L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV XVI

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 259-261).

SECTION XVI.
Pourquoi l’Obscurité est terrible.

Il ne serait peut-être pas inutile d’examiner comment l’obscurité peut agir de manière à causer de la douleur. On sait que la nature a formé notre œil de manière qu’en nous éloignant de la lumière, la prunelle s’élargit par le retrécissement de l’iris, en proportion de l’éloignement. Or, si au lieu de ne nous éloigner que faiblement de la lumière, nous nous en éloignons totalement, il est raisonnable de penser que la contraction des fibres radiales de l’iris devient proportionnément plus grande, et que par une extrême obscurité cette partie peut se contracter au point de tendre les nerfs qui la composent au-delà de leur ton naturel, et produire par-là une sensation, de douleur. Il parait certain que cette tension a lieu pendant que nous sommes enveloppés dans l’obscurité ; car, dans cette situation, l’œil, tandis qu’il est ouvert, fait un effort continuel pour recouvrer la lumière : c’est prouvé d’une manière manifeste par les lueurs et les apparences lumineuses qui souvent dans ces circonstances semblent jouer devant l’œil, et qui ne peuvent être que l’effet des spasmes produits par les efforts qu’il fait pour saisir son objet. Il est plusieurs autres impulsions violentes qui peuvent produire dans l’œil l’idée de la lumière, outre la substance de la lumière même, comme nous l’éprouvons en bien des occasions. Quelques personnes qui accordent que l’obscurité est une cause du sublime, veulent inférer de la dilatation de la prunelle, qu’un relâchement peut produire le sublime aussi bien qu’une convulsion : mais apparemment c’est faute de faire attention que quoique le cercle de l’iris soit une espèce de sphincter qui peut se dilater par un simple relâchement, cependant il diffère de la plupart des autres sphincters du corps en ce qu’il est muni de muscles antagonistes qui sont les fibres radiales de l’iris : dès que le muscle circulaire commence à se relâcher, ces fibres n’ayant plus de contrepoids, sont forcément retirées, et ouvrent considérablement la prunelle. Quand bien même on ne serait pas instruit de ce qu’on vient de dire, je crois qu’en ouvrant les yeux et faisant un effort pour voir dans un lieu obscur, un chacun éprouvera une douleur très-sensible. J’ai entendu quelques dames se plaindre qu’après avoir travaillé long-tems sur un fond noir, leurs yeux se trouvaient si douloureux et si affaiblis qu’ils ne voyaient qu’avec difficulté. On objectera peut-être à cette théorie sur l’effet mécanique de l’obscurité, que les mauvais effets de l’obscurité ou du noir semblent appartenir moins au corps qu’à l’esprit : j’avoue qu’en effet cela paraît être ainsi, et c’est ce qui arrivera toutes les fois que ces effets dépendront des parties les plus délicates de notre corps. Les fâcheux effets d’un mauvais tems ne se manifestent souvent que par la mélancolie et l’abattement des esprits ; cependant il n’est pas douteux qu’alors les organes du corps commencent par souffrir, et communiquent en suite cette impression à l’esprit.