L’Origine de nos Idees du Sublime et du Beau/III

Traduction par E. Lagentie de Lavaïsse.
Pichon et Depierreux (p. 60-63).

SECTION III.
Différence entre l’éloignement de la douleur et le plaisir positif.

Nous porterons encore plus loin cette proposition. Nous oserons avancer que non-seulement la douleur et le plaisir ne sont pas dans une dépendance nécessaire de leur diminution ou cessation mutuelle, mais que, dans la réalité, la diminution ou l’éloignement du plaisir n’agit pas comme douleur positive ; et que l’éloignement ou la diminution de la douleur a, dans ses effets, très-peu de ressemblance avec le plaisir positif[1]. Je pense qu’on m’accordera la première de ces propositions, avec moins de difficulté que la seconde ; parce qu’il est évident que le plaisir, lorsqu’il a parcouru sa carrière, nous laisse à peu près au même point où il nous a trouvés. Tout plaisir est rapide, et dès qu’il est passé, nous retombons dans l’indifférence, ou plutôt nous nous abandonnons à, une douce tranquillité, teinte des couleurs agréables de la première sensation. Je conviens qu’au premier coup d’œil, il ne paraît pas aussi évident que l’éloignement d’une grande douleur ne ressemble pas à un plaisir positif : mais rappelons-nous quel a été l’état de notre âme en venant d’échapper à quelque danger éminent, ou quand nous avons été délivrés de la sévérité d’une douleur cruelle. Qu’avons-nous éprouvé, dans ces occasions ? Si je ne me trompe, notre âme s’est trouvée dans une situation bien éloignée de celle où la met un plaisir positif ; dans un état de suspension empreint d’un sentiment de crainte ; dans une sorte de tranquillité sombre, voisine de l’horreur. La physionomie, et l’attitude du corps sont alors si conformes à cet état de l’ame, que toute personne étrangère à la cause de notre affection, bien loin de s’imaginer que nous jouissions de quelque espèce de plaisir, nous croirait plongés dans la consternation.

Ὡς δ’ ὅτ’ ἂν ἄνδρ’ ἄτη πυκινὴ λάϐῃ, ὅς τ’ ἐνὶ πάτρῃ
Φῶτα κατακτείνας ἄλλων ἐξίκετο δῆμον,
Ἀνδρὸς ἐς ἀφνειοῦ, θάμϐος δ’ ἔχει εἰσορόωντας.

Hom. Iliad. <span class="romain" title="Nombre xxiv écrit en chiffres romains">xxiv.

« Ainsi, lorsqu’un scélérat qui, épouvanté de son propre crime, fuyant sa patrie où la justice le poursuit, atteint la frontière, pâle, éperdu, sans haleine ; tous regardent, tous s’étonnent ! »

Le désordre extraordinaire de cet homme qu’Homère nous représente comme venant d’échapper à un grand danger, l’espèce de passion mixte d’étonnement et de terreur, dont il affecte les spectateurs, peint avec autant de justesse que d’énergie, la manière dont nous sommes affectés nous-mêmes dans des occasions semblables. Car, lorsque nous avons souffert quelque émotion violente, l’âme demeure comme suspendue dans la même situation après même que la cause a cessé d’agir. Ce sont les vagues de la mer agitées encore quand la tempête s’est calmée. Mais ce reste d’horreur venant à se dissiper entièrement, la passion sus citée par l’accident s’appaise en même tems. En un mot, je pense que le plaisir (je comprends sous cette dénomination tout ce qui a quelque ressemblance avec le plaisir né d’une cause positive, soit dans la sensation intérieure, soit dans l’apparence extérieure), n’a jamais sa source dans l’éloignement de la douleur ou du danger.

  1. M. Locke ( Essai sur l’entendement humain, I. ii, c. 20, sect. 16.) pense que l’éloignement ou la diminution de la douleur est considéré et agit comme plaisir, et que la privation ou la diminution du plaisir est considérée et agit comme douleur.