne trouve pas dans les régions basses et chaudes intermédiaires. Une liste des genres recueillis sur les pics les plus élevés de Java semble dressée d’après une collection faite en Europe sur une colline. Un fait encore plus frappant, c’est que des formes spéciales à l’Australie se trouvent représentées par certaines plantes croissant sur les sommets des montagnes de Bornéo. D’après le docteur Hooker, quelques-unes de ces formes australiennes s’étendent le long des hauteurs de la péninsule de Malacca, et sont faiblement disséminées d’une part dans l’Inde, et, d’autre part, aussi loin vers le nord que le Japon.

Le docteur F. Müller a découvert plusieurs espèces européennes sur les montagnes de l’Australie méridionale ; d’autres espèces, non introduites par l’homme, se rencontrent dans les régions basses ; et, d’après le docteur Hooker, on pourrait dresser une longue liste de genres européens existant en Australie, et qui n’existent cependant pas dans les régions torrides intermédiaires. Dans l’admirable Introduction à la flore de la Nouvelle-Zélande, le docteur Hooker signale des faits analogues et non moins frappants relatifs aux plantes de cette grande île. Nous voyons donc que certaines plantes vivant sur les plus hautes montagnes des tropiques dans toutes les parties du globe et dans les plaines des régions tempérées, dans les deux hémisphères du nord et du sud, appartiennent aux mêmes espèces, ou sont des variétés des mêmes espèces. Il faut observer, toutefois, que ces plantes ne sont pas rigoureusement des formes arctiques, car, ainsi que le fait remarquer M. H.-C. Watson, « à mesure qu’on descend des latitudes polaires vers l’équateur, les flores de montagnes, ou flores alpines, perdent de plus en plus leurs caractères arctiques. » Outre ces formes identiques et très étroitement alliées, beaucoup d’espèces, habitant ces mêmes stations si complètement séparées, appartiennent à des genres qu’on ne trouve pas actuellement dans les régions basses tropicales intermédiaires.

Ces brèves remarques ne s’appliquent qu’aux plantes ; on pourrait, toutefois, citer quelques faits analogues relatifs aux animaux terrestres. Ces mêmes remarques s’appliquent aussi aux animaux marins ; je pourrais citer, par exemple, une assertion d’une haute autorité, le professeur Dana : « Il est certainement étonnant de voir, dit-il, que les crustacés de la Nouvelle-Zélande aient avec ceux de l’Angleterre, son antipode, une plus étroite ressemblance qu’avec ceux de toute autre partie du globe. » Sir J. Richardson parle aussi de la réapparition sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, de la Tasmanie, etc., de formes de poissons toutes septentrionales. Le docteur Hooker m’apprend que vingt-cinq espèces d’algues, communes à la Nouvelle-Zélande et à l’Europe, ne se trouvent pas dans les mers tropicales intermédiaires.

Les faits qui précèdent, c’est-à-dire la présence de formes tempérées dans les régions élevées de toute l’Afrique équatoriale, de la péninsule indienne jusqu’à Ceylan et l’archipel malais, et, d’une manière moins marquée, dans les vastes régions de l’Amérique tropicale du Sud, nous autorisent à penser qu’à une antique époque, probablement pendant la partie la plus froide de la période glaciaire, les régions basses équatoriales de ces grands continents ont été habitées par un nombre considérable de formes tempérées. À cette époque, il est probable qu’au niveau de la mer le climat était alors sous l’équateur ce qu’il est aujourd’hui sous la même latitude à 5 ou 6000 pieds de hauteur, ou peut-être même encore un peu plus froid. Pendant cette période très froide, les régions basses sous l’équateur ont dû être couvertes d’une végétation mixte tropicale et tempérée, semblable à celle qui, d’après le docteur Hooker, tapisse avec exubérance les croupes inférieures de l’Himalaya à une hauteur de 4 à 5000 pieds, mais peut-être avec une prépondérance encore plus forte de formes tempérées. De même encore M. Mann a trouvé que des formes européennes tempérées commencent à apparaître à 5000 pieds de hauteur environ, sur l’île montagneuse de Fernando-Po, dans le golfe de Guinée. Sur les montagnes de Panama, le docteur Seemann a trouvé, à 2000 pieds seulement de hauteur, une végétation semblable à celle de Mexico, et présentant un « harmonieux mélange des formes de la zone torride avec celles des régions tempérées ».

