L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 225-231).
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NOTES




Les idées exposées par Nietzsche dans l’Origine de la Tragédie commencent à le préoccuper dès le début de son séjour à Bâle en 1869. Elles trouvèrent d’abord une expression provisoire dans deux conférences, le Drame musical grec et Socrate et la Tragédie qui furent faites en janvier et en février 1870 au Museum de Bâle. La seconde de ces conférences, imprimée d’abord à quelques exemplaires « pour les amis », a passé à peu près intégralement dans l’Origine de la Tragédie, où elle forme les chapitres 8 à 15. Dans le courant de 1870, Nietzsche ébauche une série de plans d’ensemble pour son ouvrage qu’il achève dans sa forme actuelle de février à avril 1871 à Lugano et à Bâle ; les derniers chapitres (20 à 25) furent encore rajoutés en novembre et décembre. Le livre parut à la fin de décembre 1871, avec le millésime de 1872, chez l’éditeur E. W. Fritzsch à Leipzig, sous le titre de « l’Origine de la Tragédie dans l’esprit de la musique ». Une nouvelle édition en fut publiée en 1886 avec une préface écrite à Sils-Maria en août, et sous ce titre modifié : « L’Origine de la Tragédie, ou Hellénisme et Pessimisme ».


La présente traduction a été faite sur le premier volume Œuvres complètes, publié en 1893 par le Nietzsche-Archiv chez C. G. Naumann, à Leipzig. Ce volume contient en outre les Considérations inactuelles dont il sera donné prochainement une version française.


Telle que nous l’a présenté Nietzsche, l’Origine de la Tragédie n’est qu’un fragment. Dans l’esprit du jeune savant les idées qui y sont exprimées devaient s’amplifier jusqu’à former un vaste ouvrage sur les Grecs. Mais pour diverses raisons, parmi lesquelles prévalut le désir de terminer son volume par une apologie de Richard Wagner, le plan primitif fut simplifié et l’achèvement de l’œuvre prématurément hâté. Des chapitres entiers d’une rédaction définitive ont été sacrifiés. D’autres idées, qui pouvaient affermir la thèse de Nietzsche, n’ont été qu’ébauchées. Nous réunirons ce qui mérite d’en être conservé dans un appendice à cette publication.

L’œuvre audacieuse de ce professeur qui n’avait pas vingt huit ans fit scandale parmi les savants de l’« école ». Attaquée avec beaucoup d’âpreté par M. de Wilamowitz-Mœllendorff, elle fut défendue par les deux amis intimes de Nietzsche : Richard Wagner et Erwin Rohde. Nietzsche revint souvent plus tard à son premier livre. Il le juge une dernière fois dans de merveilleuses pages d’autobiographie morale qu’il écrivit en 1888 et dont la pieuse mémoire de sa sœur nous a conservé des fragments.


1.

