Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 196-199).

SECTION X.
Jusqu’à quel point l’idée de la beauté peut être appliquée aux qualités de l’ame.

Cette remarque, en général, n’est pas moins appliquable aux qualités de l’ame. Les vertus du genre le plus sublime, qui ravissent l’admiration, inspirent la terreur plutôt que l’amour ; telles sont la fermeté, la justice, la sagesse, et d’autres semblables. Aucun homme ne se rendit jamais aimable par la force de ces qualités. Celles qui nous touchent par une impression agréable, qui engagent et maîtrisent nos cœurs, sont les plus douces des vertus ; la facilité du caractère, la compassion, la bonté, la libéra lité : on est convaincu cependant qu’elles sont d’un intérêt moins immédiat et moins important pour la société, et qu’elles ont moins de dignité que les premières. C’est pour cette raison-là même qu’elles plaisent davantage. Les grandes vertus s’exercent principalement dans les troubles, dans les châtimens, dans les dangers ; elles s’appliquent à prévenir les grands maux plutôt qu’à dispenser des faveurs ; de-là vient qu’elles ne sauraient obtenir notre amour, quoique dignes de tout notre respect. Celles d’un rang subordonné se manifestent par les consolations, les graces et l’indulgence ; aussi sont-elles plus aimables, quoique inférieures en dignité. Ceux qui s’insinuent dans nos cœurs, que nous choisissons pour confidens de nos heures les plus douces, que nous appelons pour allé ger nos soins et dissiper nos soucis, ceux-là ne sont jamais doués de qualités brillantes ni de fortes Vertus. C’est sur le clair-obscur de l’ame que nos yeux aiment à se reposer, fatigués de contempler des objets plus éclatans. Observons l’impression qui se fait en nous, en lisant les caractères de César et de Caton, tels que Salluste, d’un burin hardi et fin à la fois les, a tracés et contrastés. L’un est toujours porté à l’indulgence, à la libéralité, ignoscendo, largiundo : l’autre a l’inflexibilité, nil langiundo ; l’un est le refuge des malheureux, perfugium miseris ; l’autre le fléau des ; méchans, malis perniciem. Le dernier nous inspire beaucoup d’admiration, une grande vénération, et peut-être un peu de crainte ; nous le respectons, mais nous le respectons à certaine distance : le premier nous fait entrer dans sa familiarité ; nous l’aimons, et il nous mène partout où il veut. Pour rapprocher mes raisonnemens des premiers et des plus naturels sentimens de l’homme, j’ajouterai une remarque que fit un homme de beaucoup d’esprit en lisant cette section. L’autorité d’un père, si utile à notre bien être, et si vénérable sous tous les rapports, empêche que nous ne sentions pour lui cet amour entier[1] que nous avons pour nos mères, en qui l’autorité paternelle est adoucie par l’indulgence et la tendresse maternelle : mais généralement nous aimons beaucoup nos grands-pères, parce que leur autorité se fait sentir à un degré plus loin, et que d’ailleurs la faiblesse de l’âge l’amollit et lui donne quelque chose de la partialité des femmes.

  1. Je n’adopte pas en entier le sentiment de M. Burke ou de son ami : il peut être vrai en général, mais une heureuse expérience ne me permet pas de douter qu’il ne soit susceptible de restriction. Il y a tant de diversité dans le cœur humain, que la plus subtile métaphysique ne pourra jamais expliquer un seul de ses mouvemens par une proposition générale qui ne puisse être combattue par une préposition contraire ; Dans ce cas-ci, par exemple, ne peut-on pas dire, que si un enfant chérit sa mère pour les soins vigilans dont elle a secouru sa faiblesse, pour les tendres caresses dont elle " a charmé ses douleurs, pour la douce indulgence qu’elle accorde à ses caprices ; il aime également son père parce qu’il trouve en lui son premier instituteur, son guide le plus sûr, son confident le plus discret, son ami le plus ardent et le plus désintéressé ? Je ne pense pas que personne réponde négativement. Cependant cette opinion est opposée à celle de M. Burke : mais convenons que l’une et l’autre sont vraies suivant les applications qu’on en fait, et ne généralisons jamais les affections de l’homme.