Voyons maintenant si l’hypothèse de M. Croll sur une période plus chaude dans l’hémisphère austral, pendant que l’hémisphère boréal subissait le froid intense de l’époque glaciaire, jette quelque lumière sur cette distribution, inexplicable en apparence, des divers organismes dans les parties tempérées des deux hémisphères, et sur les montagnes des régions tropicales. Mesurée en années, la période glaciaire doit avoir été très longue, plus que suffisante, en un mot, pour expliquer toutes les migrations, si l’on considère combien il a fallu peu de siècles pour que certaines plantes et certains animaux naturalisés se répandent sur d’immenses espaces. Nous savons que les formes arctiques ont envahi les régions tempérées à mesure que l’intensité du froid augmentait, et, d’après les faits que nous venons de citer, il faut admettre que quelques-unes des formes tempérées les plus vigoureuses, les plus dominantes et les plus répandues, ont dû alors pénétrer jusque dans les plaines équatoriales. Les habitants de ces plaines équatoriales ont dû, en même temps, émigrer vers les régions intertropicales de l’hémisphère sud, plus chaud à cette époque. Sur le déclin de la période glaciaire, les deux hémisphères reprenant graduellement leur température précédente, les formes tempérées septentrionales occupant les plaines équatoriales ont dû être repoussées vers le nord, ou détruites et remplacées par les formes équatoriales revenant du sud. Il est cependant très probable que quelques-unes de ces formes tempérées se sont retirées sur les parties les plus élevées de la région ; or, si ces parties étaient assez élevées, elles y ont survécu et y sont restées, comme les formes arctiques sur les montagnes de l’Europe. Dans le cas même où le climat ne leur aurait pas parfaitement convenu, elles ont dû pouvoir survivre, car le changement de température a dû être fort lent, et le fait que les plantes transmettent à leurs descendants des aptitudes constitutionnelles différentes pour résister à la chaleur et au froid, prouve qu’elles possèdent incontestablement une certaine aptitude à l’acclimatation.

Le cours régulier des phénomènes amenant une période glaciaire dans l’hémisphère austral et une surabondance de chaleur dans l’hémisphère boréal, les formes tempérées méridionales ont dû à leur tour envahir les plaines équatoriales. Les formes septentrionales, autrefois restées sur les montagnes, ont dû descendre alors et se mélanger avec les formes méridionales. Ces dernières, au retour de la chaleur, ont dû se retirer vers leur ancien habitat, en laissant quelques espèces sur les sommets, et en emmenant avec elles vers le sud quelques-unes des formes tempérées du nord qui étaient descendues de leurs positions élevées sur les montagnes. Nous devons donc trouver quelques espèces identiques dans les zones tempérées boréales et australes et sur les sommets des montagnes des régions tropicales intermédiaires. Mais les espèces reléguées ainsi pendant longtemps sur les montagnes, ou dans un autre hémisphère, ont dû être obligées d’entrer en concurrence avec de nombreuses formes nouvelles et se sont trouvées exposées à des conditions physiques un peu différentes ; ces espèces, pour ces motifs, ont dû subir de grandes modifications, et doivent actuellement exister sous forme de variétés ou d’espèces représentatives ; or, c’est là ce qui se présente. Il faut aussi se rappeler l’existence de périodes glaciaires antérieures dans les deux hémisphères, fait qui nous explique, selon les mêmes principes, le nombre des espèces distinctes qui habitent des régions analogues très éloignées les unes des autres, espèces appartenant à des genres qui ne se rencontrent plus maintenant dans les zones torrides intermédiaires.

