L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/V

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 66-68).

SECTION V.
La Joie et le Chagrin.

On doit observer que la cessation du plaisir affecte l’ame de trois manières. S’il cesse simplement, après avoir duré un tems convenable, il laisse dans cet état’que nous avons nommé indifférence ; s’il est interrompu brusquement, on éprouve une sensation désagréable exprimée parle mot de contre-tems ; enfin, l’objet échappe-t-il sans laisser l’espoir d’une autre jouissance, cette perte est accompagnée d’un sentiment qu’on nomme chagrin. Or, je ne pense pas qu’aucune de ces affections, sans excepter celle du chagrin qui est la plus violente, ressemble en quelque chose à la douleur positive. L’homme qui se chagrine se laisse dominer par sa passion ; il s’y livre, il l’aime : il n’en est pas ainsi à l’égard d’une douleur réelle ; personne ne la souffre volontiers pendant un tems considérable. Qu’on s’abandonne volontairement au chagrin, quoique cette sensation soit loin d’être simplement agréable, ce n’est pas bien difficile à comprendre. Il est dans la nature du chagrin de s’attacher à son objet, de ne le perdre jamais de vue, de se le représenter sous l’aspect le plus agréable, d’en examiner jusqu’aux plus petits détails ; de revenir sur chaque jouissance particulière, de s’arrêter avec complaisance sur chacune, et de trouver à toutes mille nouvelles délices, inaperçues jusqu’alors. Le plaisir domine toujours dans le chagrin ; et il s’en faut de beaucoup que l’affliction que nous éprouvons ait quelque ressemblance avec la douleur absolue, qui est toujours odieuse, et dont nous nous délivrons aussitôt que nous en avons le pouvoir. L’Odissée d’Homère qui abonde en images naturelles et touchantes, n’en a pas de plus frappantes que celles que fournissent à Ménélas le sort infortuné de ses amis et la manière dont il sent ce malheur. Il avoue, à la vérité, que souvent il s’arrache à des réflexions si tristes ; mais il observe aussi que toutes tristes qu’elles sont, elles ne laissent pas de lui donner du plaisir.


Ἀλλ’ ἔμπης πάντας μὲν ὀδυρόμενος καὶ ἀχεύων,
Πολλάκις ἐν μεγάροισι καθήμενος ἡμετέροισιν
Ἄλλοτε μέν τε γόῳ φρένα τέρπομαι, ἄλλοτε δ’ αὖτε
Παύομαι αἰψηρὸς δὲ κόρος κρυεροῖο γόοιο.


« Dans les courts intervalles d’une douleur qui n’est pas sans délices, fidèle aux devoir de l’amitié, je donne aux illustres morts, qui me seront chers à jamais, un tribut de douces larmes. » D’autre part, quand nous recouvrons la santé, quand nous échappons à un pressant danger, est-ce de joie que nous sommes émus ? La Sensation qui accompagne ces divers accidens diffère en tout de cette satisfaction douce et voluptueuse qui remue notre ame à l’approche du plaisir. Le délice qui naît des modifications de la douleur, indique sa source par sa nature solide, forte et sévère.