L’Origine de la Tragédie dans la musique
ou Hellénisme et Pessimisme
Traduction par Jean Marnold et Jacques Morland.
Mercure de France (Œuvres complètes de Frédéric Nietzsche, vol. 1p. 161-168).
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18.

C’est un phénomène éternel : toujours l’insatiable Volonté trouve un moyen pour attacher ses créatures à l’existence et les forcer à continuer de vivre, à l’aide d’une illusion répandue sur les choses. Celui-ci est retenu par le bonheur socratique de la connaissance et par le rêve chimérique de pouvoir guérir grâce à elle la plaie éternelle de la vie ; celui-là est fasciné par le voile de beauté de l’art, qui flotte prestigieux devant ses yeux ; cet autre, à son tour, est pénétré de cette consolation métaphysique que, sous le tourbillon des apparences, l’éternelle vie poursuit son immuable cours ; sans parler des illusions plus basses et presque plus puissantes encore, ménagées à tout instant par la Volonté. Ces trois degrés d’illusions sont d’ailleurs réservés aux plus nobles natures, chez lesquelles le poids et la misère de l’existence suscite un dégoût plus profond et qui peuvent échapper à ce dégoût par le secours de stimulants choisis. C’est de ces stimulants qu’est constitué tout ce que nous nommons « culture » : suivant la proportion des mélanges, il résulte une culture plus spécialement socratique, ou artistique, ou tragique, ou bien, si l’on veut autoriser des symbolisations historiques, une culture alexandrine, ou hellénique, ou bouddhique.

Tout notre monde moderne est pris dans le filet de la culture alexandrine et a pour idéal l’homme théorique, armé des moyens de connaissance les plus puissants, travaillant au service de la science, et dont le prototype et ancêtre originel est Socrate. Cet idéal est le principe et le but de toutes nos méthodes d’éducation : tout autre genre d’existence doit lutter péniblement, se développer accessoirement, non pas comme aboutissement projeté, mais comme occupation tolérée. Une disposition d’esprit presque effrayante fait qu’ici pendant un long temps, l’homme cultivé ne fut reconnu tel que sous la forme de l’homme instruit. Notre art de la poésie lui-même est né d’imitations érudites, et dans l’effet prépondérant de la rime, nous retrouvons le témoignage de la constitution de notre forme poétique à l’aide d’expérimentations artificielles sur une langue non familière, une langue bien pertinemment savante. Combien resterait incompréhensible à un véritable Grec le type, compréhensible en soi, de l’homme cultivé moderne, Faust, épuisant sans être assouvi jamais tous les domaines de la connaissance, adonné à la magie et voué au diable par la passion de savoir, ce Faust qu’il nous suffit de comparer à Socrate pour constater que l’homme moderne commence à pressentir la faillite de cet engouement socratique pour la connaissance, et qu’au milieu de l’immensité solitaire de l’océan du savoir il aspire à un rivage. Lorsque Gœthe, à propos de Napoléon, déclare un jour à Eckermann : « Oui, mon ami, il y a aussi une productivité des actes », il rappelle ainsi, d’une manière charmante et naïve, que l’homme non théorique est, pour les hommes modernes, quelque chose d’invraisemblable et de déconcertant, de sorte qu’il faut encore une fois la sagesse d’un Gœthe pour concevoir, oui, pour excuser un mode d’existence aussi insolite.

Et l’on ne doit plus se dissimuler désormais ce qui est caché au fond de cette culture socratique : l’illusion sans bornes de l’optimisme ! Il ne faut plus s’épouvanter si les fruits de cet optimisme mûrissent, si la société, corrodée jusqu’à ses couches les plus basses par l’acide d’une telle culture, tremble peu à peu la fièvre de l’orgueil et des appétits, si la foi au bonheur terrestre de tous, si la croyance à la possibilité d’une semblable civilisation scientifique, se transforme peu à peu en une volonté menaçante, qui exige ce bonheur terrestre alexandrin et invoque l’intervention d’un deus ex machina « à l’Euripide » ! Il faut remarquer ceci : pour pouvoir durer, la civilisation alexandrine a besoin d’un état d’esclavage, d’une classe serve, mais, dans sa conception optimiste de l’existence, elle dénie la nécessité de cet état ; aussi, lorsque l’effet est usé de ses belles paroles trompeuses et lénitives sur la « dignité de l’homme » et la « dignité du travail », elle s’achemine peu à peu vers un épouvantable anéantissement. Rien n’est plus terrible qu’un barbare peuple d’esclaves, qui a appris à regarder son existence comme une injustice et se prépare à en tirer vengeance non seulement pour soi-même, mais encore pour toutes les générations à venir. Contre la menace d’un tel assaut, qui oserait, en toute assurance, appeler à l’aide nos religions blafardes et épuisées qui, même dans leurs fondements, ont dégénéré jusqu’à devenir des religions savantes ; au point que le mythe, cette condition préalable nécessaire de toute religion, est désormais et partout sans force et que, même aussi dans ce domaine, règne à présent cet esprit optimiste que nous venons de définir comme le germe de mort de notre société.