Il est un fait remarquable sur lequel le docteur Hooker a beaucoup insisté à l’égard de l’Amérique, et Alph. de Candolle à l’égard de l’Australie, c’est qu’un bien plus grand nombre d’espèces identiques ou légèrement modifiées ont émigré du nord au sud que du sud au nord. On rencontre cependant quelques formes méridionales sur les montagnes de Bornéo et d’Abyssinie. Je pense que cette migration plus considérable du nord au sud est due à la plus grande étendue des terres dans l’hémisphère boréal et à la plus grande quantité des formes qui les habitent ; ces formes, par conséquent, ont dû se trouver, grâce à la sélection naturelle et à une concurrence plus active, dans un état de perfection supérieur, qui leur aura assuré la prépondérance sur les formes méridionales. Aussi, lorsque les deux catégories de formes se sont mélangées dans les régions équatoriales, pendant les alternances des périodes glaciaires, les formes septentrionales, plus vigoureuses, se sont trouvées plus aptes à garder leur place sur les montagnes, et ensuite à s’avancer vers le sud avec les formes méridionales, tandis que celles-ci n’ont pas pu remonter vers le nord avec les formes septentrionales. C’est ainsi que nous voyons aujourd’hui de nombreuses productions européennes envahir la Plata, la Nouvelle-Zélande, et, à un moindre degré, l’Australie, et vaincre les formes indigènes ; tandis que fort peu de formes méridionales se naturalisent dans l’hémisphère boréal, bien qu’on ait abondamment importé en Europe, depuis deux ou trois siècles, de la Plata, et, depuis ces quarante ou cinquante dernières années, d’Australie, des peaux, de la laine et d’autres objets de nature à recéler des graines. Les monts Nillgherries de l’Inde offrent cependant une exception partielle ; car, ainsi que me l’apprend le docteur Hooker, les formes australiennes s’y naturalisent rapidement. Il n’est pas douteux qu’avant la dernière période glaciaire les montagnes intertropicales ont été peuplées par des formes alpines endémiques ; mais celles-ci ont presque partout cédé la place aux formes plus dominantes, engendrées dans les régions plus étendues et les ateliers plus actifs du nord. Dans beaucoup d’îles, les productions indigènes sont presque égalées ou même déjà dépassées par des formes étrangères acclimatées ; circonstance qui est un premier pas fait vers leur extinction complète. Les montagnes sont des îles sur la terre ferme, et leurs habitants ont cédé la place à ceux provenant des régions plus vastes du nord, tout comme les habitants des véritables îles ont partout disparu et disparaissent encore devant les formes continentales acclimatées par l’homme.

Les mêmes principes s’appliquent à la distribution des animaux terrestres et des formes marines, tant dans les zones tempérées de l’hémisphère boréal et de l’hémisphère austral que sur les montagnes intertropicales. Lorsque, pendant l’apogée de la période glaciaire, les courants océaniques étaient fort différents de ce qu’ils sont aujourd’hui, quelques habitants des mers tempérées ont pu atteindre l’équateur. Un petit nombre d’entre eux ont pu peut-être s’avancer immédiatement plus au sud en se maintenant dans les courants plus froids, pendant que d’autres sont restés stationnaires à des profondeurs où la température était moins élevée et y ont survécu jusqu’à ce qu’une période glaciaire, commençant dans l’hémisphère austral, leur ait permis de continuer leur marche ultérieure vers le sud. Les choses se seraient passées de la même manière que pour ces espaces isolés qui, selon Forbes, existent de nos jours dans les parties les plus profondes de nos mers tempérées, parties peuplées de productions arctiques.

