L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État/13

Traduction par Gospolitizdat.
2
Texte établi par Institut du marxisme léninisme près le C.C. du P.C.U.S. (Gospolitizdat), Éditions du progrès.

***

D’après ce que nous avons exposé précédemment, la civilisation est donc le stade de dé­ve­lop­pement de la société où la division du travail, l’échange qui en résulte entre les indi­vidus et la production marchande qui englobe ces deux faits parviennent à leur plein déploiement et bouleversent toute la société antérieure.

À tous les stades antérieurs de la société, la production était essentiellement une pro­duction commune, de même que la consommation se faisait par une répartition directe des Produits au sein de collectivités communistes plus ou moins vastes. Cette communauté de la production avait lieu dans les limites les plus étroites ; mais elle impliquait la maîtrise des producteurs sur le processus de production et sur leur produit. Ils savent ce qu’il advient du produit : ils le consomment, il ne sort pas de leurs mains ; et tant que la production est établie sur cette base, son contrôle ne peut échapper aux producteurs, elle ne peut faire surgir devant eux le spectre de forces étrangères, comme c’est le cas, régulièrement et inéluctablement, dans la civilisation.

Mais la division du travail s’infiltre lentement dans ce processus de production. Elle sape la communauté de production et d’appropriation, elle érige en règle prédominante l’appropria­tion individuelle et fait naître ainsi l’échange entre individus, — nous avons examiné précé­dem­ment de quelle façon. Peu à peu, la production marchande devient la forme dominante.

Avec la production marchande, la production non plus pour la consommation person­nelle, mais pour l’échange, les produits changent nécessairement de mains. Le producteur se dessaisit de son produit dans l’échange, il ne sait plus ce qu’il en advient. Dès qu’intervient la monnaie, et, avec la monnaie, le marchand comme intermédiaire entre les producteurs, le processus d’échange devient encore plus embrouillé, le destin final des produits plus incertain encore. Les marchands sont légion, et aucun d’eux ne sait ce que fait l’autre. Désormais, les marchandises ne passent plus seulement de main en main, elles passent aussi de marché en marché ; les producteurs ont perdu la maîtrise sur l’ensemble de la production dans leur cercle vital et les marchands ne l’ont pas reçue. Produits et production sont livrés au hasard.

Mais le hasard n’est que l’un des pôles d’un ensemble dont l’autre pôle s’appelle nécessité. Dans la nature, où le hasard aussi semble régner, nous avons démontré depuis longtemps, dans chaque domaine particulier, la nécessité immanente et la loi interne qui s’imposent dans ce hasard. [Et ce qui est vrai de la nature ne l’est pas moins de la société.] Plus une activité sociale, une série de faits sociaux échappent au contrôle conscient des hommes et les dépassent, plus ils semblent livrés au pur hasard, et plus leurs lois propres, inhérentes, s’im­po­sent dans ce hasard, comme par une nécessité de la nature. Des lois analogues régissent aussi les hasards de la production marchande et de l’échange des marchandises ; elles se dressent en face du producteur et de l’échangiste isolés comme des forces étrangères qu’on ne reconnaît pas tout d’abord et dont il faut encore péniblement étudier et approfondir la nature. Ces lois économiques de la production marchande se modifient avec les différents degrés de développement de cette forme de production ; mais toute la période de la civilisation est placée, dans son ensemble, sous leur dépendance. Et, de nos jours encore, le produit domine les producteurs ; de nos jours encore, la production totale de la société est réglée non d’après un plan élaboré en commun, mais par des lois aveugles qui s’imposent avec la violence d’un cataclysme naturel, en dernier ressort dans les orages des crises commerciales périodiques.

Nous avons vu plus haut comment, à un degré assez primitif du développement de la pro­duc­tion, la force de travail humaine devient capable de fournir un produit bien plus considé­rable que ce qui est nécessaire à la subsistance des producteurs, et comment ce degré de développement est, pour l’essentiel, le même que celui où apparaissent la division du travail et l’échange entre individus. Il ne fallut plus bien longtemps pour découvrir cette grande « vérité » : que l’homme aussi peut être une marchandise, que la force humaine est matière échan­geable et exploitable, si l’on transforme l’homme en esclave. À peine les hommes avaient-ils commencé à pratiquer l’échange que déjà, eux-mêmes, furent échangés.

Avec l’esclavage, qui prit sous la civilisation son développement le plus ample, s’opéra la première grande scission de la société en une classe exploitante et une classe exploitée. Cette scission se maintint pendant toute la période civilisée. L’esclavage est la première forme de l’exploitation, la forme propre au monde antique ; le servage lui succède au Moyen Age, le salariat dans les temps modernes. Ce sont là les trois grandes formes de la servitude qui caractérisent les trois grandes époques de la civilisation ; l’esclavage, d’abord avoué, et depuis peu déguisé, subsiste toujours à côté d’elles.

