L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV XXIV

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 280-286).

SECTION XXIV.
De la Petitesse.

Pour éviter l’identité qui pourrait naître de la trop fréquente répétition des mêmes raisonnemens, et des explications de la même nature, je n’entrerai pas dans le détail de toutes les particularités qui concernent la beauté, en tant qu’elle se fonde sur la disposition de sa quantité, ou sur sa quantité même. On ne peut parler de la grandeur des corps qu’avec une grande incertitude, parce que les idées de grand et de petit sont des termes presque entièrement relatifs aux espèces des objets, qui sont infinies. Il est vrai qu’ayant une fois fixé l’espèce d’un objet et les dimensions communes aux individus de cette espèce, on peut en observer quelques-uns qui excédent la mesure ordinaire, et d’autres qui restent au-dessous:ceux qui excèdent considérablement, sont par cet excès, pourvu que l’espèce elle-même ne soit pas très-petite, plutôt grands et terribles que beaux; mais comme dans le règne animal, et dans le règne végétal aussi jusqu’à un certain point, les qualités qui constituent la beauté peuvent se trouver unies à des objets doués de dimensions plus grandes qu’elle ne les comporte, lorsqu’elles sont unies ainsi, elles constituent une espèce qui diffère du sublime et du beau, et que j’ai ailleurs nommée brillant. Je ne pense pas que cette espèce ait sur les passions une influence telle que la possèdent les vastes corps qui sont doués des qualités propres au sublime, ou telle que l’exercent les qualités de la beauté, quand elle se réunissent dans un petit objet. L’affection produite par les grands corps ornés des dépouilles de la beauté, est une tension qui se relâche continuellement, et qui approche de la nature de la médiocrité. S’il me fallait dire comment je suis affecté moi-même dans ces occasions, je dirais que le sublime perd moins quand il s’unit avec quelques-unes des qualités de la beauté, que ne fait la beauté en s’alliant à la grandeur de quantité, ou à d’autres propriétés du sublime. Il y a quelque chose de si prédominant dans tout ce qui nous inspire de la crainte, dans toutes les choses qui appartiennent même de fort loin à la terreur, que toute autre chose s’efface en leur présence. Les qualités de la beauté y sont mortes et sans effet, ou tout au plus elles servent à adoucir la rigueur et la sévérité de la terreur, qui est la compagne naturelle de la grandeur. Outre ce qui est extraordinairement grand dans chaque espèce, nous devons considérer les dimensions opposées, le petit et le diminutif. La petitesse par elle-même n’a rien de contraire à l’idée de la beauté. L’oiseau que nous appelons murmure, ne le cède ni par la forme, ni par la couleur à aucun individu de l’espèce aîlée, bien qu’il en soit le plus petit ; peut-être même sa petitesse ajoute-t-elle à sa beauté. Mais il y a des animaux qui, lorsqu’ils sont extrêmement petits, ont rarement quelque beauté, si même ils en ont quelquefois. On voit une espèce, naine d’hommes et de femmes, dont la taille est presque toujours si grosse et si massive en comparaison de leur hauteur, qu’ils présentent une image très-désagréable. Cependant, s’il se rencontrait un homme qui n’eût pas plus de deux ou trois pieds de haut, en supposant que toutes les parties de son corps fussent d’une délicatesse convenable à cette taille, et que d’ailleurs il fut doué des qualités ordinaires aux autres beaux corps, je suis convaincu que sa personne serait regardée comme belle, qu’elle inspirerait par sa présence des idées agréables, qu’elle pourrait devenir un objet d’amour. La seule chose qui pourrait nuire à notre plaisir, c’est que de telles créatures, comment qu’elles soient formées, sont extraordinaires, et, d’après cela, souvent regardées comme des espèces de monstres. Le grand, le gigantesque, quoique très-compatible avec le sublime, est contraire au beau. Il est impossible de voir dans un géant un objet d’amour. Les idées que nous attachons naturellement à cette stature, quand nous laissons errer notre imagination dans un roman, sont des idées de tyrannie, de cruauté, d’injustice et de tout ce qu’il y a d’horrible et d’abominable. Nous nous peignons un géant ravageant la contrée, dépouillant l’innocent voyageur, et se gorgeant ensuite de sa chair à demi-vivante. Tels sont Polyphème, Cacus, et autres, qui font une si terrible figure dans les romans et dans les poëmes héroïques. L’évènement qui engage le plus notre attention, qui nous cause le plus vif plaisir, c’est leur défaite et leur mort. Parmi toute cette multitude de morts dont l’Illiade est remplie, je ne me souviens pas que la chute d’aucun homme remarquable par sa taille et par sa force nous touche de pitié : il ne paraît pas même que le poète, si profond dans la connaissance du cœur humain, ait eu dans ces circonstances le dessein d’exciter cette passion. C’est Simoisius, enlevé dans la tendre fleur de la jeunesse à ses parens, qui tremblent pour un courage si inégal à sa force ; c’est un autre que la guerre arrache aux embrassemens d’une nouvelle épouse, jeune, beau et novice dans les combats, c’est le sort fatal et trop précipité de ces jeunes guerriers qui nous attendrit, et fait couler nos larmes. Achille, malgré les traits de beauté dont Homère s’est plu à embellir sa forme extérieure, malgré les grandes vertus dont il a paré son ame, Achille ne peut inspirer l’amour. On peut remarquer qu’Homère, voulant nous intéresser au sort des Troyens, leur a donné infiniment plus de ces vertus douces et aimables qui appartiennent à la vie privée, qu’il n’en a distribué parmi ses Grecs. C’est la passion de la pitié qu’il s’est proposé d’exciter en faveur des Troyens, passion fondée sur l’amour ; et ces vertus inférieures, que je puis nommer domestiques, sont certainement les plus aimables. Mais il a donné aux Grecs une grande supériorité dans les vertus politiques et miltaires. Les conseils de Priam sont faibles ; les armes d’Hector sont comparativement faibles, et son courage est très-inférieur à celui d’Achille. Homère a voulu que les Grecs ravissent l’admiration, et il a réussi à exciter cette passion en leur donnant des vertus peu compatibles avec l’amour. Cette courte digression n’est pas peut-être hors de propos, lorsqu’il s’agit de montrer que les objets doués de grandes dimensions, sont incompatibles avec la beauté, et d’autant plus incompatibles qu’ils sont plus grands ; au lieu que s’il arrive quelquefois que les petits objets manquent de beauté, ce défaut ne doit point ; être attribué à leur dimension.