Je suis loin de croire que les hypothèses qui précèdent lèvent toutes les difficultés que présentent la distribution et les affinités des espèces identiques et alliées qui vivent aujourd’hui à de si grandes distances dans les deux hémisphères et quelquefois sur les chaînes de montagnes intermédiaires. On ne saurait tracer les routes exactes des migrations, ni dire pourquoi certaines espèces et non d’autres ont émigré ; pourquoi certaines espèces se sont modifiées et ont produit des formes nouvelles, tandis que d’autres sont restées intactes. Nous ne pouvons espérer l’explication de faits de cette nature que lorsque nous saurons dire pourquoi l’homme peut acclimater dans un pays étranger telle espèce et non pas telle autre ; pourquoi telle espèce se répand deux ou trois fois plus loin, ou est deux ou trois fois plus abondante que telle autre, bien que toutes deux soient placées dans leurs conditions naturelles.

Il reste encore diverses difficultés spéciales à résoudre : la présence, par exemple, d’après le docteur Hooker, des mêmes plantes sur des points aussi prodigieusement éloignés que le sont la terre de Kerguelen, la Nouvelle-Zélande et la Terre de Feu ; mais, comme le suggère Lyell, les glaces flottantes peuvent avoir contribué à leur dispersion. L’existence, sur ces mêmes points et sur plusieurs autres encore de l’hémisphère austral, d’espèces qui, quoique distinctes, font partie de genres exclusivement restreints à cet hémisphère, constitue un fait encore plus remarquable. Quelques-unes de ces espèces sont si distinctes, que nous ne pouvons pas supposer que le temps écoulé depuis le commencement de la dernière période glaciaire ait été suffisant pour leur migration et pour que les modifications nécessaires aient pu s’effectuer. Ces faits me semblent indiquer que des espèces distinctes appartenant aux mêmes genres ont émigré d’un centre commun en suivant des lignes rayonnantes, et me portent à croire que, dans l’hémisphère austral, de même que dans l’hémisphère boréal, la période glaciaire a été précédée d’une époque plus chaude, pendant laquelle les terres antarctiques, actuellement couvertes de glaces, ont nourri une flore isolée et toute particulière. On peut supposer qu’avant d’être exterminées pendant la dernière période glaciaire quelques formes de cette flore ont été transportées dans de nombreuses directions par des moyens accidentels, et, à l’aide d’îles intermédiaires, depuis submergées, sur divers points de l’hémisphère austral.

C’est ainsi que les côtes méridionales de l’Amérique, de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande se trouveraient présenter en commun ces formes particulières d’êtres organisés.

Sir C. Lyell a, dans des pages remarquables, discuté, dans un langage presque identique au mien, les effets des grandes alternances du climat sur la distribution géographique dans l’univers entier. Nous venons de voir que la conclusion à laquelle est arrivé M. Croll, relativement à la succession de périodes glaciaires dans un des hémisphères, coïncidant avec des périodes de chaleur dans l’autre hémisphère, jointe à la lente modification des espèces, explique la plupart des faits que présentent, dans leur distribution sur tous les points du globe, les formes organisées identiques, et celles qui sont étroitement alliées. Les ondes vivantes ont, pendant certaines périodes, coulé du nord au sud et réciproquement, et dans les deux cas, ont atteint l’équateur ; mais le courant de la vie a toujours été beaucoup plus considérable du nord au sud que dans le sens contraire, et c’est, par conséquent, celui du nord qui a le plus largement inondé l’hémisphère austral. De même que le flux dépose en lignes horizontales les débris qu’il apporte sur les grèves, s’élevant plus haut sur les côtes où la marée est plus forte, de même les ondes vivantes ont laissé sur les hauts sommets leurs épaves vivantes, suivant une ligne s’élevant lentement depuis les basses plaines arctiques jusqu’à une grande altitude sous l’équateur. On peut comparer les êtres divers ainsi échoués à ces tribus de sauvages qui, refoulées de toutes parts, survivent dans les parties retirées des montagnes de tous les pays, et y perpétuent la trace et le souvenir, plein d’intérêt pour nous, des anciens habitants des plaines environnantes.