Le stade de la production marchande avec lequel commence la civilisation est caractérisé, au point de vue économique, par l’introduction : 1. de la monnaie métallique et, avec elle, du capital-argent, de l’intérêt et de l’usure ; 2. des marchands, en tant que classe médiatrice entre les producteurs ; 3. de la propriété foncière privée et de l’hypothèque et 4. du travail des esclaves comme forme dominante de la production. La forme de famille correspondant à la civilisation et qui s’instaure définitivement avec elle est la monogamie, la suprématie de l’hom­me sur la femme et la famille conjugale comme unité économique de la société. Le compen­dium de la société civilisée est l’État qui, dans toutes les périodes typiques, est exclu­si­vement l’État de la classe dominante et qui reste essentiellement, dans tous les cas, une machine destinée à maintenir dans la sujétion la classe opprimée, exploitée. Sont également caractéristiques pour la civilisation : d’une part, la consolidation de l’opposition entre la ville et la campagne, comme base de toute la division sociale du travail ; d’autre part, l’introduction des testaments, en vertu desquels le propriétaire peut disposer de ses biens, même au-delà de la mort. Cette institution, qui est contraire à l’antique organisation gentilice, était inconnue à Athènes jusqu’à l’époque de Solon ; elle fut introduite à Rome de bonne heure, mais nous ne savons pas à quelle époque ; chez les Allemands, ce sont les prêtres qui l’ont introduite, afin que le brave Allemand puisse aisément léguer à l’Église son héritage.

Avec cette organisation pour base, la civilisation a accompli des choses dont l’ancienne société gentilice n’était pas capable le moins du monde. Mais elle les a accomplies en mettant en branle les instincts et les passions les plus ignobles de l’homme, et en les développant au détriment de toutes ses autres aptitudes. La basse cupidité fut l’âme de la civilisation, de son premier jour à nos jours, la richesse, encore la richesse et toujours la richesse, non pas la richesse de la société, mais celle de ce piètre individu isolé, son unique but déterminant. Si elle a connu, d’aventure, le développement croissant de la science et, en des périodes répé­tées, la plus splendide floraison de l’art, c’est uniquement parce que, sans eux, la pleine conquê­te des richesses de notre temps n’eût pas été possible.

Comme le fondement de la civilisation est l’exploitation d’une classe par une autre classe, tout son développement se meut dans une contradiction permanente. Chaque progrès de la production marque en même temps un recul dans la situation de la classe opprimée, c’est-à-dire de la grande majorité. Ce qui est pour les uns un bienfait est nécessairement un mal pour les autres, chaque libération nouvelle de l’une des classes est une oppression nouvelle pour une autre classe. L’introduction du machinisme, dont les effets sont universellement connus aujourd’hui, en fournit la preuve la plus frappante. Et si, comme nous l’avons vu, la différence pouvait encore à peine être établie chez les Barbares entre les droits et les devoirs, la civilisation montre clairement, même au plus inepte, la différence et le contraste qui existe entre les deux, en accordant à l’une des classes à peu près tous les droits, et à l’autre, par contre, à peu près tous les devoirs.

Mais cela ne doit pas être. Ce qui est bon pour la classe dominante doit être bon pour toute la société avec laquelle s’identifie la classe dominante. Donc, plus la civilisation pro­gresse, plus elle est obligée de couvrir avec le manteau de la charité les maux qu’elle a néces­sai­rement engendrés, de les farder ou de les nier, bref, d’instituer une hypocrisie convention­nelle que ne connaissaient ni les formes de société antérieures, ni même les premiers stades de la civilisation, et qui culmine finalement dans l’affirmation suivante : l’exploitation de la classe opprimée serait pratiquée par la classe exploitante uniquement dans l’intérêt même de la classe exploitée ; et si cette dernière n’en convient pas, si elle va même jusqu’à se rebeller, c’est la plus noire des ingratitudes envers ses bienfaiteurs, ses exploiteurs.

Et voici maintenant, pour finir, le jugement de Morgan sur la civilisation :

« Depuis l’avènement de la civilisation, l’accroissement de la richesse est devenu si énorme, ses formes si diverses, son application si vaste et son administration si habile dans l’intérêt des propriétaires que cette richesse, en face du peuple, est devenue une force impossible à maîtriser. L’esprit humain s’arrête, perplexe et interdit, devant sa Propre création. Mais cependant, le temps viendra où la raison humaine sera assez forte pour dominer la richesse, où elle fixera aussi bien les rapports de l’État et de la propriété qu’il protège, que les limites des droits des propriétaires. Les intérêts de la société passent absolument avant les intérêts parti­culiers, et les uns et les autres doivent être mis dans un rapport juste et har­mo­nieux. La simple chasse à la richesse n’est pas le destin final de l’huma­nité, si toutefois le progrès reste la loi de l’avenir, comme il a été celle du passé. Le temps écoulé depuis l’aube de la civilisation n’est qu’une infime frac­tion de l’existence passée de l’humanité, qu’une infime fraction du temps qu’elle a devant elle. La dissolution de la société se dresse devant nous, menaçante, comme le terme d’une période historique dont l’unique but final est la richesse ; car une telle période renferme les éléments de sa propre ruine. La démocratie dans l’administration, la fraternité dans la société, l’égalité des droits, l’instruc­tion universelle inaugureront la prochaine étape supérieure de la société, à laquelle travaillent constamment l’expérience, la raison et la science. Ce sera une reviviscence — mais sous une forme supérieure — de la liberté, de l’égalité et de la fraternité des antiques gentes. » (MORGAN, Ancient Society, p. 552.)