SECTION XXV.
De la Couleur.

À l’égard de la couleur les recherches sont presque infinies ; mais je pense que les principes posés dans le commencement de cette partie suffisent pour expliquer les effets de toutes les couleurs, aussi bien que les effets agréables des corps transparens, soit fluides, soit solides. Supposons que je regarde une bouteille remplie d’une liqueur bourbeuse de couleur bleue ou rouge : les rayons bleus ou rouges ne peuvent passer clairement jusqu’à mon œil ; ils sont soudainement et inégalement arrêtés par l’interposition de petits corps opaques, qui, sans préparation, changent l’idée, et la changent en une autre naturellement désagréable, conformément aux principes établis dans la section 24. Mais quand le verre est transparent, ou que la liqueur l’est, le rayon les traverse sans obstacle, et la lumière s’adoucit un peu dans ce passage, ce qui la rend plus agréable même comme lumière ; et comme la liqueur réfléchit également tous les rayons de sa propre couleur, elle a sur l’œil un effet semblable à celui que les corps opaques unis produisent sur la vue et sur le toucher ; de sorte qu’ici le plaisir se compose de la douceur déjà, lumière transmise, et de l’égalité de la lumière réfléchie. Ce plaisir peut encore être augmenté par les principes communs aux autres choses, si la forme du verre qui contient la liqueur transparente, est si judicieusement variée qu’elle présente la couleur en teintes graduellement et alternativement faibles et vigoureuses, avec toute la variété que le jugement peut suggérer dans