« Pour être juste à l’égard de l’Origine de la Tragédie (1872) il faudra oublier certaines choses. Cette œuvre a fait de l’effet, elle a même fasciné avec ce qu’il y avait en elle de manqué — avec son application au wagnérisme, comme si celui-ci était un symptôme de commencement. C’est que, par cela même, mon livre fut un événement dans la vie de Wagner : depuis son apparition le nom de Wagner éveilla de grandes espérances. Aujourd’hui encore on me fait souvenir, parfois au milieu d’une discussion sur Parsifal, que c’est en somme moi qui mérite le reproche d’avoir donné cours à la haute opinion que l’on se fait sur la valeur de ce mouvement au point de vue de la culture. — J’ai plusieurs fois trouvé l’ouvrage faussement cité sous le titre de la re-naissance de la Tragédie dans la musique : on n’avait voulu voir là qu’une formule nouvelle pour l’art, les intentions, la tâche de Wagner, — on y oubliait ce que cet écrit cachait au fond d’important. Hellénisme et Pessimisme : c’eût été là un titre sans équivoque, car c’étaient les premiers enseignements sur la façon dont les Grecs vinrent à bout du pessimisme, de quelle manière ils le surmontèrent. — La tragédie précisément démontre que les Grecs n’étaient pas des pessimistes : Schopenhauer s’est mépris à leur sujet comme il s’est mépris en toutes choses. — Considérés avec quelque neutralité l’Origine de la Tragédie a l’air très inactuelle : on ne s’imaginerait pas en rêve qu’elle a été commencée pendant que tonnaient les canons de la bataille de Wœrth. J’ai médité ces problèmes sous les murs de Metz, pendant les froides nuits de septembre, au milieu des occupations que me donnait mon service d’ambulance et on serait plutôt tenté de croire que l’ouvrage remonte à cinquante ans plus loin. Il est indifférent au point de vue politique — « non-allemand », comme on dirait aujourd’hui — il sent l’hégélianisme d’une façon choquante et ce n’est que dans quelques formules qu’on lui trouve l’odeur de pompes funèbres particulière à Schopenhauer. Une « idée » — l’opposition entre dionysien et apollinien — traduite en métaphysique ; l’histoire elle-même envisagée comme évolution de cette « idée » ; l’opposition supprimée dans la tragédie et élevée à l’unité ; sous cette optique, des choses placées soudain les unes en face des autres qui ne s’étaient jamais vues de si près, éclairées et comprises les unes par les autres : l’Opéra par exemple et la Révolution. — Les deux innovations définitives du livre sont ; d’une part la compréhension du phénomène dionysiaque chez les Grecs (il en donne la psychologie première, il y voit l’une des racines de tout l’art grec —), d’autre part la compréhension du socratisme. Socrate montré pour la première fois comme instrument de la décomposition grecque, comme décadent type. La « raison » contre l’instinct ! La « raison » à tout prix envisagée comme force dangereuse qui mine la vie ! — Dans tout le livre un silence profond et hostile à l’égard du christianisme : il n’est ni apollinien, ni dionysien : il nie toutes les valeurs esthétiques ( — les seules valeurs que reconnaisse l’Origine de la Tragédie —), il est nihiliste au sens le plus profond, tandis que dans le symbole dionysiaque est atteinte l’extrême limite de l’affirmation. Une fois il est fait allusion aux prêtres chrétiens comme à « l’espèce la plus farouche de nains », de « créatures souterraines — ».


2.

« Ce début est singulier au delà de toute mesure. J’avais découvert pour mon expérience personnelle le seul symbole et le seul parallèle que possède l’histoire, — et par cela même j’avais été le premier à comprendre le merveilleux phénomène de l’essence dionysienne. De même, ayant reconnu en Socrate un décadent, j’avais donné une preuve absolument sans équivoque que la sûreté de mon toucher psychologique, loin de courir un danger, était à jamais à l’abri d’une quelconque idiosyncrasie morale —. La morale elle-même, envisagée comme symptôme de décadence, c’était là une innovation de tout premier ordre, un phénomène unique dans l’histoire de la connaissance. Combien, dans les deux cas, je m’étais élevé d’un seul bond au-dessus du lamentable bavardage, des discussions stériles de l’optimisme opposé au pessimisme. Je commençai par voir la véritable opposition : l’instinct en dégénérescence qui se dirigeait contre la vie, avec une souterraine soif de vengeance (— le christianisme, la philosophie de Schopenhauer, dans un certain sens déjà la philosophie de Platon, l’idéalisme tout entier, en étaient les formes typiques), et, d’autre part, une formule d’affirmation suprême, née de la plénitude et de l’abondance, une approbation sans réserve à la souffrance elle-même, à la douleur elle-même, à tout ce qui, dans l’existence est problématique et étrange. — Ce dernier oui adressé à l’existence, un oui joyeux, débordant de pétulance et non seulement la vision la plus haute, mais encore la plus profonde, celle que la vérité et la science confirment et maintiennent avec la plus grande sévérité. Rien de ce qui est ne doit être déduit, rien n’est superflu ; les côtés de la vie que repoussent les chrétiens et les autres nihilistes sont même d’un ordre infiniment supérieur dans le classement des valeurs que ce que l’instinct de décadence a sanctionné, a dû sanctionner. Pour comprendre cela, il faut du courage et, comme condition de ce courage, un excédent de force : car, dans la même mesure où le courage ose se porter en avant, la force s’approche de la vérité. La connaissance, l’affirmation de la réalité sont une nécessité pour l’homme fort, de même que l’homme faible, sous l’inspiration de la faiblesse, sent la nécessité de la lâcheté et de la fuite devant la réalité — de l’« idéal »… Ils n’ont point la liberté de connaître : les décadents ont besoin du mensonge, — il est pour eux une condition de conservation. Celui qui non seulement comprend le mot « dionysien » mais encore se comprend sous ce mot, n’a plus besoin de réfuter et Platon, et le christianisme, et Schopenhauer, — il sent qu’il est en face de sa décomposition. —


3.