Pendant que l’imminence du malheur qui sommeille au sein de la culture théorique trouble de plus en plus l’homme moderne et qu’il cherche avec inquiétude, parmi le trésor de ses expériences, les moyens aptes à détourner le danger, sans bien croire lui-même à leur efficacité, tandis qu’il commence à percevoir les conséquences de ses propres errements, certaines natures supérieures, des esprits élevés, enclins aux idées générales, ont su, avec une incroyable perspicacité, employer les armes mêmes de la science pour montrer les limites et la relativité de la connaissance, et démentir ainsi péremptoirement la prétention de la science à une valeur et une aptitude universelles. Il fallut, pour la première fois, reconnaître comme illusoire la présomption d’approfondir l’essence la plus intime des choses au moyen de la causalité. Le courage et la clairvoyance extraordinaires de Kant et de Schopenhauer ont réussi à remporter la victoire la plus difficile, la victoire sur l’optimisme latent, inhérent à l’essence de la logique, et que lui-même fait le fond de notre culture. Alors que cet optimisme, appuyé sur sa confiance imperturbable dans les eternæ veritates, avait cru à la possibilité d’approfondir et de résoudre tous les problèmes de la nature, avait considéré l’espace, le temps et la causalité comme des lois absolues d’une valeur universelle, Kant révéla que, en vérité, ces idées servaient seulement à élever la pure apparence, l’œuvre de la Maïa, au rang de réalité unique et supérieure, à mettre cette apparence à la place de l’essence véritable et intrinsèque des choses et à rendre par là impossible la connaissance réelle de cette essence, c’est-à-dire, selon l’expression de Schopenhauer, à endormir plus profondément encore le rêveur (M. c. V. et c. R., I, p. 498). Cette constatation est la préface d’une culture que j’oserai qualifier de culture tragique, dont le caractère le plus essentiel est que la sagesse instinctive y remplace la science en qualité de but suprême : et cette sagesse, insensible aux diversions captieuses de la science, embrasse d’un regard immuable tout le tableau de l’univers et, dans cette contemplation, cherche à ressentir l’éternelle souffrance avec compassion et amour, à faire sienne cette souffrance éternelle.

Figurons-nous une génération grandissant avec cette intrépidité du regard, avec cette impulsion héroïque vers le monstrueux, l’extraordinaire ; imaginons l’allure hardie de ce tueur de dragons, l’orgueilleuse témérité avec laquelle ces êtres tournent le dos aux enseignements débiles de l’optimisme, pour « vivre résolument » d’une vie pleine et complète ! ne devait-il pas arriver nécessairement que l’expérience volontaire de l’énergie et de la terreur amenât l’homme tragique de cette civilisation à souhaiter un art nouveau, l’art de la consolation métaphysique, la tragédie, telle une Hélène à laquelle il avait droit, et à s’écrier avec Faust[1] :

Et ne devais-je pas, avec une violence passionnée,
Faire naître à la vie la forme la plus divine ?

La culture socratique ne tient plus le sceptre de son infaillibilité que d’une main tremblante, ébranlée qu’elle est de deux côtés à la fois, par la crainte de ses propres conséquences qu’elle commence à pressentir peu à peu, et parce qu’elle-même n’a plus, dans la valeur éternelle de ses fondements, la confiance naïve de jadis ; et c’est alors un triste spectacle que celui de la danse de sa pensée, toujours en quête de formes nouvelles pour les enlacer avec ardeur, et qui les abandonne soudain en frissonnant, comme Méphistophélès les Lamies séductrices. C’est bien là l’indice de cette « faillite », dont chacun parle couramment comme du mal organique originel de la culture moderne. Effrayé et désappointé des conséquences de son système, l’homme théorique n’ose plus s’aventurer dans la débâcle du terrible torrent de glace de l’existence : anxieux et indécis, il court çà et là sur le rivage. Il ne veut plus rien avoir tout à fait, rien posséder tout entier avec aussi la naturelle cruauté des choses. L’optimisme l’a énervé à ce point. En même temps, il sent combien une culture, basée sur le principe de la science, doit s’écrouler dès l’instant qu’elle devient illogique, c’est-à-dire qu’elle recule devant ses conséquences. Notre art proclame cette universelle détresse. C’est en vain que, par l’imitation, on s’appuie de toutes les grandes époques productrices ou des natures créatrices supérieures ; c’est en vain que, pour la consolation de l’homme moderne, on amoncèle autour de lui toute la « littérature universelle », et qu’on l’entoure des styles et des artistes de tous les temps, afin que, tel Adam au milieu des animaux, il leur puisse donner un nom, — il reste malgré tout l’éternel affamé, le « critique » sans joie et sans force, l’homme alexandrin qui est, au fond, un bibliothécaire et un prote, et qui perd la vue misérablement à la poussière des livres et aux fautes d’impression.



  1. Gœthe, Faust, deuxième partie, premier acte. — H. A.