L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/PIII II

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 161-167).

SECTION II.
La proportion n’est pas la cause de la beauté dans les végétaux.

On dit communément que la beauté consiste dans certaines proportions des parties. Après avoir examiné ce sujet, j’ai de fortes raisons de douter que la beauté soit une idée dépendante en aucune manière de la proportion. La proportion est presque entièrement relative à la convenance, comme toute idée d’ordre semble l’être ; on doit donc la considérer comme un être de l’entendement, plutôt que comme une cause première agissant sur les sens et l’imagination. Ce n’est point par la force d’une attention soutenue et d’une longue recherche ; que nous trouvons qu’un objet est beau : la beauté ne demande pas le secours de la raison ; la volonté même n’y entre pour rien : la présence de la beauté inspire l’amour aussi naturellement que l’application de la glace ou du feu produit les idées du froid pu du chaud. Pour obtenir en ce point une conclusion un peu satisfaisante, il convient d’examiner ce que c’est que la proportion, puisque bien des gens qui se servent de ce mot, ne semblent pas toujours comprendre très-clairement la force du terme, ni avoir des idées bien distinctes de la chose même. La proportion est la mesure de la quantité relative. Puisque toute quantité est divisible, il est évident que toute partie distincte d’une quantité divisée doit avoir une relation quelconque avec les autres parties ou avec le tout. C’est de ces relations que vient l’idée de la proportion. On les découvre par la mesure, et elles sont l’objet des recherches mathématiques. Mais qu’une partie d’une quantité déterminée en soit le quart, le cinquième, le sixième, la moitié ou le tout ; qu’elle soit égale à la longueur d’une autre partie, ou au double de sa longueur, ou seulement à la moitié, voilà ce qui est parfaitement indifférent à l’esprit ; il reste neutre dans la question : c’est même de cette tranquilité, de cette indifférence absolue de l’esprit, que les spéculations mathématiques tirent quelques-uns de leurs plus grands avantages ; parce que rien n’intéresse l’imagination ; parce que le jugement est libre et impartial dans l’examen de son objet. Toutes les proportions, tous les arrangemens de quantité sont les mêmes pour l’entendement ; parce que, pour lui, les mêmes vérités résultent de tous les rapports ; du plus grand et du plus petit, de l’égalité et de l’inégalité. Mais certainement la beauté n’est pas une idée qui appartienne à la mesure ; et elle n’a que faire du calcul et de la géométrie. Si elle en dépendait, nous pourrions découvrir quelques mesures certaines et susceptibles d’une démonstration qui prouverait qu’elles sont belles, soit simplement par elles-mêmes, soit par leurs relations avec d’autres ; et nous pourrions rapporter ces objets naturels dont la beauté n’a d’autres garans que nos sens, à cet heureux module, et confirmer ainsi la voix de nos passions par la décision de notre raison. Mais puisque nous manquons de ce secours, voyons si la proportion peut être considérée, sous quelque rapport, comme la cause de la beauté, ainsi qu’on l’affirme si généralement et avec tant d’assurance. Si la proportion est une des choses qui constituent la beauté, elle doit tirer ce pouvoir, ou de quelques propriétés naturelles, inhérentes à certaines mesures qui opèrent mécaniquement ; ou de l’opération de l’habitude ; ou de la propriété qu’ont certaines mesures de répondre à quelques fins particulières de convenance. Le but de nos recherches est donc de savoir si les parties des objets doués de beauté, tant dans le règne végétal que dans le règne animal, sont constamment si conformes à ces certaines mesures, qu’on puisse se convaincre que leur beauté résulte de ces mesures sur le principe d’une cause naturelle et mécanique ; ou de l’habitude ; ou, enfin, de leur convenance pour des desseins déterminés. J’examinerai cette question dans chacun de ces trois points principaux. Mais j’espère qu’on ne trouvera pas hors de propos qu’avant de procéder, j’expose les règles qui m’ont dirigé dans cette recherche, et qui m’ont égaré, si je suis tombé dans l’erreur. Si deux corps corps produisent le même ou un semblable effet sur l’ame, et qu’à l’examen on trouve qu’ils conviennent en quelques-unes de leurs propriétés, et qu’ils diffèrent en d’autres, l’effet commun doit être attribué aux propriétés dans lesquelles ils conviennent, et non aux propriétés dans lesquelles ils diffèrent. 2°. Ne pas expliquer l’effet d’un objet naturel d’après l’effet d’un objet artificiel. 3°. Ne pas rendre raison de l’effet d’un objet naturel quelconque d’après la conséquence que l’esprit peut tirer de ses usages, s’il est possible d’assigner une cause naturelle. 4°. N’admettre aucune quantité déterminée, aucune relation de quantité, comme cause d’un effet, si l’effet est produit par des mesures et des relations différentes ou opposées, ou si ces mesures et ces relations peuvent exister, sans pour cela que l’effet soit produit. Ce sont là les principales règles que j’ai suivies en examinant le pouvoir de la proportion considérée comme cause naturelle ; et ces règles, si le lecteur les croit justes, je le prie de ne pas les perdre de vue dans tout le cours de la discussion, où nous rechercherons, d’abord, quels sont les objets doués de beauté ; en second lieu, si ceux qui possèdent cette qualité offrent des proportions assez évidentes pour nous convaincre que notre idée, de la beauté découle de ces proportions. Nous considérerons ce pouvoir agréable tel qu’il se montre dans les végétaux, dans les animaux inférieurs, et enfin dans l’homme. Étendant nos regards sur la création végétale, nous ne voyons rien d’aussi beau que les fleuri : mais les fleurs offrent presque toutes sortes de figures, toutes sortes de dispositions, une variété de formes infinie ; et c’est d’après ces formes que les botanistes leur ont donné des noms, qui sont presque aussi variés. Quelle proportion découvrons-nous entre les tiges et les feuilles des fleurs, entre les feuilles et les pistils ? En quoi la tige déliée de la rose convient-elle avec la tête volumineuse sous laquelle elle plie. Cependant la rose est une belle fleur ; et qui osera dire qu’elle ne doit pas une grande partie de sa beauté à cette disproportion même ? La rose est une grande fleur, et naît sur un petit arbuste : la fleur du pommier est très-petite, et croît sur un grand arbre ; mais la rose et la fleur du pommier sont toutes deux très-belles ; et l’arbre et l’arbuste qui sont parés de ces différentes fleurs offrent un coup-d’œil charmant malgré cette disproportion. Est-il, d’un aveu général, un objet plus beau qu’un oranger, riche à la fois de ses feuilles, de ses fleurs et de ses fruits ? Envain cependant nous chercherions ici quelque proportion entre la hauteur et la circonférence, ou dans les dimensions du tout, ou dans la relation des parties. J’accorde que dans un grand nombre de fleurs on peut observer quelque chose qui approche d’une figure régulière, et une sorte de disposition méthodique des feuilles. Telle est la figure de la rose, et telle est la disposition de ses pétales ; mais dans une vue oblique, lorsque cette figure n’est presque plus la même, que l’ordre des feuilles est confondu, elle conserve encore sa beauté : la rose est même plus belle avant d’être pleinement épanouie ; et le bouton naissant plaît davantage que la fleur régulière. Si l’on voulait s’amuser à citer des exemples, on pourrait en fournir une infinité d’autres, faits pour convaincre que la méthode et l’exactitude, l’ame de la proportion, sont plus nuisibles qu’avantageuses à la cause de la beauté.