« En quel sens j’avais ainsi trouvé l’idée du « tragique », la connaissance définitive de ce qu’est la psychologie de la tragédie, j’en ai donné l’expression dernièrement encore dans le Crépuscule des Idoles [édition française, page 235]. « L’affirmation de la vie, même dans ses problèmes les plus étranges et les plus ardus : la volonté de vie, se réjouissant dans le sacrifice de ses types les plus élevés, fait à son propre caractère inépuisable — c’est ce que j’ai appelé dionysien, c’est en cela que j’ai cru reconnaître le fil conducteur vers la psychologie du poète tragique. Non pas pour se débarrasser de la crainte et de la pitié, non pour se purifier d’une passion dangereuse par la décharge véhémente de cette passion — c’est ainsi que l’a entendu Aristote, mais pour personifier soi-même, au-dessus de la crainte et de la pitié, l’éternelle joie du devenir, — cette joie qui porte en elle la joie de l’anéantissement. — » Dans ce sens j’ai le droit de me considérer moi-même comme le premier philosophe tragique — c’est-à-dire l’opposé extrême et l’antipode du philosophe pessimiste. Je n’admets pas cette transformation de l’esprit dionysien en un pathos philosophique : la sagesse tragique fait défaut, — j’en ai vainement cherché les indices même chez les grands esprits de la Grèce philosophique, ceux des deux siècles qui précèdent Socrate. Il me restait un doute pour Héraclite, dans le voisinage duquel j’étais plus à mon aise que n’importe où. L’affirmation de la périssabilité et de la destruction, ce qu’il a de décisif dans une philosophie dionysienne, l’approbation de tout ce qui est lutte et contraste, avec la récusation absolue de tout ce qui évoque l’idée d’« être » — il faut que je

reconnaisse là, à tous égards, ce qu’il y a de plus parent avec ma nature, parmi tout ce qui a été pensé jusqu’à ce jour. La doctrine de « l’éternel retour », c’est-à-dire du monument circulaire de toutes choses indéfiniment répété — cette doctrine de Zarathoustra, en fin de compte, aurait pu être enseignée déjà par Héraclite. Au moins l’école stoïcienne qui a hérité d’Héraclite presque tous ses principes fondamentaux en contient-elle des traces. —

4.

« Un prodigieux espoir parle dans ce livre. Je n’ai en somme aucune raison pour revenir aujourd’hui sur mon espoir en un avenir dionysiaque pour la musique. Reportons-nous d’un siècle en retard et admettons que mon attentat contre deux mille années de mœurs contre nature et d’avilissement de l’homme réussissent ! Ce nouveau parti de la vie qui s’emparerait de la tâche, la plus sublime entre toutes, le surélevage de l’humanité, y compris la destruction impitoyable de tout ce qui est dégénéré et parasitaire, rendrait de nouveau possible sur la terre cet excédent de vin dont sortirait aussi l’état dionysien. Je promets un âge tragique : l’art le plus élevé dans l’affirmation de la vie, la tragédie renaîtra quand l’humanité aura derrière elle la conscience des guerres les plus cruelles, mais les plus nécessaires, sans en souffrir. — Un psychologue pourrait ajouter encore que ce que, durant mes années de jeunesse, j’ai cru entendre dans la musique wagnérienne n’a, en somme, rien à voir avec Wagner ; que lorsque je décrivais la musique dionysiaque je décrivais ce que j’avais entendu — qu’instinctivement je devais traduire et transfigurer toute chose pour lui donner l’esprit nouveau que je portais en moi… »

Henri Albert.