L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIV III

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 232-234).

SECTION III.
De la Cause de la Douleur et de la Crainte.

J’ai déjà observé [1] que tout ce qui est propre à inspirer la terreur, peut servir de fondement au sublime ; à quoi j’ajoute, qu’outre ces choses, il en est beaucoup d’autres dont on ne peut probablement appréhender aucun danger, et qui ont un semblable effet, parce qu’elles agissent d’une manière analogue. J’ai encore observé [2] que tout ce qui produit un plaisir, un plaisir original et positif, est susceptible de beauté. Par conséquent, pour se faire une idée nette de la nature de ces qualités, il faut nécessairement développer la nature de la douleur et du plaisir, dont elles dépendent. Que l’on observe un homme qui subit une violente douleur corporelle, supposons la plus violente, son effet étant le plus sensible : on voit ses dents se serrer, ses sourcils se contracter violemment, son front se replier en rides, ses yeux se renfoncer et rouler avec véhémence ; ses cheveux se dressent, sa voix s’échappe en gémissemens et en cris, tout son corps n’est qu’un tremblement. La crainte ou ta terreur, qui est une appréhension de la douleur ou de la mort, se manifeste par les mêmes effets, avec une violence proportionnée à la proximité de la cause et à la faiblesse du sujet. Cela n’a pas lieu dans l’espèce humaine seulement : souvent il m’est arrivé de voir des chiens qui dans la crainte de quelque châtiment, se roulaient par terre, se tordaient le corps, gémissaient, aboyaient comme s’ils eussent effectivement senti les coups. De-là je conclus que la crainte et la douleur agissent sur les mêmes parties du corps, et de la même manière, quoique l’action puisse différer par le degré de force ; que la, crainte et la douleur consistent dans une tension non naturelle des nerfs ; que cette tension est quelquefois accompagnée d’une force surnaturelle, qui par fois se change soudainement en une extrême faiblesse ; qu’enfin ces effets se font souvent sentir alternativement, et quelquefois en même tems. Telle est la nature des agitations convulsives, particulièrement dans les personnes les plus faibles, qui sont, les plus sujétes aux plus cruelle impression. de la crainte et de la douleur. La seule différence entre la douleur et la terreur est, que les objets qui causent de la douleur agissent sur l’esprit par l’intervention du corps, au lieu que ceux qui causent de la terreur affectent les organes du corps par l’opération de l’esprit qui suggère l’idée du danger : mais comme l’un et l’autre s’accordent, soit en premier, soit en second, pour produire une tension, une contraction, ou une violente émotion dans les nerfs[3], elles s’accordent de même en tout autre chose ; car je conçois très-clairement par cet exemple, comme par bien d’autres, que lorsque le corps est disposé, par un moyen quelconque, à des émotions telles qu’elles lui seraient communiquées par le moyen d’une certaine passion, il excite de lui-même dans l’ame quelque chose de très-semblable à cette passion.

  1. Première partie, sect. 8.
  2. Première partie, sect. 10.
  3. Je n’entre point ici dans la question agitée par, les physiologistes, savoir si la douleur est l’effet d’une contraction ou d’une tension des nerfs. L’un et l’autre cas est également favorable à mon sujet ; car, par tension, je n’entends qu’une violente compulsion des fibres qui composent un muscle eu une membrane, de quelque manière qu’elle s’opère.